Début janvier 2023, l’oligarque russe Evguéni Prigojine libérait d’anciens détenus russes ayant combattu en Ukraine sous la bannière du groupe Wagner, sous sa direction, en leur prodiguant quelques conseils atypiques : « Ne buvez pas trop, ne vous droguez pas, ne violez pas les femmes »[1]. Immortalisés en une vidéo loin d’avoir été tournée en caméra cachée, ces mots devaient faire le tour des rédactions et plateaux de médias du monde entier.

 

Celui qui se fait surnommer le « cuisiner de Poutine » pour sa longue carrière de restaurateur dans l’orbite du Kremlin n’en était pas à sa première prise de parole publique. L’été précédent, l’homme d’affaires faisait le tour des prisons russes pour encourager les détenus à s’engager pour une durée de six mois auprès de la « société militaire privée Wagner »[2], se targuant de pouvoir, au contraire de « Dieu et Allah », « faire sortir » les prisonniers vivants. Sous réserve de ne pas déserter, de ne pas se rendre et, non des moindres, de ne pas mourir au front, les condamnés devaient retrouver leur liberté une fois leur contrat rempli. Après plusieurs mois d’hostilités avec Kyiv et des années à nier tout lien avec la PMC (private military company) Wagner, le gouvernement russe accordait sa confiance à Evguéni Prigojine, lui-même ancien détenu, pour regarnir les rangs des combattants en Ukraine au moyen de recrutements express parmi les repris de justice, dont les premiers engagés devaient être délivrés en janvier.

 

Evguéni Prigojine en 2023
Evguéni Prigojine en 2023, Wikimedia Commons

Au-delà de leur dimension volontiers provocatrice, les propos du fondateur de Wagner en disent long. Un tel avertissement témoigne du caractère systémique des dérives et exactions des groupes militaires privés, à l’heure où ceux-ci connaissent une nouvelle jeunesse.

Le groupe Wagner, avatar russe de la privatisation contemporaine de la guerre

Qu’est-ce la tchastnaïa voïennaïa kompania « Wagner » ? À l’heure où la privatisation de la guerre, phénomène ancestral, entre dans une phase marquée par le brouillage des distinctions entre public et privé ou entre mercenariat et prestation de services de sécurité, et au vu du silence longtemps entretenu par la Fédération de Russie au sujet de cette entité, l’interrogation est de rigueur.

Le mercenariat serait, de parole de l’un de ceux qui l’ont pratiqué au siècle dernier, le « deuxième plus vieux métier du monde »[3]. Ces mots de Bob Denard, marin français passé au service de nombreux États post-coloniaux dans les années 1960 à 1980, ne sont pas sans exactitude, en cela que le plus ancien exemple documenté de recours d’un État à des troupes étrangères remonte a minima au XIXe siècle… avant notre ère, lorsque le pharaon Sésostris III employa des guerriers venus du Soudan, de Palestine et de Syrie[4]. On en trouve de nombreux exemples chez les Grecs ou les Perses de l’Antiquité, attestant de l’existence dès cette période du trinôme de la relation mercenariale, entre un client, un entrepreneur et un employé en armes[5]. Les routiers du Moyen Âge, les bandes armées des condottieri dans l’Italie du XVe siècle et les gardes suisses qui constituent aujourd’hui encore l’armée du Vatican sont autant d’exemples de la permanence, à travers les siècles, de la pratique consistant à confier à des acteurs privés, souvent mais pas systématiquement étrangers aux parties en conflit, des missions d’ordre militaire.

 

Mercenaires dans l’armée assyrienne, VIIe siècle avant notre ère
Mercenaires dans l’armée assyrienne, VIIe siècle avant notre ère, Pergamon Museum, Berlin, Wikimedia Commons

Moment charnière dans l’histoire de la privatisation de la guerre, la guerre de Trente Ans (1618-1648) mobilise essentiellement des troupes mercenaires, qui passent régulièrement du service d’un souverain à celui d’un autre, et qui tendent à s’en prendre au pays traversé lorsqu’elles ne sont plus employées ou que le paiement se fait trop attendre. La conclusion de ces trois décennies d’hostilités avec les traités signés dans les villes de Münster et Osnabrück, en Westphalie, par de nombreux États européens a semblé marquer une rupture dans l’ordre international, actant a priori la souveraineté de chacun d’eux en excluant l’intervention d’acteurs extérieurs dans leur gouvernance interne.

Si les armées levées par la suite ont un caractère « national » sensiblement plus poussé que par le passé – une idée à relativiser étant donné l’émergence tardive du concept d’État-nation et des nationalismes – en cela qu’elles emploient de moins en moins de sujets étrangers, des soucis d’économie favorisent néanmoins le maintien d’un système semi-entrepreneurial, celui de la vénalité des charges, où l’officier paie et entretient sa propre compagnie dont la responsabilité lui a été confiée par l’État, privatisant ainsi les coûts[6]. Dans le même temps, les chartered companies, compagnies privées habilitées par les États européens de l’époque moderne, au moyen d’une charte écrite, à coloniser le Nouveau Monde et à y commercer[7], poursuivent leur expansion. La paix de Westphalie représente néanmoins une étape dans le temps long du rejet des mercenaires du champ de la guerre juste. Plus tard, l’essor de l’État-nation, étroitement lié à la conscription en vigueur dans bien des pays aux XIXe et XXe siècles, achève de reléguer le mercenaire au rang de guerrier vénal, d’un autre temps, ennemi de tous et rejeté par l’opinion publique.

L’ordre international dit westphalien, reposant théoriquement sur la souveraineté de chaque État, en vient, à l’époque contemporaine, à l’élaboration de traités multilatéraux dans lesquels la problématique du mercenariat n’est pas absente. Les conventions de Genève de 1949, portant notamment sur la question des blessés, malades et prisonniers de guerre, sont ainsi enrichies en 1977 d’un protocole qui, entre autres dispositions, exclut de ce dernier statut les mercenaires, et leur dénie la qualité de combattants[8]. Ce texte de droit international définit comme mercenaire toute personne non membre des forces armées d’une « Partie au conflit »[9], « spécialement recrutée dans le pays ou à l’étranger pour combattre dans un conflit armé » en prenant « une part directe aux hostilités », « essentiellement en vue d’obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une Partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette Partie », sans être ressortissant d’une « Partie au conflit » ni résident sur son territoire, ni « envoyée par un État autre qu’une Partie au conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées dudit État ». Ce texte est doublé, la même année, d’une Convention sur l’élimination du mercenariat en Afrique, texte à portée régionale adopté par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) alors que le continent est en proie, depuis plus d’une décennie, à une forte présence de mercenaires étrangers, notamment ceux qui, sévissant au Katanga – dans l’actuelle République démocratique du Congo -, se font appeler les « Affreux ».

