Après cinq César et deux prix d’interprétation à Cannes, la plus primée des actrices françaises vibre de la même passion. Dans « Sœurs » de Yamina Benguigui, elle incarne Zorah, dramaturge franco-algérienne qui réveille ses fantômes, dont la figure du père, et met en scène sa vie. L’occasion de se confier sur la sienne à Nicolas Bedos.
Elle arrive masquée, non pas derrière les lunettes noires qui ont fait sa légende, mais derrière ce bout de tissu qu’on nous impose dans toute la France. Elle est peut-être la seule, elle qui fuit les regards, à y trouver son compte.
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Dans « Sœurs », Isabelle Adjani pleure un père bousillé par la guerre d’Algérie. C’est le film et c’était le père de Yamina Benguigui, son double, sa meilleure amie. C’est aussi un peu le sien. Le deuil, l’Algérie, les chagrins d’amour, le racisme, la domination masculine, la liberté d’expression, les canons de la beauté : autant de thèmes qui font pleurer des larmes de colère ou de chagrin sur nos joues un peu halées par le souvenir de l’été. Au bistrot des « inconsolables et gais », Adjani a sa table, en terrasse, ses beaux yeux luisants planqués à l’ombre d’un chapeau de pudeur. « Dans ma famille, me dit-elle, il y avait beaucoup de choses qu’il fallait garder pour soi. »
L'Adjani que je rencontre ce midi ne cesse de me surprendre par sa normalité. Et ne semble pas tricher
Je vais lui parler de toutes ces choses-là. Parler de la gloire, aussi. La sienne. Une gloire comme on n’en fait plus. A tort ou à raison, Internet a liquidé l’usine. Cette gloire dont on s’approche comme un scientifique au chevet des irradiés. Pour les gens de mon âge, Isabelle Adjani représente le charme sulfureux du cinéma français – et la renommée qui va avec. J’insiste sur cet aspect que d’aucuns trouveront frivole – et dont elle-même fait peu de cas. Ce n’est pas normal, d’être Adjani. C’est encore moins normal de l’avoir été à une époque où les films tenaient le devant de la scène médiatique, où la télévision bouleversait ses programmes pour quelques minutes d’interview, où la robe qu’elle porterait au Festival de Cannes était un sujet d’actualité, où le roman qu’elle citerait allait devenir un best-seller et le parfum qu’elle portait se propager sur toutes les nuques. Ce n’est pas normal, non, que tous les regards d’un restaurant se retournent sur son passage et que la plupart des hommes bégaient.
Et pourtant : l’Adjani que je rencontre ce midi ne cesse de me surprendre par sa normalité. Et ne semble pas tricher. Au fond, tout ce qui m’intéresse chez elle l’encombre. « Depuis l’enfance, on m’a offert sans le savoir une situation idéale pour une future actrice : je ne me suis jamais sentie aimée pour moi. Il fallait que je le mérite, à travers une performance. Vous me parlez du regard énamouré des inconnu(e)s mais sachez que, dans ma famille, séduire était un péché, séduction rimait avec damnation ! Jamais je n’aurais pu être sensible aux compliments d’un homme qui n’aurait pas vu un de mes films ou qui ne m’aurait pas vue sur scène. »
Le théâtre. Où elle débute, qui l’a formée. Quand on regarde ses premiers films, on est frappé par la maturité de son jeu, qui ne se repose jamais sur le charme d’un visage délicieux. Elle exprime sans filet des émotions dont une débutante aurait pu craindre, à tort, l’aspect « disgracieux ». « Le théâtre m’a enseigné l’esprit de troupe, se fondre dans la distribution, même avec le rôle-titre. Et puis j’étais une toute jeune fille. Quand on est une jeune fille, cher ami, on ne se dit pas qu’on a du charme, puisqu’on croit qu’on en manque. »
Le vacarme un peu monstre que font ces jeunes femmes est à la hauteur du silence monstrueux qui a régné bien trop longtemps
