«Le patrimoine culturel en définitive ne peut être que le passé parlant au présent de son avenir» Jacques Berque
C’est à l’approche et au ressourcement du 58e anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962, qu’une magnifique effigie picturale d’éclat vient d’être exécutée par un groupe de jeunes Casbadjis dans un lieu mythique de mémoire et d’histoire qu’est la placette dite du 2e à l’ex-rue Marengo, Abderrahmane Arbadji actuellement, une des principales artères de proximité de la médina d’Alger.
Un portrait évocateur de l’emblématique Cheikh Hadj M’hamed El ANKA dédié par la jeunesse
Une véritable œuvre artistique de raffinement illustrant le portrait de l’emblématique Cheikh Hadj M’Hamed El Anka, caractérisé esthétiquement par l’attrait figuratif de l’expression prégnante du visage populairement familier du grand maître perpétuellement coiffé de son inséparable chéchia stamboul, qui a également habité en ce quartier pendant les années 1944-1959 au n°25 de cette rue Marengo qui fut un creuset de militantisme et de résistance du mouvement national dès les années 30 jusqu’à l’Indépendance.
Symbiose d’harmonie culturelle, un des voisins d’immeuble de Cheikh Hadj M’hamed El Anka avait pour nom Kaddour Bachtobdji, un virtuose instrumentiste de renom du banjo dans l’art musical du patrimoine andalous et chaâbi qui fut également un proche et constant précurseur de référence dans l’accompagnement d’un parcours de révélation ascensionnelle de la légende Amar Ezzahi.
L’ex-rue Marengo à la Casbah et ses fragments d’histoire
Cette rue très populaire reste toujours marquée par des indices d’histoire que sont les immeubles où ont vécu des dirigeants de premier plan du PPA/MTLD à l’instar de Lahouel Hocine, secrétaire général du parti au n°11, dont le domicile a abrité en sa présence complétée par celle de Mohamed Boudiaf et de Sid Ali Abdelhamid respectivement responsable du Parti en France et membre du Bureau politique du PPA/MTLD, une première rencontre politique de concertation et d’évaluation décisive au début du mois de mars 1954.
Une initiative salutaire dans une conjoncture stratégique très complexe, de divergences et d’immobilisme du parti qui a été le prélude à l’avènement historique majeur du Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action – CRUA – segment et levain du 1er Novembre 1954, officiellement constitué quelques jours plus tard, le 24 mars 1954, à la célèbre médersa Errachad, à une encablure de ce quartier, au 2 ex-rue Rabin Bloch présentement rue Amar Ali dit Ali la Pointe au marché populairement dénommé Djamaâ Lihoud, en référence toponymique à la synagogue israélite implantée en ce lieu.
C’est cette féconde trame du quartier chargée d’histoire qui a inspiré un enfant d’El Mahroussa le regretté Si Rédha Benhadad à concevoir et réaliser au cours du mois de juin 1962 cette fresque resplendissante devenue légendaire pour avoir immortalisé la communauté de destin, de fraternité et de solidarité des peuples algériens, tunisiens et marocains dans une lutte implacable de libération de notre patrie ensevelie pendant plus d’un siècle dans les affres ténébreuses d’un colonialisme français ségrégationniste d’infra-humanité.
La culture de la mémoire collective à l’épreuve du temps et contre l’oubli
L’iconographie constitue le support matériel privilégié de la pérennité et de la culture de la mémoire par l’image, à l’exemple de cette illustration photographique qui perpétue le souvenir de la fresque picturale de la vocation historique du Maghreb des peuples qui a symboliquement rehaussé en la circonstance la première soirée de l’Istiqlal avec Cheikh El Hadj M’hamed El Anka lors de l’inoubliable soirée du mardi 3 juillet 1962 à la Casbah d’Alger, dont l’empreinte du «Cardinal» sur le lieu même de l’œuvre-vestige évoque et perpétue dans la temporalité la portée historique de l’événement.
De par l’impact marquant de son message significatif très fort d’une vision populaire avant-gardiste de l’Union magrébine pour l’époque et d’ailleurs toujours d’actualité, cette évocatrice trame mémorielle reprise dans des séquences de films et de documentaires d’archives projetées par des chaînes internationales de télévision, réapparaîtra dans sa genèse d’histoire à la faveur d’un contexte judicieusement approprié, inscrit en projet de l’Association des amis de la rampe Louni Arezki Casbah pour la pérennisation du souvenir de l’aspiration profonde du peuple algérien ainsi exclamée à travers sa mémoire visuelle dès la renaissance de sa patrie libérée au premier jour de l’Indépendance.
Au souvenir du Mardi 3 Juillet 1962 : El ANKA et «El Hamdou li Allah»
La symbolique de cette œuvre expressive a été le splendide décor générique de la première soirée de l’Indépendance fêtée en cette mythique Placette du 2e de l’ex-rue Marengo où El Hadj M’Hamed El Anka, dans une émotion extrême de l’impressionnant délire d’euphorie d’une population en liesse de béatitude «d’envoûtement», a triomphalement été accueilli avec des tonnerres d’applaudissements et des salves d’interminables youyous.
Ceci fut la grandiose extase où El Hadj M’Hamed El Anka entonna avec solennité et pour la première fois El hamdou li Allah ma bqach istimâar fi bladna, (Louange à Dieu, le colonialisme n’existe plus dans notre pays (un flamboyant poème qu’il a couvé avec passion des années durant pour le convertir en un hymne populaire de la chanson chaâbie dédié à l’Istiqlal qui venait ainsi de naître dans une allégresse inédite en ce lieu, lors de cette soirée inaugurale des fêtes de l’Indépendance un inoubliable mardi 3 juillet 1962, ancré à jamais dans la mémoire collective des foules de celles et ceux qui l’ont intensément vécue dans la plénitude de l’extase et de la félicité d’un jour béni tant attendu et rêvé par le peuple algérien.
Les héroïques chouhada du devoir et du sacrifice étaient aussi de la fête ce soir là à travers une grande émotion collective de la pensée inlassablement scandée à l’unisson par toute une population en phase de recueillement et de reconnaissance d’éternité à leurs mémoires au refrain de Rahmou âala Chouhadas mousseblines min adjl awtana, Priez pour nos valeureux chouhada du sacrifice suprême par le don de soi pour la patrie, solennellement interprété avec l’intonation émouvante stylée dans le mode vocal de tendresse h’nana inimitable de cheikh El Hadj M’hamed El Anka. Une synthèse de l’historique événementiel de cette mémorable soirée a modestement été consacrée par l’auteur de ces lignes sur le journal El Watan en date du 5 juillet 2015 – pages 14 et 15 – .
Depuis et 58 années plus tard en la perspective de ce mois de juillet du souvenir qui se renouvelle, ce collectif de jeunes artistes peintres amateurs, tous natifs de la Casbah, se sont investis avec enthousiasme et empressement pour faire ressurgir ce pan lumineux d’histoire à travers la remémoration figurative du portrait de Cheikh Hadj M’hamed El Anka en repère créatif de El Hamdou li Allah, son œuvre d’une symbolique éternelle d’historicité. Une véritable communion de la mémoire collective en un lieu devenu mythique avec une jonction générationnelle de son histoire revisitée en la circonstance à travers le portrait de Cheikh Hadj M’Hamed El Anka.
Lequel portrait est une conception picturale expressive de sa prodigieuse et immense célébrité ainsi auréolée en cette circonstance de veille du 58e anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie par l’écho perpétuel de l’hymne de la Victoire El Hamdou li Allah qu’il a magistralement interprété et dédié à l’Istiqlal afin de perpétuer une légende proverbiale de popularité à la glorieuse lutte de la guerre de libération nationale en direction de la postérité de la jeunesse et des générations montantes.
A l’exemple de cette œuvre citoyenne de la jeunesse pour la pérennisation du souvenir, une floraison de fresques décoratives sont essaimées dans l’ensemble de l’enceinte de la Casbah, à l’image des effigies de l’icône de la jeunesse Amar Ezzahi, des chouhada tels que Mohamed Bouras, nationaliste de la première heure, membre fondateur des scouts musulmans, fusillé en 1941, Rahal Boualem, guillotiné à l’âge de 17 ans, Ali La Pointe en compagnie du petit Omar, Ahmed Djaout, membre fondateur du Mouloudia d’Alger, de l’illustration identitaire du haïk algérois et tant d’autres remémorations symboliques de la résistance et de la culture patrimoniale.
Un relai générationnel pour la réappropriation de l’histoire, de la mémoire collective et de la culture
Cette exaltante initiative porteuse d’espérance est l’émanation d’un élan démonstratif d’une jeunesse attachée à une matrice féconde d’une histoire plurimillénaire incarnée par la Casbah d’Alger.
Un message d’une symbolique juvénile d’éveil qui traduit explicitement l’expression d’un relais générationnel d’une mémoire collective vivace et fertile avide de la réappropriation de son histoire et de sa culture. Ceci en un héritage précieux d’ancestralité qui constitue le substrat fondamental des éléments structurants d’Algérianité de cette jeunesse afin de le transmettre par devoir en legs aux descendances futures.
Par Lounis AIT AOUDIA
Président de l’Association des amis de la rampe Louni Arezki Casbah
Il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions d'hommes et un milliard cinq cents millions d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l'empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d'intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait nue ; les “ métropoles ” la préféraient vêtue ; il fallait que l'indigène les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L'élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d'é- lite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n'avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d'Amsterdam nous lancions des mots “ Parthénon !
Fraternité ! ” et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s'ouvraient : “... thénon ! ... nité ! ” C'était l'âge d'or.
Il prit fin : les bouches s'ouvrirent seules ; les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme mais c'était pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir ces courtois exposés d'amertume. D'abord ce fut un émerveillement fier : comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d'eux ! Nous ne doutions pas qu'ils acceptassent notre idéal puisqu'ils nous accusaient de n'y être pas fidèles ; pour le coup, l'Europe crut à sa mission : elle avait hellénisé les Asiatiques, créé cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins.
Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques : et puis laissons les gueuler, ça les soulage ; chien qui aboie ne mord pas.
Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience, essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vente de leur vie qu'ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter m les assimiler En gros, cela voulait dire : vous faites de nous des monstres votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent. Nous les écoutions, très décontractés : les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n'ont pas besoin de ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s'empêtrent dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons leur malheur, il n'en sortira que du vent. S'il y avait, nous disaient les experts, l'ombre d'une revendication dans leurs gémissements, ce serait celle de l'intégration. Pas question de l'accorder, bien entendu : on eût ruiné le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation. Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte : ils galoperaient. Quant à se révolter, nous étions bien tranquilles : quel indigène conscient s'en irait massacrer les beaux fils de l'Europe à seule fin de devenir européen comme eux ? Bref, nous encouragions ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais, une fois, de décerner le prix Concourt à un nègre : c'était avant 39.
1961 Écoutez : “ Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles... qu'au nom d'une prétendue "aventure spirituelle" elle étouffe la quasi-totalité de l'humanité. ” Ce ton est neuf. Qui ose le prendre ? Un Africain, homme du tiers monde, ancien colonisé. Il ajoute : “ L'Europe a acquis une telle vitesse folle, désordonnée... qu'elle va vers des abîmes dont il vaut mieux s'éloigner. ” Autrement dit : elle est foutue. Une vérité qui n'est pas bonne à dire mais dont - n est- ce pas, mes chers co-continentaux ? - nous sommes tous, entre chair et cuir, convaincus.
Il faut faire une réserve, pourtant. Quand un Français, par exemple, dit à d'autres Français : “ Nous sommes foutus ! ” - ce qui, à ma connaissance, se produit à peu près tous les jours depuis 1930 -, c'est un discours passionnel, brûlant de rage et d'amour, l'orateur se met dans le bain avec tous ses compatriotes. Et puis il ajoute généralement : “ À moins que... ” On voit ce que c'est : il n'y a plus une faute à commettre ; si ses recommandations ne sont pas suivies à la lettre, alors et seulement alors le pays se désintégrera. Bref, c'est une menace suivie d'un conseil et ces propos choquent d'autant moins qu'ils jaillissent de l'intersubjectivité nationale. Quand Fanon, au contraire, dit de l'Europe qu'elle court à sa perte, loin de pousser un cri d'alarme, il propose un diagnostic. Ce médecin ne prétend ni la condamner sans recours - on a vu des miracles - ni lui donner les moyens de guérir : il constate qu'elle agonise. Du dehors, en se basant sur les symptômes qu'il a pu recueillir. Quant à la soigner, non : il a d'autres soucis en tête ; qu'elle crève ou qu'elle survive, il s'en moque. Par cette raison, son livre est scandaleux.
Et si vous murmurez, rigolards et gênés : “ Qu'est-ce qu'il nous met ! ”, la vraie nature du scandale vous échappe : car Fanon ne vous “ met ” rien du tout ; son ouvrage - si brûlant pour d'autres - reste pour vous glacé ; on y parle de vous souvent, à vous jamais. Finis les Concourt noirs et les Nobel jaunes : il ne reviendra plus le temps des lauréats colonisés. Un ex-indigène “ de langue française ” plie cette langue à des exigences nouvelles, en use et s'adresse aux seuls colonisés : “ Indigènes de tous les pays sous-développés, unissez-vous ! ” Quelle déchéance : pour les pères, nous étions les uniques interlocuteurs ; les fils ne nous tiennent même plus pour des interlocuteurs valables : nous sommes les objets du discours. Bien sûr, Fanon mentionne au passage nos crimes fameux, Sétif, Hanoi', Madagascar, mais il ne perd pas sa peine à les condamner : il les utilise. S'il démonte les tactiques du colonialisme, le jeu complexe des relations qui unissent et qui opposent les colons aux “ métropolitains ” c'est pour ses frères ; son but est de leur apprendre à nous déjouer.
Bref le tiers monde se découvre et se parle par cette voix. On sait qu'il n'est pas homogène et qu'on y trouve encore des peuples asservis, d'autres qui ont acquis une fausse indépendance d'autres qui se battent pour conquérir la souveraineté, d'autres enfin qui ont gagné la liberté plénière mais qui vivent sous la menace constante d'une agression impérialiste. Ces différences sont nées de l'histoire coloniale, cela veut dire de 1 oppression. Ici la Métropole s'est contentée de payer quelques féodaux : là, divisant pour régner, elle a fabriqué de toutes pie- ces une bourgeoisie de colonisés ; ailleurs elle a fait coup double- la colonie est à la fois d'exploitation et de peuplement.
Ainsi l'Europe a-t-elle multiplié les divisions, les oppositions, forgé des classes et parfois des racismes, tenté par tous les expédients de provoquer et d'accroître la stratification des sociétés colonisées. Fanon ne dissimule rien : pour lutter contre nous, l'ancienne colonie doit lutter contre elle-même. Ou plutôt les deux ne font qu'un. Au feu du combat, toutes les barrières intérieures doivent fondre, l'impuissante bourgeoisie d'affairistes et de compradores, le prolétariat urbain, toujours privilégie, le lumpenproletariat des bidonvilles, tous doivent s'aligner sur les positions des masses rurales, véritable réservoir de 1 armée nationale et révolutionnaire ; dans ces contrées dont le colonialisme a délibérément stoppé le développement, la paysannerie, quand elle se révolte, apparaît très vite comme la classe radicale- elle connaît l'oppression nue, elle en souffre beaucoup plus que les travailleurs des villes et, pour l'empêcher de mourir de faim, il ne faut rien de moins qu'un éclatement de toutes les structures. Qu'elle triomphe, la Révolution nationale sera socialiste ; qu'on arrête son élan, que la bourgeoisie colonisée prenne le pouvoir, le nouvel État, en dépit d'une souveraineté formelle, reste aux mains des impérialistes. C'est ce qu illustre assez bien l'exemple du Katanga. Ainsi l'unité du tiers monde n'est pas faite : c'est une entreprise en cours qui passe par 1’union, en chaque pays, après comme avant l'indépendance, de tous les colonisés sous le commandement de la classe paysanne.
Voilà ce que Fanon explique à ses frères d'Afrique, d’Asie, d'Amérique latine : nous réaliserons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans. Il ne dissimule rien ; ni les faiblesses, ni les dis- cordes, ni les mystifications. Ici le mouvement prend un mauvais départ ; là, après de foudroyants succès, il est en perte de vitesse ; ailleurs il s'est arrêté : si l'on veut qu'il reprenne, il faut que les paysans jettent leur bourgeoisie à la mer. Le lecteur est sévèrement mis en garde contre les aliénations les plus dangereuses : le leader, le culte de la personne, la culture occidentale et, tout aussi bien, le retour du lointain passé de la culture africaine : la vraie culture c'est la Révolution ; cela veut dire qu'elle se forge à chaud. Fanon parle à voix haute ; nous, les Européens, nous pouvons l'entendre : la preuve en est que vous tenez ce livre entre vos mains ; ne craint-il pas que les puissances coloniales tirent profit de sa sincérité ?
Non. Il ne craint rien. Nos procédés sont périmés : ils peuvent retarder parfois l'émancipation, ils ne l'arrêteront pas. Et n'imaginons pas que nous pourrons rajuster nos méthodes : le néo-colonialisme, ce rêve paresseux des Métropoles, c'est du vent ; les “ troisièmes forces ” n'existent pas ou bien ce sont les bourgeoisies bidon que le colonialisme a déjà mises au pouvoir.
Notre machiavélisme a peu de prises sur ce monde fort éveillé qui a dépisté l'un après l'autre nos mensonges. Le colon n'a qu'un recours : la force, quand il lui en reste ; l'indigène n'a qu'un choix : la servitude ou la souveraineté. Qu'est-ce que ça peut lui faire, à Fanon, que vous lisiez ou non son ouvrage, c'est à ses frères qu'il dénonce nos vieilles malices, sûr que nous n'en avons pas de rechange. C'est à eux qu'il dit : l'Europe a mis les pattes sur nos continents, il faut les taillader jusqu'à ce qu'elle les retire ; le moment nous favorise : rien n'arrive à Bizerte, à Élisabethville, dans le bled algérien que la terre entière n'en soit informée ; les blocs prennent des partis contraires, ils se tiennent en respect, profitons de cette paralysie, entrons dans l'histoire et que notre irruption la rende universelle pour la première fois ; battons-nous : à défaut d'autres armes, la patience du couteau suffira.
Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d'un feu, approchez, écoutez : ils discutent du sort qu'ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Ils vous verront peut-être, mais ils continueront de parler entre eux, sans même baisser la voix. Cette indifférence frappe au cœur : les pères, créatures de l'ombre, vos créatures, c'étaient des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s'adressaient qu'à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire et les réchauffe, qui n'est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour ; dans ces ténèbres d'où va surgir une autre aurore, les zombies, c'est vous.
En ce cas, direz-vous, jetons cet ouvrage par la fenêtre. Pourquoi le lire puisqu'il n'est pas écrit pour nous ? Pour deux motifs dont le premier est que Fanon vous explique à ses frères et démonte pour eux le mécanisme de nos aliénations : profitez- en pour vous découvrir à vous-mêmes dans votre vérité d'objets. Nos victimes nous connaissent par leurs blessures et par leurs fers : c'est ce qui rend leur témoignage irréfutable. Il suffit qu'elles nous montrent ce que nous avons fait d'elles pour que nous connaissions ce que nous avons fait de nous. Est-ce utile ?