Finalement, en 1989, l’ONU se saisit de la question en adoptant une Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires. La démarche, qui se veut multilatérale, a toutefois ses limites : le texte n’entre en vigueur qu’en 2001 et ne compte, à ce jour, que 37 États signataires. De même, bien que la définition du mercenaire soit élargie, ne s’appliquant plus seulement au « conflit armé » mais à « toute autre situation », la répression effective de cette activité ne peut être effectuée que par un État, dans son cadre national… laissant de facto une forme de champ libre à chacun d’eux quant à l’utilisation ou à la répression de telles forces privées.

Au lieu de disparaître, celles-ci viennent à muter. À l’heure du néolibéralisme, marqué par l’externalisation de nombreuses activités jusqu’alors confiées à l’État, apparaissent des sociétés commerciales structurées qui proposent des services ayant trait à la défense. Le coup d’envoi est donné en 1989 en Afrique du Sud par l’entreprise Executive Outcomes, qui offre de nombreux services d’excellence, notamment la formation au tir de précision, à la contre-insurrection ou à la chute libre, qu’elle prodigue rapidement à des forces armées comme celles de l’Indonésie[10]. Ainsi débute l’ère des sociétés militaires privées (SMP, traduction française de private military company). L’émergence de ces entités est symptomatique de la dissolution de l’ordre westphalien qui prévalut longtemps[11]. De manière générale, ces entreprises usent d’une sémantique nouvelle : elles ne parlent pas de « soldats » ou de « violence » mais de « risque », de « menace » et de « conseil », se veulent des acteurs de paix plutôt que de guerre, et travaillent principalement pour le compte de leurs États d’origine[12] ; elles seraient des sociétés de sécurité plutôt que « militaires », une différence qui, pourtant, est parfois une différence de degré plutôt que de nature[13].

De fait, bien des services qu’elles prodiguent ne relèvent pas, en eux-mêmes, du combat, mais de la logistique, de la protection rapprochée (tant pour des ambassades que pour des ONG ou des entreprises[14]), de la santé ou encore de la restauration des armées, loin de l’image d’Épinal du mercenaire[15]… et de la définition qu’en donne le droit international, selon lequel seule une personne physique, et non une entité comme une entreprise, peut être considérée comme mercenaire. Cette notion suppose qu’elle intervienne dans un conflit armé en particulier, qu’elle participe directement aux hostilités et ait pour motivation un avantage personnel et financier, ce qui en exclut également, dans bien des cas, les employés[16]. C’est sur ce flou juridique que prospèrent les sociétés militaires privées.

Pourquoi donc certains auteurs scientifiques, journalistes et activistes perçoivent-ils ces sociétés et leurs personnels comme des mercenaires, au point d’y voir une « nouvelle génération »[17] de ces derniers ? Certes, on ne peut pas exclure qu’une telle qualification s’insère avant tout, de la part de ceux qui l’énoncent, dans un discours moral visant l’État qui les emploie[18]. Tel fut le cas lorsque, pendant la guerre en Irak, les employés de la SMP Blackwater (aujourd’hui Academi), au service des États-Unis, ont été qualifiés de tels par la presse quand fut révélée leur implication dans pas moins de 195 fusillades entre janvier 2005 et septembre 2007, dont 163 où les contractors avaient ouvert le feu en premier[19]. Mais il s’agissait justement, alors, d’exactions liées à un usage de la force par des individus qui, dans les faits, participaient bel et bien en secret à des actions offensives, aux côtés des forces spéciales et de la CIA[20].

Alors même que la participation directe aux hostilités est un élément sine qua non de la définition du mercenaire, il arrive que les États confient des guerres par procuration (ou proxy wars) et des opérations sensibles, dont la paternité a vocation à être dissimulée, à de telles sociétés qui s’assimilent alors à des shadow armies[21] dont le lien avec les commanditaires ne peut pas toujours être prouvé. Cela leur permet, notamment, de mener des opérations de manière plus discrète qu’avec des forces armées régulières, et sans faire subir à ces dernières des pertes de plus en plus regrettées par l’opinion publique. C’est ainsi que, pendant des années, le Kremlin a pratiqué la stratégie du « déni plausible »[22] (en russe bezulikovye deistviia), niant systématiquement avoir la moindre connaissance d’un groupe Wagner que la communauté internationale commençait à découvrir ni, de ce fait, de rapport avec ses activités et exactions. En effet, il y a longtemps que celui-ci est présent, en temps de guerre comme de paix, dans des zones où le Kremlin a des intérêts ou des alliés à protéger, de la Syrie au Venezuela en passant par la Libye, le Soudan ou encore le Mali[23].

 

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Logo du groupe Wagner, Wikimedia Commons

Certains des « petits hommes verts », ces personnages armés, en treillis militaire, sans insigne et masqués qui prirent discrètement le contrôle de lieux stratégiques de la péninsule de Crimée en vue de son annexion par la Russie en 2014, pourraient bien être des employés de Wagner[24], fondée la même année. Dans la guerre du Donbass, qui oppose depuis lors le régime de Kyiv aux républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, le groupe, sans reconnaissance légale, pourrait avoir discrètement œuvré à appuyer les forces armées des États fantoches. Son mode opératoire, sous les ordres du Kremlin – et du Kremlin seul, à l’exclusion de tout autre régime -, relève alors essentiellement de la guerre hybride, privilégiant la guérilla, les attaques cyber, la sape des arrières de l’ennemi et la désorganisation de sa logistique au combat direct[25]. Lorsque, fin février 2022, le conflit change d’échelle, des centaines de ces « musiciens » fraîchement revenus d’Afrique sont, selon les informations du gouvernement ukrainien, chargés d’assassiner Volodymyr Zelensky[26] : encore une mission inavouable confiée à des professionnels. Longtemps, les opérateurs de Wagner étaient majoritairement des militaires à la retraite âgés de 35 à 55 ans, pour beaucoup des vétérans et anciens membres du renseignement intérieur russe, le FSB, et de son pendant militaire, le GRU[27] : en bref, des hommes aussi expérimentés que discrets.

