Karthik Ram Manoharan, enseignant en sciences politiques à l’Université d’Essex, défend dans cet article une lecture universaliste des travaux de Frantz Fanon. À ses yeux, la leçon la plus importante à retenir de l’œuvre de Fanon est la suivante : toute lutte pour une société meilleure est une lutte contre l’oppression, mais toute lutte contre l’oppression n’est pas nécessairement une lutte pour une société meilleure. L’article, initialement paru chez notre partenaire The New Pretender, a été traduit par Sarah Thuillier et Valentine Ello.
POURQUOI FANON ?
« Il n’a jamais été aussi difficile de lire Fanon qu’aujourd’hui, » a remarqué le philosophe Achille Mbembe lors d’une conférence à l’Université Colgate en 2010. Frantz Fanon (1925-1961), un humaniste et existentialiste profondément influencé par Jean-Paul Sartre, a travaillé en tant que psychiatre en Algérie coloniale avant de rejoindre la résistance algérienne contre le colonialisme français. Généralement connu pour ses Damnés de la Terre, Fanon a produit des travaux proposant une critique du colonialisme et du racisme, qui sont souvent prescrits comme des manuels par de nombreux mouvements identitaires radicaux. Si lire Fanon n’a jamais perdu en popularité, les lectures populaires de Fanon doivent être remises en question si l’on souhaite recouvrer toute la radicalité de la pensée fanonienne (…)
Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance
Ma première lecture des Damnés de la Terre fut pour moi l’équivalent d’une dynamite intellectuelle. « La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. » À la lecture de cette œuvre majeure à ce moment-là, son premier chapitre relativement simple (du moins en apparence) sur la violence était plus parlant que les autres, qui traitaient de questions assez complexes. Mon Fanon était un manichéen opposé à la violence de l’oppresseur et légitimant la violence des opprimés. Comme beaucoup de ses jeunes admirateurs du tiers-monde, je l’ai lu comme un prophète de la violence. La violence était libératrice, la violence était cathartique, la violence était existence. Ses appels à la lutte incessante semblaient être la seule option disponible dans un monde désespérément injuste.
Pourtant, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose d’important.
CONTEXTUALISER FANON
Il est important de contextualiser Fanon. Il fut un marginal tout au long de sa vie politique. Martiniquais noir en France, citoyen français en Algérie et d’origine chrétienne parmi des Arabes musulmans. Malgré son engagement total dans la lutte anticolonialiste algérienne, il n’a jamais été complètement Algérien, même aux yeux de ses camarades. Ses connaissances de l’histoire de l’Algérie précoloniale étaient, au mieux, vagues. Les textes de Fanon montrent clairement que sa compréhension de l’Islam comme facteur sociopolitique en Algérie était superficielle. Le racisme anti-Noirs chez les Arabes, le rôle arabe dans l’esclavage et le patriarcat islamique, sont autant de sujets qu’il a enjambés.
Ce détracteur majeur de l’impérialisme occidental rend son dernier souffle sous les yeux de la CIA, dans un hôpital américain où il était venu se faire traiter pour une leucémie. Il meurt fin 1961. L’Algérie obtient son indépendance officielle l’année suivante. L’Algérie indépendante est déchirée par la guerre civile entre le gouvernement et les islamistes, faisant plus de mort que le colonialisme français. On pourrait dire que Fanon a eu de la chance de ne pas en avoir été témoin : affectée par la dégénérescence du projet anticolonialiste en une lutte de pouvoir sauvage et cynique, sa femme, Josie Fanon, s’est suicidée. Il reste une figure marginale dans l’imaginaire intellectuel de la France comme de l’Algérie. Cependant, il connaît une renaissance universitaire à partir des années 80 dans le monde anglo-saxon, principalement dans les départements d’études sur le postocolonialisme et le racisme, où il est principalement lu comme un penseur « noir », un identitaire, un postcolonialiste ou quelqu’un à mi-chemin entre un défenseur et analyste de la violence anticolonialiste. Pourtant, le plus important, et peut-être le plus déroutant chez Fanon, est son universalisme révolutionnaire à côté duquel passent ses détracteurs comme ses admirateurs.
Si le nom de Fanon est associé à la violence, il faut noter que sa prise en considération des possibilités émancipatrices de la violences n’occupe qu’un seul chapitre dans toute son œuvre. En revanche, le dernier chapitre des Damnés de la Terre s’intéresse explicitement aux effets psychologiques néfastes des représailles aveugles sur les personnes qui y prennent part. Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance. Le fait que les noms de philosophes comme Sartre et Walter Benjamin, qui ont produit des œuvres plus complètes sur la violence, ne sont pas aussi spontanément associés à la violence que celui de Fanon, ne témoigne-t-il pas de préjugés discriminatoires à l’égard de Fanon ?
Concerning Violence, un documentaire récent du réalisateur suédois Goran Olsson, renforce également, quoique sans le vouloir, le stéréotype de « l’homme noir en colère ». Le documentaire d’Olsson prend des passages choisis des Damnés de la Terre pour dénoncer le colonialisme européen. Le Fanon que l’on y voit est un anti-européen rejetant tout ce que symbolise l’Europe.
Dans sa conclusion des Damnés de la Terre, Fanon écrit pourtant (un passage soigneusement omis par le documentaire) : « Tous les éléments d’une solution aux grands problèmes de l’humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée de l’Europe. Mais l’action des hommes européens n’a pas réalisé la mission qui lui revenait. » Ces mots ne sont pas ceux d’un homme qui détestait l’Europe, mais d’un homme qui accusait l’Europe de ne pas respecter ses propres valeurs égalitaires. Ce Fanon là n’est reconnu ni par la droite, ni par la gauche, et il est pourtant urgent de le redécouvrir. Il aurait méprisé ce « prophète de la violence » censé détester tout ce qui touche à l’Europe. Un sort, sans doute, réservé à tous les grands penseurs. Nietzsche n’écrivait-il pas que les disciples d’un martyr souffrent plus que le martyr ? Il aurait dû ajouter que c’est entre les mains des disciples que les principes d’un martyr souffrent le plus.
FANON ET LA VIOLENCE IDENTITAIRE
La position nuancée de Fanon sur la violence identitaire vaut la peine d’être examinée, en particulier suite aux manifestations violentes à Ferguson, Baltimore et ailleurs en Amérique, pour les personnes noires tuées par la police.
[Cet article a été rédigé en 2018. Il ne fait pas référence aux manifestations qui se sont déroulées dans le contexte du décès de George Floyd, dont LVSL a traité dans cet article rédigé par Myriam Nicolas et traduit par William Bouchardon : « USA : les émeutes font-elles avancer le combat anti-raciste ? »].
Alors même que l’establishment les condamnait, l’anti-establishment a accueilli la violence comme le début d’un soulèvement révolutionnaire. L’appel à la violence systématique pour lutter contre les centres de pouvoir blancs et racistes n’a rien de nouveau. Par le passé, des militants noirs comme Eldridge Cleaver ont appelé au viol des femmes blanches pour résister au racisme blanc (bien qu’il ait plus tard regretté ces idées). La boucle est bouclée lorsqu’il finit par rejoindre le parti républicain et devient chrétien conservateur. Qu’est-ce que cette trajectoire nous dit ?
En réalité, le système américain est plus que capable de se défendre de tels excès de violences venant de ses minorités. Il préfère choyer cette politique identitaire minoritaire et particulariste, car la logique postmoderne du capitalisme mondial a besoin de la prolifération de multiples identités minoritaires. Cette violence impuissante de la politique identitaire particulariste, uniquement alimentée par le ressentiment anti-blanc, crée davantage de frontières et ne permet aucunement de tendre vers leur destruction – ce qui constituerait, aujourd’hui, un horizon réellement radical.
Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité » constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la « négritude » (blackness) authentique l’est tout autant
Ainsi donc, les racistes blancs, pris par une phobie des « noirs brutaux », et la gauche multiculturelle qui, pour surmonter un sentiment de culpabilité mal placée, célèbre la « résistance noire par tous les moyens nécessaires », se conforment en vérité à la logique du même système.
Rendons-nous à l’évidence : les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire au monde, avec l’arsenal le plus puissant jamais constitué dans l’histoire humaine ; elle renverse à son gré des gouvernements à travers le monde, elle a fait des contre-insurrections non plus seulement une pratique stratégique mais une façon de penser ; les avancées scientifiques américaines touchent non seulement chaque être humain de cette planète mais également l’univers tout entier. Si le journaliste, assis dans son confortable bureau de Wall Street, qui condamne la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, a tort, l’universitaire de gauche libérale, jouissant d’un poste permanent dans une université réputée, qui approuve la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, est indéniablement stupide.
Si les États-Unis doivent changer, cela ne peut se faire que par une réforme radicale engagée par les forces démocratiques populaires issues de toutes les catégories de la population. Si l’on considère la puissance des États-Unis, des actes de violences isolés perpétrés par des groupes identitaires à l’encontre de l’État sont inutiles, sinon suicidaires. À cet égard, il serait plus pertinent de lire Fanon avec Martin Luther King plutôt qu’avec Malcolm X. Fanon et King ont tous deux rejeté l’idée de séparatisme fondé sur l’identité et lui ont préféré une lutte fondée sur l’identité qui se transcenderait en une lutte pour un changement structurel de la société dans son ensemble. Ceci, évidemment, n’est pas un plaidoyer pour le pacifisme libéral ; ni Fanon ni Martin Luther King ne se sont élevés pour cela. Nous devons plutôt comprendre que les formes de protestations qui ont pu obtenir quelques résultats au cours du siècle précédent n’en auront aucun au cours de celui-ci. Le « fanonisme », est, entre autres choses, une méthode permettant de comprendre la dialectique de l’histoire.