Oui, puisque l'Europe est en grand danger de crever. Mais, direz-vous encore, nous vivons dans la Métropole et nous réprouvons les excès. C’est vrai : vous n'êtes pas des colons, mais vous ne valez pas mieux. Ce sont vos pionniers, vous les avez envoyés, outre-mer, ils vous ont enrichis ; vous les aviez prévenus : s'ils faisaient couler trop de sang, vous les désavoueriez du bout des lèvres ; de la même manière un État - quel qu'il soit - entretient à l'étranger une tourbe d'agitateurs, de provocateurs et d'espions qu'il désavoue quand on les prend. Vous, si libéraux, si humains, qui poussez l'amour de la culture jusqu'à la préciosité, vous faites semblant d'oublier que vous avez des colonies et qu'on y massacre en votre nom. Fanon révèle à ses camarades - à certains d'entre eux, surtout, qui demeurent un peu trop occidentalisés - la solidarité des “ métropolitains ” et de leurs agents coloniaux. Ayez le courage de le lire : par cette première raison qu'il vous fera honte et que la honte, comme a dit Marx, est un sentiment révolutionnaire. Vous voyez : moi aussi je ne peux me déprendre de l'illusion subjective. Moi aussi, je vous dis : “ Tout est perdu, à moins que... ” Européen, je vole le livre d'un ennemi et j'en fais un moyen de guérir l'Europe. Profitez-en.
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Et voici la seconde raison : si vous écartez les bavardages fascistes de Sorel, vous trouverez que Fanon est le premier depuis Engels à remettre en lumière l'accoucheuse de l'histoire.
Et n'allez pas croire qu'un sang trop vif ou que des malheurs d'enfance lui aient donné pour la violence je ne sais quel goût singulier : il se fait l'interprète de la situation, rien de plus. Mais cela suffit pour qu'il constitue, étape par étape, la dialectique que l'hypocrisie libérale vous cache et qui nous a produits tout autant que lui.
Au siècle dernier, la bourgeoisie tient les ouvriers pour des envieux, déréglés par de grossiers appétits, mais elle prend soin d'inclure ces grands brutaux dans notre espèce : à moins d'être hommes et libres, comment pourraient-ils vendre librement leur force de travail. En France, en Angleterre, l'humanisme se pré- tend universel.
Avec le travail forcé, c'est tout le contraire : pas de contrat ; en plus de ça, il faut intimider ; donc l'oppression se montre. Nos soldats, outre-mer, repoussant l'universalisme métropolitain, appliquent au genre humain le numerus clausus : puisque nul ne peut sans crime dépouiller son semblable, l'asservir ou le tuer, ils posent en principe que le colonisé n'est pas le semblable de l'homme. Notre force de frappe a reçu mission de changer cette abstraite certitude en réalité : ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue. Dénourris, malades, s'ils résistent encore la peur terminera le job : on braque sur le paysan des fusils ; viennent des civils qui s'installent sur sa terre et le contraignent par la cravache à la cultiver pour eux. S'il résiste, les soldats tirent, c'est un homme mort ; s'il cède, il se dégrade, ce n'est plus un homme ; la honte et la crainte vont fissurer son caractère, désintégrer sa personne. L'affaire est menée tambour battant, par des experts : ce n'est pas d'aujourd'hui que datent les “ services psychologiques ”. Ni le lavage de cerveau. Et pourtant, malgré tant d'efforts, le but n'est atteint nulle part : au Congo, où l'on coupait les mains des nègres, pas plus qu'en Angola où, tout récemment, on trouait les lèvres des mécontents pour les fermer par des cadenas. Et je ne prétends pas qu'il soit impossible de changer un homme en bête : je dis qu'on n'y par- vient pas sans l'affaiblir considérablement ; les coups ne suffi- sent jamais, il faut forcer sur la dénutrition. C'est l'ennui, avec la servitude : quand on domestique un membre de notre espèce, on diminue son rendement et, si peu qu'on lui donne, un homme de basse-cour finit par coûter plus qu'il ne rapporte. Par cette raison les colons sont obligés d'arrêter le dressage à la mi- temps : le résultat, ni homme ni bête, c'est l'indigène. Battu, sous-alimenté, malade, apeuré, mais jusqu'à un certain point seulement, il a, jaune, noir ou blanc, toujours les mêmes traits de caractère : c'est un paresseux, sournois et voleur, qui vit de rien et ne connaît que la force.
Pauvre colon : voilà sa contradiction mise à nu. Il devrait, comme fait, dit-on, le génie, tuer ceux qu'il pille. Or cela n'est pas possible : ne faut-il pas aussi qu'il les exploite ? Faute de pousser le massacre jusqu'au génocide, et la servitude jusqu'à l'abêtissement, il perd les pédales, l'opération se renverse, une implacable logique la mènera jusqu'à la décolonisation.
Pas tout de suite. D'abord l'Européen règne : il a déjà perdu mais ne s'en aperçoit pas ; il ne sait pas encore que les indigènes sont de faux indigènes : il leur fait du mal, à l'entendre, pour détruire ou pour refouler le mal qu'ils ont en eux ; au bout de trois générations, leurs pernicieux instincts ne renaîtront plus.
Quels instincts ? Ceux qui poussent les esclaves à massacrer le maître ? Comment n'y reconnaît-il pas sa propre cruauté retour- née contre lui ? La sauvagerie de ces paysans opprimés, comment n'y retrouve-t-il pas sa sauvagerie de colon qu'ils ont absorbée par tous les pores et dont ils ne se guérissent pas ? La raison est simple : ce personnage impérieux, affolé par sa toute- puissance et par la peur de la perdre, ne se rappelle plus très bien qu'il a été un homme : il se prend pour une cravache ou pour un fusil ; il en est venu à croire que la domestication des “ races inférieures ” s'obtient par le conditionnement de leurs réflexes.
Il néglige la mémoire humaine, les souvenirs ineffaçables ; et puis, surtout, il y a ceci qu'il n'a peut-être jamais su : nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu'on a fait de nous. Trois générations ? Dès la seconde, à peine ouvraient-ils les yeux, les fils ont vu battre leurs pères. En termes de psychiatrie, les voilà “ traumatisés ”.
Pour la vie. Mais ces agressions sans cesse renouvelées, loin de les porter à se soumettre, les jettent dans une contradiction insupportable dont l'Européen, tôt ou tard, fera les frais. Après cela, qu'on les dresse à leur tour, qu'on leur apprenne la honte, la douleur et la faim : on ne suscitera dans leurs corps qu'une rage volcanique dont la puissance est égale à celle de la pression qui s'exerce sur eux. Ils ne connaissent, disiez-vous, que la force ? Bien sûr ; d'abord ce ne sera que celle du colon et, bien- tôt, que la leur, cela veut dire : la même rejaillissant sur nous comme notre reflet vient du fond d'un miroir à notre rencontre.
Ne vous y trompez pas ; par cette folle rogne, par cette bile et ce fiel, par leur désir permanent de nous tuer, par la contracture permanente de muscles puissants qui ont peur de se dénouer, ils sont hommes : par le colon, qui les veut hommes de peine, et contre lui. Aveugle encore, abstraite, la haine est leur seul trésor : le Maître la provoque parce qu'il cherche à les abêtir, il échoue à la briser parce que ses intérêts l'arrêtent à mi-chemin ; ainsi les faux indigènes sont humains encore, par la puissance et l'impuissance de l'oppresseur qui se transforment, chez eux, en un refus entêté de la condition animale. Pour le reste on a com- pris ; ils sont paresseux, bien sûr : c'est du sabotage. Sournois, voleurs : parbleu ; leurs menus larcins marquent le commencement d'une résistance encore inorganisée. Cela ne suffit pas : il en est qui s'affirment en se jetant à mains nues contre les fusils ; ce sont leurs héros ; et d'autres se font hommes en assassinant des Européens. On les abat : brigands et martyrs, leur supplice exalte les masses terrifiées.
Terrifiées, oui : en ce nouveau moment, l'agression coloniale s'intériorise en Terreur chez les colonisés. Par là je n'entends pas seulement la crainte qu'ils éprouvent devant nos inépuisables moyens de répression mais aussi celle que leur inspire leur propre fureur. Ils sont coincés entre nos armes qui les visent et ces effrayantes pulsions, ces désirs de meurtre qui montent du fond des cœurs et qu'ils ne reconnaissent pas toujours : car ce n'est pas d'abord leur violence, c'est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire ; et le premier mouvement de ces opprimés est d'enfouir profondément cette inavouable colère que leur morale et la nôtre réprouvent et qui n'est pourtant que le dernier réduit de leur humanité. Lisez Fanon : vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l'inconscient collectif des colonisés.
Cette furie contenue, faute d'éclater, tourne en rond et ravage les opprimés eux-mêmes. Pour s'en libérer, ils en viennent à se massacrer entre eux : les tribus se battent les unes contre les autres faute de pouvoir affronter l'ennemi véritable - et vous pouvez compter sur la politique coloniale pour entretenir leurs rivalités ; le frère, levant le couteau contre son frère, croit détruire, une fois pour toutes, l'image détestée de leur avilissement commun. Mais ces victimes expiatoires n'apaisent pas leur soif de sang ; ils ne s'empêcheront de marcher contre les mitrailleuses qu'en se faisant nos complices : cette déshumanisation qu'ils repoussent, ils vont de leur propre chef en accélérer les progrès. Sous les yeux amusés du colon, ils se prémuniront contre eux-mêmes par des barrières surnaturelles, tantôt ranimant de vieux mythes terribles, tantôt se ligotant par des rites méticuleux : ainsi l'obsédé fuit son exigence profonde en s'infligeant des manies qui le requièrent à chaque instant. Ils dansent : ça les occupe ; ça dénoue leurs muscles douloureusement contractés et puis la danse mime en secret, souvent à leur insu, le Non qu'ils ne peuvent dire, les meurtres qu'ils n'osent commettre. En certaines régions ils usent de ce dernier recours : la possession. Ce qui était autrefois le fait religieux dans sa simplicité, une certaine communication du fidèle avec le sacré, ils en font une arme contre le désespoir et l'humiliation : les zars, les loas, les Saints de la Sainterie descendent en eux, gouvernent leur violence et la gaspillent en transes jusqu'à l'épuisement. En même temps ces hauts personnages les protègent : cela veut dire que les colonisés se défendent de l'aliénation coloniale en renchérissant sur l'aliénation religieuse. Avec cet unique résultat, au bout du compte, qu'ils cumulent les deux aliénations et que chacune se renforce par l'autre. Ainsi, dans certaines psychoses, las d'être insultés tous les jours, les hallucinés s'avisent un beau matin d'entendre une voix d'ange qui les complimente ; les quolibets ne cessent pas pour autant : désormais ils alternent avec la félicitation. C'est une défense et c'est la fin de leur aventure : la personne est dissociée, le malade s'achemine vers la démence. Ajoutez, pour quelques malheureux rigoureusement sélectionnés, cette autre possession dont j'ai parlé plus haut : la culture occidentale. À leur place, direz-vous, j'aimerais encore mieux mes zars que l'Acropole. Bon : vous avez compris. Pas tout à fait cependant car vous n'êtes pas à leur place. Pas encore. Sinon vous sauriez qu'ils ne peuvent pas choisir : ils cumulent. Deux mondes, ça fait deux possessions : on danse toute la nuit, à l'aube on se presse dans les églises pour entendre la messe ; de jour en jour la fêlure s'accroît. Notre ennemi trahit ses frères et se fait notre complice ; ses frères en font autant. L'indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement.
Réclamer et renier, tout à la fois, la condition humaine : la contradiction est explosive. Aussi bien explose-t-elle, vous le savez comme moi. Et nous vivons au temps de la déflagration : que la montée des naissances accroisse la disette, que les nouveaux venus aient à redouter de vivre un peu plus que de mourir, le torrent de la violence emporte toutes les barrières. En Algérie, en Angola, on massacre à vue les Européens. C'est le moment du boomerang, le troisième temps de la violence : elle revient sur nous, elle nous frappe et, pas plus que les autres fois, nous ne comprenons que c'est le nôtre. Les “ libéraux ” restent hébétés : ils reconnaissent que nous n'étions pas assez polis avec les indigènes, qu'il eût été plus juste et plus prudent de leur accorder certains droits dans la mesure du possible ; Ils ne demandaient pas mieux que de les admettre par fournées et sans parrain dans ce club si fermé, notre espèce : et voici que ce déchaînement barbare et fou ne les épargne pas plus que les mauvais colons. La gauche métropolitaine est gênée : elle connaît le véritable sort des indigènes, l'oppression sans merci dont ils font l'objet, elle ne condamne pas leur révolte, sachant que nous avons tout fait pour la provoquer. Mais tout de même, pense-t-elle, il y a des limites : ces guérilleros devraient tenir à cœur de se montrer chevaleresques ; ce serait le meilleur moyen de prouver qu'ils sont des hommes. Parfois elle les gourmande : “ Vous allez trop fort, nous ne vous soutiendrons plus. ” Ils s'en foutent : pour ce que vaut le soutien qu'elle leur accorde, elle peut tout aussi bien se le mettre au cul. Dès que leur guerre a commencé, ils ont aperçu cette vérité rigoureuse : nous nous valons tous tant que nous sommes, nous avons tous profité d'eux, ils n'ont rien à prouver. Us ne feront de traitement de faveur à personne. Un seul devoir, un seul objectif : chasser le colonialisme par tous les moyens. Et les plus avisés d'entre nous seraient, à la rigueur, prêts à l'admettre mais Us ne peuvent s'empêcher de voir dans cette épreuve de force le moyen tout inhumain que des sous-hommes ont pris pour se faire octroyer une charte d'humanité : qu'on l'accorde au plus vite el qu'Us tâchent alors, par des entreprises pacifiques, de la mériter Nos belles âmes sont racistes.
Elles auront profit à lire Fanon ; cette violence irrépressible il le montre parfaitement, n'est pas une absurde tempête ni la résurrection d'instincts sauvages ni même un effet du ressentiment : c'est l'homme lui-même se recomposant. Cette vérité, nous l'avons sue, je crois, et nous l'avons oubliée : les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c'est la violence qui peut seule les détruire. Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se connaît dans la mesure même où il se fait ; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la barbarie ; mais elle procède par elle-même à l'émancipation progressive du combattant, elle liquide en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres coloniales. Dès qu'elle commence, elle est sans merci. Il faut rester terrifié ou devenir terrible ; cela veut dire : s'abandonner aux dissociations d'une vie truquée ou conquérir l'unité natale. Quand les paysans touchent des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits sont un à un renversés : l'arme d'un combattant, c'est son humanité.
Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. Dans cet instant la Nation ne s'éloigne pas de lui : on la trouve où il va, où il est - jamais plus loin, elle se confond avec sa liberté. Mais, après la première surprise, l'armée coloniale réagit : il faut s'unir ou se faire massacrer. Les discordes tribales s'atténuent, tendent à disparaître : d'abord parce qu'elles mettent en danger la Révolution, et plus profondément parce qu'elles n'avaient d'autre office que de dériver la violence vers de faux ennemis.
Quand elles demeurent - comme au Congo -, c'est qu'elles sont entretenues par les agents du colonialisme. La Nation se met en marche : pour chaque frère elle est partout où d'autres frères combattent. Leur amour fraternel est l'envers de la haine qu'ils vous portent : frères en ceci que chacun d'eux a tué, peut, d'un instant à l'autre, avoir tué. Fanon montre à ses lecteurs les limites de la “ spontanéité ”, la nécessité et les dangers de “ l'organisation ”. Mais, quelle que soit l'immensité de la tâche, à chaque développement de l'entreprise la conscience révolutionnaire s'approfondit. Les derniers complexes s'envolent : qu'on vienne un peu nous parler du “ complexe de dépendance ” chez le soldat de l'ALN. Libéré de ses œillères, le paysan prend connaissance de ses besoins : ils le tuaient mais il tentait de les ignorer ; il les découvre comme des exigences infinies. En cette violence populaire - pour tenir cinq ans, huit ans comme ont fait les Algériens, les nécessités militaires, sociales et politiques ne se peuvent distinguer. La guerre - ne fût-ce qu'en posant la question du commandement et des responsabilités - institue de nouvelles structures qui seront les premières institutions de la paix. Voici donc l'homme instauré jusque dans des traditions nouvelles, filles futures d'un horrible présent, le voici légitimé par un droit qui va naître, qui naît chaque jour au feu : avec le dernier colon tué, rembarqué ou assimilé, l'espèce minoritaire disparaît, cédant la place à la fraternité socialiste. Et ce n'est pas encore assez : ce combattant brûle les étapes ; vous pensez bien qu'il ne risque pas sa peau pour se retrouver au niveau du vieil homme “ métropolitain ”. Voyez sa patience : peut-être rêve-t-il quelquefois d'un nouveau Dien-Bien-Phu ; mais croyez qu'il n'y compte pas vraiment : c'est un gueux luttant, dans sa misère, contre des riches puissamment armés. En attendant les victoires décisives et, souvent, sans rien attendre, il travaille ses adversaires à l'écœurement. Cela n'ira pas sans d'effroyables pertes ; l'armée coloniale devient féroce : quadrillages, ratissages, regroupements, expéditions punitives ; on massacre les femmes et les enfants. Il le sait : cet homme neuf commence sa vie d'homme par la fin ; il se tient pour un mort en puissance, n sera tué : ce n'est pas seulement qu'il en accepte le risque, c'est qu'il en a la certitude ; ce mort en puissance a perdu sa femme, ses fils ; il a vu tant d'agonies qu'il veut vaincre plutôt que survivre ; d'autres profiteront de la victoire, pas lui : il est trop las. Mais cette fatigue du cœur est à l'origine d'un incroyable courage.
Nous trouvons notre humanité en deçà de la mort et du désespoir, il la trouve au-delà des supplices et de la mort. Nous avons été les semeurs de vent ; la tempête, c'est lui. Fils de la violence, il puise en elle à chaque instant son humanité : nous étions hommes à ses dépens, il se fait homme aux nôtres. Un autre homme : de meilleure qualité.
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Ici Fanon s'arrête. Il a montré la route : porte-parole des combattants, il a réclamé l'union, l'unité du continent africain contre toutes les discordes et tous les particularismes. Son but est atteint. S'il voulait décrire intégralement le fait historique de la décolonisation, il lui faudrait parler de nous : ce qui n'est certes pas son propos. Mais, quand nous avons fermé le livre, il se poursuit en nous, malgré son auteur : car nous éprouvons la force des peuples en révolution et nous y répondons par la force.
Il y a donc un nouveau moment de la violence et c'est à nous, cette fois, qu'il faut revenir car elle est en train de nous changer dans la mesure où le faux indigène se change à travers elle. À chacun de mener ses réflexions comme il veut. Pourvu toutefois qu'il réfléchisse : dans l'Europe d'aujourd'hui, tout étourdie par les coups qu'on lui porte, en France, en Belgique, en Angleterre, le moindre divertissement de la pensée est une complicité criminelle avec le colonialisme. Ce livre n'avait nul besoin d'une préface. D'autant moins qu'il ne s'adresse pas à nous. J'en ai fait une, cependant, pour mener jusqu'au bout la dialectique : nous aussi, gens de l'Europe, on nous décolonise : cela veut dire qu'on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu'il advient de nous.