De fait, il faut attendre le 4 novembre 2022, avec l’ouverture d’un quartier général à Saint-Pétersbourg[28], pour que le groupe ait pignon sur rue en Russie. Cette officialisation de l’existence de la société militaire privée intervient six semaines après la diffusion de la vidéo du recrutement dans les prisons, déjà virale. Jusqu’à cette dernière, Evguéni Prigojine n’avait eu de cesse de contester tout lien avec ce groupe. Il a pourtant, comme beaucoup s’en doutaient depuis longtemps, contribué à le fonder aux côtés de Dmitri Outkine, ancien militaire des spetsnaz – terme générique désignant les unités spéciales des forces armées et services de renseignement russes -, dont les sympathies néonazies pourraient expliquer le nom de l’entreprise[29] et connu comme le « chef d’orchestre » de l’organisation. La révélation au grand jour de l’existence de Wagner et de sa connexion étroite avec le pouvoir poutinien ne fait que confirmer l’hypothèse formulée depuis plusieurs années par des chercheurs, selon laquelle on assiste en Russie à « une privatisation de la violence légitime de la force où l’État russe serait à la fois le principal client et le principal bénéficiaire, un peu à l’image de l’emploi des acteurs privés par les armées américaine et britannique dans les années 2000, à la différence près que, contrairement à la Russie, ces dernières n’envoyaient pas ces acteurs en première ligne »[30]

 

Dmitri Outkine en 2017
Dmitri Outkine en 2017, Wikimedia Commons

Le changement de sociologie induit par la séquence du recrutement en prison n’a pas changé cela, bien au contraire, puisqu’il s’agissait justement de trouver là des volontaires manquant à l’armée régulière. Quitte à la concurrencer.

Par les armes

« Au début, j’avais besoin de vos talents de criminels pour tuer l’ennemi. Maintenant, ces talents ne sont plus nécessaires. Essayez de ne pas replonger »[31]. Ces mots d’Evguéni Prigojine, prononcés dans le même discours que « ne violez pas les femmes », semblent bien résumer le pari qui fut le sien, et sans doute celui de Vladimir Poutine, lorsque la décision fut prise de lancer une campagne de recrutement dans les prisons russes. Si ces hommes sont violents, autant mettre leur brutalité au service de l’État sur un front où les hostilités sont plus difficiles que prévu, nationalisant leur violence en même temps qu’on privatise la guerre. Qu’importe que la présence de ces « criminels » près de civils étrangers mette ces derniers en danger, et qu’importe qu’ils retrouvent par la suite la liberté en Russie sans avoir purgé la totalité de leur peine. Le groupe Wagner devait permettre d’apprivoiser et d’utiliser leur violence. Néanmoins, il n’a pas réussi à pleinement la maîtriser.

Certes, le choix de recruter des détenus fut probablement un pis-aller, faute de jeunes gens libres prêts à risquer leur vie dans une « opération militaire spéciale » meurtrière sous la bannière de la Fédération de Russie ou d’une société militaire privée. Peut-on pour autant exclure toute intention de mettre à profit la violence bien connue de ces condamnés ? Les paroles du « cuisinier de Poutine », tout coutumier de la provocation qu’il soit, ne sont probablement pas sans fondement. Aux dires de Sergey, volontaire des prisons interrogé par Cyrille Louis, reporter au Figaro, après sa capture par les forces ukrainiennes, une « rapide sélection »[32] aurait bien été effectuée dans les prisons par les recruteurs de Wagner. Il se serait agi d’exclure les délinquants sexuels, les hommes trop âgés et les toxicomanes, mais le niveau d’exigence semble avoir été très maigre, aucune vérification n’ayant apparemment été effectuée quant aux capacités sportives des hommes. Au vu des besoins urgents de volontaires, sans doute ne fallait-il pas trop en faire.

De là à rassembler volontairement des repris de justice parce qu’ils sont des repris de justice, il y a une marge. Cependant, une telle démarche ne serait pas sans précédent. En 1940, dans l’Allemagne nazie, on procéda ainsi au recrutement de braconniers condamnés en une unité spéciale, intégrée à la Waffen-SS, devant servir à la lutte contre les partisans des régions envahies sur le front de l’Est, contre une remise de peine voire une amnistie[33]. Il s’agissait de mettre à profit, contre un ennemi sans uniforme et camouflé, non seulement un savoir-faire cynégétique mais aussi la cruauté particulière que prêtait Hitler à ces chasseurs délinquants voire criminels, puisque certains d’entre eux étaient condamnés pour des crimes de sang comme l’agression de garde-chasses[34]. Leur chef, Oskar Dirlewanger, avait été condamné dans les années 1930 pour détournement de mineur, c’est-à-dire, en réalité, pour des viols répétés sur une bénévole de la Croix-Rouge âgée de moins de quatorze ans[35]. Ses deux ans de réclusion semblent ne pas avoir étanché sa soif de violence sexuelle puisqu’il n’allait pas manquer, en guerre, d’organiser des Kameradschaftliche Abend, des soirées arrosées où ses hommes pouvaient à loisir violer collectivement des prisonnières[36]. Les crimes de la brigade Dirlewanger étaient tout à fait tolérés, sinon stimulés, par le Reich, dont le ministère de la Justice prévoyait explicitement de rassembler ces prisonniers, dont le recrutement s’étendit finalement aux détenus des camps de concentration, « en bandes qui seraient engagées à l’est. Dans les territoires qui leur seraient confiés, ces bandes, dont la mission prioritaire serait l’anéantissement des directions des groupes de partisans ennemis, pourraient tuer, brûler, violer, profaner et seraient de nouveau sous stricte surveillance [une fois revenues] au pays »[37]. Clairement, il s’agissait d’intégrer ces marginaux dans la cité militaire en les laissant commettre les crimes qu’ils souhaitaient, mais uniquement dans certaines marges de l’empire en construction, dans une optique de contention[38].