Et pourtant, elle en déborde. Regardez ce sourire (petit nez pincé et malice du regard) dans ces premières apparitions télévisées : c’est de la grâce en piqûre. A tel point qu’en retombant sur une émission de Bouvard on assiste un peu gênés au spectacle d’un Jacques Dutronc la draguant d’une façon qui, à l’aune de l’actualité féministe, semble préhistorique. Je lui demande si elle était consciente, à l’époque, de son caractère déplacé. « Vous parlez d’un temps où se mêlait encore la galanterie, la grivoiserie et la goujaterie ! me dit-elle dans un grand éclat de rire. Je n’avais pas encore de conscience féministe, j’avais 17 ans, mais j’étais surtout extrêmement pudique, pour ne pas dire puritaine. J’habitais chez mes parents et j’étais terrorisée par le sexe opposé. D’ailleurs, si on écoute bien, Dutronc dit qu’il va attendre ma majorité ! »
Aurais-je fait comme Dutronc ? me suis-je soudain interrogé d’un air préoccupé. Elle reprend : « Cela dit, je comprends qu’aujourd’hui la jeune génération stigmatise ce genre de comportement : les hommes doivent définitivement comprendre que le féminin n’est pas leur terrain de jeu, ni de “je”. » Je lui demande alors si, comme certaines de mes amies, elle a des réserves à faire sur un féminisme radical qui ferait le lit d’une guerre des sexes ou si elle pense, comme la plupart des jeunes, que toute révolution comporte sa part de violence et d’outrances. Son œil frise. « Le vacarme un peu monstre que font ces jeunes femmes est à la hauteur du silence monstrueux qui a régné bien trop longtemps. Gisèle Halimi a écrit : “Pour briser la clôture où l’enferme l’homme, une femme doit aussi dénoncer l’image d’elle-même qu’il lui renvoie.” »
Adjani ne cite pas les auteurs pour faire chic, elle s’y réfère, elle s’y agrippe. Très jeune, plutôt que de s’abandonner aux doux vertiges des boîtes de nuit (« Il y a une photo de moi au Palace avec Andy Warhol mais je n’en ai aucun souvenir ! » s’amuse-t-elle), elle a préféré la compagnie des livres, se raffiner l’âme en silence, à la lumière d’une lampe de chevet. « Vous savez, j’ai toujours regretté de ne pas avoir fait d’études. Par la suite, mon métier m’a donné la chance de rencontrer personnellement des penseurs comme Barthes, Glucksmann, des écrivains comme Duras et mon ami Hervé Guibert (nous avions le même âge), ils ont fait mon éducation. Elle n’est pas terminée… »
Cette aisance intellectuelle lui a offert la liberté, sinon l’audace, d’être l’une des rares actrices à prendre parfois position sur des sujets d’actualité. A l’heure où la méchanceté des réseaux sociaux pousse la plupart des artistes à ne babiller que des platitudes, ressent-elle cette menace, cette sclérose, ce diable de l’autocensure ? « Umberto Eco dit qu’Internet a donné la parole à des personnes qui, jusque-là, se contentaient de parler au bar. A part être consensuel ou se mettre sur off, je ne sais pas trop comment s’y prendre pour éviter cette dictature des détracteurs anonymes qui ne cherchent qu’à détruire. C’est la guerre sociétale actuelle. En ce moment, on subit un pic de stress avec l’affichage, en boucle, des statistiques concernant les records de contamination du Covid. On se tape des blogs d’experts. On essaie tous de faire le tri dans ce flot d’informations qu’outre-Atlantique on appelle les “conneries pseudo-profondes”. »
Je lui confie alors mon inquiétude sur la fréquentation en berne des salles de cinéma, la sortie de nos prochains films. Ce n’est pas elle qui me rassurera ! Elle ne se fait aucune illusion. « Je fais partie des renégats prêts à pétitionner contre l’obligation vaccinale vers laquelle on achemine tambour battant nos corps et nos cerveaux épuisés. Peu importe si on nous caricature à souhait, j’assume. » Elle me sort de son sac des articles très pointus. Mais je m’arrange aussitôt pour que la conversation revienne au cinéma, le seul virus – pour l’heure – que l’on ait l’un et l’autre contracté. Elle me raconte sa carrière sans broder, déployant une sincère modestie, ainsi qu’un goût pour l’exactitude des récits.