D’un point de vue pragmatique, la lutte pour les droits des Noirs en Amérique ne peut être menée isolément des autres luttes. Et c’est dans cette perspective que l’universalisme de Fanon, ainsi que son appel à dépasser sa propre identité, est le plus intéressant. Dans Peau noire, masques blancs, qui conteste l’attribution d’identités rigides et l’impossibilité d’accéder à l’universalisme, Fanon allègue que ceux qui portent aux nues l’individu « noir » sont aussi malades que ceux qui le haïssent. Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité »constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la négritude (blackness) authentique l’est tout autant. S’opposant au déterminisme, il affirme également : « Je ne me ferai pas l’homme de quelque passé que ce soit. Je ne veux pas exalter le passé au détriment de mon présent ou de mon futur. » Malheureusement, la gauche libérale semble avoir abandonné l’universalisme pour une forme très problématique de politique identitaire particulariste, narcissique et autodestructrice.
UNIVERSALISME ET SOLIDARITÉ
La raison pour laquelle Fanon était suspicieux vis-à-vis de la politique particulariste d’identité noire de la négritude, populaire à son époque, ne résidait pas seulement dans la volonté de celle-ci de glorifier une myriade de passés ; Fanon pensait également que la simple configuration binaire « Noir et Blanc » obscurcissait plus qu’elle ne révélait, et muselait d’autres voix, plus critiques et plus radicales, émanant des personnes colonisées. N’est-ce pas ce que l’on constate actuellement avec l’Islam ? Il est possible d’observer une monopolisation du discours sur l’Islam à la fois par les musulmans extrémistes et par les modérés, ce qui est activement ou passivement encouragé par la gauche libérale multiculturelle occidentale, aux dépens de ceux, au sein de ce prétendu « monde musulman », qui travaillent en vue d’une lutte politique radicale et d’une réforme sociale à l’intérieur de leurs propres communautés. Comment expliquons-nous le silence presque total au sein de la gauche traditionnelle au sujet de la plus importante lutte progressive au Moyen-Orient qu’est celle des Kurdes ? La réalité est que la faveur multiculturaliste accordée aux voix musulmanes, aussi bien de l’Islam fondamentaliste que « modéré », contribue à prolonger le musellement de ceux qui rejettent la politique identitaire fondée sur la Tradition primordiale et recherchent des alternatives dans des projets politiques d’émancipation radicaux.
En tant que Tamoul, j’accueillerais avec enthousiasme une critique honnête et sans concession de la politique tamoule, de l’idéologie qui se cache derrière elle ainsi que de l’identité qu’elle conçoit, de la gauche occidentale, et ce bien que je critique les valeurs occidentales. Ce type d’engagement politique mutuellement critique l’une envers l’autre, et non les mondanités culturelles et la tolérance condescendante au rabais, peut seul garantir que les progressistes du monde entier puissent créer une tribune universaliste de lutte, tout en sapant le récit porté par les fanatiques racistes en Occident selon lequel les « Autres » sont incapables d’atteindre le progrès. Si la gauche libérale occidentale est prête à agir de la sorte, la moindre des choses serait d’éviter d’apaiser les fanatiques du « monde musulman », du « monde hindou » et d’autres mondes culturo-religieux ainsi fixés de façon déterministe et de laisser l’opportunité à ces voix qui croient sincèrement en des valeurs émancipatrices de se faire entendre.
C’est l’une des leçons cruciales à tirer de Fanon : toutes les luttes pour une société meilleure sont des luttes contre l’oppression, mais toutes les luttes contre l’oppression ne sont pas des luttes pour une meilleure société. Et ceci est une leçon que la gauche libérale n’a jamais retenue. Dans leurs tentatives trop zélées de combattre « l’impérialisme capitaliste patriarcal blanc », la gauche, ou du moins les voix les plus bruyantes de ses rangs, s’est faite l’avocate des formes les épouvantables de fondamentalismes venues du Tiers-monde. Entourées par leurs illusions selon lesquelles elles combattent l’Occident, elles donnent une légitimité à ce que le reste du monde produit de pire.
En cette époque où l’obsession des particularités de « race », d’ethnicité et de religion a atteint des proportions fétichistes, aussi bien au sein de la droite que de la gauche, l’universalisme de Fanon et son invitation à contester les frontières des identités rigides ne pourrait être plus pertinente. Comme il l’écrit dans la conclusion de Peau noire, masques blanc : « C’est à travers l’effort pour se réapproprier le « soi » et pour l’examiner attentivement, c’est à travers la tension durable de leur liberté que les hommes seront capable de créer les conditions idéales pour l’existence d’un monde humain ».
LAMIS SAÏDI LUI CONSACRE UN OUVRAGE PARU AUX ÉDITIONS TERRASSE
La traductrice Lamis Saïdi se donne pour mission de tirer de l’oubli l’œuvre poétique et la dimension humaine et militante de l’écriture de la native de Batna.
Le premier ouvrage des éditions Terrasses, créé ou recréé dernièrement après sa brève parution en 1953, est dédié à la poétesse et militante Anna Gréki. Dans ce livre-mémoire, c’est la traductrice Lamis Saïdi qui se donne pour mission de tirer de l’oubli l’œuvre poétique et la dimension humaine et militante de l’écriture de la native de Batna.
Par le choix de cette poétesse et de ses écrits, le parti pris de Terrasses et de la traductrice est de “faire le choix à un moment donné de concentrer énergie, travail, argent pour finir de mettre au monde (ou faire renaître dans notre cas) cette littérature ne voulant plus (ne pouvant pas s’offrir le luxe de) se cacher derrière les rideaux d’une culture ‘ornement’”. Et de reprendre : en d’autres mots, aujourd’hui on dirait : la littérature de ceux et celles “qui n’ont pas le temps”. Pas le temps ni le privilège de faire semblant, de tout soigneusement mettre en ordre et en place pour “devenir écrivain”.
Colette Grégoire, qui deviendra Anna Gréki, “la colleuse d’affiches” que la France coloniale et actuelle renie encore, fait partie des “voyous de la révolution”, pour reprendre l’éditeur et Jean Sénac, qui “n’essayent pas uniquement de faire face au monde”, mais le “pensent” également. Une poétesse rebelle, “femme communiste osant défier la bienséance post-indépendance pour défendre l’espoir d’une Algérie plurielle de la même façon qu’elle avait défié à travers la poésie ses bourreaux ‘à l’heure de la souillure’ par l’État français et ses chiens de garde paras”, qui n’a cessé, que ce soit par l’action ou l’écriture, de défendre une cause juste, quitte à être arrêtée, torturée, expulsée d’Algérie. Et si les poèmes de Gréki renseignent d’une chose, c’est bien de son combat et de sa liberté, qu’elle arrache continuellement et quoi qu’il lui en coûte.
Ce sont cette force et cette détermination qui sont d’ailleurs mises en avant à travers la sélection de poèmes qu’a faite Lamis Saïdi, qui reste fascinée à la fois par la portée poétique et la force émotionnelle qui se dégagent de ces écrits. Algérie capitale Alger et Temps forts sont les recueils traduits dans cet ouvrage. Mais nous retrouvons également des articles, des contributions et des réflexions de l’autrice sur des notions comme le combat, la langue, l’art, la vie, l’écriture, la race, la nationalité… Dans Être ou ne pas être, publié en 1965 à Alger, elle dresse un constat sur la place des écrivains d’expression française, qui sont “purement et simplement” omis du schéma littéraire.
Selon elle, “trois ans après l’indépendance de l’Algérie, nous, écrivains algériens de langue française, où sommes-nous ? Tout d’abord, existons-nous en tant qu’écrivains et en tant qu’Algériens ? Oui, nous semble-t-il, dans un sens ; nous sommes algériens et nous écrivons, nous, Mammeri, Dib, Alleg, Sénac (…).” Et de poursuivre : “Non, paraît-il, dans un autre sens ; certains théoriciens nous suppriment purement et simplement parce que nous n’avons pas place dans le système de leurs théories (…) et certains parmi nous étant tués deux fois, car, outre ce défaut, ils possèdent le tort de n’être pas arabes.” Plus loin et au fil des pages, des hommages sont rendus à la “rebelle”.
Lamis Saïdi a relevé pour ce faire celui de l’Union des écrivains algériens à travers une plaquette éditée en 1966 à l’Université d’Alger, avec la participation de Mouloud Mammeri, de Jamel-Eddine Bencheikh, de Claudine Lacascade, de Mohamed Khadda et de Jean Sénac. “D’Anna Gréki, nous n’entendons plus les chants de colère, ni les exigences, ni les espoirs têtus enfoncés au plus épais de notre impatience. On croit tout savoir de la mort, parce qu’on est résigné à tout ignorer d’elle”, écrira Mammeri à l’occasion de cet hommage.
Bien plus que la poésie de Gréki, cette traduction, suivie de plusieurs extraits de la poétesse elle-même et de ceux qui l’ont connue, est la bienvenue quand l’amnésie ou la marginalisation nous font oublier des figures de cette envergure.