Si le recrutement des volontaires pour le front ukrainien semble ne pas avoir répondu aux mêmes critères de sélection ni visé à l’exécution de tels ordres, on ne saurait exclure qu’il y ait bien eu au Kremlin, comme le suggèrent les mots du « cuisinier de Poutine », une volonté similaire de contention de la violence de criminels au service d’une force armée en difficulté. Le groupe Wagner a, par ailleurs, ceci de commun avec les unités de la Waffen-SS, comme avec la garde prétorienne de Rome et la garde républicaine dans l’Irak de Saddam Hussein – autant de régimes autoritaires -, qu’il constitue une structure parallèle aux forces armées régulières de l’État qu’il sert, voire en concurrence avec celles-ci, sous les ordres directs du pouvoir[39].

Il est vrai que, dans la vidéo virale du recrutement à la colonie pénitentiaire de Iochkar-Ola, Prigojine avait tenu à avertir les futurs engagés que, outre la désertion, le pillage et la consommation de drogue et d’alcool seraient passible d’exécution[40]. On est loin, donc, de l’atmosphère des soirées de la brigade Dirlewanger. Cependant, il serait bien naïf de prendre pour argent comptant les paroles d’un oligarque devant des recrues en devenir, sous l’œil des caméras et loin des lignes ennemies. De plus, celles-ci accusent une contradiction patente avec celles prononcées, six mois plus tard, par le même Prigojine délivrant les premiers engagés, dont les « talents de criminels » lui auraient servi, et leur intimant de ne pas violer les femmes, une injonction aux allures de fin de récréation. Peut-être faut-il y lire un renoncement, une fois sur le front, aux résolutions d’ordre et de bonne tenue des troupes.

De fait, en Ukraine, le contrôle des musiciens semble bien avoir quelquefois échappé aux donneurs d’ordres. Dans un témoignage rendu public le 9 mai 2022, Marat Gabidullin, ex-soldat de l’armée russe désormais « horrifié »[41], passé commandant de Wagner qui le fit combattre en Syrie et au Donbass jusqu’en 2019, affirmait que les employés du groupe « sont présents sur tous les fronts, selon le même schéma qu’en Syrie, comme des unités d’assaut, de percée ». Dans la guerre actuelle, les recrues de Prigojine sont employées, pour l’essentiel, en première ligne[42], au sens stratégique comme tactique du terme. Mais, là où, par le passé, ces recrues étaient pour la plupart d’anciens militaires expérimentés, à l’instar de Marat Gabidullin, celles qui servent aujourd’hui sur le front ukrainien sont pour une grande part d’anciens prisonniers engagés pour un contrat court, de six mois, leur laissant à peine de temps pour s’entraîner. Leur emploi en première ligne relève donc moins d’une logique de choc que de barrage[43] et de chair à canon, ces contractuels étant envoyés les premiers à l’assaut des positions ennemies pendant que, derrière eux, les militaires professionnels d’expérience veillent, le doigt sur la gâchette, à ce qu’ils ne prennent pas la fuite.

Là-dessus, l’oligarque semble bien avoir tenu parole. Le sort des déserteurs serait bel et bien l’exécution, comme le groupe a tenu à le montrer en diffusant, en novembre 2022, une vidéo de la mise à mort, à coups de masse, d’Evgueni Noujine, « traître » présenté comme ayant rejoint les rangs ukrainiens après avoir quitté ceux de Wagner[44]. Une telle logique de spectacle visait clairement à terrifier ceux qui voudraient l’imiter, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’un tel traitement est bien systématique. En a également témoigné Andreï Medvedev, ancien officier de Wagner dont l’un des subordonnés fut capturé après avoir déserté et exécuté sous l’œil des caméras à la mi-novembre[45]. Medvedev prit la parole sur le sujet dans un entretien avec le média indépendant russe The Insider[46], expliquant avoir réussi, après avoir assisté à de tels meurtres de refuzniks, à s’enfuir en Norvège… c’est-à-dire avoir lui-même déserté[47]. D’après ses dires, une unité spéciale du groupe Wagner serait préposée à l’exécution aussi bien des Ukrainiens que des mercenaires errants[48] : les exactions ne prendraient donc pas seulement pour cible l’ennemi national mais aussi l’ennemi intérieur, responsable de la désagrégation des rangs. Une telle situation de désertion d’un gradé, doublée de la révélation par lui de pratiques de ce genre, en dit long sur le caractère non seulement implacable mais aussi contre-productif de ce genre de sanctions.

 

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À une échelle plus macroscopique, Wagner s’est plus d’une fois comporté comme un acteur autonome de la guerre en Ukraine plutôt que comme un outil pleinement entre les mains du Kremlin. En effet, le 10 janvier 2023, le groupe revendiquait la prise de la ville de Soledar, à proximité de Bakhmout, épicentre des combats dans le Donbass. Ainsi Evguéni Prigojine put-il se targuer d’avoir remporté la première victoire russe depuis des semaines, allant même jusqu’à affirmer qu’« aucune unité autre que les combattants de Wagner n’a participé à l’assaut de Soledar »[49]. L’information circula rapidement, mais l’incertitude demeura : l’Institute for the Study of War, groupe de réflexion américain attentif à la guerre depuis ses débuts, confirma l’information selon laquelle la ville était tombée, au contraire de certains reporters[50] et de Kyiv. Même le ministère russe de la Défense contredit Wagner[51], ne revendiquant la prise de la ville que trois jours plus tard, le 13 janvier.

De telles contradictions dans la communication de forces opérant, en principe, ensemble sur le terrain en disent long sur les enjeux à l’œuvre : Prigojine semblait déjà se comporter comme un protagoniste à part entière de la guerre, non comme un maillon de l’appareil militaire russe. Cela ne va pas sans rappeler l’avertissement formulé dès le XVIe siècle par Machiavel dans Le Prince, traité politique dont l’influence fut et est encore considérable parmi les dirigeants : « Les armées mercenaires sont inutiles et dangereuses ; et si quelqu’un tient son État en le fondant sur les armées mercenaires, il ne sera ni affermi, ni sûr, car elles sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, gaillardes parmi les amis et, parmi les ennemis, lâches ; sans crainte de Dieu, sans foi envers les hommes »[52]. La pertinence de cette mise en garde témoigne, outre d’une clairvoyance de l’auteur florentin, du caractère systémique de tels écueils liés à l’emploi de forces vénales.