Il faut affronter d'abord ce spectacle inattendu : le strip-tease de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau : ce n'était qu'une idéologie menteuse, l'exquise justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions. Ils ont bonne mine, les non-violents : ni victimes ni bourreaux !
Allons ! Si vous n'êtes pas victimes, quand le gouvernement que vous avez plébiscité, quand l'armée où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation ni remords, ont entrepris un “ génocide ”, vous êtes indubitablement des bourreaux. Et si vous choisissez d'être victimes, de risquer un jour ou deux de prison, vous choisissez simplement de tirer votre épingle du jeu. Vous ne 1'en tirerez pas : il faut qu'elle y reste jusqu'au bout. Comprenez enfin ceci : si la violence a commencé ce soir, si l'exploitation l'oppression n'ont jamais existé sur terre, peut-être la non-violence affichée peut apaiser la querelle. Mais si le régime tout entier et jusqu'à vos non-violentes pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu'à vous ranger du côté des oppresseurs.
Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l'or et les métaux puis le pétri des “ continents neufs ” et que nous les avons ramenés dans vieilles métropoles. Non sans d'excellents résultats : des pals des cathédrales, des capitales industrielles ; et puis quand crise menaçait, les marchés coloniaux étaient là pour l'amortir ou la détourner. L'Europe, gavée de richesses, accorda de jure l'humanité à tous ses habitants : un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l'exploitation coloniale. Ce continent gras et blême finit par donner de ce que Fanon nomme justement le “ narcissisme ”. Cocteau s’agaçait de Paris, “ cette ville qui parle tout le temps d'el même ”. Et l'Europe, que fait-elle d'autre ? Et ce monstre sureuropéen, l'Amérique du Nord ? Quel bavardage : liberté égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits, libéraux tendres - des néo-colonialistes, en somme - se prétendaient choqués par cette inconséquence ; erreur ou mauvaise foi : ri de plus conséquent, chez nous, qu'un humanisme raciste puisque l'Européen n'a pu se faire homme qu'en fabriquant des esclaves et des monstres. Tant qu'il y eut un indigénat, ce imposture ne fut pas démasquée ; on trouvait dans le genre humain une abstraite postulation d'universalité qui servait couvrir des pratiques plus réalistes : il y avait, de l'autre côté c mers, une race de sous-hommes qui, grâce à nous, dans mi ans peut-être, accéderait à notre état. Bref on confondait genre avec l'élite. Aujourd'hui l'indigène révèle sa vérité ; du coup, notre club si fermé révèle sa faiblesse : ce n'était ni plus ni moins qu'une minorité. Il y a pis : puisque les autres se font hommes contre nous, il apparaît que nous sommes les ennemis du genre humain ; l'élite révèle sa vraie nature : un gang. Nos chères valeurs perdent leurs ailes ; à les regarder de près, on n'en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang. S'il vous faut un exemple, rappelez-vous ces grands mots : que c'est généreux, la France. Généreux, nous ? Et Sétif ? Et ces huit années de guerre féroce qui ont coûté la vie à plus d'un million d'Algériens ? Et la gégène. Mais comprenez bien qu'on ne nous reproche pas d'avoir trahi je ne sais quelle mission : pour la bonne raison que nous n'en avions aucune. C'est la générosité même qui est en cause ; ce beau mot chantant n'a qu'un sens : statut octroyé.
Pour les hommes d'en face, neufs et délivrés, personne n'a le pouvoir ni le privilège de rien donner à personne. Chacun a tous les droits. Sur tous ; et notre espèce, lorsqu'un jour elle se sera faite, ne se définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme l'unité infinie de leurs réciprocités. Je m'arrête ; vous finirez le travail sans peine ; il suffit de regarder en face, pour la première et pour la dernière fois, nos aristocratiques ver- tus : elles crèvent ; comment survivraient-elles à l'aristocratie de sous-hommes qui les a engendrées. Il y a quelques années, un commentateur bourgeois - et colonialiste - pour défendre l'Occident n'a trouvé que ceci : “ Nous ne sommes pas des anges. Mais nous, du moins, nous avons des remords. ” Quel aveu ! Autrefois notre continent avait d'autres flotteurs : le Parthénon, Chartres, les Droits de l'homme, la svastika. On sait à présent ce qu'ils valent : et l'on ne prétend plus nous sauver du naufrage que par le sentiment très chrétien de notre culpabilité.
C'est la fin, comme vous voyez : l'Europe fait eau de toute part.
Que s'est-il donc passé ? Ceci, tout simplement, que nous étions les sujets de l'histoire et que nous en sommes à présent les objets. Le rapport des forces s'est renversé, la décolonisation est en cours ; tout ce que nos mercenaires peuvent tenter c'est d'en retarder l'achèvement.
Encore faut-il que les vieilles “ métropoles ” y mettent le paquet, qu'elles engagent dans une bataille d'avance perdue toutes leurs forces. Cette vieille brutalité coloniale qui a fait la gloire douteuse des Bugeaud, nous la retrouvons, à la fin de l'aventure, décuplée, insuffisante. On envoie le contingent en Algérie, il s'y maintient depuis sept ans sans résultat La violence a changé de sens ; victorieux nous l'exercions sans qu'elle parût nous altérer : elle décomposait les autres et nous, les hommes, notre humanisme restait intact ; unis par le profit, les métropolitains baptisaient fraternité, amour, la communauté de leurs crimes ; aujourd'hui la même, partout bloquée, revient sur nous à travers nos soldats, s'intériorise et nous possède.
L'involution commence : le colonisé se recompose et nous, ultras et libéraux, colons et “ métropolitains ”. nous nous décomposons. Déjà la rage et la peur sont nues : elles se montrent à découvert dans les “ ratonnades ” d'Alger. Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque, pas même le tam-tam : les klaxons rythment “ Algérie française ” pendant que les Européens font brûler vifs des Musulmans. Il n'y a pas si longtemps. Fanon le rappelle, des psychiatres en congrès s'affligeaient de la criminalité indigène : ces gens-là s'entre-tuent, disaient-ils, cela n'est pas normal ; le cortex de l'Algérien doit être sous-développé. En Afrique centrale d'autres ont établi que “ l'Africain utilise très peu ses lobes frontaux ”. Ces savants auraient intérêt aujourd'hui à poursuivre leur enquête en Europe et particulièrement chez les Français.
Car nous aussi, depuis quelques années, nous devons être atteints de paresse frontale : les patriotes assassinent un peu leurs compatriotes ; en cas d'absence, ils font sauter leur concierge et leur maison. Ce n'est qu'un début : la guerre civile est prévue pour l'automne ou pour le prochain printemps. Nos lobes pourtant semblent en parfait état : ne serait-ce pas plutôt que, faute de pouvoir écraser l'indigène, la violence revient sur soi, s'accumule au fond de nous et cherche une issue ? L'union du peuple algérien produit la désunion du peuple français : sur tout le territoire de l'ex-métropole, les tribus dansent et se préparent au combat. La terreur a quitté l'Afrique pour s'installer ici : car il y a des furieux tout bonnement, qui veulent nous faire payer de notre sang la honte d'avoir été battus par l'indigène et puis il y a les autres, tous les autres, aussi coupables - après Bizerte, après les lynchages de septembre, qui donc est descendu dans la rue pour dire : assez ? - mais plus rassis : les libéraux, les durs de durs de la gauche molle. En eux aussi la fièvre monte. Et la hargne. Mais quelle frousse ! Ils se masquent leur rage par des mythes, par des rites compliqués ; pour retarder le règlement de comptes final et l'heure de la vérité, ils ont mis à notre tête un Grand Sorcier dont l'office est de nous maintenir à tout prix dans l'obscurité. Rien n'y fait ; proclamée par les uns, refoulée par les autres, la violence tourne en rond : un jour elle explose à Metz, le lendemain à Bordeaux ; elle a passé par ici, elle passera par là, c'est le jeu du furet. À notre tour, pas à pas, nous faisons le chemin qui mène à l'indigénat. Mais pour devenir indigènes tout à fait, il faudrait que notre sol fût occupé par les anciens colonisés et que nous crevions de faim. Ce ne sera pas : non, c'est le colonialisme déchu qui nous possède, c'est lui qui nous chevauchera bientôt, gâteux et superbe ; le voilà, notre zar, notre loa. Et vous vous persuaderez en lisant le dernier chapitre de Fanon, qu'il vaut mieux être un indigène au pire moment de la misère qu'un ci-devant colon. Il n'est pas bon qu'un fonctionnaire de la police soit obligé de torturer dix heures par jour : à ce train-là, ses nerfs vont craquer à moins qu'on n'interdise aux bourreaux, dans leur propre intérêt, de faire des heures supplémentaires. Quand on veut protéger par la rigueur des lois le moral de la Nation et de l'Armée, il n'est pas bon que celle-ci démoralise systématiquement celle-là. Ni qu'un pays de tradition républicaine confie, par centaines de milliers, ses jeunes gens à des officiers putschistes, n n'est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n'est vraiment pas bon que vous n'en souffliez mot à personne, pas même à votre âme par crainte d'a- voir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. Et vainement : aujourd'hui, l'aveuglant soleil de la torture est au zénith, il éclaire tout le pays ; sous cette lumière, il n'y a plus un rire qui sonne juste, plus un visage qui ne se farde pour masquer la colère ou la peur, plus un acte qui ne trahisse nos dégoûts et nos complicités. Il suffit aujourd'hui que deux Français se rencontrent pour qu'il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un...
La France, autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d'une névrose.
Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. Aujourd'hui, nous sommes enchaînés, humiliés, malades de peur : au plus bas. Heureusement cela ne suffit pas encore à l'aristocratie colonialiste : elle ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu'elle n'ait achevé d'abord de coloniser les Français. Nous reculons chaque jour devant la bagarre mais soyez sûrs que nous ne l'éviterons pas : ils en ont besoin, les tueurs ; ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas.
Ainsi finira le temps des sorciers et des fétiches : il faudra vous battre ou pourrir dans les camps. C'est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre mais n'osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n'ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l'homme. Le temps s'approche, j'en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font.
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JEAN-PAUL SARTRE septembre 1961
Commandant Azzedine Zerari FRANTZ FANON, NOTRE FRERE. PAR LE COMMANDANT AZZEDINE ZERARI.
J’ai entendu parler pour la première fois de Frantz Fanon en 1956. Je venais d’être blessé pour la deuxième fois à Djebahia, dans la région de Lakhdaria (ex-Palestro), en Wilaya IV. Transféré par l’organisation à Alger, j’ai été soigné admirablement par Claudine et Pierre Chaulet, qui militaient déjà au sein du FLN. Mon genou me faisait encore souffrir, le colonel Ouamrane m’avait proposé de me rendre à Blida en ajoutant : « Il y a là-bas, à l’hôpital psychiatrique, un frère médecin venu de Martinique qui nous a signifiés sa totale disponibilité pour la Révolution. Il est même prêt à installer un poste de commandement à l’intérieur de l’hôpital. J’ai refusé pour des raisons d’ordre militaire ». Je tiens à dire qu’à l’époque, la présence de Frantz Fanon à nos côtés me paraissait toute naturelle. En effet, les services d’information de la Wilaya IV parlaient déjà de la lutte armée du peuple kényan, des patriotes camerounais organisés au sein de l’UPC, sous la direction du légendaire Um Niobè et du combat de nos compagnons d’armes de l’ANC, qui menaient une lutte multiforme, ô combien difficile. Par ailleurs, dans nos appels aux frères africains enrôlés contre leur gré dans l’armée colonialiste, nous leur demandions de prendre conscience que notre lutte était la leur et de rejoindre nos rangs pour participer concrètement au démantèlement du colonialisme. En tant que responsable d’un commando, il m’arrivait d’expliquer aux djounoud que notre lutte dépassait les frontières de l’Algérie, que nous étions à l’avant-garde d’une lutte plus générale pour la libération des hommes et des femmes du tiers-monde et singulièrement de notre continent. Dans mes discussions avec des maquisards, j’avais entendu parler de cette région des Caraïbes où est née Frantz Fanon en 1925, date de la création de l’Etoile nord-africaine, d’où seront issus le PPA, l’OS (l’organisation paramilitaire) et enfin le FLN/ALN.
Cette région a connu l’esclavage, l’exploitation et le racisme, et fourni des militants et des intellectuels qui, par leur engagement et leurs écrits, ont enrichi le combat anti-impérialiste. Je me rappelle qu’un jeune étudiant de mon commando m’avait expliqué que lorsqu’un esclave avait fui une plantation et qu’il était rattrapé, on lui coupait les jarrets. Je savais aussi que beaucoup d’insurgés et de patriotes algériens vaincus en 1871 avaient été déportés dans cette région des Caraïbes. J’ignorais à l’époque que j’aurais un jour le privilège de rencontrer, quelques années plus tard, Frantz Fanon, qui deviendra très vite un ami, un frère. En tant que chef d’unité de l’ALN, je me rappelle que dans toutes ses réunions et directives, le conseil de la Wilaya IV insistait sur la nécessité d’une action pensée au service d’une pensée-action. Il rappelait constamment que notre objectif stratégique n’était pas la victoire militaire et que les conditions objectives ne permettaient pas de rééditer Diên Biên Phu. L’énorme potentiel militaire français soutenu sur le plan logistique par les puissances de l’OTAN, et sur les plans politique et diplomatique par l’ensemble des puissances colonialistes, ne nous permettait pas d’envisager un tel objectif. Nous avions choisi la guerre de guérilla, et ce, d’autant plus que nos bases-arrières ne pouvaient, hormis au niveau de la solidarité, être comparées à la Chine et à l’Union soviétique. Toutes les formes de lutte étaient utilisées sur toute l’étendue du territoire dans le cadre d’une guerre totale mobilisant toutes les énergies. Dans les montagnes, les unités de l’ALN menaient des opérations d’envergure et engageaient des batailles qui avaient un grand retentissement. Les actions des fidayine dans les villes, celles des moussebiline dans les plaines tendaient à créer un climat d’insécurité généralisé : détruire les infrastructures et affaiblir le potentiel économique. Cette tactique visait à empêcher la concentration de l’armée colonialiste dans un secteur donné. Le général de Gaulle mettra en œuvre tous les moyens humains et matériels pour réaliser cette concentration et procéder à des ratissages, suivis d’une implantation à long terme. C’est dans ce cadre que devait s’intensifier la guerre de génocide et la politique de terre brûlée. Les camps de concentration appelés pudiquement « camps de regroupement » devaient rassembler le cinquième de la population. Il s’agissait d’asphyxier l’ALN en la coupant du peuple. Du caractère inexpugnable de longue durée de la guerre de guérilla, de l’immensité des sacrifices à consentir, du principe du compter sur soi et de la portée internationale de notre combat, le FLN était conscient et l’avait, du reste, affirmé dans sa proclamation du 1er Novembre 1954. Pour nous, combattants de l’ALN, chaque action militaire avait son prolongement dans l’action politique, aucune ne pouvant se dissocier de l’autre dans le cadre d’une mobilisation permanente de tous les Algériens où qu’ils se trouvent. La Fédération de France a porté le combat en territoire ennemi et l’émigration a pu ainsi fournir près de la moitié de notre budget de guerre. De toutes ces caractéristiques de notre lutte, Fanon était profondément imprégné. Il y trouvera matière à réflexion dans le cadre d’un engagement fondamental. L’intellectuel et le militant comprendra et justifiera le bien-fondé de la violence anticolonialiste comme facteur de libération des peuples colonisés. Après avoir suivi de façon attentive, passionnée et engagée notre lutte armée à l’intérieur du territoire national, Fanon devait, sur décision du CCE, rejoindre Tunis où il déploiera une activité inlassable. Il fera partie du collectif chargé de la rédaction et de l’édition de l’organe national El Moudjahid. Il consacrera également une bonne partie de son temps à soigner les Tunisiens et ses compagnons d’armes.
Je rencontrai Fanon à ma sortie du maquis en 1959. Membre de l’état-major général, je profitais de mes missions à Tunis pour rendre visite à mes amis, Frantz Fanon et Omar Oussedik, qui étaient voisins de palier. La maison des Fanon était constamment ouverte. La chaleureuse hospitalité de Josie Fanon faisait de ce foyer un lieu de rencontres et de discussions toujours approfondies, passionnées et passionnantes. Je dois beaucoup à mon ami Frantz Fanon. Il voulait tout savoir sur la lutte armée, les méthodes organisationnelles du FLN/ALN, les transformations des mentalités, les origines sociales des combattants et de l’encadrement, les rapports entre le peuple et l’ALN, les préoccupations des assemblées du peuple. Qu’il me soit permis d’évoquer certains débats qui éclairent son concept de la violence. Pour nous, combattants de l’ALN, il s’agissait là d’une idée-force. Je garde au fond de ma mémoire le souvenir de ces fortes paroles que le commandant Si Lakhdar, tombé au champ d’honneur, aimait à répéter aux combattants : « Si nous voulons exister, il faut que le colonialisme n’existe plus ». Certains soirs, du haut d’une crête surplombant la riche Mitidja inondée de lumières vives, il m’arrivait d’entendre de rudes combattants du commando Ali Khodja s’exclamer : « Demain, nous récupérerons toutes ces terres qui nous ont été spoliées ! ». En fait, nous étions au cœur de la revendication première des paysans en armes. Et ceci nous ramène au processus de violence décrit par Fanon entre colonisé et colonialiste. A Tunis, j’avais, au cours de ces échanges enrichissants, le sentiment que tous les faits vécus, toutes nos expériences dans la lutte armée, trouvaient un aboutissement au niveau de la réflexion. Frantz Fanon fut tout naturellement désigné pour représenter la révolution algérienne en Afrique avec mon ami Omar Oussedik, au Congo, en Ethiopie, au Ghana, au Liberia, en Guinée et au Mali. Il popularisait, avec vigueur et intelligence, notre lutte et renforçait nos alliances auprès des peuples frères d’Afrique. Cette action auprès des dirigeants et du peuple maliens, qui ne nous ont pas ménagé leur solidarité, permit l’ouverture, en 1960, d’un nouveau front dans le Sud. La Guinée a fourni des armes à ce front. Fanon a joué un rôle non négligeable dans l’envoi d’armes soviétiques destinées au front ouest, grâce au soutien actif du président Sékou Touré. A chacun de ses retours à Tunis et après avoir rendu compte aux dirigeants de la Révolution de sa mission, il était pressé de rejoindre l’ALN sur les frontières. Ses conférences étaient suivies avec une attention soutenue. Fanon n’éludait aucune question, nous expliquait les bouleversements historiques survenues dans notre continent. Il disait : « Un colonisé avec un fusil à la main se transforme. Il ressent pleinement sa dignité d’homme et n’accepte plus de la perdre. La violence est culturelle car elle transforme un homme à genoux pour en faire un homme libre. C’est en ce sens que face à la violence colonialiste, qui entend perpétuer toutes les formes d’exploitation, la violence du colonisé est salvatrice. La violence du colonisé ne vise pas la revanche mais entend créer une société généreuse et égalitaire. Notre combat est celui de tous les peuples épris de liberté, de justice. En Afrique du Sud, au Cameroun, au Kenya, des hommes se battent comme nous. Ailleurs par l’action politique ou les luttes sociales, lorsque les conditions objectives leur permettent d’éviter les effusions de sang. D’autres hommes visent des objectifs identiques aux nôtres. Notre champ d’action à tous est la destruction du colonialisme et du néocolonialisme. Nous chérissons la paix, mais une paix sans liberté constitue un terrain de prédilection pour l’exercice sans frein et multiforme de la violence colonialiste ou néocolonialiste ».