Anna Gréki, de son vrai nom Colette Grégoire est une poétesse et militante algérienne née en 1931 en Algérie. Engagé jeune à la Sorbonne auprès des côtés des étudiants communistes et partisans de l’indépendance algérienne comme Sid Ahmed Inal, André Beckouche, Jean-Claude Melki… elle retourne en Algérie après le déclenchement de la guerre de libération aux côtés des militants du PCA et des Combattants de la Libération. Arrêtée, torturée, elle continue d’écrire en prison jusqu’à son exil à Tunis où sera publié son premier recueil : Algérie, capitale Alger. A l’indépendance elle reprend ses études à Alger et s’engage dans la lutte pour une culture populaire et révolutionnaire et milite en faveur d’une littérature algérienne plurielle. Elle meurt soudainement en 1966.
Dans ce texte inédit réédité par les éditions Terrasses, Sénac réaffirme l’apport inestimable de la poésie durant la guerre de libération, car elle est, ainsi que la Résistance, “comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité”.
Au fait national algérien, Sénac conjugue le “fait poétique”, éminemment politique, représentatif de la réalité linguistique algérienne en temps de guerre. Longtemps reléguée au rang de textes conjoncturels, sans réel apport au champ littéraire d’après-guerre, la dynamique poétique d’hommes et de femmes, algériens ou européens, du 19e siècle jusqu’à la guerre de libération, se présente, à la lecture du Soleil sous les armes, ce texte inédit réédité par les éditions Terrasses, à mi-chemin entre le recueil et l’essai, comme un réquisitoire contre l’oubli.
Bien qu’il soit mieux connu en Algérie que dans la terre de ses ancêtres ou en France, la pensée de l’enfant d’Oran, né en 1926 et assassiné en 1973, reste encore à défricher, décrypter et pensée à la lumière de l’évolution de notre société, les combats qu’elle a menés et qu’elle mène encore. Car la poésie, affirme Sénac, apparaît, ainsi que la Résistance, “comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité”. Elle naît et se fait dans la douleur. Elle se construit par et pour le peuple.
Le poète, comme mission divine qui lui incomberait dès sa naissance, “porte les raisons communes, espoir et douleur, à leur plus haut degré d’effusion”. Mais il ne s’agit pas non plus, écrit Sénac, “de faire feu de tout bois et de défendre à tout prix un nationalisme étroit et refermé sur ses cactus, mais d’affirmer sans équivoque notre présence à la réalité de cette terre, qui est indiscutablement nationale”.
Comme Anna Gréki, à laquelle les éditions Terrasses avaient consacré en début d’année une réédition de ces poèmes textes sur son parcours et son militantisme en faveur de la cause algérienne, qu’on ait peur ou qu’on ne veuille reconnaître à Jean Sénac n’enlève en rien le travail de mémoire qu’il a accompli à travers ses textes, engagés, subversifs, incisifs…
Et aussi loin que pouvait remonter Sénac à l’écriture de cet essai en pleine guerre d’indépendance, il y eu vers 1869 un certain Arthur Rimbaud, alors lycéen au collège Charleville, qui affichait son soutien au peuple algérien en ces termes : “…Peuplades soumises, aux armes ! Qu’en vos cœurs domptés revive l’antique courage ! Brandissez de nouveaux vos épées ! Et vous souvenant de Jugurtha (…)” L’entreprise du colonisateur de “dépersonnaliser” un peuple par l’imposition d’une nouvelle langue n’a en réalité que participé à la création et à la consolidation d’une nouvelle forme de revendication, par les mots, cette fois-ci.
Pour Kateb Yacine, loin d’être un instrument de “dépersonnalisation” justement, la langue française était devenue “par un juste retour des choses, le haut-parleur le plus puissant d’où surgissent les voix les plus authentiques d’un pays au mille visages”. “Loin de nous franciser, poursuivait-il, la culture française ne pouvait qu’attiser notre soif de liberté, voire d’originalité.” Qu’ils soient connus ou non, des villes ou des campagnes, les poètes qui ont traduit la fureur de l’occupant et les misères des Algériens, car qu’ils écrivent en arabe, en kabyle ou en français, la même hargne anime ces écorchés vifs.
Et c’est au plus profond des montagnes que Sénac croit détecter la douleur la plus vive, gueulée à la face du monde comme une inextinguible soif de dire le drame. Il y trouve aussi un “un miracle”, celui de retrouver “intactes, dans l’assurance de ces rythmes guerriers, la subtilité fière et cette tendresse quelque peu ironique qui donnent tant de saveur à la poésie populaire maghrébine”.
Les autres parties de cette réédition sont par ailleurs consacrées aux témoignages de poètes et d’écrivains, de Djaout, à Nacer-Khodja ou encore de l’éditeur Jean Subervie, comme pour léguer à la postérité le parcours de celui qui avait l’Algérie dans le cœur et dans l’âme.
Pour une fois je ne suis pas si en retard que ça dans la publication de ma chronique ! Bien que j’ai lu, La promesse de l’oasis de Béatrice Courtot durant le confinement, le roman vient tout juste de sortir ! C’est une des lecture qui m’a permis de voyager durant ces mois d’enfermement, un peu comme De la part de la princesse morte. Cette fois-ci direction l’Algérie, mais du temps des colonies, une période de l’histoire assez peu abordée en littérature.
En résumé
Paris, 2018. Alors que son grand-père est à l’hôpital suite à un arrêt cardiaque, Nour s’interroge : les mystérieuses calligraphies arabes qu’il a reçues seraient-elles à l’origine de son malaise ? Que signifie ce dessin d’hirondelle qui revient comme une signature ? Son Papé ne lui a jamais parlé de sa jeunesse en Algérie, ce pays où il est né et qu’il a dû quitter du jour au lendemain pour rejoindre la France où tout lui était étranger. Nour ne connaît rien du souffle chaud du sirocco, de la beauté du désert et de ses oasis. Comme si un voile avait été posé sur ce passé encore douloureux. Peut-être est-ce enfin l’occasion pour elle de partir à la découverte de secrets de famille enfouis… Au même moment, en Algérie, une mystérieuse femme envoie inlassablement des lettres calligraphiées en France, espérant chaque jour une réponse…
Mon avis : La promesse de l’oasis
Dans ce roman, nous faisons tout d’abord la rencontre de Nour, une jeune femme que la vie n’a pas épargnée. Elle a perdu ses deux parents très jeune dans un accident de voiture dont elle est seule survivante. À la suite de ce drame, elle fut élevée par ses grands-parents papé et mamani, enfin plus précisément par papé, son grand-père. Car l’on comprend assez rapidement que quelque chose cloche avec mamani, suite à un traumatisme, elle a arrêté de parler et ne sait jamais intéressée à Nour. Ce fut une de mes premières interrogations, qu’est il arrivé de si atroce à mamani, pour qu’elle en perde la parole ? Nous allons donc suivre le destin de Nour dans le Paris de 2018 et en parallèle, la romance entre Papé et mamani dans l’Algérie des années 50.
La guerre d’Algérie
La guerre d’Algérie est un thème assez peu abordé en littérature. C’est un peu un morceau d’histoire que l’on préférerait oublier. Pourtant, il résonne encore en beaucoup de personnes, françaises ou algériennes. Dans ce roman, nous ressentons la nostalgie de nos personnages pour la vie qu’ils menaient dans ce pays avant la guerre. Même après tous ces tourments, ils ont toujours beaucoup d’amour pour ce pays qui les a vu naître.
J’ai trouvé cette partie de l’histoire très instructive, on ressent vraiment le tiraillement de ces Français et le double visage de la guerre. L’ambiance qui se dégageait de ce roman est très immersive, la découverte de ce pays de sa culture.
J’ai beaucoup aimé l’histoire de Daniel (papé). Il est jeune, il a l’avenir devant lui bien que son père le destine à reprendre l’entreprise familiale, Daniel souhaite continuer ses études en herboristerie. Nous apprenons comment la famille de Daniel vit dans ce pays. Ils sont chez eux, rien ne les attends en France. Il fait la rencontre de son grand amour Asma durant ses études à Alger. Une relation assez controversée, entre un Français et une Algérienne. Malgré tout, ils se sentent prêts à tout affronter tous les deux. Et suivre le personnage masculin dans une romance est aussi assez rare, j’ai beaucoup aimé.
En conclusion
Une très belle surprise avec la révélation du secret familiale que je n’avais pas du tout vu arriver. J’ai un peu moins apprécié la partie sur la vie de Nour et sa relation amoureuse, j’ai trouvé que ça n’apportait rien à l’histoire centrale. Et puis mention spéciale pour cette couverture, que je trouve magnifique.
Titre : La promesse de l’oasis Auteur : Béatrice Courtot
20 juillet 2020
http://chromopixel.fr/la-promesse-de-loasis/
Alors que son grand-père est à l’hôpital suite à un arrêt cardiaque, Nour s’interroge : les mystérieuses calligraphies arabes qu’il a reçues seraient-elles à l’origine de son malaise ? Que signifie ce dessin d’hirondelle qui revient comme une signature ?
Son Papé ne lui a jamais parlé de sa jeunesse en Algérie, ce pays où il est né et qu’il a dû quitter du jour au lendemain pour rejoindre la France où tout lui était étranger. Nour ne connaît rien du souffle chaud du sirocco, de la beauté du désert et de ses oasis. Comme si un voile avait été posé sur ce passé encore douloureux.
Peut-être est-ce enfin l’occasion pour elle de partir à la découverte de secrets de famille enfouis...