Les velléités dissidentes de l’entrepreneur sont apparues au grand jour lorsque, au mois de février 2023, furent publiées sur internet des vidéos montrant des mercenaires de Wagner se plaindre de ne plus être fournis en munitions par le pouvoir russe[53]. Le 16 du mois, Evguéni Prigojine prit personnellement la parole, déclarant : « Je pense qu’on aurait pris Bakhmout s’il n’y avait pas cette monstrueuse bureaucratie militaire et si on ne nous mettait pas des bâtons dans les roues tous les jours »[54], un discours qui serait perçu comme insolent dans bien des pays, et plus encore dans un État dictatorial comme la Russie de Vladimir Poutine. L’ancien restaurateur alla encore plus loin, mettant en avant que ces « hommes meurent dans les tranchées. Ils perdent des bras et des jambes. Leurs familles perdent un être cher »[55], tandis que, ajoutait-il face aux caméras, « vous mangez sans gêne dans des assiettes dorées et laissez vos enfants partir en vacances à Dubaï pendant que des soldats meurent »[56]. Alors que le recours au mercenariat a l’avantage, en principe, d’épargner à l’opinion publique le deuil de la mort de ceux qu’elle perçoit comme les siens, Prigojine mit justement en avant, de la sorte, le fait que ses employés seraient les véritables représentants du patriotisme combattant russe, loin du confort de familles riches épargnées par la guerre. Les hommes de Wagner ont ceci de différent des mercenaires classiques levés à l’étranger qu’ils sont recrutés en Russie, et notamment auprès des classes populaires : en rappelant cette condition, l’oligarque met le pouvoir russe au-devant de sa propre responsabilité dans la mort de ses citoyens.

Dans les jours suivants, Prigojine, affirmant qu’on aurait même interdit de lui livrer des pelles pour creuser des tranchées, alla jusqu’à accuser publiquement de « trahison à la patrie »[57] le général Valeri Guerassimov, chef de l’état-major des forces armées russes, et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, proche parmi les proches de Poutine, et dont il semblait vouloir la peau… sinon la place, à la droite du tsar. S’il ne l’obtint pas, du moins finit-il par se faire livrer ses munitions.

C’est toutefois, bien entendu, auprès de la population ukrainienne que les pires dérives ont été constatées. Indissociable de la guerre, l’exaction l’est plus encore du mercenariat. On se souvient des bavures des contractors de la guerre en Irak, si fréquentes et médiatisées qu’elles finirent par nuire à la stratégie américaine de contre-insurrection[58], les rebelles risquant d’être provoqués plutôt qu’assagis par les crimes de la puissance occupante. Plus récemment, en août 2020, des gardes armés privés, censés protéger un navire d’attaques pirates, détournèrent l’embarcation pour exiger le paiement de leurs salaires qui tardaient à venir[59]. Même sans être constituée de criminels à l’origine, une troupe équipée, motivée par l’argent et tenue au loin de la vigilance de ceux qui l’emploient, voire couverte par eux, représente un danger en puissance pour ceux qui ne portent pas les armes. Ainsi, avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, le groupe Wagner, dont l’existence était encore niée par le Kremlin, était accusé de toutes sortes d’exactions sur les théâtres africains où il était déployé : tortures, exécutions sommaires, détentions arbitraires[60]

 

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Des mercenaires russes du groupe Wagner servant de garde rapprochée au président de la République Centrafricaine, Faustin-Archange Touadéra, en février 2022, Wikimedia Commons

Au vu de ces actes commis dans d’autres pays, des nombreux crimes de guerre dont est accusée la Russie en Ukraine et de la composition nouvelle des rangs de Wagner, on pouvait à bon droit soupçonner la société militaire privée d’y avoir pris sa part. Mais, au-delà de la révélatrice injonction faite par Prigojine à ses anciens employés de ne pas violer les femmes une fois libérés, suggérant qu’ils aient pu avoir ce type de licence sur le front, quelle a effectivement été la place de ce groupe, en particulier, dans les exactions russes régulièrement portées à la connaissance du monde entier ?

Il est, à l’heure actuelle, bien délicat de trancher sur la question, faute de preuves concluantes. De fait, les crimes de guerre ne sont souvent découverts que bien après avoir été commis, et les traces laissées par ceux qui les ont administrés sont rarement suffisantes pour en établir la responsabilité exacte. Il en va ainsi du massacre de Boutcha, ville de la banlieue de Kiev conquise par la Russie dans les premiers jours de l’invasion : ce n’est qu’à la libération de la localité, début avril 2022, que des cadavres ukrainiens ont été mis au jour, témoignant de mises à mort massives par les troupes russes, mais sans que les auteurs exacts – militaires ou employés de Wagner ? – puissent en être désignés avec certitude. Toutefois, d’importants soupçons pèsent, d’une part, sur certains membres d’unités régulières russes identifiés par des collectifs ukrainiens de veille en ligne et de renseignement en sources ouvertes[61]. D’autre part, les musiciens sont en cause : le magazine allemand Der Spiegel écrivant clairement que « des membres du groupe de mercenaires appelé Wagner ont joué un rôle central dans ces atrocités »[62], comme auparavant en Syrie. En effet, le média d’investigation faisait état d’interceptions de communications radios opérées par les services de renseignement de Berlin, également relevés par le Washington Post[63].

Comme souvent, ce massacre semble avoir été l’occasion de violences sexuelles, la médiatrice ukrainienne pour les droits humains Lioudmyla Leontiivna Denissova faisant ainsi état de 25 jeunes filles âgées de 14 à 24 ans violées collectivement dans un sous-sol de la ville et qui, pour neuf d’entre elles, se sont retrouvées enceintes[64]. Cependant, pour l’heure, on ne saurait trancher sur l’appartenance des coupables de ces crimes, en particulier, à l’armée régulière russe ou à la société militaire privée, question à laquelle les victimes n’étaient pas forcément, dans l’immédiat, en mesure de répondre. La participation des hommes du groupe Wagner à de tels crimes serait, toutefois, d’autant plus plausible que d’importants soupçons similaires les entourent sur leurs autres théâtres d’opérations.