Frantz Fanon devait écrire une partie des Damnés de la terre au sein de l’ALN alors qu’il était rongé par une mortifère la leucémie. Il savait, nous savions, qu’il pouvait prolonger sa vie par le repos. Malgré toutes notre sollicitude et nos exhortations pour qu’il épargne sa santé, il choisit de terminer l’œuvre fondatrice dans laquelle se retrouvent ses grandes idées anticipatrices. Sa mort fut pour tous un choc irréparable. L’ALN l’enterra, selon ses dernières volontés, sur le sol national. La population du village Aïn Karma où repose Frantz Fanon s’est opposée au transfert de ses cendres au Carré des Martyrs à Alger, car elle entend le garder auprès d’elle pour fleurir sa tombe, et transmettre aux jeunes générations son message incorruptible d’humanisme et les idéaux légués par une révolution authentiquement populaire.
Je suis vos détritus, vos tics, vos manies, les tessons de la soif aux recoins du désastre, vos parfums vétustes où se brise le ciel, ce mur où s'écrasent vos souvenirs d'enfance. Je suis votre mariole, votre guignol, votre mime. Je suis votre bafouille à la trouille de la honte, l'amertume de la rouille sur vos chaînes dorées. Je suis votre fantôme où s'use la lumière, la sève et le silence entre la page et l'arbre. Je suis l'hémorragie des remords sans reproche, une crasse d'ignorance, une ignorance crasse, une carapace d'arrogance délavée par la peur. Je suis l'apoplexie au moment du plaisir, cette varice amère à la place de l'âme. Je suis le vide au cœur de vos amis, comme un mort dans la tombe, comme un pas dans la neige, comme un trou dans la nuit, comme un cri sans personne, Je suis la bactérie fomentant la révolte, l'aliment de l'absence, la semence des cendres, votre chrysobéryl, votre schiste, vos schismes, un hiver aux joues creuses, un été sans soleil, un astre familier dans le repli des pierres, l'orgueil du borgne au pays des aveugles, cet amour de vivre crachant sur les cadavres, l'impossible à saisir, le juron des pavés, la braise du désir qui se meurt de froid. Je suis votre souffrance. Je suis votre malchance. Je suis parmi vos mots celui qu'on n'a pas dit, ce creux pesant du monde où le temps se fait mal et ramasse la nuit pour la jeter au loin. Je suis votre balafre, votre moignon, votre ombre, le négatif des rencontres, la dérive des heures. Je suis le squelette sous la chair de l'ennui, ce revenant qui tombe et ne veut pas se taire, la beauté mise à nu entre la rose et l'œil.
Je l'ai vue blanche la ville où l'homme devient oiseau où qu'il soit il ne perd pas la mer et le ciel toujours à la hauteur un coup d'ailes sur les jardins pentus l'arche et le pont sont des corps qui étendent des passerelles entre les morts et les vivants je monte et je descends je remonte encore je vois son ombre je la hèle la nuit sur l'autre trottoir elle a peur dans sa rue pressant le pas elle ne se retourne pas ses talons résonnent et vibrent dans le silence miroir où j'entends frémir les palmes les arcs dansent au cœur de l'automne sur la chaussée noire humectée de larmes le chœur des pleureuses crie sa douleur elles se déchirent le sein autour de la tombe pierre blanche coffre de terre qui enferme le corps du poète je suis venu te célébrer un an après ils se querellent autour de ta dépouille les paroles rassemblent tes reste et les emportent pour l'adhésion posthume pour toi j'ai exhumé un vieux poète qui chantait l'ivresse l'herbe dansait au pied de sa tombe un cep avait crû le poids des os avait écrasé les fruits le sang de la vigne s'était mêlé au sang du poète dans la coupe j'ai trempé le doigt j'ai inventé des ablutions pour errer dans la nuit je cours les tempes battent derrière l'interrogation j'ai espoir de lever un voile oh seulement un des mille voiles qui couvrent l'énigme le poète ancien avait dit les mots qui t'éclairent en un petit nombre de vers je les ai clamés devant les pleureuses dans la blancheur où l'homme se change oiseau survolant l'enceinte entre les coupoles et les tombes les femmes sortent leurs bras hors du voile l'olive entre les doigts elles sèment des graines de chènevis au creux du nombril entre les deux stèles quittant le kiosque dans le jardin des morts je marche avec mes compagnons du cru je m'étonne de l'humanité divisée désœuvrée dans les bas quartiers je dis aux amis je vois en cette race deux peuples parlant deux fonds de langues portant deux formes de costumes astiquant deux types de signes où sont les passerelles comment traverser entre les deux moitiés le gouffre béant sera comblé par le fracas des corp jetés selon le calcul et la cruauté qui traquent la portée des cadavres carcasses de fer blanc tordu les crânes seront les pavés de vos ponts l'autre peuple est chassé de vos cènes le gardien de la nuit me prévient il n'y aura pas de table commune ne rôdez pas près de la rade sous les arcades il y a ceux qui mordent laissant des traces de sang en pleine joue les deux peuples ne se parlent plus ils n'échangent plus dans le même alphabet chacun cache un couteau sous le manteau les ères se succèdent les fins se suivent les trappes s'ouvrent ils tuent la mémoire sans avoir le temps de découvrir qu'ils disparaissent maîtres et serfs les pasteurs occupent la ville bâtie par des aïeux dont les enfants étaient partis leur don échoue sur les récifs les formes chantent la gloire du site les ciseaux avaient taillé dans la barrière une tunique parée de lettres et de pierres le linge flotte dans les fenêtres le sang de la bête immolée est avalé par la bonde des baignoires les murs tremblent les ongles creusent peintures et crépis s'effritent le prurit atteint la chair du bâti. migrants des plateaux ils sont nombreux dans la ville qui tourne le dos à la mer en ouest je parviens à une gare d'Orien serait-ce Taormina ou Tolède au lieu de monter la ville descend la mer est la dernière marche à tous les degrés de l'échelle je rencontre la fin des tribus les pasteurs sont des lances mobiles foule solitaire patiente austère il s'en dégage un silence de cauchemar les pas sont bus par le goudron sous la halle le marché est maigre je n'ai pu tirer le fil de l'enfance les emblèmes des colons bâtisseurs recensent une abondance désormais couverte par une nappe de naphte le cavalier enturbanné brandit le sabre dont l'ombre coupe les seins de la République devant l'opéra hanté par les fantômes et la synagogue prédestinée à être mosquée coup d'ailes et je renoue avec l'oiseau de la première ville je frôle le bleu de la mer avant de revenir sur terre et survoler la caserne où siégea la légion recevant à ses vingt ans un sage allemand qui avait décrit le bordel et ses fugues apprenti infini qui parfait la vie je traverse le spectre de mon initiateur vers l'exil du nord il me révéla que le midi est déserté des dieux c'est un orphelin sans patrie qui mettait son cœur à sauver les siens dans le mystère de la pauvreté il leur donnait place dans le pays prolongé par le vaste désert je lui offre le partage et je répare son ignorance lui montrant la ville que porte le soufi comme Le Greco porte Tolède une ville qu'avivent les mots du poète qui y dort depuis mille ans un voyageur anglais dit dans le texte qu'elle n'est pas la dernière venue je la visite avec le spectre de mon aîné à côté d'un lac vide derrière le barrage la cascade est sans remou ni chute d'eau le froid n'a pas fixé la poussière j'ai restauré la saison avec les mots de mille ans qui irriguent les rues ces mots je les avais clamés à la mémoire de l'ami poète mots ramassés sur la hauteur blanche face à la ville blessée saignée détruite conservant des pierres arrachées à l'ancien labyrinthe palpitant grâce aux mots qui brûlent la bouche de l'illustre mort et qu'entendent les patios rescapés la nuit le silence l'errance la question l'ivresse l'esseulement tels sont les mots de la veille vestiges millénaires perlant sur la peau de la gazelle nourrice du poète qui les proférait toutes les nuits dans la caverne il allait à sa mamelle étancher sa soif après un jour studieux en ville un soir elle s'est détournée de lui elle l'a même chargé de ses cornes frêles comme par distraction il avait gardé en poche les pièces d'une offrande alors gazelle le bouda l'agressa elle ne lui avait pas tendu le pis avant qu'il eût jeté l'obole au-delà du porche après les marches un patio parfait m'offre une page bleue j'y appose des lettres vertes qui m'ouvrent une salle blanche portant une robe aux franges violines leur dentelle m'égare une toile d'araignée avale les cinq horloges de carton les barres de néon les lustres toc les exaltés qui en tirent fierté sont les malades du siècle courroux et rire secoueraient le dieu au nom duquel ils jugent et tuent il les expulserait du temple dont ils ont usurpé la régence et les enfermerait dans des garages ou dans des halls de gare clos sur leur malsaine odeur affublés d'insignes origines des cohortes d'orphelins sortent de tous les pores de cette terre il me serait pénible de trancher tes bouts en coupant les lignes qui tailladent ta pau pays qu'une de tes langues étrangères nomme les îles archipel de comptoirs endigue tes vagues recense tes fossiles élargis l'intervalle contre tes haltes dans tes césures accueille tous les tien accorde-leur la sérénité du dehors alors ils retrouveront l'innocence entre fils et filles entre pères et mères ils entendront la musique du monde.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj ou es-tu ? Je vis sous les pierres Une prison porte le nom De mon frère Kheireddine Amir el bahr de Metiline
Je suis entouré de gendarmes De soldats, de casernes A ma porte coulent des larmes Dans cette prison il y a mes frères Dans cette prison il y a mes soeurs Djamila, Bittat et Guerroudj Faut-il se taire, il y a mon coeur
Baba Aroudj libéra Alger de la menace espagnole en 1516. Son frère Kheireddine fonda la Régence d'Alger. Les chrétiens le surnomèrent Barberousse. Les Français donnèrent ce surnom à la prison centrale d'alger que les algèriens appelent Serkadji.
ba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? Chômeur nourri de cacahouètes Ivrogne coutois Je regarde d'Orléans Caracoler dos au mâle Depuis des ans Menaces au bout de l'épée A ses pieds la nuit Longuement je me receuille Je préfère son socle à la pissotière
. Cette statue du duc d'Orléans fut inaugurée en 1866, Place du Gouvernement (aujourd'hui Place des Martyrs) à Alger et déboulonnée après l'indépendance.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj qui es-tu ? Cheikh Halim sans narguillé Savant à court de rimes Sur ma jeune baie Place du cheval je promène Une prostitué de la rue des zouaves Je m'en irai quand ce bey Mécréant sera déboulonné
Cheik Abdelhalim, personnage algérois des années 1930, beau vieillard, révoqué de son poste d'immam par les autorités françaises. Connu pour ses désinvoltures, son esprit caustique et son comportement fantaisiste à l'égard des conventions sociales les plus solidement établis.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj ou es-tu ? J'erre au fond des alcôves fraîches Derrière les chapiteaux corinthiens Du palais vert pour l'été Le temps n'est plus Ou le café raillait le thé Ca sent partout la naphtaline Il y a des képis en vitrine Souvenir des enfumeurs
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? De la petite mosquée je peux te voir Le pavillon ''Coup d'éventail'' Patiente un peu, autre histoire C'est une église sans bail Ou venait prier Massu Les dimanches sans éléctrodes
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? Je mesure l'étendue de leur bêtise Ils ont cloué Hamidou er-Rais Haut sur un mur de La Pointe (en hommage à Ali La Poine?) Ils ont estimé les Racim A la hauteur du chameau Ils méprisent Imrou el Quais. . Hamidou er-Rais, capitaine algérien célébre par ses exploits en mer, commandant de la flotte algérienne, mort en 1815, au cours d'un combat inégal contre une flotte américaine.
Imrou el Quais, célébre poète arabe de la période ante-islamique. en hommage à Ali La Poine?
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj qu'espères-tu ? J'ai vu novembre allumer Les yeux de Lalla Khedidja Au brasier de Chélia J'ai assisté au mariage De Mohamed et de Fatma Qui procréent au son Des zorna crépusculaires J'ai vu planter un décor Vert et blanc sans étoiles argentés J'ai vu le croissant et l'étoile centrale Virer au rouge au feu de la forge La nostalgie du passé N'est pas une marche arrière
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute le coeur Des condamnés à mort Mâa toulu' alfejr Les sanglots des prisonnières Aux matins de guillotine J'écoute le choeur Des cohortes féminines Autour de serkadji Ou êtes-vous heures affolées Réservées au bain au cimetière Aux visites amicales
Baba Arroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute le vent de la mer Les chebecs et les polacs Ont rejoins les amphpores La clameur des dockers Couvre le cri des taifa Et c'est mieuux ainsi
taifa cri de guerre des janissaires mais, ici il a le sens de détermination.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que vois-tu ? Le ciel est noir de corbeaux Les oreilles se vendent cher Avec les penditifs de Benni-Yenni Icherriden fut déchiré Tagdempt est moins connu qu'Abbo Dure est l'ouvrage qui dure Vendengeurs videngeurs Plus de métier sur l'ouvrage Pleure l'oiseau dans sa cage
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute les mitrailleuses Et leur têtes chercheuses Voici la meute de chiens gras Lachée sur la ville hurlant Ou est le refuge de l'Indépendance?
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute le chant
''Min djibalina -de nos montagnes -s'élève la voix -Des hommes libres -Elles nous appelle -Au combat pour l'Istiqlal!'
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? Je suis au terme du voyage Parle, Lis à haute voix Au nom de ton peuple Baba Aroudj Dis à Kheireddine l'amiral Notre dette envers lui Envers Abelkader et Mokrani Les sentiers sont fraternels Qui les ont vu passer Dis notre dette Dis à Kheireddine Nous le soulagerons Du poids des cellules cancéreuses Nous arracherons l'épine Plus enfoncée dans le coeur de la ville Que l'ancien Penon T'en souviens-tu? Dis à Kheireddine Nous donnons son nom, le tien Ceux de Lias et d'Ishaq Fils de Lesbos l'ancienne A des unités navales De l'Algérie libre Baba Aroudj, père manchot Baba Aroudj boukefoussa Dors en paix, ne pleure pas !
À ceux qui pansent le cercueil quand c’est le cœur qui saigne,
À ceux qui pensent comme on dépense en vendant notre peau, À ceux qui cousent nos paupières avec le fil du discours, À ceux qui cousent des drapeaux et décousent les nids, À ceux qui noient l’amour dans le cours de la Bourse, À ceux qui se saoulent à l’égout des égos, À ceux qui transforment l’espoir en loterie monétaire, Les jardins d’enfants en fabriques à soldats, Et le chant des cigales en grillon du foyer, Aux prophètes du Texas qui se prennent pour Dieu, Aux vendeurs de pilules, de prières et de bombes, Aux atroces impunis adorant le veau d’or, Aux empêcheurs de vivre, aux bourreaux qu’on encense, Aux saccageurs de rêves, aux pilleurs de tombeaux, Qui renversent les pôles sans inverser les rôles, Aux signeurs de décrets, aux saigneurs d’abattoir, Aux seigneurs des finances, des églises et des stades, À eux qui sèment la tempête sans connaître le vent, À ceux qui comptent la mer à tant le grain de sel, Et vendent les châteaux à tant le grain de sable, Aux flics, aux banquiers, aux notables, À ceux qui font leur beurre avec la loi, À la racaille qui nous juge,
Aux assassins qui nous gouvernent, je ne dis pas je vous hais mais je vous souhaite le malheur.
De quelques remarques sur la loi relative à la prévention et à la lutte contre la discrimination et le discours de haine
Avant de faire état des remarques induites par une étude succincte de la loi 20-05 du 28 avril 2020 relative à la prévention et à la lutte contre la discrimination et le discours de haine, parue au Journal Officiel 25 du 29 avril 2020, il serait utile de présenter les aspects ci-après :
1- le discours de haine n'est ni défini, ni interdit par le droit international. C'est l'incitation à la haine qui se traduit par des actes de discrimination, d'hostilité ou de violence qui est dangereuse et porte préjudice à la cohésion et à la solidarité de la société qui doit être incriminée.
2-C'est l'appel à la haine qui est une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la haine qui doit être interdit, conformément à l'article 20/2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : « Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence, qui est interdit par la loi ».
3-L'ONU définit le discours de haine comme « tout type de communication qu'il s'agisse d'expression orale ou écrite ou de comportement, constituant une atteinte ou utilisant un langage péjoratif ou discriminatoire à l'égard d'une personne ou d'un groupe en raison de leur identité, en d'autres termes, de l'appartenance religieuse, de l'origine ethnique, de la nationalité, de la race, de la couleur de peau, de l'ascendance, du genre ou d'autres facteurs constitutifs de l'identité ». (in stratégie et plan d'action des Nations Unies pour la lutte contre le discours de haine/Mai 2019).
4-« les discours de haine portent atteinte à la tolérance, à l'inclusion, à la diversité, et à l'essence des normes et des principes des droits humains. De façon plus générale, ils sapent la cohésion sociale, érodent les valeurs communes, apportent le terreau de la violence et font reculer la cause de la paix, de la stabilité, du développement durable et de la dignité...lutter contre les discours de haine n'équivaut pas à limiter ou interdire la liberté d'expression. Cela signifie plutôt qu'il faut empêcher les discours de haine de se muer en fléaux plus dangereux encore, en particulier les incitations à la discrimination, à l'hostilité et à la violence qui sont interdit par le droit international » (in tribune du SG/ONU intitulé : les discours de haine embrasent le monde/Juin 2019).
5- les principes de Camden sur la liberté d'expression et l'égalité, -élaborés au cours de débats qui ont rassemblé de hauts représentants des Nations Unies et d'autres représentants officiels, des universitaires et des experts de la société civile spécialisés dans la législation internationale sur la liberté d'expression et l'égalité. Ces débats ont eu lieu à Londres le 11/12/2008 et les 23-24/02/2009- ; ont défini les termes « haine » et « hostilité » ainsi que « appel » et « incitation » :
les termes « haine » et « hostilité » se référent à des manifestations intenses et irrationnelles d'opprobre, d'hostilité ou de détestation envers le groupe visé.
Le terme « appel » sous-entend qu'il y a intention de promouvoir la haine publiquement envers le groupe visé.
Le terme « incitation » se réfère à des déclarations sur des groupes nationaux, raciaux ou religieux qui créent un risque imminent de discrimination, d'hostilité ou de violence envers des personnes appartenant à ces groupes.
6- les principes de Camden recommandent aux Etats d' « imposer des obligations aux représentants publics à tous les niveaux, y compris des ministres afin d'éviter autant que possible de faire des déclarations encourageant la discrimination ou remettant en cause l'égalité et la compréhension interculturelle. Pour les fonctionnaires, cela doit se traduire par des règles de conduite officielles ou une réglementation de l'emploie ».