Au même moment, en Algérie, une mystérieuse femme envoie inlassablement des lettres calligraphiées en France, espérant chaque jour une réponse...
Une bouleversante saga familiale, traversée par le brûlant soleil méditerranéen et l’ombre de la guerre d’Algérie.
Avis de Thérèse
L’un des points forts de la plume de Béatrice Courtot, c’est sa capacité à immerger le lecteur dans des couleurs, des odeurs, des ambiances, on a l’impression de sentir le vent et le sable du désert, le parfum des fleurs, du thé à la menthe et des plats épicés. Son autre point fort est de nous faire vivre l’Histoire avec un grand H à travers les histoires de ses personnages. Le roman se déroule alternativement à Paris en 2018 et en Algérie, à Mostaganem, à partir de 1954.
Elevée par son grand-père Daniel après la mort accidentelle de ses parents et le suicide de sa grand-mère, Nour ne s’est jamais vraiment intéressée à ses racines algériennes ; il est vrai que son grand-père n’en parle guère.
Pendant qu’il est hospitalisé dans le coma, Nour découvre dans son courrier une lettre calligraphiée en provenance d’Algérie portant la signature de sa grand-mère, alors que celle-ci a sombré dans une profonde dépression dès le jour où la famille a quitté l’Algérie, en 1961. Elle n’a plus jamais calligraphié, ni même parlé, avant de finir par se suicider. Qui peut donc envoyer ce message à Daniel ? Pendant ce temps, dans une oasis, une femme attend fébrilement une réponse à la lettre qu’elle a envoyée en France…
En 1954, à Mostaganem, nous faisons la connaissance de Daniel, adolescent passionné de botanique, puis étudiant à la faculté d’Alger où il va rencontrer et aimer Asma, étudiante comme lui. Leur histoire d’amour doit rester discrète, voire secrète, car même si les Français d’Algérie et les Algériens autochtones cohabitent généralement en bons termes, ils ne se mélangent pas.
Mais rapidement l’ambiance se crispe autour d’eux, les conflits se multiplient et s’intensifient. Peu à peu l’ombre de la guerre d’Algérie s’étend sur toute la population, certains Français d’Algérie fuient vers la France, d’autres veulent croire que cela va se calmer et préfèrent rester. Mais finalement Daniel et sa famille n’ont pas d’autre choix que de fuir eux aussi.
Par la voix des différents personnages, Béatrice Courtot présente cette page d’histoire sans parti pris, en donnant la parole aux uns et aux autres pour exprimer leurs rêves, leur révolte, leurs espoirs, leurs déceptions, leur nostalgie, leur amour pour cette terre d’Algérie.
Une belle plongée dans une époque contrastée, entre le soleil de l’Algérie et l’ombre de la guerre.
Fiche technique
Format : broché Pages : 384 Éditeur : Charleston Sortie : 15 juillet 2020 Prix : 19 €
Le dernier roman de Faiza Guène, "La discrétion", dresse le portrait d’une famille algérienne habitant à Aubervilliers. La romancière vient, avec justesse et subtilité, interroger le récit national français sur la guerre d’Algérie. Lu à la lumière des récentes études sur la transmission du trauma colonial, ce roman invite toute une génération d’enfants d’immigrés algériens à se saisir de leurs vérités.
Si Faiza Guène nous semble figurer dans le paysage littéraire français depuis longtemps, c’est qu’elle n’était qu’une adolescente quand a été publié son premier succès, Kiffe kiffe demain(publié en 2004, alors qu’elle n’a que 19 ans), un roman traduit en 26 langues. 16 ans plus tard, c’est un face à face générationnel entre la discrète Yamina Taleb, Algérienne de 70 ans, et ses enfants nés en région parisienne, que son dernier roman, La discrétion, évoque sans jamais tomber dans le pathos, les douleurs et les errances partagées par de nombreuses familles algériennes.
Le silence institutionnel sur les crimes coloniaux en toile de fond
Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, De Gaulle et ses successeurs ont orchestré une politique de l’oubli, enterrant, un quinquennat après l’autre, les récits des ex-colonisés algériens. Au fil du temps, ces récits subalternes ont formé une mémoire seconde, une histoire souvent orale, souvent racontée à travers des anecdotes familiales, souvent cantonnée aux marges de l’histoire, quand elle n’est pas tout simplement tue. Mais même dans le silence, il s’agit d’une histoire portée, par des millions de corps franco-algériens. « Mais personne n’a pris la peine de l’écrire, cette histoire » écrit Faiza Guène.
Le silence au sujet du crime colonial entraîne un sentiment d’injustice et de colère partagé chez les enfants d’immigrés algériens, incarnés dans le roman à travers le personnage de la jeune Hannah. Ces enfants qui portent en eux une vérité qu’ils peinent à articuler, soupçonnés d’être des traitres à la nation dès qu’ils interrogent ce récit national que leur propre corps vient contredire.
La hantise de la disparition
Plus qu’une occupation et une spoliation des terres, la colonisation s’est érigée comme un arrachement du colonisé à sa langue, son identité, sa réalité. Dans son livre, L’an V de la révolution algérienne, Frantz Fanon insistait sur ce dépouillement de l’identité algérienne qu’il formulait en ces termes :
« Le colonialisme français s’est installé au centre même de l’individu algérien, et y a entreprit un travail soutenu de ratissage, d’expulsion de soi-même, de mutilation rationnellement poursuivie. Il n’y a pas une occupation du terrain et une indépendance des personnes. C’est le pays global, son histoire, sa pulsation quotidienne, qui sont contestés, défigurés, dans l’espoir d’un définitif anéantissement. Dans ces conditions, la respiration de l’individu est une respiration de combat. »
C’est de cet arrachement que les enfants de colonisés sont les héritiers. Ainsi, la politique d’assimilation de la France, souvent traduite par une injonction à l’invisibilité, à la « discrétion« , s’érige comme une étape supplémentaire dans le processus colonial qui souhaitait l’effacement des corps colonisés.
Pour être des Français convenables, il faudrait se fondre et s’effacer, se taire, et accepter un discours officiel qui enterre les vérités de nos parents. Plus qu’un simple refoulement, la France se pare encore d’un discours officiel qui n’hésite pas à avancer les bienfaits de la colonisation.
Toute recherche hors du discours officiel sur la guerre d’Algérie va être interprétée comme une ingratitude, une offense faite à la France
Dans ce contexte, le corps franco- algérien devient dangereux pour la survie du déni national, la fracture semble irrémédiable, et toute recherche hors du discours officiel sur la guerre d’Algérie va être interprétée comme une ingratitude, une offense faite à la France. Il est alors compliqué, pour les enfants de Yamina comme pour tant d’autres, de trouver leur place dans la société. Il est compliqué d’admettre que ce qui de notre point de vue – et du point de vue de la communauté internationale à l’époque – a constitué une déchéance humaine et morale puisse avoir des « aspects positifs » pour d’autres, jusqu’aujourd’hui.
Taire sa colère, sa vérité pour protéger ses enfants
Plus que de discrétion, le personnage de Yamina semble faire preuve d’abnégation vis-à-vis de ses enfants : taire sa colère, sa vérité, c’est les protéger. Et quant au racisme ordinaire, « elle a compris que si elle commençait à relever la moindre chose, ça n’en finirait plus ». Ne pas relever le racisme dans ses interactions quotidiennes, c’est un réflex de protection comme un autre, une sagesse, un aveu de fatigue parfois, mais surtout un refus d’accorder de l’importance à ce qui n’en a pas ou ne devrait pas en avoir. Mais ses enfants, eux, n’ont pas envie de laisser passer.
Eux ils savent qui elle est, ce qu’elle a traversé, et ils exigent que le monde entier le sache aussi.
Comme Yamina, née dans une Algérie coloniale, de nombreux parents se sont tus, pour ne pas remuer le couteau dans la plaie, pour protéger leurs enfants d’une réalité trop brutale. De leur côté, les enfants peinent à poser des questions, de crainte de faire revivre par le souvenir des expériences traumatiques. Dans un pacte de protection mutuelle, implicite, comme entre Yamina et ses enfants, le silence fait foi.
Mais les interactions quotidiennes, marquées de racisme ordinaire, viennent faire exploser ce pacte et raviver d’anciennes douleurs. « Hannah pourrait en pleurer. Chaque fois qu’on se montre condescendant avec sa mère, il lui semble qu’elle rétrécit sous ses yeux, comme un vêtement lavé à haute température. Il y a tellement de rage coincée dans sa gorge que ça lui laisse un goût aigre, une rage ancienne, de plus en plus difficile à contenir ».
Du colonial à l’errance psychique postcoloniale: la transmission générationnelle
Les analyses des psychiatres et psychanalystes donnent quelques éléments de réponse quant aux effets subjectifs et conséquences psychiques des violences de l’histoire coloniale. La guerre d’Algérie a produit des traumatismes qui se sont transmis de génération en génération, et même quand ils sont tus, ils ne disparaissent pas. Ils planent, font leur chemin et se transmettent de parents à enfants, d’autant plus quand ces enfants vivent des violences qui font intimement écho à celles vécues par leurs parents, parfois dans une confusion des espaces et des temporalités.
C’est la conclusion de Malika Mansouri, psychologue-psychanalyste, dont le travail se penche sur une vingtaine de jeunes hommes franco-algériens qui avaient participé aux révoltes de 2005 à Clichy-sous-Bois. Le constat est sans appel : si la majorité de ces jeunes n’a jamais abordé le sujet des souffrances subies pendant la colonisation avec leurs parents/grands parents, ils en portent l’héritage.