En effet, en mai 2022, des membres des forces armées centrafricaines sous couvert d’anonymat confiaient au site d’information américain The Daily Beast que trois mercenaires russes de Wagner, pudiquement désignés sur place comme des « instructeurs militaires », avaient violé plusieurs femmes dans la maternité de l’hôpital militaire Henri Izamo, à Bangui, capitale du pays[65]. Plusieurs d’entre elles venaient d’y accoucher, tandis qu’une infirmière était agressée pendant plusieurs heures, les mercenaires s’étant relayés dans leur criminelle entreprise, d’après le site d’informations francophone Corbeau News Centrafrique citant un témoin[66]. Ces faits, survenus dans la nuit du 10 avril précédent, seraient les troisièmes de ce genre à avoir été portés à la connaissance des militaires centrafricains. Par trois fois, les enquêtes semblent avoir confirmé les accusations, mais sans être suivies de sanctions contre les agresseurs, les officiers locaux ayant apparemment « peur de fâcher les Russes »[67]. L’un d’eux ajoute, toujours en privé, que « discipliner un instructeur russe qui a commis un crime, ce n’est pas quelque chose qu’on peut accomplir en confiance »[68], puisque « seul le président peut décider de s’occuper des Russes ».

Ce cas illustre le fait que le besoin des services fournis par le groupe Wagner est trop grand pour que ses clients osent agir, qui plus est à visage découvert, contre ses méfaits. L’usage d’une structure extérieure, et particulièrement privée, à des fins militaires semble impliquer de fermer les yeux sur ses exactions. Là où, par le passé, l’emploi de troupes mercenaires pour les sièges de ville donnait souvent lieu à une tolérance de fait pour le pillage et la violence sexuelle des hommes, entre autres par souci de veiller à leur fidélité au rang[69], leur usage contemporain à des fins de formation pour des forces armées d’États, mettant à profit une expertise de professionnels, pour beaucoup des anciens militaires d’armées régulières, induit le même genre d’indulgence. En d’autres termes, on observe à travers les siècles que le problème de l’exaction, et tout particulièrement de la violence sexuelle, commise par des entités militaires privées n’est pas conjoncturel mais bel et bien systémique.

Cela dit, ces exactions sont-elles simplement passées sous silence et tolérées ou font-elles l’objet d’une exploitation intentionnelle par le commandement et les décideurs politiques ? Autrement dit, la violence sexuelle du groupe Wagner, comme de l’armée russe régulière, sert-elle véritablement d’arme de guerre ? Sur le théâtre centrafricain, où les mercenaires russes sont présents à des fins de formation et non de combat contre un ennemi défini, et où les victimes sont des ressortissantes de l’État qu’il s’agit d’aider, ces crimes ne vont nullement dans le sens des logiques militaires d’une partie en conflit : ces actes semblent échapper aux logiques d’emploi des forces plutôt que les servir, ce qui n’enlève rien à la terreur ainsi provoquée et à l’indifférence manifeste des pouvoirs publics locaux.

Concernant l’Ukraine, Olena Zelenska, première dame du pays engagée dans le combat pour l’égalité femmes-hommes, a fait valoir, à l’occasion d’une conférence sur les violences sexuelles dans les conflits organisée à Londres en novembre 2022, que celles-ci et les « crimes sexuels »[70] font partie de l’« arsenal russe » visant à « humilier les Ukrainiens ». Une telle thèse apparaît d’autant plus logique au regard des massacres répétés de civils, à bout portant ou au moyen de bombardements, commis par la Russie depuis le début de l’invasion, à commencer par les violences mises au jour à Boutcha qui, selon des « sources proches des enregistrements »[71] évoquées par le Spiegel, feraient « potentiellement même partie d’une stratégie plus large » de la Russie. Celle-ci y recourrait « systématiquement et ouvertement »[72], aussi y a-t-il selon Olena Zelenska urgence à une « réponse globale » des dirigeants du monde pour « poursuivre les agresseurs ». Plus de cent enquêtes pour ce genre de faits auraient été confiées au bureau du procureur d’Ukraine.

Pramila Patten, représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU sur les violences sexuelles commises en période de conflit, allait dans le même sens quelques semaines plus tôt, en soulignant que « les investigations sur des cas précis, vérifiés, prouvent qu’il s’agit d’une stratégie militaire visant à déshumaniser les victimes et à terroriser la population »[73]. Sans détailler les éléments qui tendent à prouver le caractère d’« arme de guerre » qu’elle prête aux viols commis en Ukraine comme, « depuis longtemps, dans de nombreux conflits », la juriste perçoit donc ces violences, dont la réalité ne fait aucun doute, comme un élément de l’effort de guerre russe. Elles seraient commises dans ce but précis, en tant que « tactique délibérée », observait-elle, évoquant entre autres des violences commises à dessein devant les membres de la famille de la victime, forcés à regarder la scène, voire à y participer[74]. Là non plus, l’appartenance des agresseurs à la société militaire privée ou à l’armée russe n’est pas précisée, peut-être même n’est-elle pas connue des enquêteurs, mais toujours est-il que, sur un terrain où les deux opèrent conjointement, il est facile de s’imaginer que les uns, éventuellement passés par les latitudes africaines, aient pu initier les autres à leurs sordides pratiques…

 

 

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Corps d’une femme victime du massacre de Boutcha, découvert en avril 2022, Wikimedia Commons