7- le Plan d'action de Rabat sur l'interdiction de tout appel à la haine nationale, raciale, ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence /octobre 2012, recommande d' « établir clairement une distinction entre trois sortes d'expression de l'incitation à la haine : l'expression qui constitue une infraction pénale, l'expression qui n'entraine pas de sanction pénale, mais peut justifier une procédure civile ou des sanctions administratives et l'expression qui ne donne pas suite à des sanctions pénales, civiles ou administratives, mais pose néanmoins des problèmes en matière de tolérance, de civilité et du respect des droits d'autrui ».
8- pour les magistrats qui auront à traiter de l'incrimination d'incitation à la haine, le Plan d'action de Rabat prévoit, dans son paragraphe 29 relatif à la jurisprudence, de prendre en compte six (6) étapes pour l'incrimination à l'incitation à la haine : le contexte, l'orateur, l'objet, le contenu ou la forme, l'ampleur du discours et la probabilité, y compris l'imminence. Ces étapes sont détaillées dans ledit paragraphe suscité.
9- dans ses recommandations, le Plan d'action de Rabat prévoit dans son paragraphe 45 que : « les Etats devraient augmenter la capacité de formation et de sensibilisation des forces de sécurité et des forces de l'ordre et des personnes ayant un rôle dans l'application de la justice, autour des questions concernant l'interdiction de l'incitation à la haine ».
10- dans ses recommandations pour les autres acteurs, le Plan d'action de Rabat estime, dans son paragraphe 57, que : «les partis politiques devraient adopter et appliquer les directives éthiques relatives à la conduite de leurs représentants, en particulier par rapport aux allocutions publiques».
11- s'agissant de la responsabilité des medias, les principes de Camden estiment que tous les medias, en tant que responsables moraux et sociaux doivent jouer un rôle dans la lutte contre l'incitation à la haine, et en conséquence la discrimination. De même, les medias doivent « demeurer vigilants sur les dangers de la discrimination ou stéréotypes négatifs envers les individus et les groupes véhiculés par les medias ».
12- « la liberté d'opinion et d'expression est sacrée » et « il ne faut jamais confondre la lutte contre le discours de haine avec la répression de cette liberté. Lutter contre les discours haineux ne signifie pas limiter ou interdire la liberté d'opinion et d'expression ». (HCDH/ entretien avec le Conseiller spécial des Nations Unies pour la prévention du génocide Adama Dieng au sujet des discours haineux).
Ceci étant présenté, voici les principales remarques sur la loi du 28/04/2020 relative à la prévention et la lutte contre la discrimination et les discours de haine :
a- l'intitulé de cette loi est inapproprié. En effet, c'est le discours de haine, autrement dit l'incitation à la haine qui conduit à des actes de discrimination et de violence envers l'autre.
b- la discrimination en elle-même, est prise en charge par la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, ratifiée par l'Algérie suivant l'ordonnance 66-348 du 15/12/1966 (Journal Officiel 110 du 30/12/1966).
c-la loi 14-01 du 04/02/2014 modifiant et complétant l'ordonnance 66-156 du 08/06/1966 portant Code pénal a introduit les articles 295 bis 1, 295 bis 2 et 295 bis 3. (Journal Officiel 7 du 16/02/2014).
L'article 295 bis 1/premier alinéa définit la discrimination et reprend, in extenso, la définition adoptée par la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, dans son article premier/1er paragraphe, avec quelques modifications : l'ajout (ou le handicap) et la substitution du verbe « détruire » dans la convention par le verbe « entraver » dans cette loi.
d- dans son alinéa 2, l'article 295 bis 1 du Code pénal incrimine le discours de haine, et utilise la terminologie exacte, c'est-à-dire l'incitation «incite à la haine», en ajoutant « ou à la discrimination ».
e- l'article 295 bis 2 a trait à la responsabilité pénale de la personne morale et prévoit une peine d'amende, sans préjudices des peines applicables à ses dirigeants.
f- l'article 295 bis 3 énumère les cas, au nombre de quatre (4), des distinctions ou exclusions auxquelles ne s'appliquent pas les dispositions des articles 295 bis 1 et 295 bis 2, conformément aux dispositions de l'article premier/paragraphe 2 de la Convention suscitée.
g- le législateur a fait une approche erronée, de mon point de vue, du sujet en associant le discours de haine et la discrimination.
h-l'incrimination de la discrimination prévue par l'article 295 bis 1 du Code pénal n'a posé aucun problème majeur, au niveau international.
Le Comité des droits de l'homme a examiné le 4ème rapport périodique de l'Algérie lors de ses 3494ème et 3495ème séances qui se sont déroulées les 4 et 5 juillet 2018. Il a recommandé, s'agissant de la discrimination d' « adopter une législation civile et administrative complète sur la discrimination incluant une définition de la discrimination directe et indirecte, y compris de la sphère privée, comportant une liste non exhaustive des motifs de discrimination, y compris, inter alia ,la langue, les croyances religieuses, l'orientation sexuelle et l'identité du genre».
Le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale a examiné le rapport de l'Algérie valant vingtième et vingt et unième rapports périodiques à ses 2590ème et 2591ème séances, les 22 et 23 novembre 2017. Concernant le point relatif à la discrimination, « le Comité note que la définition contenue à l'article 295 bis 1 du code pénal réunit tous les éléments de la définition de l'article premier de la Convention. Néanmoins, le comité est préoccupé par le fait que cette définition est limitée au domaine pénal ».
Aussi, il recommande « à l'Etat partie de s'assurer que tous les éléments de la définition de la discrimination raciale figurant dans son code pénal et conformes à l'article premier de la Convention sont incorporés à tous les autres textes pertinents de sa législation, afin de permettre l'application de cette définition dans tous les domaines pertinents tout autant que dans celui du droit pénal ».
Le groupe de travail sur l'Examen périodique universel, crée conformément à la résolution 5/1 du Conseil des droits de l'homme du 18 juin 2007 a tenu sa vingt septième session du 1er au 12 mai 2017. L'examen de l'Algérie a eu lieu à la 12ème séance, le 8 mai 2017. Et, les recommandations sur le point précis de la discrimination ne différaient pas de ce qui a été rapporté ci-dessus.
i-Ainsi, on constate que ces organes internationaux des droits de l'homme (de la Charte des Nations Unies et de traités) n'ont nullement recommandé à l'Algérie de consacrer une législation spéciale, distincte du Code pénal, à la discrimination. Il a été recommandé de l'élargir au domaine civil et administratif. De même, il a été sollicité de l'Algérie d'inclure la langue, les croyances religieuses et l'orientation sexuelle.
Sur ce dernier point, notre pays ne se préoccupe pas de la vie privée des personnes, à la seule condition qu'elle ne touche pas à la tranquillité et à la paix publiques, et ne porte pas atteinte publiquement au vivre en commun de la société algérienne, dont la grande majorité est de confession musulmane.
Quant aux croyances religieuses, l'Algérie a toujours respecté les cultes autres que musulman et agit, concernant les édifices religieux tant musulmans que des autres cultes, dans le cadre de la législation et de la réglementation en vigueur. La liberté d'exercice du culte est garantie dans le respect de la loi -article 42/2 de la Constitution-.
De plus, la loi 63-278 du 26 juillet 1963 fixant la liste des fêtes légales, établit comme fêtes légales, chômées et payées, chaque année pour les personnels algériens et étrangers de confession chrétienne et israélite, les journées :
-s'agissant des chrétiens :
- Lundi de Pâques,
- L'Ascension,
- Lundi de Pentecôte,
- 15 août (Assomption),
- 25 décembre (Noel).
-s'agissant des israélites :
- Roch Achana (jour de l'An),
- Yom Kippour (le grand Pardon),
- Pisah (Pâques).
j-Il aurait fallu au législateur d'agir sur les articles 295 bis 1 et 295 bis 2 du Code pénal pour harmoniser les dispositions desdits articles avec les obligations internationales de l'Algérie, qui ne portent atteinte ni à notre religion, ni à notre identité, ni à nos valeurs.
k-la loi aurait du se focaliser uniquement sur le discours de haine et prendre en charge tous les aspects de l'incitation à la haine, notamment dans les domaines suivants : l'éducation, le respect des droits de l'homme, la culture de paix, la tolérance, la non-discrimination, le respect mutuel entre les personnes, la sensibilisation de l'opinion publique, l'égalité devant la loi et l'égale protection par la loi, la recherche sur les causes et les éléments moteurs des discours de haine.
l-la création de l'observatoire national de la prévention de la discrimination et du discours de haine va grever, encore plus, notamment avec la création d'autres organismes et la loi 19-12 du 11/12/2019 modifiant et complétant la loi 84-09 du 04/02/1984 relative à l'organisation territoriale du pays, le budget de fonctionnement de l'Etat, alors que la question d'actualité est la rationalisation des dépenses publiques.
Le ministre des finances a déclaré le 27 aout 2017 que : « la situation n'est pas confortable, il ne faut pas se mentir. Mais, nous gérons la situation de façon précise, notamment à travers la rationalisation des dépenses qui se poursuit ». Le Président de la République a fait état de la réduction de 50 % du budget de fonctionnement.
Il aurait fallu, comme de nombreux pays l'ont déjà fait, faire incomber cette mission de détection et d'analyse des discours de haine, de connaissance de ses causes et de proposition de mesures de prévention, à l'Institution Nationale des Droits de l'Homme, prévue par les Principes de Paris (Résolution de l'Assemblée Générale de l'Organisation des Nations Unies A/RES/48/134 du 20 décembre 1993). Et, l'Algérie dispose d'une telle institution instituée par les dispositions de l'article 198 de la Constitution, en l'occurrence le Conseil National des Droits de l'Homme.
En résumé, un amalgame a été fait entre discrimination et discours de haine, comme s'il y avait une corrélation parfaite entre les deux (2) infractions, l'une ne pouvant être incriminée sans l'autre. Or, la discrimination peut exister et existe sans discours de haine.
Le discours de haine qui est en fait l'incitation à la haine conduit à des actes de violence ou d'hostilité ou de discrimination contre des personnes ainsi qu'à des dégradations des édifices religieux et des cimetières, par exemple.
L'incitation à la haine est un acte criminel du fait que l'action sous-entendue ou clairement demandée, voire exigée, n'a pas à être commise pour engager l'action publique et l'ouverture d'une information judiciaire. Et, le législateur aurait du légiférer sur cette seule question, en prenant en charge tous les aspects liés à cette infraction, comme il ressort des éléments y afférents cités supra.
En outre, cette loi n'a pas prévu une aggravation de la peine pour les leaders d'opinion, à l'instar, des ministres, des hommes et femmes politiques (partis politiques), des hommes religieux ainsi que les fonctionnaires , les journalistes et toute autre personne jouissant d'un crédit ou d'une notoriété, réel ou supposé, au sein du public.
Un texte de loi ne doit jamais être pris dans la précipitation, « mieux vaut réflexion que précipitation ». Dans le cas d'espèce, il n y avait pas péril en la demeure pour faire adopter en urgence cette loi, il fallait consulter des experts algériens auprès des institutions internationales et régionales des droits de l'Homme ainsi que des universitaires ; et ce, d'autant plus que ces deux (2) infractions étaient déjà prises en charge dans le Code pénal (article 295 bis 1), et, méritaient , certes, d'être plus conformes avec les obligations internationales de notre pays, induites par les dispositions de l'article 150 de la Constitution : « Les traités ratifiés par le Président de la République, dans les conditions prévues par la Constitution, sont supérieures à la loi »..
par Zerrouk Ahmed *Colonel à la retraite, ex-cadre/MDN.
Le roman est constitué de 17 chapitres, le premier n’étant pas numéroté, mais est repris en partie
Quelques mots sur l’auteur :
Mohammed Moulessehoul (son vrai nom) n’a que 9 ans lorsque son père, infirmier et ancien maquisard, le place de force à l’École militaire des cadets de la Révolution (à Tlemcen), qui accueille les orphelins de la guerre d’Algérie. Ses deux jeunes frères y seront également admis. « J’ai cessé d’être enfant à l’instant où j’ai franchi le portail de cette caserne », dit-il.
Il est l’auteur algérien le plus célèbre de ces vingt dernières années. Son œuvre a été traduite dans une quarantaine de langues. Quatre de ses romans, L’Attentat, Les Hirondelles de Kaboul, Ce que le jour doit à la nuit et Morituri ont été adaptés au cinéma.
D’autre part, il porte le prénom de sa femme, « j’ai choisi le prénom de mon épouse comme pseudonyme par simple reconnaissance, par gratitude. «
L’auteur a quitté l’Algérie durant les périodes les plus troubles du pays, en ayant fait 8 ans de guerre contre le terrorisme avant de prendre une retraite d’officier. A partir de ce moment, Yasmina Khadra a passé son temps à écrire. A l’époque, il était déjà dans l’armée quand son nom a commencé à circuler dans le monde entier. Ce dernier avait traduit dans 12 pays, y compris les Etats-Unis, alors que personne ne parvenait à déceler son visage derrière son pseudonyme. L’écriture a toujours été une vocation.
L’auteur dit avoir quitté l’Algérie pour ne plus être en danger car son nom était devenu une espèce de fantasmagorie. » Je ne savais pas si j’avais beaucoup d’amis, mais je savais pertinemment que j’avais beaucoup d’ennemis. » dit-il. Si j’avais été identifié pendant que j’étais en Algérie, j’aurais sûrement eu beaucoup de problèmes. J’ai quitté l’Algérie pour le Mexique d’abord, et puis du Mexique je suis entré en France avec ma famille. Et je me suis retrouvé sur un terrain parfait pour ma vocation d’écrivain. Depuis 7 ans, je vis donc à Paris.
Est-ce pour cela que vous avez adopté comme prénom celui de votre épouse ? Que signifie vraiment ce choix ?
J’ai choisi son nom comme pseudonyme par simple reconnaissance, par gratitude. Et j’aimerais qu’avec son nom sur mes livres, même une fois mort, je puisse rester immortel pour elle, et l’accompagner ainsi jusqu’au bout de sa vieillesse.
Quand je suis encensé, quand je suis applaudi, quand on me dit : « Oh mon Dieu, quel livre ! C’est formidable !», il me suffit de jeter un coup d’œil sur la couverture pour répondre : « C’est grâce à cette dame !».
L’histoire est celle d’Amine Jaafari, chirurgien israélien d’origine palestinienne. Le récit débute abruptement sur un attentat dirigé contre le cheikh Marwan. Le narrateur, dont on ne connaît pas encore l’identité, fait partie des victimes et décrit son agonie. Après ce prologue de quelques pages commence le récit principal dont le narrateur est Amine, qui vient tout juste d’opérer un patient et s’apprête à rejoindre sa femme revenue d’un séjour à Nazareth. Mais l’annonce d’un attentat majeur perpétré dans un restaurant de Tel-Aviv l’oblige à rester de service pour venir en aide aux blessés. Rentré chez lui tard en soirée et s’apprêtant à s’endormir, Amine est convoqué d’urgence à l’hôpital. Ses collègues et la police l’informent alors que l’auteur de l’attentat est sa propre femme, Sihem. Après avoir identifié le cadavre déchiqueté de sa femme, Amine demeure incrédule : il ne peut tout simplement pas croire qu’elle est coupable d’un tel geste, même si toutes les évidences sont là.
Amine se nourrit de tout autres évidences : sa femme et lui formaient un couple heureux, uni et complice ; elle ne lui cachait rien ; loin d’être intégriste, elle n’était même pas pratiquante ; elle aimait la beauté des fleurs et rêvait d’une villa près de la mer, etc. Obligé de quitter temporairement son emploi et subissant la hargne de ses voisins, Amine est déterminé à prouver l’innocence de sa femme. C’est ici que le roman adopte la forme du polar, Amine menant son enquête en retournant sur les derniers lieux fréquentés par sa femme. Chemin faisant, il se remémore son histoire conjugale en tentant de réinterpréter des signes qui auraient échappé à son attention. Une lettre de sa femme, postée quelques heures avant l’attentat, l’oblige à admettre l’inimaginable. Amine poursuit son enquête, déterminé à affronter ceux qui ont encouragé le geste insensé de son épouse. Considéré d’emblée comme un renégat, il reçoit des avertissements de plus en plus sévères de la part des groupes clandestins de résistance palestinienne. On le soupçonne d’être un espion à la solde du Shin Beth. Après avoir été séquestré et interrogé brutalement, il reçoit la visite d’un chef de guerre qui lui explique les raisons de leur combat et l’admiration qu’il porte à sa femme martyre de la Cause. Le commandeur lui accorde sa liberté en le confiant à Adel, membre de l’organisation, complice de Sihem et cousin d’Amine. Si les sentiments d’Amine envers les groupes extrémistes et leurs leaders à la fois politiques et religieux demeurent négatifs, un séjour dans son village natal auprès des membres de sa tribu lui fait prendre conscience de la misère palestinienne, une misère à laquelle il avait tourné le dos en s’établissant à Tel-Aviv. Il revoit ses tantes, ses cousins, le doyen Omr, un vieux sage nommé Zeev l’Ermite : les attitudes face à la situation sont diverses, les uns cultivant la révolte, les autres une résignation teintée de nostalgie, certains l’espoir d’une reconstruction. Pendant le séjour d’Amine, son petit cousin Wassam, un garçon sympathique et dévoué, est convoqué par l’Organisation : on apprend le lendemain qu’il s’est fait sauter devant un poste de l’armée. L’armée israélienne s’amène : en guise de représailles contre ce nouvel attentat, ordre est donné de détruire la maison ancestrale où loge la tribu. Amine proteste en vain et assiste, horrifié, à l’expropriation. Une de ses cousines s’enfuit à Janin. Craignant le pire, Amine part à sa poursuite et pense la retrouver à la mosquée où le cheikh Marwan livre son message. Pendant le sermon, l’alerte est déclarée et on entraîne le cheikh à l’extérieur. Alors qu’il pénètre dans une voiture, escorté de ses gardes, un drone s’abat sur la place : la scène initiale du roman est reprise presque mot pour mot et l’on comprend que l’agonisant était Amine lui-même racontant ses derniers instants. Avant de mourir, il se rappelle les paroles de son père : « On peut tout te prendre ; tes biens, tes plus belles années, l’ensemble de tes joies, et l’ensemble de tes mérites, jusqu’à ta dernière chemise — il te restera toujours tes rêves pour réinventer le monde que l’on t’a confisqué » (A, 246). Ces derniers mots résument la conception que Khadra se donne du rôle social et de l’éthique de la littérature.
Qui peut résister à Isabelle Eberhardt après l’avoir découverte ? La nouvelle bio-fiction de Tiffany Tavernier, chez Tallandier, confirme la règle qu’on ne plonge pas impunément dans l’aventure de celle que les prédécesseurs en biographie ont, tour à tour, nommée, « la bonne nomade », « une Russe au désert », « La Louise Michel du Sahara », « la Révélation du Sahara », « l’amazone des sables », « l’errante », « une rebelle », « une Maghrébine d’adoption », « Nomade », « Isabelle l’Algérien », « Si Mahmoud »… Dans La couronne de sable, Françoise d’Eaubonne suggérait même qu’elle serait la fille de Rimbaud… Entre document, fantasme et reconstitution, la vie d’Isabelle Eberhardt fait rêver. En ces temps où l’islam est au banc des accusés, il peut être intéressant de relire sa vie et surtout de lire ses textes et de comprendre, des uns aux autres, cette quête profonde pour construire son identité hors des chemins de sa naissance.