« La souffrance exprimée individuellement, révèle une souffrance collective, liée à un passé d’indignité se télescopant à un présent en miroir »conclut la psychologue dans son ouvrage Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone, paru en 2013. Pour ces jeunes de quartiers populaires, chaque contrôle au faciès, chaque violence, chaque mort, chaque humiliation, chaque remarque condescendante, va venir réveiller une douleur ancestrale. « La colère, même réprimée, se transmet l’air de rien » nous rappelle Faiza Guène.
De ce déni, naît une « pulsion de vie »
L’amnésie officielle et l’impossibilité de s’approprier son histoire familiale semblent constituer le terreau d’une fêlure qui n’attend que d’être comblée. De ce déni naît une colère sourde que Malika Mansouri qualifie de « pulsion de vie », dans un univers qui condamne à la disparition. En effet, qu’il s’agisse des révoltes de 2005, mais aussi dans une certaine mesure, des festivités suite aux matchs de l’Algérie, parfois jugées excessives, il semblerait qu’il soit dit collectivement : « nous sommes vivants, et vous allez nous entendre ».
À chaque occasion, le drapeau algérien flotte, et le slogan « 1,2,3, viva l’Algérie »résonne comme un cri interdit depuis longtemps qui traduit une irrémédiable envie d’être fier, d’être visible, de ne plus être des fantômes.
Avec les dernières générations d’enfants d’immigrés algériens, la France échoue encore à répondre à une demande de reconnaissance et de condamnation de ce que l’entreprise coloniale a produit d’indigne, de 1830 à nos jours. En 2001, la mission a été donnée à des footballeurs d’acter une réconciliation fictive, et précoce, à travers un match amical France-Algérie. Certains enfants d’immigrés algériens, dans un besoin irrépressible d’indiscrétion, ont répondu par un doigt d’honneur, en envahissant le stade alors que l’Algérie perdait 4-1. Ironique métaphore.
Ce que la colère fait de meilleur, ou la création « d’espace de métaphores »
Si la France et l’Algérie sont indissolublement liées, ce n’est pas que par leurs fantômes, mais aussi par les vivants : les franco-algériens. Autant d’héritiers d’une histoire coloniale violente ; exclus du récit national, en proie à une sorte de faille narcissique potentiellement aggravée par un quotidien semé d’expériences d’altérisation et de racisme.
Face à l’injonction à la discrétion, face à nos subjectivités étouffées par une prétendue neutralité, nos colères sont saines, et elles sont politiques. Tous les espaces littéraires, culturels, artistiques, politiques, militants, investis pour interroger ce silence meurtrier correspondent à ce que Malika Mansouri désigne comme des « espaces de métaphore ».
Et il semblerait qu’ils soient réparateurs, car dire nos réalités historiques est un premier pas vers la connaissance, et vers la reconnaissance. C’est transformer « l’indicible en savoir » selon la psychologue-clinicienne. « La respiration de l’individu est une respiration de combat » disait Frantz Fanon. Faiza Guène, à travers son dernier roman, respire, et nous offre au passage une bouffée d’air. Pour ne pas enterrer nos parents en silence, dans un dernier refus de disparition.
Dans « Sœurs », Isabelle Adjani pleure un père bousillé par la guerre d'Algérie. C'est le film et c'était le père de Yamina Benguigui, son double, ...
Isabelle Adjani au défilé Chanel, en octobre 2019.Francois Mori/AP/SIPA
Après cinq César et deux prix d’interprétation à Cannes, la plus primée des actrices françaises vibre de la même passion. Dans « Sœurs » de Yamina Benguigui, elle incarne Zorah, dramaturge franco-algérienne qui réveille ses fantômes, dont la figure du père, et met en scène sa vie. L’occasion de se confier sur la sienne à Nicolas Bedos.
Elle arrive masquée, non pas derrière les lunettes noires qui ont fait sa légende, mais derrière ce bout de tissu qu’on nous impose dans toute la France. Elle est peut-être la seule, elle qui fuit les regards, à y trouver son compte.
Dans « Sœurs », Isabelle Adjani pleure un père bousillé par la guerre d’Algérie. C’est le film et c’était le père de Yamina Benguigui, son double, sa meilleure amie. C’est aussi un peu le sien. Le deuil, l’Algérie, les chagrins d’amour, le racisme, la domination masculine, la liberté d’expression, les canons de la beauté : autant de thèmes qui font pleurer des larmes de colère ou de chagrin sur nos joues un peu halées par le souvenir de l’été. Au bistrot des « inconsolables et gais », Adjani a sa table, en terrasse, ses beaux yeux luisants planqués à l’ombre d’un chapeau de pudeur. « Dans ma famille, me dit-elle, il y avait beaucoup de choses qu’il fallait garder pour soi. »
L'Adjani que je rencontre ce midi ne cesse de me surprendre par sa normalité. Et ne semble pas tricher
Je vais lui parler de toutes ces choses-là. Parler de la gloire, aussi. La sienne. Une gloire comme on n’en fait plus. A tort ou à raison, Internet a liquidé l’usine. Cette gloire dont on s’approche comme un scientifique au chevet des irradiés. Pour les gens de mon âge, Isabelle Adjani représente le charme sulfureux du cinéma français – et la renommée qui va avec. J’insiste sur cet aspect que d’aucuns trouveront frivole – et dont elle-même fait peu de cas. Ce n’est pas normal, d’être Adjani. C’est encore moins normal de l’avoir été à une époque où les films tenaient le devant de la scène médiatique, où la télévision bouleversait ses programmes pour quelques minutes d’interview, où la robe qu’elle porterait au Festival de Cannes était un sujet d’actualité, où le roman qu’elle citerait allait devenir un best-seller et le parfum qu’elle portait se propager sur toutes les nuques. Ce n’est pas normal, non, que tous les regards d’un restaurant se retournent sur son passage et que la plupart des hommes bégaient.
Et pourtant : l’Adjani que je rencontre ce midi ne cesse de me surprendre par sa normalité. Et ne semble pas tricher. Au fond, tout ce qui m’intéresse chez elle l’encombre. « Depuis l’enfance, on m’a offert sans le savoir une situation idéale pour une future actrice : je ne me suis jamais sentie aimée pour moi. Il fallait que je le mérite, à travers une performance. Vous me parlez du regard énamouré des inconnu(e)s mais sachez que, dans ma famille, séduire était un péché, séduction rimait avec damnation ! Jamais je n’aurais pu être sensible aux compliments d’un homme qui n’aurait pas vu un de mes films ou qui ne m’aurait pas vue sur scène. »
Le théâtre. Où elle débute, qui l’a formée. Quand on regarde ses premiers films, on est frappé par la maturité de son jeu, qui ne se repose jamais sur le charme d’un visage délicieux. Elle exprime sans filet des émotions dont une débutante aurait pu craindre, à tort, l’aspect « disgracieux ». « Le théâtre m’a enseigné l’esprit de troupe, se fondre dans la distribution, même avec le rôle-titre. Et puis j’étais une toute jeune fille. Quand on est une jeune fille, cher ami, on ne se dit pas qu’on a du charme, puisqu’on croit qu’on en manque. »
Le vacarme un peu monstre que font ces jeunes femmes est à la hauteur du silence monstrueux qui a régné bien trop longtemps
Et pourtant, elle en déborde. Regardez ce sourire (petit nez pincé et malice du regard) dans ces premières apparitions télévisées : c’est de la grâce en piqûre. A tel point qu’en retombant sur une émission de Bouvard on assiste un peu gênés au spectacle d’un Jacques Dutronc la draguant d’une façon qui, à l’aune de l’actualité féministe, semble préhistorique. Je lui demande si elle était consciente, à l’époque, de son caractère déplacé. « Vous parlez d’un temps où se mêlait encore la galanterie, la grivoiserie et la goujaterie ! me dit-elle dans un grand éclat de rire. Je n’avais pas encore de conscience féministe, j’avais 17 ans, mais j’étais surtout extrêmement pudique, pour ne pas dire puritaine. J’habitais chez mes parents et j’étais terrorisée par le sexe opposé. D’ailleurs, si on écoute bien, Dutronc dit qu’il va attendre ma majorité ! »
Aurais-je fait comme Dutronc ? me suis-je soudain interrogé d’un air préoccupé. Elle reprend : « Cela dit, je comprends qu’aujourd’hui la jeune génération stigmatise ce genre de comportement : les hommes doivent définitivement comprendre que le féminin n’est pas leur terrain de jeu, ni de “je”. » Je lui demande alors si, comme certaines de mes amies, elle a des réserves à faire sur un féminisme radical qui ferait le lit d’une guerre des sexes ou si elle pense, comme la plupart des jeunes, que toute révolution comporte sa part de violence et d’outrances. Son œil frise. « Le vacarme un peu monstre que font ces jeunes femmes est à la hauteur du silence monstrueux qui a régné bien trop longtemps. Gisèle Halimi a écrit : “Pour briser la clôture où l’enferme l’homme, une femme doit aussi dénoncer l’image d’elle-même qu’il lui renvoie.” »
Adjani ne cite pas les auteurs pour faire chic, elle s’y réfère, elle s’y agrippe. Très jeune, plutôt que de s’abandonner aux doux vertiges des boîtes de nuit (« Il y a une photo de moi au Palace avec Andy Warhol mais je n’en ai aucun souvenir ! » s’amuse-t-elle), elle a préféré la compagnie des livres, se raffiner l’âme en silence, à la lumière d’une lampe de chevet. « Vous savez, j’ai toujours regretté de ne pas avoir fait d’études. Par la suite, mon métier m’a donné la chance de rencontrer personnellement des penseurs comme Barthes, Glucksmann, des écrivains comme Duras et mon ami Hervé Guibert (nous avions le même âge), ils ont fait mon éducation. Elle n’est pas terminée… »
Cette aisance intellectuelle lui a offert la liberté, sinon l’audace, d’être l’une des rares actrices à prendre parfois position sur des sujets d’actualité. A l’heure où la méchanceté des réseaux sociaux pousse la plupart des artistes à ne babiller que des platitudes, ressent-elle cette menace, cette sclérose, ce diable de l’autocensure ? « Umberto Eco dit qu’Internet a donné la parole à des personnes qui, jusque-là, se contentaient de parler au bar. A part être consensuel ou se mettre sur off, je ne sais pas trop comment s’y prendre pour éviter cette dictature des détracteurs anonymes qui ne cherchent qu’à détruire. C’est la guerre sociétale actuelle. En ce moment, on subit un pic de stress avec l’affichage, en boucle, des statistiques concernant les records de contamination du Covid. On se tape des blogs d’experts. On essaie tous de faire le tri dans ce flot d’informations qu’outre-Atlantique on appelle les “conneries pseudo-profondes”. »
Je lui confie alors mon inquiétude sur la fréquentation en berne des salles de cinéma, la sortie de nos prochains films. Ce n’est pas elle qui me rassurera ! Elle ne se fait aucune illusion. « Je fais partie des renégats prêts à pétitionner contre l’obligation vaccinale vers laquelle on achemine tambour battant nos corps et nos cerveaux épuisés. Peu importe si on nous caricature à souhait, j’assume. » Elle me sort de son sac des articles très pointus. Mais je m’arrange aussitôt pour que la conversation revienne au cinéma, le seul virus – pour l’heure – que l’on ait l’un et l’autre contracté. Elle me raconte sa carrière sans broder, déployant une sincère modestie, ainsi qu’un goût pour l’exactitude des récits.