L’emprise du négatif, les traumas, les deuils viennent parfois saboter l’existence
« Chaque projet fut une bataille. J’ai failli passer à côté de “L’été meurtrier”, je craignais que mes parents ne supportent pas les scènes de nudité. J’ai d’abord dit non. Ils ont engagé une autre comédienne et c’est Bruno [Nuytten], mon compagnon à l’époque, qui a fini par me convaincre d’y retourner, au culot. Le metteur en scène, Jean Becker, m’a alors répondu : “Je ne sais pas, je vais voir…” »
La pudeur, les parents à nouveau, le père algérien, la mère d’origine allemande, « c’est elle qui m’a transmis ses fulgurances de liberté ». Revient également le prénom de Bruno Nuytten, rencontré à 19 ans, grand chef opérateur devenu – pour elle, pour eux, poussé par elle – le réalisateur du somptueux « Camille Claudel ». A l’époque, une rumeur insensée fait fureur dans Paris, c’est du buzz avant l’heure : Adjani serait atteinte du sida, on la dit mourante. Le métier l’abandonne, les producteurs la fuient. Elle va se battre pour monter le film de l’homme qu’elle aime, convaincre Depardieu en débarquant sur le plateau de « Sous le soleil de Satan », le film de Pialat. Jusqu’à l’aube, elle lui parle de Rodin, de Claudel. Elle qui déteste se coucher tard et qu’un demi-verre de vin rend ivre, elle accepte de boire les cocktails à base de curaçao que Depardieu s’enfile dans sa chambre.
Au petit jour, l’ogre de Châteauroux lui lance un « c’est bon, j’en suis ». Je lui dis que j’ai revu le film la veille, que j’ai été stupéfait par sa maîtrise. Rarement un film français s’est à mon sens hissé à ce niveau de grâce esthétique. Pendant que j’additionne les louanges, les yeux d’Isabelle s’embuent. Je lui demande, très naïvement, pourquoi ils n’en ont pas tourné trois autres d’affilée. En larmes, elle me murmure : « Vous n’imaginez pas l’émotion, le plaisir et la douleur de vous entendre dire tout le bien que vous pensez de ce film. Cet amour entre Bruno et moi fut une chance pour nous deux, un vortex bienveillant. Mais l’emprise du négatif, les traumas, les deuils viennent parfois saboter l’existence. Je parle de la caillasse qu’on se trimballe, antérieure à toutes les guerres qu’un couple se déclare. »
Les liens qui nous unissent, Yamina et moi, sont ceux d’une famille dont les membres se sont choisis après s’être reconnus
Ses larmes entraînent les miennes. Pour avoir eu la chance de tourner plusieurs films avec une femme que j’adorais, je ne peux que comprendre. « Voilà mon drame », dit-elle. Je n’en saurai pas plus. Ce que je sais, c’est que par la suite Bruno Nuytten ne réalisa plus rien de marquant. Je sais aussi qu’elle porte le deuil de ce talent saisissant, d’autant plus bouleversant qu’il aura été mis au service de leur bataille commune, cette ode furieuse à la création, à l’amour fou, au combat entre la faiblesse et le pouvoir, entre une femme qui aima trop et un homme qui ne l’aima pas à sa mesure. De Bruno ou d’Isabelle, qui des deux fut Rodin ?
Séchons un peu nos larmes en parlant plutôt de son avenir, ce film très fort de Yamina Benguigui qu’elles viennent de présenter au Festival d’Angoulême. « Les liens qui nous unissent, Yamina et moi, sont ceux d’une famille dont les membres se sont choisis après s’être reconnus. Ce film nous permet à toutes deux de recoller des morceaux de nos histoires familiales françaises issues de l’immigration. » J’ose un lien entre nos pères, tous deux nés en Algérie. Je lui raconte comment, en tant que petit Parisien, je culpabilisais beaucoup de me sentir, au départ, totalement étranger à cette culture et à ce pays. Et puis qu’avec le temps, mes voyages, j’ai fini par ressentir un lien puissant.
« C’est dans les déchirures mutiques de mon père que j’ai pressenti que cette terre était une terre fracturée, me dit-elle. Une terre que la violence, la tragédie n’ont jamais épargnée. Quelle que soit l’histoire de nos pères, le vôtre, le mien, ils ont emporté avec eux cette violence quand ils l’ont quittée, cette violence dont parle aussi le film de Yamina et dont les femmes et les filles sont les premières victimes après eux-mêmes. Ce n’est pas le parfum du jasmin (Yasmine est mon deuxième prénom) qui nourrit mes sentiments intimes mais plutôt l’histoire de la violence. Je suis allée en Algérie pour la première fois en 1988 pour soutenir ce qui était la promesse d’une nouvelle démocratie portée par les étudiants et les intellectuels… Une révolution qui a abouti à dix ans de guerre civile et à des centaines de milliers de morts. »
La jalousie est un sentiment que j’ignore et je considère l’admiration comme un bain de jouvence.