Le travail d’écriture d’une biographie est réalisé avec beaucoup d’empathie et de « mentir-vrai » par Tiffany Tavernier. Empathie car, comme le dit la 4è de couverture, pour elle la découverte d’Isabelle Eberhardt fut une révélation. « Mentir-vrai » car elle ne laisse aucun silence entre les intervalles silencieux des faits attestés de sa vie. Elle donne comme certaine une filiation qui ne l’est pas et a fait couler beaucoup d’encre et surtout, elle nous installe dans l’intimité de la jeune fille puis de la jeune femme en puisant abondamment dans ses écrits qui deviennent ainsi tous autobiographiques. Il est certain que chez Isabelle Eberhardt, vie et œuvre sont intimement liés mais peut-être pas au point que la seconde soit un simple reflet de la première. Toutes les références sont données mais le récit en fondu enchaîné ne permet pas de distinguer entre le fait biographique et la reconstitution imaginée. Cela donne un ouvrage très enlevé, qu’on lit d’un trait avec carte, bibliographie fournie et glossaire ainsi qu’un cahier central de photographies. Les lecteurs familiers de cette figure étonnante seront reconnectés avec bonheur ; d’autres pourront la découvrir en cette période de cadeaux où les livres ont une bonne place ! Le sous-titre peut être aussi une incitation, en écho à la photo d’Isabelle en costume arabe d’apparat, « Un destin dans l’islam », une des dominantes de ce récit biographique. L’intérêt de cette biographie fictionnalisée est d’inventer au plus près des livres déjà écrits sur ou par Isabelle Eberhardt en donnant l’illusion de partager ses émois, ses épreuves et ses émerveillements.
Par rapport à l’énorme biographie réalisée par Edmonde Charles-Roux, avec l’aide de quelques autres, il n’y a pas gonflement de la vie elle-même de l’héroïne par la sollicitation d’événements de l’époque plus ou moins rattachés à son destin : un ton enlevé, une sobriété et une complicité font de cette nouvelle biographie une incitation à la connaître. Il est illusoire de vouloir lire tout ce qui s’est écrit sur elle. Toutefois nous signalons la biographie écrite par Khelifa Benamara, en 2005, aux éditions Barzakh à Alger, présentée ainsi par ses éditeurs : « né dans l’habitation même où elle mourut, K.B. nous livre une biographie captivante ». La couverture est sensiblement la même que celle de Tiffany Tavernier.
Il semble difficile de parler de l’Algérie au tournant des XIXe et XXe siècles sans évoquer cette figure emblématique. Scandaleuse pour les uns, fascinante pour les autres, la brièveté de sa vie ajoute encore une aura de mystère et d’inachevé propice au rêve, au fantasme, à l’invention. Toujours inclassable, elle est une femme « aux semelles de vent »…, inversant les perspectives, en cherchant la voie qui, de la compréhension de l’autre et de sa quasi-immersion en lui, dans sa religion, ses coutumes et sa langue, au début d’un siècle algérien « très » colonial, la reconduisait vers la vérité d’elle-même qu’elle n’a cessé de sonder.
Isabelle Eberhardt
Dans les biographies, une image revient avec prédilection, celle d’une jeune femme déguisée en homme, chevauchant les étendues désertiques et signant de divers pseudonymes masculins mais dont le plus fréquent est Mahmoud Saadi. Quand elle fut expulsée d’Algérie, le chancelier du consulat de Russie à Alger lui écrit le 18 juin 1901 : « Vous portiez un costume arabe masculin, chose qui, avouez-le vous-même, ne convient pas trop à une demoiselle de nationalité russe »… Elle est ce « trimadeur », titre qu’elle donne à son roman resté inachevé, terme qui n’a pas de féminin ! Terme masculin, terme populaire, il ne peut que plaire à celle qui a plongé autant qu’elle le pouvait dans les sphères des plus défavorisés de la société coloniale d’alors et des habitants du grand sud. Les éditions Cérès à Tunis l’ont réédité en poche en 1997, soulignant qu’il a accompagné la jeune femme et bruisse donc de ses étapes de vie : « Bien plus qu’une tentative biographique transposée, Trimardeur apparaît comme le miroir romanesque du cheminement d’Isabelle Eberhardt. Véritable obsession, son élaboration incessante accompagne (…) la destinée tumultueuse de l’écrivain nomade ».
Si l’exil est voyage, la naissance d’Isabelle, le 17 février 1877 à Genève, d’une exilée russe et de père inconnu, s’inscrit sous ce signe. Deuxième signe du voyage : être enfant naturelle, ce qui ouvre à toute la « mobilité » identitaire qui sera la sienne. Ses années d’enfance et d’adolescence qu’elle a présentées dans ses lettres et ses Journaliers sous un jour très favorable, se passent à Genève, dans un milieu peu conventionnel, à la « Villa neuve » : elle y est choyée et son éducation, rude néanmoins, est originale par rapport aux canons de l’époque. Lorsqu’elle en sort, c’est pour se mêler aux milieux immigrés puisque Genève est alors l’asile des réfugiés politiques de l’Europe et des jeunes Turcs, chassés de leur pays par des pouvoirs autocratiques islamiques. Elle reçoit une éducation libertaire – son précepteur (père ?) Trophimowsky est un disciple de Bakounine –, qui peut expliquer de nombreuses caractéristiques de ses aspirations et de ses principes ; c’est aussi un milieu étouffant, sans doute à cause du caractère dominateur de Trophimowsky et dont elle va aspirer à se libérer. Lorsqu’attaquée par les petits esprits de la colonie, elle écrit dans un article autobiographique où elle lève le voile sur sa personnalité, en 1903 : « Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aventureuse, affranchie de mille petites tyrannies, de ce qu’on appelle les usages, le « reçu »… et avide de vie au grand soleil changeante et libre ». Attirée par les pays musulmans d’Orient, son choix pour l’Algérie a été, sans doute induit par l’engagement, en 1894 de son demi-frère Augustin dans la Légion étrangère à Sidi Bel-Abbès.
Le premier séjour d’Isabelle Eberhardt, sur le sol algérien date de mai 1897, lorsque sa mère et elle s’installent à Bône (actuelle Annaba). C’est son premier séjour long, de sept mois, jusqu’à la mort de sa mère, le 28 novembre 1897. Assez rapidement après, elle fait son premier séjour en Tunisie et une petite incursion dans le Sahara. Les questions d’héritage la conduisent à nouveau à Genève et le 15 mai 1899, Alexandre Trophimowsky, « Vava », meurt.
S’ouvre alors son second séjour au Maghreb : l’été 1899 la trouve entre Tunis et Timgad, Biskra, Touggourt. Elle fait un séjour d’une semaine, à la fin du mois d’août dans les Aurès et retourne à Tunis au début septembre. Ce second séjour aura duré 4 mois à peu près. De l’automne 1899 à la fin du mois de juillet 1900, elle retourne en Europe : Marseille, Paris et La Sardaigne. De fin janvier à avril 1900 elle fait des déplacements à Paris, à Genève (les 7 mai, 8 juin, 14 juillet). Elle est à Marseille du 15 au 20 juillet.
Le troisième séjour d’Isabelle Eberhardt commence à Alger, le 22 juillet 1900 ; elle n’y reste qu’une semaine et part très vite à El Oued. L’arrivée dans cette ville du Souf est datée du 4 août 1900 et elle rencontre, peut-être le 6, Sliméne Ehni, maréchal des logis des spahis qui devient son compagnon. D’août à février, donc sept mois, elle y réside. Mais le 29 janvier 1901, Isabelle, initiée à la confrérie des Quadriya, est blessée à Behima par un membre de la confrérie des Tidjania de Guémar et est hospitalisée à El Oued. Après la période la plus lumineuse et apaisée de son existence, elle entre dans une séquence sombre qui a des répercussions sur son couple puisque Slimane est muté à Batna où elle le rejoint, le 25 février 1901, après les soins reçus. On lui conseille d’attendre son procès en France et elle repart à Marseille, chez son frère Augustin où elle ne se plaît pas.
Son quatrième séjour est entièrement consacré au procès de son agresseur : elle arrive à Constantine, le 4 juin 1901 et, à l’issue du procès où elle plaide pour la clémence pour son agresseur, elle est expulsée d’Algérie, le 18 juin. Ce quatrième séjour fut particulièrement court et éprouvant car la publicité du procès l’a livrée à la vindicte et à la malveillance du milieu colonial. Du 4 au 18 juin 1901, elle a donné des articles sur l’attentat et le procès dans La Dépêche algérienne. Dans l’un d’eux : « Je tiens à déclarer ici que je n’ai jamais été chrétienne, que je ne suis pas baptisée et que, quoique sujette russe, je suis musulmane depuis fort longtemps ». Le 20 juin, elle doit quitter l’Algérie et se retrouve à Marseille où Slimène la rejoint le 28 août. Ils se marient le 17 octobre 1901.
Son cinquième séjour en Algérie est le retour tant attendu car elle a vécu l’année 1901 comme un véritable exil de sa terre : désormais française par son mariage avec Slimène Ehni, Isabelle Eberhardt n’est plus sous le coup de l’expulsion ! Le 15 janvier 1902, elle arrive à Bône. Elle se rend à Alger où elle fait la connaissance des Barrucand.
Elle qui a toujours voulu exercer son métier de journaliste, est grandement aidée par cette amitié. Barrucand lui ouvre les portes de L’Akhbar et elle continue à publier des nouvelles dans différents organes de presse. Ces publications éparpillées sont les meilleures garanties pour l’édition de son œuvre future puisque, de son vivant, elle n’a jamais publié d’ouvrage. Cette activité de reporter ainsi que son besoin de voyager font qu’elle se déplace beaucoup. Fin juin-début juillet, elle visite la zaouïa d’El Hamel à Bou Saâda où elle rencontre Lalla Zeynab, une maraboute pour laquelle elle aura une grande admiration. Le 7 juillet, elle s’installe à Ténès où Slimane a été nommé Khodja à la Commune mixte. Elle y fait la connaissance de Robert Randau.
L’atmosphère de Ténès est telle qu’elle fait de fréquents voyages à Alger et ailleurs ; ainsi le 26 janvier 1903, elle est à nouveau à Bou Saâda et à la zaouïa d’El Hamel pour retrouver le calme et la paix auprès de Lalla Zeynab. En avril 1903, elle est accusée par L’Union Républicaine de fomenter des exactions dans les douars et d’avoir des actions anti-françaises, à Ténès. Slimène Ehni est contraint de démissionner. C’est alors qu’elle fait paraître, le 27 juillet 1903, l’article autobiographique dans La Petite Gironde. En septembre 1903, le journal, La Dépêche algérienne l’envoie faire une tournée dans le Sud Oranais. C’est lors de ce périple, en octobre 1903, qu’elle fait la connaissance de Lyautey. Elle passe l’hiver à Figuig. En mai 1904 : elle part pour le sud-ouest et passe l’été à Aïn Sefra, Colomb Béchar et à la zaouïa de Kenadsa. Mais à la fin de l’été, malade, elle renonce à partir plus au Sud et rentre à Aïn Sefra où elle est hospitalisée.
Le 21 octobre 1904, elle sort de l’hôpital et rejoint Slimène dans une maison qu’elle a louée au bord de l’oued. Mais une crue subite de l’oued l’ensevelit sous les décombres ; Slimène parvient à s’enfuir. Le corps d’Isabelle est retrouvé deux jours plus tard et est enterré au cimetière musulman. Près du corps, dans la maison, est retrouvé un sac contenant des manuscrits plus ou moins endommagés par la boue et qui sont confiés à Barrucand. Le cinquième séjour d’Isabelle Eberhardt a duré 21 mois. Il semble qu’alors, son installation était définitive, si tant est qu’on puisse parler de définitif avec Isabelle Eberhardt.
Ainsi, les séjours d’Isabelle Eberhardt ont tous été assez différents : le premier, avec sa mère, la familiarise avec le pays et où elle vit d’une vie citadine totalement atypique pour l’époque, dans les quartiers musulmans et une liaison amoureuse tumultueuse. Le second séjour est plutôt une quête à la recherche de quelque chose qu’elle ne nomme pas encore. Le troisième est celui de sa réalisation, à la fois en tant qu’amante découvrant avec Slimène un amour qui la comble, en tant qu’adepte d’une confrérie et en conformité avec la vie de misère et de nomadisme qu’elle veut sienne. Il n’est interrompu qu’à cause de l’attentat et du procès. Le quatrième séjour, de quinze jours, le plus bref et le plus désespérant, est celui du procès. Enfin, le cinquième séjour est celui de l’installation définitive dans le pays avec des déplacements assez nombreux et la conviction que semble avoir trouvé la jeune femme de son lieu, du mode de vie auquel elle aspire et de la nécessité de l’écriture, tant littéraire que journalistique.
Le voyage de vie d’Isabelle Eberhardt prend racine dans le déplacement familial et se développe dans une recherche existentielle qui dépasse largement les années algériennes, somme toute brèves en termes de décompte temporel. Avec ce rappel biographique, le plus important n’est-il pas de la lire ?… Trois directions peuvent être suivies, non exclusives d’autres : son art du reportage, sa fascination pour l’islam et son jeu avec les genres féminin/masculin.
Il y a plusieurs textes que l’on peut convoquer pour donner une idée de son écriture de reporter. Mon choix se porte sur Sud Oranais. Envoyée par le journal, L’Akhbar et La Dépêche Algérienne, elle saute sur l’occasion pour repartir vers le Sud : « Un lourd ennui pesait sur Alger, et je me laissais aller dans une somnolence vague, sans joie et sans chagrin, et qui, sans désirs aussi, aurait pu avoir la douceur de l’anéantissement. Tout à coup, le combat d’El Moungar survint, et, avec lui, la possibilité de revoir les régions âpres du Sud : j’allais dans le Sud Oranais, comme reporter… Le rêve de tant de mois allait se réaliser, et si brusquement ».
Elle revendique donc très clairement son statut de journaliste-reporter, ce qui n’est pas une profession exercée couramment par une femme alors. A Aïn Sefra, elle va interroger les survivants des combats : « Un peu fiers d’être « interviewés » – un mot qu’on leur a appris – ils sont un peu intimidés » et c’est le caporal Zolli qui répond à ses questions. La journaliste nous restitue ainsi, avec beaucoup de savoir-faire, le récit de l’embuscade.
Outre ces nouvelles « militaires », toujours transformées en tranches de vie, les « papiers » du reporter sont riches de toutes sortes de détails et de précisions. Dans la grande tradition du réalisme, Isabelle Eberhardt multiplie les notations pour faire vivre un décor, un paysage, un groupe humain. Elle sait qu’elle pénètre là où peu d’Européens l’ont précédée et avec une disponibilité unique, due à son adoption du mode de vie. Sa plume est picturale : elle sait rendre les jeux d’ombre et de lumière, les couleurs, le végétal et le minéral des paysages. Il serait aisé de multiplier les exemples : ainsi de son évocation de « Hadjerath M’guil » ou celles de Figuig : « Les heures s’écoulent, monotones, sur le ksar mourant. Seul, l’ocre mat du rempart, le lambeau de ciel que découpe la porte change, passant du mauve irisé des matins au bleu incandescent des midis, au rouge carminé taché d’or des couchants et aux transparences marines des nuits lunaires. Le soir, la petite porte semble s’ouvrir sur une fournaise dont le reflet ardent descend jusqu’au fond des ruines ».
Ainsi de sa visite aux marabouts et de ce bonheur qu’elle ressent d’être seule mais de partager cette solitude avec son lecteur pour l’assurer en quelque sorte de l’excellence de son observation : « Pas de guide, nulle vision étrangère s’interposant entre mes sens et les choses, nulle explication oiseuse, tandis que j’errais, toute seule, dans ce coin de pays nouveau pour moi ». C’est avec la même précision qu’elle évoquera la mort d’une chamelle ou qu’elle livrera le morceau descriptif obligé de tout voyageur, le marché, à différents endroits de son reportage dont le « Marché d’Aïn Sefra ».
Maxime Noiré – Les marchands arabes à Biskra. Isabelle Eberhardt a dédié les Pleurs d’amandiers au peintre orientaliste qui était son ami, « le peintre des horizons en feu et des amandiers en pleurs »
Son réveil au camp des goumiers est possible car elle exerce son métier sous son costume de cavalier arabe qu’elle porte toujours. En ethnologue qui ne se nomme pas, elle traduit les chants des goumiers, comme elle le fera plus loin des mélopées entendues les soirs de Ramadan. Certains de ses relevés ont pu lui servir pour des nouvelles ; d’autres auraient pu être la matière première de textes futurs : « En passant par Aflou, dans le Djebel Amour, je recueillis quelques sujets de contes, et je fus vivement frappée par le caractère de la belle population industrieuse et forte de cette région où s’est conservée l’art du tapis (…) Le siège de Taghit, raconté par un rhapsode arabe, passionnait l’auditoire d’un café maure ». Elle passe sans heurt du portrait du légionnaire qui lit la Bible à la description de la salle longue du maître de la zaouïa. Elle sait aussi évoquer, en un tableau saisissant, les conditions de vie de la communauté juive de Figuig ou de Kenadsa.
Isabelle Eberhardt a une grande attention aux types nationaux, aux types ethniques, nous faisant découvrir la sorte de « Babel » qu’est l’armée coloniale ; quand elle aborde la description des esclaves noirs, elle nous laisse assez perplexe sur l’ambiguïté de ses propos. Elle décrit aussi dans ses articles le fonctionnement d’une « théocratie saharienne », une fumerie de kif, la danse des négresses « au corps mince et souple ». On a, sans aucun doute, pour cette époque – 1903 – un reportage inédit sur le Sud-Oranais. Le côté inestimable, c’est que son don d’écriture est nourri par une implication dans ces lieux qu’elle visite, partageant le quotidien des êtres qu’elle côtoie.