Une chose est sûre. Le droit international stipule que les États engagent leur responsabilité, non seulement « pour les actes officiels de leurs organes et agents, mais aussi pour les actes de personnes ou d’entités privées auxquelles ils ont délégué certaines tâches ou qui agissent sous leur contrôle »[75], à l’exemple des sociétés militaires privées. L’État russe voit donc bel et bien sa responsabilité engagée au titre des actes commis par le groupe Wagner, nécessitant des « mesures adéquates pour contrôler les sociétés militaires privées et prévenir, enquêter, punir ou réparer leurs violations du DIH [droit international humanitaire] ou du DIDH [droit international relatif aux droits de l’homme] », comme les États-Unis pouvaient légalement être tenus pour responsables des exactions de Blackwater en Irak. La responsabilité de l’État passe alors par une « obligation d’agir avec la diligence requise (due diligence) ». En recourant aux services du groupe Wagner sans l’admettre et sans reconnaître officiellement son existence, le gouvernement russe a pu, des années durant, se couvrir de cette responsabilité et de ce devoir de due diligence. Dans le cas d’une entreprise comme celle-ci, « l’établissement des responsabilités des États et/ou des SMP s’avère complexe en raison notamment d’une chaîne de commandement entre la SMP et son client souvent floue », en particulier lorsque ladite SMP combat en première ligne aux côtés des forces armées régulières. Derrière l’avertissement lancé le 15 septembre par Evguéni Prigojine à ses nouvelles recrues venues de prison comme quoi « toute personne responsable de désertion, pillage, consommation de drogue et d’alcool sera immédiatement fusillée »[76], peu semble avoir été effectivement fait pour réprimer de tels comportements. Peu de chances, donc, que cette expérience du feu ait été de nature à assagir ces ex-prisonniers avant leur retour à la liberté.

Après le front

« Quelqu’un qui revient de la guerre a toujours du mal à s’adapter à la vie ordinaire. Parce que le type a fait la guerre pendant un an et demi, et quand il revient ici, où ira-t-il travailler ? Il sera agent de sécurité dans une supérette ? Où un jeunot de 18 ans à moitié bourré va lui expliquer la vie et le rabaisser ? Lui qui a pris l’habitude de régler tous ses problèmes en appuyant sur la gâchette, il a les mains qui le démangent. C’est une catégorie de gens, qu’on appelle les “hommes-guerre”. Ils ne peuvent pas vivre sans la guerre »[77].

Ainsi répondait, dès 2018, un chef de guerre proche d’une société de mercenaires russes, sous couvert d’anonymat[78], à une question de la journaliste franco-russe Elena Volochine sur la réinsertion des combattants revenus de la guerre du Donbass à laquelle ils participaient plus ou moins secrètement.

Une fois de plus, la problématique n’est pas nouvelle. La formule de l’interviewé a des allures d’écho lointain à une phrase prêtée à Ramon Muntaner, chef de la compagnie catalane, mobilisée par l’empire byzantin contre les Turcs au XIIIe siècle : « Nous ne savons rien faire d’autre »[79], signe, là encore, d’une persistance des enjeux liés au mercenariat. Pourtant, la question de l’après est d’autant plus prégnante que l’engagement de prisonniers dans les rangs du groupe Wagner ne s’étend que sur six mois, non sur la totalité de la guerre.

Pire, rappelle Catherine Van Offelen : les sociétés militaires privées ont tout intérêt à prolonger les hostilités[80], dans la mesure où celles-ci sont nécessaires à leur financement et à leur survie même. Et si la guerre à laquelle ils ont participé venait à se terminer, les « hommes-guerre » devraient survivre tant bien que mal, les armes à la main. Il est plus d’une fois arrivé, dans l’histoire, que des groupements mercenaires échappent au contrôle de leurs clients, une fois que ceux-ci les avaient remerciés : dès lors que le paiement a été effectué, le chef des mercenaires n’a plus d’obligation contractuelle, et dirige les opérations comme bon lui semble[81], subsistant sur le pays au moyen de la violence en attendant une nouvelle commande, comme le firent les grandes compagnies mobilisées sur le sol du royaume de France pendant la guerre de Cent Ans. Ce souci est plus délicat encore dans le cas d’une entreprise comme Wagner, dont le dirigeant a plus d’une fois donné des signes de dissidence vis-à-vis des décideurs politiques et militaires russes.

En attendant, en délivrant ses employés temporaires, Evguéni Prigojine a certes mis en garde ces derniers en leur faisant comprendre que leurs « talents de criminels » n’étaient « plus nécessaires », que ce qu’ils ont « appris n’est pas fait pour la vie civile. Là, il n’y a pas d’ennemis »[82] et qu’ils ne devaient pas violer les femmes. Cet avertissement, dont les destinataires ne sont autres que des personnes déjà condamnées dans le passé, semble témoigner à demi-mot d’une forme de tolérance tacite pendant leur service. Après un temps de délinquance, voire de criminalité, dans la vie civile, puis six mois de violence organisée au front, on attend désormais d’eux une modération. Peut-on vraiment y croire ?

Si les paroles de Prigojine sont, une fois de plus, provocatrices, peut-être traduisent-elles également une réelle inquiétude quant à la potentielle violence des ex-prisonniers. Une telle inquiétude serait fondée. En effet, début avril 2023, un ex-mercenaire âgé de 28 ans était arrêté dans un village de l’oblast de Kirov, en Russie centrale, pour avoir vandalisé des voitures une fourche et une hache à la main, aux cris de « je vais tuer tout le monde ! » ; une menace qu’il semblait avoir pour partie mise à exécution dans une ville voisine où il était suspecté d’avoir commis plusieurs meurtres. Les habitants auraient supplié la police de le renvoyer au front, pourquoi pas pour y mourir. L’homme avait été recruté en prison où il purgeait une peine de quatorze ans pour plusieurs faits dont un meurtre[83].

Plus généralement, relève le journaliste français Benoît Vitkine, lauréat du prix Albert-Londres en 2019, les statistiques russes ont montré en 2022 une tendance vertigineuse à la hausse de la criminalité, avec une augmentation des affaires pénales pour des crimes commis avec des armes à feu ou des explosifs, de l’ordre de 24 % dans l’ensemble du pays et un triplement à Moscou et dans les régions frontalières de l’Ukraine[84]… À coup sûr, tous ces faits ne sont pas liés à des employés ou ex-employés de Wagner, mais les chiffres témoignent du caractère criminogène de la guerre et de la circulation d’armes. Il ne faudrait pas que ceux qui les maniaient hier sur demande de l’État fassent preuve de violence une fois de retour dans la Mère Patrie.