L’emprise du négatif, les traumas, les deuils viennent parfois saboter l’existence
« Chaque projet fut une bataille. J’ai failli passer à côté de “L’été meurtrier”, je craignais que mes parents ne supportent pas les scènes de nudité. J’ai d’abord dit non. Ils ont engagé une autre comédienne et c’est Bruno [Nuytten], mon compagnon à l’époque, qui a fini par me convaincre d’y retourner, au culot. Le metteur en scène, Jean Becker, m’a alors répondu : “Je ne sais pas, je vais voir…” » La pudeur, les parents à nouveau, le père algérien, la mère d’origine allemande, « c’est elle qui m’a transmis ses fulgurances de liberté ». Revient également le prénom de Bruno Nuytten, rencontré à 19 ans, grand chef opérateur devenu – pour elle, pour eux, poussé par elle – le réalisateur du somptueux « Camille Claudel ». A l’époque, une rumeur insensée fait fureur dans Paris, c’est du buzz avant l’heure : Adjani serait atteinte du sida, on la dit mourante. Le métier l’abandonne, les producteurs la fuient. Elle va se battre pour monter le film de l’homme qu’elle aime, convaincre Depardieu en débarquant sur le plateau de « Sous le soleil de Satan », le film de Pialat. Jusqu’à l’aube, elle lui parle de Rodin, de Claudel. Elle qui déteste se coucher tard et qu’un demi-verre de vin rend ivre, elle accepte de boire les cocktails à base de curaçao que Depardieu s’enfile dans sa chambre.
Au petit jour, l’ogre de Châteauroux lui lance un « c’est bon, j’en suis ». Je lui dis que j’ai revu le film la veille, que j’ai été stupéfait par sa maîtrise. Rarement un film français s’est à mon sens hissé à ce niveau de grâce esthétique. Pendant que j’additionne les louanges, les yeux d’Isabelle s’embuent. Je lui demande, très naïvement, pourquoi ils n’en ont pas tourné trois autres d’affilée. En larmes, elle me murmure : « Vous n’imaginez pas l’émotion, le plaisir et la douleur de vous entendre dire tout le bien que vous pensez de ce film. Cet amour entre Bruno et moi fut une chance pour nous deux, un vortex bienveillant. Mais l’emprise du négatif, les traumas, les deuils viennent parfois saboter l’existence. Je parle de la caillasse qu’on se trimballe, antérieure à toutes les guerres qu’un couple se déclare. »
Les liens qui nous unissent, Yamina et moi, sont ceux d’une famille dont les membres se sont choisis après s’être reconnus
Ses larmes entraînent les miennes. Pour avoir eu la chance de tourner plusieurs films avec une femme que j’adorais, je ne peux que comprendre. « Voilà mon drame », dit-elle. Je n’en saurai pas plus. Ce que je sais, c’est que par la suite Bruno Nuytten ne réalisa plus rien de marquant. Je sais aussi qu’elle porte le deuil de ce talent saisissant, d’autant plus bouleversant qu’il aura été mis au service de leur bataille commune, cette ode furieuse à la création, à l’amour fou, au combat entre la faiblesse et le pouvoir, entre une femme qui aima trop et un homme qui ne l’aima pas à sa mesure. De Bruno ou d’Isabelle, qui des deux fut Rodin ?
Séchons un peu nos larmes en parlant plutôt de son avenir, ce film très fort de Yamina Benguigui qu’elles viennent de présenter au Festival d’Angoulême. « Les liens qui nous unissent, Yamina et moi, sont ceux d’une famille dont les membres se sont choisis après s’être reconnus. Ce film nous permet à toutes deux de recoller des morceaux de nos histoires familiales françaises issues de l’immigration. » J’ose un lien entre nos pères, tous deux nés en Algérie. Je lui raconte comment, en tant que petit Parisien, je culpabilisais beaucoup de me sentir, au départ, totalement étranger à cette culture et à ce pays. Et puis qu’avec le temps, mes voyages, j’ai fini par ressentir un lien puissant.
« C’est dans les déchirures mutiques de mon père que j’ai pressenti que cette terre était une terre fracturée, me dit-elle. Une terre que la violence, la tragédie n’ont jamais épargnée. Quelle que soit l’histoire de nos pères, le vôtre, le mien, ils ont emporté avec eux cette violence quand ils l’ont quittée, cette violence dont parle aussi le film de Yamina et dont les femmes et les filles sont les premières victimes après eux-mêmes. Ce n’est pas le parfum du jasmin (Yasmine est mon deuxième prénom) qui nourrit mes sentiments intimes mais plutôt l’histoire de la violence. Je suis allée en Algérie pour la première fois en 1988 pour soutenir ce qui était la promesse d’une nouvelle démocratie portée par les étudiants et les intellectuels… Une révolution qui a abouti à dix ans de guerre civile et à des centaines de milliers de morts. »
La jalousie est un sentiment que j’ignore et je considère l’admiration comme un bain de jouvence.
Après un été passé à boire et à pleurer la disparition successive d’êtres aimés et inspirants, je ne peux m’empêcher de poursuivre l’échange. « L’analyse m’aide à travailler le deuil, confesse-t-elle, celui de mon père, de mon frère, à le rendre supportable, mais peut-être pas à le faire sans piqûre de rappel. Comme Orphée, on revient du pays des morts en se faisant la promesse d’oublier et de ne pas se retourner. Mais on ne peut pas s’empêcher de se faire faux bond, de verser des larmes de regrets. Est-ce qu’avec le temps les regrets se débarrassent du remords ? Je l’espère pour moi et je l’espère pour vous. »
Elle vient de me prendre la main. Les drames ont au moins la vertu de nous mettre en famille avec des gens dont on ne soupçonnait pas l’empathie. Fût-ce le temps d’un sourire, d’un silence posé comme une caresse sur nos souvenirs fantômes. Je lui confesse me sentir soudain très vieux. D’ailleurs mes cheveux ont grisonné d’un mois sur l’autre. Je lui demande quel âge mental elle se ressent au quotidien. Elle éclate de rire. « Je change d’âge comme je change d’heure ! J’ai 20 ans quand je regarde un film avec une actrice que j’aime et que je me retrouve en elle. Les jeunes actrices que j’admire parviennent à me rajeunir, que ce soit Céline Sallette ou Mélanie Laurent, Chiara Mastroianni, Doria Tillier ou Eva Green, ma filleule d’adoption. Mais aussi Zoé, ma nièce, une formidable jeune actrice à qui je donne quelques conseils. La jalousie est un sentiment que j’ignore et je considère l’admiration comme un bain de jouvence. C’est Wikipédia qui me ramène à la réalité de mon âge officiel ! [Rires.] Et c’est la biologie qui me préoccupe, la peur des maladies dégénératives… Alors je lis les newsletters médicales auxquelles je suis inscrite, je me fais de belles promesses de rigueur – que je tiens de mieux en mieux. Au fond, n’est-ce pas ça “vieillir” : savoir qu’à un certain moment de sa vie on ne discute plus, on ne plaisante plus, et que l’option inévitable est de se tenir à carreau », dit-elle en écartant, d’un geste délicat, mon paquet de cigarettes.