Un autre aspect passionnant à découvrir en lisant les textes de l’écrivaine elle-même et pas seulement ses biographes, c’est la fascination que l’islam a exercé sur elle. Attirée dès sa jeunesse par l’islam, on ne connaît pas la date exacte de sa conversion. Ce qui semble certain, c’est que c’est à El Oued en 1900 – une des années les plus heureuses de sa courte vie –, qu’elle est devenue « Khouan » (membre) d’une des confréries religieuses les plus fermées de l’époque, la Quadriya. Sa connaissance du Coran lui a attiré l’estime des marabouts, en particulier celle de Sidi Hussein ben Brahim, chef religieux de la zaouïa de Guemar, qu’elle fréquente assidûment. Une de ses critiques précise : « Elle est bientôt initiée à la mystique soufie, à laquelle sa nature la prédisposait déjà, initiation qui contribuera largement à l’attitude de plus en plus contemplative, religieuse d’Isabelle. Désormais, elle cherchera cette « unité avec Dieu », but ultime du soufi, quête qui ne va pas toutefois sans contradictions chez la jeune femme » dans la lutte entre son besoin d’ascèse et sa sensualité, contradictions dans lesquelles elle se débat et qu’elle exprime dans ses Journaliers : « C’est l’aube, l’heure radieuse entre toutes au désert. Je m’éveille au murmure grave des mokhazni qui prient dehors, baignés dans la lueur irisée du jour levant ». L’islam qu’Isabelle vit avec volupté, est étroitement lié au soufisme et au nomadisme qu’elle a choisi comme constante de sa vie : « O volupté des logis de hasard où, insouciant, seul, ignoré de tous, on s’hallucine ? Ombre amie des ports provisoires, des haltes longues sur la route ensoleillée du vagabond libre ! Douceur infinie des rêves quintessenciés, dans les abîmes de silence, aux pays d’islam ! ». A Djenan ed dar, elle mesure son « noir cafard » à l’immensité du désert et retrouve ce qu’elle semble chercher : « Et là, au tournant, brusquement, tout change. C’est l’espace sans bornes, aux lignes douces imprécises, ne s’imposant pas à l’œil, fuyant vers les inconnus de lumière ». Elle a une admiration certaine pour les mokhazni car « de tous les soldats musulmans que la France recrute en Algérie, (ils sont) ceux qui demeurent les plus intacts, conservant sous le burnous bleu leurs mœurs traditionnelles. Ils restent aussi très attachés à la foi musulmane, à l’encontre de la plupart des tirailleurs et de beaucoup de spahis ». Lorsqu’elle rencontre des Figuiguiens, elle note : « Ils passèrent devant mon compagnon en burnous bleu et moi et nous jetèrent distraitement le salut de paix qui est comme le mot d’ordre de l’islam, le signe de solidarité et de fraternité entre tous les musulmans, des confins de la Chine aux bords de l’Atlantique, des rivages du Bosphore aux barres du Sénégal. En regardant ces hommes marcher dans la vallée, je compris plus intimement que jamais l’âme de l’islam, et je la sentis vibrer en moi. Je goûtai, dans l’âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort ».
Elle sait rendre, avec une sensibilité extrême les soirs de Ramadan et lorsqu’elle s’introduit dans son texte, c’est toujours avec discrétion mais en laissant entendre une longue familiarité avec ce rite musulman. Mais ce à quoi elle revient toujours comme dans un texte évoquant Oujda, le 27 mars 1904, c’est la conjonction islam/mort/éternité : « Dans une chambre antique, je m’étends sur un tapis et je m’endors. Comme en rêve, dans un demi-sommeil, j’entends une voix indistincte d’abord qui monte du silence angoissant d’Oujda enfin apaisée. La voix monte, monte, s’élevant en des sonorités claires de hautbois, pour finir en une plainte douce, mourante, en un soupir : ce sont des Aïssaouah qui prient et psalmodient leur dikr dans la sérénité pudique de la nuit, cachant la pourriture des choses, et la déchéance des êtres.
Et là encore, c’est, comme au coucher du soleil, une impression de paix immense, d’immobilité, une impression intense de vieil Islam indifférent devant la mort, insoucieux des ruines, poursuivant à travers ces siècles de guerre et de sang son grand rêve serein d’éternité ». C’est dans Sud Oranais aussi qu’on trouve le récit très épuré, puisque jamais la narratrice ne donne ses vraies motivations, des semaines qu’elle va passer à la zaouïa de Kenadsa, lieu d’enseignement de la confrérie des Zianya. Une de ses éditrices écrit : « le cheikh de la confrérie accepte Si Mahmoud il sait pourtant qu’il s’agit d’une femme, mais il respecte sa « demande » et sa connaissance de l’arabe et du Coran. Pendant plusieurs semaines, Mahmoud se consacre à son expérience intérieure, « dans l’ombre chaude de l’islam ». Quelque chose va lâcher en elle, qui l’emporte au-delà des limites du corps et de la sensation. Quelque chose d’indicible ».
Il est vraisemblable qu’elle retrouve là tout ce qu’elle cherche de son rêve d’islam, de son rêve de dépouillement matériel et spirituel, loin des bruits du monde et dans la vie la plus humble possible. Elle a véritablement acquis l’esprit de « soumission » qui est le sens même du mot islam. En même temps cette expérience est bien un témoignage exceptionnel sur l’une des dernières anciennes théocraties sahariennes.
Le dernier point sur lequel nous voudrions nous attarder est celui de son usage du masculin, dans ses écrits et dans sa vie. L’image qui vient immédiatement à l’esprit est celle de l’apparence masculine « arabe » qui fut la sienne durant sa courte vie. Elle s’est véritablement transformée en « cliché » au mauvais sens du terme faisant écran à sa quête véritable dont nous venons de donner une idée. Aventurière au sens noble du terme, elle est loin d’être la première femme à adopter le costume masculin ; ce qui est plus original est d’adopter le costume oriental ou arabe mais il correspond au pays qu’elle a choisi.
Le début du « Premier journalier » commence ainsi et indique que cet « habillement » est conjointement un « habillage » de l’énonciation :
« Cagliari, le 1er janvier 1900. Je suis seul, assis en face de l’immensité grise de la mer murmurante… Je suis seul… seul comme je l’ai toujours été partout, comme je le serai toujours à travers le grand Univers charmeur et décevant, seul, avec, derrière moi, tout un monde d’espérances déçues, d’illusions mortes et de souvenirs de jour en jour plus lointains, devenus presque irréels. Je suis seul, et je rêve… »
Sa volonté de s’écrire au masculin est fréquente mais non systématique et ouvre des questions passionnantes sur sa position existentielle, sociale et religieuse. Femme, oui mais femme masquée en homme, pour quelle raison ? Est-ce un refus de sa féminité, refus d’un certain statut des femmes, dans sa culture d’origine et dans sa culture d’élection ? Ici aussi beaucoup de textes pourraient être choisis, comme Journaliers, Au pays des sables et Sud Oranais mais aussi ses fictions, des nouvelles ou son roman inachevé Trimardeur.
Tous ces déplacements, elle les fait habillée (et non déguisée) en homme, en cavalier arabe. Au début, elle avait adopté une tenue masculine citadine tunisienne puis très vite, elle adopta l’habillement du grand sud. Cette apparence qui lui a permis d’aller partout où elle le voulait, lui valut beaucoup d’attaques et de médisances dans le milieu colonial. Le séjour à Ténès où elle dût essuyer une campagne de dénigrement et de harcèlement particulièrement féroce, a laissé un document qu’il faut citer en son intégralité pour comprendre quelle haine pouvait susciter ce « jeu » sur les marques sexuées.
Un rédacteur de L’Union Républicaine, journal à la solde du clan qui avait décidé de la campagne contre Isabelle Eberhardt et d’autres de ses amis au moment d’une élection, en mai 1903, écrit : « Une dame masquée. Un aimable échantillon du sexe auquel nous devons la Belle Fatma et Louise Michel a daigné, d’une plume légère, effleurer dans Le Turco, L’Union Républicaine. Cette douce créature prétend constater que nous n’avons pas répondu à une lettre de sa blanche main à notre adresse, et nous fournit, en vingt lignes, cent sujets de gaieté. Elle signe madame Mahmoud Saadi, rue d’Orléansville, Ténès, s’adjoint comme renfort, une demoiselle Eberhardt. Or, nous avions été mis, par épître recommandée – oui, ma chère -, en demeure de fournir des explications à une dame Ehnni, villa Bellevue, Mustapha, prise en tant que rédactrice – en réalité directrice de L’Akhbar.
Quel lien de parenté unit madame Mahmoud, du Turco, madame Ehnni, de L’Akhbar, mademoiselle Eberhardt, de La Dépêche ?… Y a-t-il là une réédition du mystère de la Sainte Trinité ? Et lorsqu’une madame Ehnni nous écrit de Mustapha, que devons-nous à madame Mahmoud, de Ténès ? Nous avons souvent rencontré dans les bureaux de l’imprimerie Zamith, la cigarette aux lèvres, un jeune indigène, imberbe, au front rasé, portant un manteau noir fièrement relevé sur l’épaule et faisant sonner de superbes bottes rouges (il s’appelle Mahmoud, nous déclara M. Barrucand, au début de L’Akhbar. C’est mon domestique). Ce domestique est-il un collaborateur, ce jeune homme est-il une femme, est-ce une demoiselle ou une dame, cette dame s’appelle-t-elle madame Mahmoud ou madame Ehnni ? Habite-t-elle Orléansville ou Mustapha ? Cruelle, ô très cruelle énigme ! Comme il n’est pas d’usage de confier à la poste des lettres à la suscription ainsi libellée : Monsieur X…, mademoiselle Y…, ou madame Z…, quelque part ! nous rendrons raison au sphinx qui nous occupe dès qu’il nous aura appris son adresse véritable, son sexe, son nom légal. Entre Mahmoud, Ehnni et Eberhardt, entre un homme et une femme, entre une dame et une demoiselle, entre Ténès et Mustapha, il y a vraiment trop de différence et de distance pour nous contenter d’à peu près ».
Aujourd’hui où l’on connaît bien les différents pseudonymes de l’écrivaine et le nom qu’elle s’était donné dans sa vie algérienne et que ceux qui la côtoyaient lui donnaient volontiers, on mesure, par un tel article, le degré de violence et de malveillance qu’elle pouvait soulever et comment, pour l’attaquer, on s’en prenait à cette oscillation intolérable entre le masculin et le féminin.
Parfois, au contraire, cette apparence masculine intriguait, fascinait. Robert Randau rapporte les souvenirs de Fernand Carayol, fonctionnaire à la Commune mixte et qui se souvenait très bien de l’arrivée du couple à Ténès, le soir du 7 juillet 1902 : « Mon interlocuteur avait gardé dans sa mémoire le spectacle de l’arrivée en 1902, un soir, de la jeune Russe, à l’Hôtel des Arts, dont il était l’un des pensionnaires. Elle descendit de la diligence à cinq chevaux, qui reliait chaque jour Orléansville à Ténès. Vers 19 heures, il se trouvait à table avec ses commensaux (…) quand un couple d’indigènes proprement vêtu traversa la salle. Quelqu’un remarqua, en voyant que l’un de ces voyageurs était imberbe et avait les mains fines : « Tiens, on dirait une femme ». Et la bonne qui servait murmura : » Oui, c’est une femme, mais elle s’est inscrite au bureau sous le nom de Si Mahmoud ». Ils apprirent de la sorte qu’elle était l’héroïne de ce drame du Sud Algérien dont ils avaient lu naguère les péripéties dans les quotidiens ».
En avril 1903, des journalistes furent invités à une réception lors de la visite du Président de la République Loubet en Algérie. Avec Barrucand, Isabelle Eberhardt fut parmi les convives : « Sa présence parmi ceux-ci, dans son élégant costume de cavalier arabe, suscita un vif mouvement de curiosité chez les reporters qui l’entouraient ; ils l’accablaient de questions dont la plupart étaient saugrenues. Elle souhaita de mettre fin aux légendes épiques imaginées déjà par les publicistes eux-mêmes, ardents à informer le lecteur ébaubi de l’existence à Alger d’un confrère musulman appartenant au beau sexe et vêtu en indigène. Elle refusa d’être considérée en héroïne de roman-feuilleton, échappée à une tentative d’assassinat dans un désert perfide ; elle rédigea une lettre-notice sur sa vie et ses aventures, document qui fut inséré dans La Petite Gironde du 23 avril 1903 ».
Dernier portrait cité, cette fois par elle-même, dans une lettre à son frère Augustin, en 1900 : « D’ici quelques jours, mon cheikh, Si Mohammed El Hachemi, frère du Naïb, et l’esprit le plus prodigieux que j’aie jamais rencontré, sera à Touggourt. Nous irons l’y chercher, Slimène et moi. La poudre parlera, au jour de l’arrivée du grand marabout et les chevaux galoperont dans la plaine de Tèksébet, sous El Oued ! Parmi les cavaliers, tu en verrais un, monté sur un fougueux petit alezan doré… Le cavalier, vêtu de gandouras et de burnous blancs, d’un haut turban blanc à voile, portant à son cou le chapelet noir des Kadria, la main droite bandée avec un mouchoir rouge pour mieux tenir les brides, ce sera Mahmoud Saadi, fils adoptif du grand Cheikh blanc, fils de Sidi Brahim ».
C’est enfin son mari qui « décodera », de la manière la plus simple, ce jeu sur les identités de genres. Il vient se présenter à R. Randau en sa qualité de Khodja de la Commune Mixte, nouvellement nommé et présente ainsi Isabelle : « Je vous présente Si Mahmoud Saadi (…) C’est là son nom de guerre ; en réalité il s’agit de Mme. Ehnni, ma femme ».
S’habiller autrement est le prix d’une liberté. Isabelle est à Alger, le 23 juillet 1900 et note dans son « Journalier » : « Après une station très courte avec Eugène dans ma chambre, lui parti, je suis allé, seul, à la découverte. Mais mon chapeau me gênait, me retranchant de la vie musulmane.
Alors, je suis rentré, et, ayant mis mon fez, je suis ressorti et je suis allé, avec Ahmed, le domestique, d’abord à la djemaâ el-Kebira…(…) Salué l’oukil de la mosquée (…) Soupe chez El-Hadj-Mohammed, au coin de la rue Jénina. Là, ressenti intensément la joie du retour, la joie d’être de nouveau là, sur cette terre d’Afrique à laquelle m’attachent non seulement les meilleurs souvenirs de ma vie, mais encore cette attirance singulière, ressentie avant de l’avoir vue, jadis, à la Villa monotone. J’étais heureux, là, à cette table de gargote… Indéfinissable sensation, irressentie où que ce soit ailleurs qu’en Afrique ». Il est bien évident qu’en costume européen et plus encore en costume féminin, Isabelle Eberhardt n’aurait pu faire ce qu’elle nous décrit là et qui lui est indispensable.
Son second long reportage, Sud Oranais, dont le manuscrit a été retrouvé dans la boue de l’inondation d’Aïn Sefra où elle a trouvé la mort en octobre 1904, souligne aussi combien l’allure masculine protège et permet de vivre comme on entend vivre. Plus encore que dans Au pays des sables, le contrat qui lit I. Eberhardt à son journal et à ses lecteurs et la connaissance qu’ils ont de son « originalité » sont sensibles. Aussi, les passages où elle se confie sont, en règle générale au féminin. Combien de fois, ne trouve-t-on pas : « j’étais assise… j’étais seule… », ou « j’étais accoudée au petit mur… », alors que, lorsqu’elle se met en scène, c’est au masculin ou pour souligner l’ambiguïté qu’elle provoque chez ceux qui ne sont pas au courant. Ainsi, lorsqu’elle arrive à Hadjerath M’guil, « le chef de poste, un capitaine de la Légion, me regarde, stupéfait. Il ne comprend pas du tout le rapport qu’il peut y avoir entre ma carte de femme journaliste et le tout jeune Arabe qui la lui tend. Nous finissons cependant par nous expliquer».
On la voit ainsi passer très aisément de sa qualité de « reporter de guerre » à celle, essentielle, de « reporter du Sud » dont le pouvoir de pénétration est accru grâce à son statut de musulman. Lorsqu’elle rend compte de sa visite à un marabout de la région où aucun officier n’est rentré, aucun chrétien, elle précise : « Moi, musulmane, on m’y mène, car Sidi Slimane est le grand guérisseur des malades ». Cela donne évidemment un très beau « papier » inédit de journaliste.
Cette ambivalence féminin/masculin parcourt l’ensemble de Sud Oranais. Elle se campe au milieu des hommes car ils la prennent pour l’un d’eux ; ainsi, aucun doute sur le côté de la tente où elle dort ni au sens qu’il faut entendre pour l’adverbe « fraternellement » : « Il fait chaud, sous la tente, dans l’entassement des hommes à demi couchés, accoudés sur les genoux ou sur l’épaule du voisin, fraternellement. Dans l’autre moitié de la tente, derrière les tentures aux somptueux reflets de laine pourpre, ce sont des frôlements de femmes et des chuchotements qui intriguent vivement mon compagnon. Pourtant, il s’efforce de rester impassible et de ne rien remarquer de ce qui révèle le voisinage des femmes ».
Dans un texte suivant, « Les Marabouts », après avoir décrit et suggéré l’ambiance entre fumeurs de kif où elle s’intègre au « nous », elle se lance dans une de ses grandes envolées lyriques, à nouveau au masculin car ce qu’elle revendique, elle n’a pu le vivre qu’avec le masque de l’autre sexe. Le dernier soir qu’elle passe avec les spahis, soir de ramadan, ils lui demandent avec insistance de rester : « Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes, que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion, et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur ».
La seconde partie de Sud Oranais est plus tardive et porte sur le printemps et l’été 1904 qu’Isabelle Eberhardt y a passé, d’Aïn Sefra à Kenadsa. Les notations personnelles sont masculines : « j’étais heureux (…) joyeux » ; souvent malicieuses, comme lorsqu’elle rapporte ces propos de légionnaires : « Il est girond, le petit spahi… ». Lors de sa retraite à la zaouïa de Kenadsa, l’ambivalence est vitale pour son projet et sa restitution littéraire, en apparence toute masculine, en confidence, féminine : « Mon guide leur répète ce que Kaddour ou Barka lui a dit que je suis Si Mahmoud ould Ali, jeune lettré tunisien qui voyage de zaouïa en zaouïa pour s’instruire ».
Après son acceptation, elle se confie : « je suis seule » mais dans tous les rapports avec les autres, elle est nécessairement un jeune taleb. Et quand il s’agit de changer une fois encore son costume – on peut supposer que ce n’est pas pour déplaire à Isabelle…–, c’est pour passer du costume « algérien » mal vu dans la palmeraie de Kenadsa, au costume marocain : « En effet, les Marocains abhorrent les Algériens, qu’ils considèrent comme des renégats » et elle développe cette information à partir de ses propres convictions : « Et voilà que ce soir, pour sortir, je me suis transformée en Marocain, quittant le lourd harnachement des cavaliers algériens pour la légère djellaba blanche, les savates jaunes qu’on chausse sur les pieds nus, et le petit turban blanc sans voile, roulé en auréole autour d’une chechiya ».
Lorsqu’elle est parfois effrayée par sa solitude, surtout après ces accès de fièvre qui l’obligeront à retourner à Aïn Sefra, elle restitue cela par un passage où s’entremêlent féminin, pour dire ses angoisses concrètes : « j’étais seule, seule dans ce coin perdu de la terre marocaine… » et masculin, pour dépasser cet état contingent vers une sorte de vérité d’ordre général : « Etre seul, c’est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature. Alors je me dis que ma solitude était un bien ».