Les autorités russes semblent bel et bien prêter attention à ce souci, mais en prenant le problème à l’envers. Les « meilleurs fils de la Russie »[85], comme les nomme Prigojine, sont en effet assez largement couverts par le pouvoir. Le 31 décembre 2022, Vladimir Poutine décorait personnellement un ancien prisonnier avant que, le 25 janvier, le président de la Douma – chambre basse du parlement russe – n’invite les députés à concocter une loi sur la « discréditation des participants aux opérations militaires » visant à interdire de mentionner les crimes qui auraient été commis non seulement par les membres des forces armées russes, déjà protégés par une disposition de ce genre, mais aussi par tous ceux qui auraient pris part aux hostilités, mercenaires compris donc[86]. Peu importe leurs méfaits commis sur le front ou avant de rejoindre le front, ces combattants sont des héros, dit en substance l’État russe. Les musiciens ne courent donc pas le moindre risque d’être ennuyés pour ce qu’ils ont fait à la guerre ou en dehors de celle-ci, alors même que ce sont d’anciens prisonniers qui n’ont pas purgé la totalité de leur peine. C’est dire l’importance prise par le groupe Wagner, et son chef, dans la sphère du pouvoir russe.

 
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Tombes de combattants du groupe Wagner dans un cimetière de l’oblast de Tioumen, en Russie, Wikimedia Commons

 

Cependant, maintenant que ces hommes sont libres, à eux de se tenir à carreau. Mais que faire loin du feu ? La précision de l’ex-cuisinier à ses anciens employés comme quoi « si vous voulez revenir à la guerre, vous n’avez pas besoin de passer par la prison »[87] n’est sans doute pas hasardeuse, visant à laisser une porte ouverte à ces hommes qui ont déjà fait usage de violence et qui pourraient avoir du mal à trouver une nouvelle place dans une société russe que l’« opération militaire spéciale » en cours en Ukraine n’est pas censée trop solliciter. Voire, l’invitation formulée par Prigojine à ses ex-recrues à revenir sous les drapeaux s’ils le souhaitent pourrait se comprendre comme un acte de prévention, pensé avec Poutine, pour rappeler à ces hommes que leurs éventuelles envies de violence peuvent encore trouver un débouché, un débouché patriotique, plutôt que de se retourner contre les civils russes.

Il pourrait également s’agir, plus simplement, d’un moyen de garder la main sur une potentielle main-d’œuvre, faute de certitude d’en trouver une nouvelle. En effet, début février 2023, un mois à peine après la libération des premiers enrôlés, le groupe Wagner annonçait cesser ses recrutements en prison[88]. Comment l’expliquer ? Pour le média indépendant russe Mediazone, qui a scruté la baisse du nombre de détenus dans les établissements pénitentiaires du pays, la SMP ne parviendrait plus à convaincre les prisonniers, qui auraient pris conscience, au moyen des médias et de contacts avec les recrues, que tout n’est pas si beau que Prigojine tendrait à le faire croire[89]. Un mois plus tard, le renseignement militaire britannique avançait une autre explication : les différends de l’entrepreneur avec le ministère russe de la Défense auraient « probablement » conduit ce dernier à lui fermer les portes des prisons[90]. Désormais, les efforts de recrutement de l’ex-cuisinier le conduiraient, toujours « très probablement », à se tourner vers les citoyens russes libres, notamment dans des centres sportifs ou des lycées où seraient distribués des questionnaires intitulés « candidature d’un jeune guerrier » aux potentiels volontaires, sans que ces derniers soient en nombre suffisant pour remplacer les détenus[91]. À l’heure où, de l’aveu même de Prigojine, l’interminable bataille de Bakhmout a « gravement endommagé » les troupes du groupe Wagner[92], le système de recrutement de la société semble battre de l’aile.

Faut-il pour autant y voir un échec du modèle entrepreneurial de la guerre, et le début de la fin d’une ère pour la privatisation de celle-ci ? Loin de là. Le 7 février, les renseignements ukrainiens mettaient la main sur une note russe. Celle-ci semblait attester que Moscou donnait son assentiment à Gazprom, géant du gaz naturel et du pétrole, pour la création de sa propre société militaire privée, sur le modèle de Wagner[93]… Une telle perspective est d’autant plus inquiétante qu’il s’agit ici de veiller aux intérêts privés d’une entreprise plutôt que d’un État, dans des temps où le secteur de l’énergie est marqué par les incertitudes liées à la guerre et aux rivalités commerciales[94]. Deux mois plus tard, les médias occidentaux découvraient, à la suite d’informations du renseignement militaire britannique, une nouvelle société militaire privée, nommée Convoy et basée en Crimée, sous la direction de Konstantin Pikalov, ancien bras droit de Prigojine[95]. La ressemblance ne s’arrête pas là : Convoy, qui compterait pour l’heure 300 combattants, recrute, entre autres, parmi les prisonniers[96].

Ces deux nouvelles sociétés ne sont probablement que la partie émergée d’un iceberg déjà imposant, ou amené à se développer. Sans qu’il soit possible de l’affirmer avec certitude à ce stade, il pourrait s’agir, pour le Kremlin et ses annexes, en l’occurrence le pouvoir local de Crimée, de placer Wagner en situation de concurrence, afin de multiplier les chances de succès tout en diminuant l’influence propre de Prigojine, voire de remplacer, à terme, le groupe Wagner[97]. Serait-il devenu trop encombrant, et son dirigeant trop récalcitrant ? À nouveau, le mercenariat pourrait muter, mais pas disparaître.

Peut-être d’anciens employés de Prigojine trouveront-ils dans ces structures un nouvel emploi à leur convenance. Toujours est-il que, en faisant appel à la société fondée par Dmitri Outkine, et en laissant à Evguéni Prigojine les mains libres pour recruter chez les détenus, la Russie, où les SMP sont toujours officiellement illégales, a ouvert la porte non seulement à des violences utiles à son effort de guerre à l’étranger mais aussi à des exactions dont on ne peut plus ignorer, aujourd’hui, le caractère systémique. Pas de doute, la Russie fait, de la sorte, planer le danger de graves violences sur ses ennemis mais aussi, dans une certaine mesure et bien involontairement, sur elle-même.

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https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2023/04/20/ne-violez-pas-les-femmes-le-groupe-wagner-le-mercenariat-et-lexaction/

 

 

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