Les deux seuls hommes que j’ai passionnément aimés sont les pères de mes deux fils
Elle vient de me parler à demi-mot de la mort avec des regards et une voix de jeune fille. Je regarde ce beau visage. Comme la plupart des beautés iconiques de l’histoire du cinéma, Adjani fut longtemps enfermée dans l’obligation de ne pas causer le moindre tort au physique dont s’était emparé le public. Puis il y eut une période de lâcher-prise. Alors même qu’on exhorte les femmes à se libérer des carcans esthétiques, pense-t-elle qu’elle vivrait différemment de nos jours ce changement de silhouette qui fut le sien à un moment ? Un silence se fait. Puis elle sourit : « C’est assez amusant d’aborder ces sujets avec vous, qui êtes réputé pour vos conquêtes et qui semblez fasciné par la beauté. Des moments de “lâcher-prise”, mon cher, j’en ai même eu plusieurs tout au long de ma vie, et ce depuis l’adolescence. Toujours à des périodes critiques. Evidemment que je me félicite que les normes esthétiques se cassent un peu la gueule. Tant mieux ! Grâce à des femmes combatives qui mettent tout leur poids [rires] pour que la priorité soit le bien-être plutôt que le bien-paraître. Cela dit, dans la balance subsistent encore des déchetteries comme la téléréalité à la Kardashian qui nous infecte, la maladie du selfie sans défaut, cette dysmorphie qui pousse nos jeunes gens à fabriquer l’image qu’ils ont de leur tête et de leur corps. En ce qui me concerne, j’ai tourné deux films, “La journée de la jupe” et “Carole Matthieu”, où j’assumais un physique particulièrement désavantageux. A cette occasion, je me suis même imposé d’imprudentes apparitions publiques, manière pour moi de dire : “Et puis merde ! Je m’en fous, je suis humaine, je suis une femme libre.” C’était oublier qu’être actrice, c’est tout sauf être une femme libre. » J’avoue ne pas avoir bien pesé, à l’époque, le courage qu’il lui aura fallu pour affronter le regard des autres. J’avoue surtout que j’ai vu ces deux films récemment car je n’avais pas envie, à leur sortie, de voir une « autre » Adjani. Je n’en suis pas fier.
Alors que je reviens d’un bref séjour à La Colombe d’Or, sorte de pèlerinage sur les traces de mes parents qui s’y sont tant aimés, je pense soudain à Simone Signoret qui, elle, pour le coup, s’est offert la liberté de passer d’une silhouette à une autre. « J’ai croisé Simone Signoret très furtivement lorsque j’ai tourné “Tout feu, tout flamme” de Rappeneau, se rappelle Isabelle. Quel parcours ! Quelle voix, quel regard ! Ce qu’il y avait de visible chez cette actrice immense, c’était quelque chose de brisé du côté de la femme, avec une grande lucidité sur cette autodestruction qui, paradoxalement, ne l’a pas détruite. Elle disait vouloir vivre pour Montand, ce qui peut d’ailleurs surprendre chez une femme aussi indépendante de caractère. J’ai longtemps pensé que les infidélités de Montand l’avaient tellement blessée qu’elle avait fait le choix de ne plus être désirable, de façon à moins souffrir et à permettre à son “Yves adoré” de se sentir moins coupable. Comme vous, j’aime imaginer ce qu’il se passe dans le cœur des actrices. »
Ce qui me pousse à lui parler du sien. Et du chagrin d’amour dont on pense l’un et l’autre qu’il est l’une des maladies les plus douloureuses qui soient. J’ose réveiller le souvenir de cet homme qui l’avait quittée pour une autre, provoquant chez elle une telle affliction qu’elle avait rangé au placard sa légendaire discrétion. A l’époque, loin de la juger, je m’étais au contraire réjoui de la voir exprimer publiquement la blessure aliénante et obsessionnelle que nous ressentons tous au sortir d’une relation toxique. « Ah ! le cri dans la forêt de la femme blessée, me lance-t-elle dans un rire. Le cri de la femme trahie, quelle tragédie ! Finalement pas si grave quand c’est par sa propre erreur. Il n’y a malheureusement pas que ceux qui en valent la peine qui provoquent de la souffrance et de la révolte en vous ! » Je ne peux qu’acquiescer, ayant jadis hurlé de douleur pour quelqu’un qui aujourd’hui me ferait bâiller.
Je ne pense pas qu’Isabelle s’aime. Mais elle se veut du bien.
« Parfois un homme s’invite parce qu’il rentre dans votre schéma bancal de trauma, dans une carence affective qui vous a dépersonnalisé. Et on se rend compte plus tard que celui qui trônait dans votre cerveau n’était que le reflet de l’amour qu’on n’avait pas assez pour soi ! Les deux seuls hommes que j’ai passionnément aimés sont les pères de mes deux fils. Votre chance à vous, Nicolas, c’est que de vos chagrins vous avez pu tirer des pièces et des films. Mes désespoirs profonds, je n’ai pas toujours été capable d’en faire quelque chose de créatif, qui soigne et qui sublime. Loin de là. Mais c’est ainsi. On se guérit petit à petit…Vous m’accorderez bien une petite résilience, devrait-on se réclamer à soi-même, l’être qu’il faut aimer. »
Je ne pense pas qu’Isabelle s’aime. Mais elle se veut du bien. Et, au passage, nous en procure. Comme Fanny Ardant qui ne cesse de nous surprendre, Adjani fait partie de ces femmes qui ont l’immense talent de nous rendre plus sensibles. La nuit tombe, on demande l’addition et on remet ce maudit masque. Il pleut sur Paris. Mon été meurtrier s’éloigne – comme Isabelle qui disparaît dans une ruelle. Aucun passant qu’elle croise ne saura que c’est elle. C’est désormais une femme tout ce qu’il y a de plus normal puisqu’il est devenu normal de se cacher. Jusqu’à nouvel ordre, plus personne ne viendra bousculer sa pudeur.
Beyrouth tu m’as appris l’effroi – enfant je regardais d’autres enfants égarés, des mouches de sang dévoraient mon imagination ; les avions et les couteaux de 1982 déchiraient mes nuits de panique, Beyrouth tu m’as appris la peur, de loin ; de loin je retenais mon souffle la main sur le visage devant les explosions télévisées, j’apprenais ta forme de goudron fondu dans la mer, ta bouche ouverte, tes dents de rochers, ton vieux phare éteint, noir et blanc comme un écran oublié.
Beyrouth tu m’as enseigné la fraternité – plus tard, alors que je débarquai de ce bateau venu de Chypre tous feux éteints, dans le port de Jounieh et que je t’ai vue pour la première fois, depuis le socle d’une statue dont on me disait, miracle, qu’elle avait tourné son visage de marbre vers toi, tu apparaissais, Beyrouth, dans une longue plaie de fumée rosie par la douleur, çà et là des pneus brûlaient, l’air empestait l’amande amère, suintait le courage et l’amitié comme une icône pleure des larmes de passion, Beyrouth tu m’as tendu la main, tu portais les cheveux attachés, un over-all orange de la Croix-Rouge et tu criais encore parfois la nuit, des pleurs brefs et stridents de verre brisé, tes doigts fondaient dans les miens comme les miroirs reflétaient nos corps flétris de fleurs trop dansées.
Beyrouth tu m’as échappé : à peine avions-nous déclaré la fête éternelle que nous dévorions des cendres humides – l’hiver, le gris d’une neige souillée respirait l’ombre au haut du mont Sannine, je jetais des pierres dans la mer à Ain el-Mreisseh, devant des hôtels d’espoir, des songes de béton, des rêves de monuments aux morts, grandioses et abattus – tout était tourbillon, noces, tes doigts étaient vernis de neuf, il y avait du lait dans ton pain. Beyrouth, de Caracas à l’infini, tu es lumière et oubli. Anis et mémoire.
Beyrouth tu nous as enseigné la littérature dans toutes tes langues d’exil. Tu agitais l’utopie sous nos yeux de drogués – nous étions les oiseaux de tes filets, nous avons lu et lu et relu et écouté tes mélodies de soleil couchant.
Beyrouth tu m’as appris la haine et les larmes de haine, la colère, la tristesse et l’embrasement – Beyrouth tes pins sentent les cercueils neufs et les linceuls dans la terre remuée, tes morts ne sont jamais les bons, jamais ne disparaissent ceux qui devraient disparaître : ô vieillards mortels mourrez enfin, enfin, place au soulèvement et à l’allant fertile de l’envolée marine, nouveaux vieillards ou antiques vieillards vous m’avez appris la douleur de l’impuissance, rien ne vous souffle, rien ne vous emporte, vous êtes la guerre elle-même, son haleine de décharge – vous avez fait de Beyrouth la capitale de l’éclat, la Rome du débris et vous regardez se liquéfier, depuis vos palais que rien n’atteint, l’or que vous croyez amasser, le peuple n’est plus pour vous qu’une tache de sang sur le macadam, un long cri de charité, une sirène sourde de bienfaisance, vous remuez les bras dans la ville saisie, pétrifiée, ouverte aux vents de la honte.
Une nuit du 4 août, autrefois, ailleurs, on abolissait les privilèges ; les murs sont tombés, Beyrouth, tu m’apprends le respect et la nudité, dans ton obscurité, fardeau d’étoiles si douloureuses, Beyrouth, dans ton impossible nuit d’été.