On voit donc, dans ce double reportage qu’est Sud Oranais, combien le costume et le comportement – Isabelle a toute une gestuelle masculine et des habitudes musulmanes –, sont liés à la manière de s’énoncer au masculin ou au féminin en une oscillation intéressante. Le 15 août 1901 à Marseille, dans un état particulièrement désespéré, elle écrit, à quelques lignes de distance : « M’en aller, vagabond et libre, comme je l’étais avant même au prix de n’importe quelle souffrance nouvelles ! (…) m’embarquer humble et inconnue et fuir, fuir enfin pour toujours (…) Certes, je ne suis venue ici que pour pleurer, pour regretter, pour me débattre dans l’obscurité et ses angoisses, pour souffrir, pour être prisonnière ! A quand le départ radieux ? »
Dans Au pays des sables, brèves inspirées de son premier long séjour au Sahara, en 1902, on retrouve cette même variation d’un genre à l’autre. Comme ces textes sont plutôt des nouvelles journalistiques qui ont été publiées dans la presse algéroise et métropolitaine, on peut penser que le jeu est en partie de la séduction et du mystère vis-à-vis des lecteurs, plus conscient que dans ses écrits intimes. Dans le premier texte qui a donné son titre à l’ensemble, la journaliste transmet son amour de l’âme du désert, d’autant qu’elle écrit alors qu’elle est éloignée de sa « patrie d’élection » et dans son « souvenir nostalgique d’exilé ». Le texte suivant évoque un morceau haut en couleurs et pittoresque de la littérature exotique dont Isabelle Eberhardt se tire bien car elle n’est pas simple observatrice mais « acteur » et donc percevant des détails qu’un œil extérieur ne verrait pas. Dans ce « reportage », elle privilégie le « nous » qui masque la différence sexuelle au profit du masculin et qui, en même temps, s’accorde avec son besoin d’intégration, au cœur de sa quête. Elle privilégie aussi les verbes actifs qui dispensent du participe passé et de ses fameux accords. Une seule phrase laisse « voir » sa présence, au masculin, dans une activité impensable pour une femme :
« Toute la folie contenue, toute l’épouvante aussi des chevaux se donnent enfin libre cours, et ils fuient, ils fuient comme s’ils ne devaient plus s’arrêter jamais. L’ivresse de toutes ces âmes violentes et sincères m’a gagné, et, comme les autres cavaliers, j’achève de me griser dans la course folle ».
Le troisième texte, « Soir de ramadan » est très intéressant car évoquant, avec beaucoup de retenue, les premiers temps d’amour avec Slimène, il est entièrement au féminin : « où j’étais allée me perdre un matin » – « Et moi, mélancoliquement, je prolongeais mon jeûne, fascinée par le spectacle unique d’El Oued » – « Là, sur cette pierre, j’étais assise, un soir déjà obscur » et plus loin : « C’est aussi de cette tranquille demeure de Salah ben Feliba qu’après la nuit folle du vingt-huit janvier, passée en des caresses furieuses de part et d’autre et qui fut la dernière que j’étais destinée à passer sous mon toit, je partis, mélancolique, me sachant déjà exilée, mais bien calme, pour la sinistre Behima ».
Il semble qu’ici le masculin vise à renforcer toute la crédibilité de l’informateur qu’est la journaliste aux yeux de son lecteur et à obtenir une information inédite. Mais, en même temps, la journaliste s’affirme comme reconnue par ceux qu’elle veut siens ; ce que confirme bien la fin de l’histoire que le nomade lui a confiée : « Nous nous étions roulés dans nos burnous (…) lui, le nomade (…) moi, la solitaire, que son idylle avait bercée ».
Dans le choix même des personnages de ses fictions et reportages, nés de sa vie ou de ses rencontres, les personnages qui « collent » le plus à ce qu’elle était et à ce à quoi elle aspirait sont des hommes. Trois exemples peuvent en être donnés : le héros de son roman, Trimardeur ; « Le Major » et « L’Anarchiste » d’Au pays des sables. Il s’agit, à chaque fois, de jeunes hommes idéalistes, russes ou français, Dmitri Orschanow, Jacques le major et Andreï Antonoff. Le premier fait tout un parcours de sa Russie natale au port de Marseille, les deux autres pour d’autres raisons mais comme lui, se retrouvent en Algérie. Ils découvrent une autre vie dans ce pays mais leur sympathie pour le peuple arabe les met au ban de leur société et ils repartent ou meurent. Certains de ces personnages sont plus proches que d’autres de l’écrivaine mais la ligne majeure est toujours celle du difficile passage entre deux civilisations et deux cultures non du fait de l’individu mais du fait de l’étroitesse d’esprit des sociétés.
Si Isabelle Eberhardt peint plus volontiers et avec une grande connaissance et familiarité les milieux masculins, les seuls qu’elle ait vraiment connus, son œuvre est également traversée de portraits ou de silhouettes féminines, en trois constantes. Les Françaises ou Européennes de la colonie sont brocardées et tournées en ridicule, particulièrement au moment du procès, de ses séjours à Marseille et des écrits à Ténès puisque c’est alors qu’elle les a le plus côtoyées. Les Algériennes sont vues et « croquées », rarement individualisées, avec la commisération et la sympathie qui caractérisent son regard dès qu’elle observe et décrit le peuple colonisé. Elle voit leur gloire, elle voit aussi leur misère. Elle admire leur port, même avec des guenilles mais elle ne donne pas dans l’exotisme facile, sachant combien cela est faux. Elle sait aussi être acerbe. Mais son écriture de prédilection lorsqu’elle évoque plus longuement et positivement des femmes est pour des marginales ou des exceptionnelles. Les portraits de prostituées sont d’une grande humanité et sont très nombreux, ce qui s’explique aussi par le mode de vie d’Isabelle Eberhardt. C’est un milieu qu’elle a côtoyé et dont on peut penser qu’il la fascinait à cause de l’hypocrisie de sa mise à l’écart.
Les femmes exceptionnelles, ce sont les maraboutes. Ainsi cette brève consacrée à Lella Khaddoudja dans Sud Oranais, belle histoire que lui conte Ba Mahmadou et à partir de laquelle, elle rêve : « A mon tour je me mets à rêver à cette Lella Khaddoudja inconnue, et qui a sans doute une âme un peu aventureuse, puisqu’elle a rompu, de sa propre volonté, avec la routine somnolente de la vie cloîtrée de ses pareilles, pour aller ailleurs recommencer une existence nouvelle, sous un autre ciel. Que s’est-il passé dans le cœur de cette maraboute voyageuse ? » Celle qui se détache est, bien sûr, Lella Zeyneb de la zaouïa d’El-Hamel à Bou-Saada et qu’elle évoque dans ses Journaliers : si elle brille par l’absence de son portrait, elle illumine la vie d’Isabelle par son enseignement sur lequel celle-ci reste très discrète : « De ce voyage, rapide comme un rêve, de Bou-Saada, je suis revenue plus forte, guérie de la maladive langueur qui me minait à Alger… » écrit-elle le 7 juillet 1902, de retour à Ténès. Ce passage ouvre un long paragraphe sur le sens de son nomadisme qui est recherche mystique : « Cette idée amènerait à penser que la vraie figure de ce grand Univers est à jamais insaisissable et inconnue… Cette figure absolue serait en effet la face de Dieu… » Dix-huit mois plus tard, le 31 janvier 1903, Isabelle note son passage à Bou-Saada : « Hier, nous sommes rentrés d’El-Hamel vers 3 heures du soir, Ben Ali et moi. Toutes les fois que je vois Lella Zeyneb, j’éprouve une sorte de rajeunissement, de joie sans cause visible, d’apaisement. Je l’ai vue hier deux fois dans la matinée. Elle a été très bonne et très douce pour moi et a manifesté la joie de me revoir. (…) Tout – et moi-même – est changé radicalement…. ».
Avec Isabelle Eberhardt se dessine la construction d’un personnage auquel elle s’est identifiée pour vivre son idéal, refusant le rôle féminin de sa société d’origine mais aussi de sa société d’élection puisqu’elle y a vécu en tant que musulman. Peut-être que, dans cette société, eut-elle consenti à reprendre les marques extérieures de son sexe si elle avait eu le temps de devenir, comme Lalla Zeyneb, une femme hors statut !
« Isabelle Eberhardt, femme au destin en forme de météore, écrivain controversé, continue à susciter intérêt et fascination (…) Pour apprécier les nouvelles d’Isabelle Eberhardt, il convient sans doute de les situer à la fois dans leur époque et dans l’itinéraire passionné et généreux de leur auteur » écrit à son propos Tahar Djaout. Car elle est une figure prégnante de la littérature algérienne, sans parler des articles nombreux et des biographies écrites à son sujet. Ainsi le nom d’Isabelle Eberhardt surgit dans le roman autobiographique de Jean Sénac, en 1989, avec le qualifiant complice et affectueux de « ma folle du désert », aux côtés des noms de Genet et d’Artaud, trois noms lourds de symboles pour le poète. Tahar Djaout la classe ainsi : « premier écrivain algérien de langue française » ou « écrivain européen indigénophile. »
Ce second qualifiant a un parfum d’exotisme non l’exotisme de pacotille qui met des signes convenus sur un pays mais l’exotisme, au sens fort du terme, qui traduit en écriture une expérience existentielle qui tient l’équilibre entre l’appartenance d’origine et l’appartenance nouvelle désirée : « Ce qui différencie radicalement Isabelle Eberhardt des autres écrivains français séduits par le désert, comme André Gide par exemple, c’est qu’elle a renoncé à tous ses antécédents, ses vieilles attaches européennes pour vivre quotidiennement et jusqu’à la mort cette fascination qui n’était pas dénuée de douleur. […] En outre, l’auteur de Yasmina possède une connaissance des coutumes et de la culture algériennes qui la distingue résolument des écrivains de passage. Cette connaissance est une connaissance de l’intérieur. »
Quatre écrivaines l’inscrivent dans leur écriture dans des textes écrits entre 1986 et 2005. Dès 1986, Dans Lettres parisiennes, échange épistolaire entre elle-même et Nancy Huston, Leïla Sebbar cite assez longuement Isabelle Eberhardt dans une de ses missives en choisissant des qualifiants comme « singulière, aventurière et mystique […] les mystiques et les saintes m’attirent comme les guerrières.» Première esquisse qui met le doigt sur ce qui retient l’écrivaine française née en Algérie, la marginalité, l’attrait pour les Arabes et l’islam soufi. L’intérêt est affirmé mais il n’y a pas véritablement de généalogie littéraire revendiquée, plutôt une curiosité signalée qu’elle veut partager. Elle y revient plus substantiellement en 2005 dans un recueil de nouvelles, Isabelle l’Algérien – Un portrait d’Isabelle Eberhardt. Le premier texte est un récit biographique, sous le titre de l’appellation dont on dit qu’elle était celle de Lyautey, « Cette bonne Mahmoud ». Leïla Sebbar raconte Lyautey écoutant Isabelle racontant Lella Zeyneb, la célèbre maraboute de la Zaouïa d’El Hamel. Les autres textes, partant d’une nouvelle, la réécrivent ou la prolongent. Comme le dit la 4ème de couverture : « On entend la voix et les mots des humbles (soldats indigènes, paysans, bagnards, nomades, prostituées, légionnaires) et des dignitaires qu’elle a croisés (officiers de Saint-Cyr dans les Bureaux arabes, chefs de confréries musulmanes, fils de grande tente, hommes de lettres » algérianistes »). On entend aussi le Spahi Slimène, le mari d’Isabelle, Lyautey, Lella Benben à Alger, Lella Zeyneb à El Hamel. »
Il en va autrement en 1999 de la trace de ce nom dans un texte particulièrement cité et connu d’Assia Djebar, dans Ces voix qui m’assiègent, « Entre corps et voix ». Revenant sur son parcours d’écriture et de création et ayant introduit dès le début du texte la référence au « désert ancestral », le dernier tiers a pour titre, justement, « Repères dans le sable ancestral ». On y lit :
« Le sable, je n’ai pas encore couru au désert Isabelle, dès le début de ce siècle En grandes foulées avides Elle, l’aventurière La rimbaldienne des ksours et des oasis La convertie « dans l’ombre chaude de l’islam » comme on a dit pour elle, En quelques années rapides de sa jeunesse de son ivresse Isabelle nous a toutes précédées… Écriture de sable pour celle qui, à la fin, s’est noyée La miraculée La ressuscitée. Mon sable à moi sur des décennies S’effeuille dans la voix de cendre Des ancêtres ».
Citation assez lourde de sens… « Isabelle nous a toutes précédées », « nous les Algériennes » qui ont pris le départ, qui ont pris la plume. Ici, clairement se dessine une généalogie littéraire et la nécessité de l’échappée.
Il revient à Maïssa Bey d’établir une complicité avec elle, dans sa ville d’origine, Ténès. Les points d’information sur le passage d’Isabelle Eberhardt à Ténès s’inspirent sans doute du très attachant livre de Robert Randau, évoqué précédemment. Essaimant des informations biographiques, Maïssa Bey les interprète, livrant ainsi sa « version » de la position marginale de la jeune femme : « Ténès. Traversée accidentellement par une femme venue d’un pays lisse et neutre. Peut-être trop lisse. Trop neutre pour une femme comme elle. Pour une bâtarde nourrie de laits amers, trop amers. […] Elle, Isabelle. Maintenant, en écriture, ombre retrouvée, reconnue, nommée. Quelque vision peut-être, entrevue dans la fragile lueur d’un matin, dans le pas entendu aux confins d’un rêve étranger surgi de ces lectures mêmes. »
Isabelle est un modèle d’audace, mais aussi modèle né de la forêt de ses lectures, la fascination s’affirme pour le mystère de « la cavalière », de la femme hors normes, de celle qui n’a pas hésité « à tenter de franchir les portes interdites ». « Mais elle, Isabelle, ou Mériem, ou Nicolas, ou bien encore Mahmoud, homme ou femme, chrétienne ou musulmane, illuminée ou simplement lucide, anarchiste, libertaire ou en quête d’absolu, à la recherche d’improbables racines, qu’a-t-elle trouvé ? A-t-elle fini par rejoindre, à Ténès, Aïn Sefra ou ailleurs, la cohorte de ceux qui n’ont dans les mains, dans les mots, que leurs « rêves pareils à des cavaliers noirs » ? »
C’est évidemment la tentative d’assimilation profonde qui est la plus significative et la plus troublante. L’écrivain qui devient personnage de fiction acquiert alors une force pérenne d’être inscrit dans une écriture contemporaine. C’est ce que fait Malika Mokeddem. Dans Le Siècle des sauterelles, de 1992, elle est une référence fondatrice de la protagoniste qui éclaire son désir de création. Tout fait écho : le parcours et la halte, Kenadsa, Aïn Sefra et le désert, Yasmine et Mahmoud. Car les « noms » d’Isabelle Eberhardt ou de ses personnages sont attribués aux deux protagonistes. La référence est encore renforcée par le nom de la mère qui est assassinée au début du roman, Nedjma, rattachant ainsi Isabelle Eberhardt à la lignée du fondateur du roman algérien et maghrébin, Kateb Yacine. La citation d’Isabelle Eberhardt va des allusions les plus explicites aux analogies significatives. Pratiquement au centre du roman, le long passage qui lui est consacré éclaire les cent cinquante premières pages et guident la lecture des cent quarante suivantes. Tout prend sens et au fil des pages, on sent partout l’ombre portée d’Isabelle Eberhardt. Référence centrale du roman, Le Siècle des sauterelles consacre Isabelle Eberhardt comme figure-guide pour la liberté d’une femme et de sa création. Cette référence dynamise une écriture réaliste en introduisant une forte symbolisation de l’univers fictif proposé.
Au terme de ce parcours, il est assez évident, que c’est plus la stature exceptionnelle d’Isabelle Eberhardt que son écriture qu’ont retenue les lettres algériennes. Est-ce étonnant ? On doit rappeler, encore une fois, que l’œuvre d’Isabelle Eberhardt est une œuvre « nomade » au sens éditorial du terme. Ses textes sont dispersés car publiés de son vivant dans des revues et journaux, et toutes les rééditions ont suscité des contestations, depuis les interventions importantes de Victor Barrucand aux erreurs dues à tel ou tel manuscrit : c’est une œuvre non encore fixée et la plus accessible est aujourd’hui les quatre tomes aux éditions Joëlle Losfeld ; ainsi que la reprise par Martine Reid de quelques nouvelles d’Amours nomades dans la collection « Femmes de Lettres » chez Gallimard en 2008.
Mais au-delà de ces incertitudes éditoriales, c’est une œuvre jeune, une œuvre de débutante qui prenait ses marques et sa texture avec de plus en plus d’évidence. C’est une écriture passionnante à lire et à analyser avec ses emprunts, les influences reçues – celle de Loti par exemple que les derniers textes commencent à dépasser –, celle d’une écriture qu’on peut qualifier de picturale en la mettant en regard avec des peintres orientalistes – Eugène Fromentin, Maxime Noiré –, celle de l’influence de l’écriture du reportage sur l’écriture plus littéraire – ses textes sont une mine sur l’Algérie coloniale et sur le rapport littérature et journalisme –, celle de l’adhésion à un mysticisme religieux qui n’a pas fini de faire réfléchir.
Les romancières algériennes ne se sont pas trompées sur son importance : « Isabelle nous a toutes précédées… », « Elle, Isabelle. Maintenant, en écriture, ombre retrouvée, reconnue, nommée », « Un songe où une femme marche et écrit. Une roumia habillée en bédouin (…) Yasmine marche sur ses traces, dans la même contrée et dans l’écrit ». Pour elles, elle est une ombre vers laquelle se diriger, une audace à atteindre, un absolu sans compromis, au-delà des assignations identitaires frileuses et sclérosantes. On pourrait qualifier cette écrivaine journaliste de femme rebelle mais en comprenant sa révolte comme profondément individuelle. Elle n’a jamais cherché à avoir des adeptes, ni à fédérer autour d’elle des émules. Sa rébellion s’est traduite par le refus des conventions. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à une jeune femme, entre ses 20 et 27 années, qui était gouailleuse et aimait aussi faire des farces ! En adoptant un mode de vie au masculin, sans renier son rôle féminin sexué, en le faisant dans une autre culture, Isabelle Eberhardt a véritablement franchi des frontières dans le contexte de son époque. Contrairement à ses consœurs d’Europe adoptant le vêtement masculin, elle a choisi, avec le vêtement, un autre mode de vie, une autre civilisation, une autre spiritualité. Les photographies que l’on a d’elle, très connues aujourd’hui, font bien la différence entre l’apparat et l’intégration : tenue d’apparat, celle qui est la plus souvent reprise en couverture de ses œuvres ou en blason de biographies ; tenue d’intégration, plus bouleversante parce que plus modeste et proche du quotidien, celle de la photo que Robert Randau légende comme étant la dernière où on la voit dans une tenue beaucoup moins prestigieuse et plus commune, assise contre un mur, cigarette à la main et regardant à terre.
Elle fut fidèle à la devise adoptée à son adolescence : « J’irai solitaire jusqu’à ma mort », elle a été en quête d’elle-même dans un pays et une région de ce pays, le grand Sud, où elle semble avoir pu aller jusqu’au bout de sa foi. Elle a été à la recherche, par le déplacement et le voyage, d’un autre sens à la vie et à la mort qui hante ses écrits, à une spiritualité. C’est en ce sens que ses textes sont à lire pour suivre les cheminements d’une expérience de vie exceptionnelle. C’est après sa première visite à Lalla Zeyneb à la zaouïa d’El-Hamel que avons évoquée qu’elle note, dans son journal, ce passage si souvent cité car emblématique de ce que l’on croit comprendre de cette personnalité complexe : « Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant la route, la blanche route attirante qui s’en allait, sous le soleil qui me semblait plus éclatant, toute droite vers l’inconnu charmeur… nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés, car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration ».
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