Je l'ai vue blanche la ville où l'homme devient oiseau où qu'il soit il ne perd pas la mer et le ciel toujours à la hauteur un coup d'ailes sur les jardins pentus l'arche et le pont sont des corps qui étendent des passerelles entre les morts et les vivants je monte et je descends je remonte encore je vois son ombre je la hèle la nuit sur l'autre trottoir elle a peur dans sa rue pressant le pas elle ne se retourne pas ses talons résonnent et vibrent dans le silence miroir où j'entends frémir les palmes les arcs dansent au cœur de l'automne sur la chaussée noire humectée de larmes le chœur des pleureuses crie sa douleur elles se déchirent le sein autour de la tombe pierre blanche coffre de terre qui enferme le corps du poète je suis venu te célébrer un an après ils se querellent autour de ta dépouille les paroles rassemblent tes reste et les emportent pour l'adhésion posthume pour toi j'ai exhumé un vieux poète qui chantait l'ivresse l'herbe dansait au pied de sa tombe un cep avait crû le poids des os avait écrasé les fruits le sang de la vigne s'était mêlé au sang du poète dans la coupe j'ai trempé le doigt j'ai inventé des ablutions pour errer dans la nuit je cours les tempes battent derrière l'interrogation j'ai espoir de lever un voile oh seulement un des mille voiles qui couvrent l'énigme le poète ancien avait dit les mots qui t'éclairent en un petit nombre de vers je les ai clamés devant les pleureuses dans la blancheur où l'homme se change oiseau survolant l'enceinte entre les coupoles et les tombes les femmes sortent leurs bras hors du voile l'olive entre les doigts elles sèment des graines de chènevis au creux du nombril entre les deux stèles quittant le kiosque dans le jardin des morts je marche avec mes compagnons du cru je m'étonne de l'humanité divisée désœuvrée dans les bas quartiers je dis aux amis je vois en cette race deux peuples parlant deux fonds de langues portant deux formes de costumes astiquant deux types de signes où sont les passerelles comment traverser entre les deux moitiés le gouffre béant sera comblé par le fracas des corp jetés selon le calcul et la cruauté qui traquent la portée des cadavres carcasses de fer blanc tordu les crânes seront les pavés de vos ponts l'autre peuple est chassé de vos cènes le gardien de la nuit me prévient il n'y aura pas de table commune ne rôdez pas près de la rade sous les arcades il y a ceux qui mordent laissant des traces de sang en pleine joue les deux peuples ne se parlent plus ils n'échangent plus dans le même alphabet chacun cache un couteau sous le manteau les ères se succèdent les fins se suivent les trappes s'ouvrent ils tuent la mémoire sans avoir le temps de découvrir qu'ils disparaissent maîtres et serfs les pasteurs occupent la ville bâtie par des aïeux dont les enfants étaient partis leur don échoue sur les récifs les formes chantent la gloire du site les ciseaux avaient taillé dans la barrière une tunique parée de lettres et de pierres le linge flotte dans les fenêtres le sang de la bête immolée est avalé par la bonde des baignoires les murs tremblent les ongles creusent peintures et crépis s'effritent le prurit atteint la chair du bâti. migrants des plateaux ils sont nombreux dans la ville qui tourne le dos à la mer en ouest je parviens à une gare d'Orien serait-ce Taormina ou Tolède au lieu de monter la ville descend la mer est la dernière marche à tous les degrés de l'échelle je rencontre la fin des tribus les pasteurs sont des lances mobiles foule solitaire patiente austère il s'en dégage un silence de cauchemar les pas sont bus par le goudron sous la halle le marché est maigre je n'ai pu tirer le fil de l'enfance les emblèmes des colons bâtisseurs recensent une abondance désormais couverte par une nappe de naphte le cavalier enturbanné brandit le sabre dont l'ombre coupe les seins de la République devant l'opéra hanté par les fantômes et la synagogue prédestinée à être mosquée coup d'ailes et je renoue avec l'oiseau de la première ville je frôle le bleu de la mer avant de revenir sur terre et survoler la caserne où siégea la légion recevant à ses vingt ans un sage allemand qui avait décrit le bordel et ses fugues apprenti infini qui parfait la vie je traverse le spectre de mon initiateur vers l'exil du nord il me révéla que le midi est déserté des dieux c'est un orphelin sans patrie qui mettait son cœur à sauver les siens dans le mystère de la pauvreté il leur donnait place dans le pays prolongé par le vaste désert je lui offre le partage et je répare son ignorance lui montrant la ville que porte le soufi comme Le Greco porte Tolède une ville qu'avivent les mots du poète qui y dort depuis mille ans un voyageur anglais dit dans le texte qu'elle n'est pas la dernière venue je la visite avec le spectre de mon aîné à côté d'un lac vide derrière le barrage la cascade est sans remou ni chute d'eau le froid n'a pas fixé la poussière j'ai restauré la saison avec les mots de mille ans qui irriguent les rues ces mots je les avais clamés à la mémoire de l'ami poète mots ramassés sur la hauteur blanche face à la ville blessée saignée détruite conservant des pierres arrachées à l'ancien labyrinthe palpitant grâce aux mots qui brûlent la bouche de l'illustre mort et qu'entendent les patios rescapés la nuit le silence l'errance la question l'ivresse l'esseulement tels sont les mots de la veille vestiges millénaires perlant sur la peau de la gazelle nourrice du poète qui les proférait toutes les nuits dans la caverne il allait à sa mamelle étancher sa soif après un jour studieux en ville un soir elle s'est détournée de lui elle l'a même chargé de ses cornes frêles comme par distraction il avait gardé en poche les pièces d'une offrande alors gazelle le bouda l'agressa elle ne lui avait pas tendu le pis avant qu'il eût jeté l'obole au-delà du porche après les marches un patio parfait m'offre une page bleue j'y appose des lettres vertes qui m'ouvrent une salle blanche portant une robe aux franges violines leur dentelle m'égare une toile d'araignée avale les cinq horloges de carton les barres de néon les lustres toc les exaltés qui en tirent fierté sont les malades du siècle courroux et rire secoueraient le dieu au nom duquel ils jugent et tuent il les expulserait du temple dont ils ont usurpé la régence et les enfermerait dans des garages ou dans des halls de gare clos sur leur malsaine odeur affublés d'insignes origines des cohortes d'orphelins sortent de tous les pores de cette terre il me serait pénible de trancher tes bouts en coupant les lignes qui tailladent ta pau pays qu'une de tes langues étrangères nomme les îles archipel de comptoirs endigue tes vagues recense tes fossiles élargis l'intervalle contre tes haltes dans tes césures accueille tous les tien accorde-leur la sérénité du dehors alors ils retrouveront l'innocence entre fils et filles entre pères et mères ils entendront la musique du monde.
Après Les Enténébrés, Sarah Chiche revient avec un nouveau roman Saturne, dans lequel elle livre un récit mélancolique, un roman du crépuscule d'un monde, de l'épreuve de nos deuils et d'une maladie qui fut une damnation avant d'être une chance. Saturne est aussi une grande histoire d'amour : celle d'une enfant qui aurait dû mourir, mais qui est devenue écrivaine parce qu’une nuit, elle en avait fait la promesse au fantôme de son père.
Extraits de l'entretien
Au fond, depuis l’enfance, j’étais requise par ce livre. Il était toujours déjà là, mais toujours déjà caché, et il était fort probable que je ne l’écrive jamais. Et puis, les accidents de la vie, les rencontres, en l’occurrence la rencontre d’une femme à Genève un jour de mai 2019, ont fait que je me suis senti assignée à nouveau par cette rencontre, et m’est revenue la promesse que j’avais faite au fantôme de mon père, dans la solitude de mes nuits d’enfance, de raconter tout cela : raconter ces mondes perdus, la guerre d’Algérie, l’histoire de deux frères qui se sont aimés et qui se sont haïs, l’histoire d’une femme fantôme, qui surgit, et qui va happer un des deux frères, pour le faire vivre, mais aussi, pour le faire mourir. E puis, je devais aussi raconter ce que c’est qu’une enfance endeuillée. Il y a assez peu de livres qui parlent du deuil dans l’enfance, on entend peu cette voix-là, et c’est celle que je voulais faire entendre dans la seconde partie du texte. Sarah Chiche
Lors de mes précédents livres, je tournais autour du trou, mais là, s’y suis allée dans cette urne, j’ai décidé d’écrire dans la tombe, depuis la tombe, et consentir soi-même à être la tombe, le réceptacle et le cadavre de tous ces mondes perdus, et de tous ces personnages. Sarah Chiche
Quand vous grandissez entouré de fantômes, quand une des deux personnes qui vous a donné le jour est repartie dans la nuit, et que vous ne vous souvenez pas l’avoir vue, ni vivante, ni morte, il en résulte un certain sentiment d’étrangeté au monde qui n’empêche pas la joie, ni les grands bonheurs de l’enfance, mais qui tout de même est là, et tapisse de nuit tout ce que vous regardez. Cela modifie votre façon d’être dans le monde, et je crois que cela crée les conditions d’une écriture : une écriture qui admet la nuit, qui ne refuse pas l’obscur, et c’est ce que je voulais raconter sur la mélancolie.(…) On ne fait pas son deuil, c’est une expression abominable, mais on fait avec le deuil, et on est fait par le deuil. Certains s’en remettent, mais il arrive que d’autres se laissent mourir avec leur mort, dans leur mort, et n’en reviennent pas. Et puis certains en reviennent, mais demeure en eux, une béance, un blanc. Sarah Chiche
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