Après un été passé à boire et à pleurer la disparition successive d’êtres aimés et inspirants, je ne peux m’empêcher de poursuivre l’échange. « L’analyse m’aide à travailler le deuil, confesse-t-elle, celui de mon père, de mon frère, à le rendre supportable, mais peut-être pas à le faire sans piqûre de rappel. Comme Orphée, on revient du pays des morts en se faisant la promesse d’oublier et de ne pas se retourner. Mais on ne peut pas s’empêcher de se faire faux bond, de verser des larmes de regrets. Est-ce qu’avec le temps les regrets se débarrassent du remords ? Je l’espère pour moi et je l’espère pour vous. »
Elle vient de me prendre la main. Les drames ont au moins la vertu de nous mettre en famille avec des gens dont on ne soupçonnait pas l’empathie. Fût-ce le temps d’un sourire, d’un silence posé comme une caresse sur nos souvenirs fantômes. Je lui confesse me sentir soudain très vieux. D’ailleurs mes cheveux ont grisonné d’un mois sur l’autre. Je lui demande quel âge mental elle se ressent au quotidien. Elle éclate de rire. « Je change d’âge comme je change d’heure ! J’ai 20 ans quand je regarde un film avec une actrice que j’aime et que je me retrouve en elle. Les jeunes actrices que j’admire parviennent à me rajeunir, que ce soit Céline Sallette ou Mélanie Laurent, Chiara Mastroianni, Doria Tillier ou Eva Green, ma filleule d’adoption. Mais aussi Zoé, ma nièce, une formidable jeune actrice à qui je donne quelques conseils. La jalousie est un sentiment que j’ignore et je considère l’admiration comme un bain de jouvence. C’est Wikipédia qui me ramène à la réalité de mon âge officiel ! [Rires.] Et c’est la biologie qui me préoccupe, la peur des maladies dégénératives… Alors je lis les newsletters médicales auxquelles je suis inscrite, je me fais de belles promesses de rigueur – que je tiens de mieux en mieux. Au fond, n’est-ce pas ça “vieillir” : savoir qu’à un certain moment de sa vie on ne discute plus, on ne plaisante plus, et que l’option inévitable est de se tenir à carreau », dit-elle en écartant, d’un geste délicat, mon paquet de cigarettes.
Les deux seuls hommes que j’ai passionnément aimés sont les pères de mes deux fils
Elle vient de me parler à demi-mot de la mort avec des regards et une voix de jeune fille. Je regarde ce beau visage. Comme la plupart des beautés iconiques de l’histoire du cinéma, Adjani fut longtemps enfermée dans l’obligation de ne pas causer le moindre tort au physique dont s’était emparé le public. Puis il y eut une période de lâcher-prise. Alors même qu’on exhorte les femmes à se libérer des carcans esthétiques, pense-t-elle qu’elle vivrait différemment de nos jours ce changement de silhouette qui fut le sien à un moment ? Un silence se fait. Puis elle sourit : « C’est assez amusant d’aborder ces sujets avec vous, qui êtes réputé pour vos conquêtes et qui semblez fasciné par la beauté. Des moments de “lâcher-prise”, mon cher, j’en ai même eu plusieurs tout au long de ma vie, et ce depuis l’adolescence. Toujours à des périodes critiques. Evidemment que je me félicite que les normes esthétiques se cassent un peu la gueule. Tant mieux ! Grâce à des femmes combatives qui mettent tout leur poids [rires] pour que la priorité soit le bien-être plutôt que le bien-paraître. Cela dit, dans la balance subsistent encore des déchetteries comme la téléréalité à la Kardashian qui nous infecte, la maladie du selfie sans défaut, cette dysmorphie qui pousse nos jeunes gens à fabriquer l’image qu’ils ont de leur tête et de leur corps. En ce qui me concerne, j’ai tourné deux films, “La journée de la jupe” et “Carole Matthieu”, où j’assumais un physique particulièrement désavantageux. A cette occasion, je me suis même imposé d’imprudentes apparitions publiques, manière pour moi de dire : “Et puis merde ! Je m’en fous, je suis humaine, je suis une femme libre.” C’était oublier qu’être actrice, c’est tout sauf être une femme libre. » J’avoue ne pas avoir bien pesé, à l’époque, le courage qu’il lui aura fallu pour affronter le regard des autres. J’avoue surtout que j’ai vu ces deux films récemment car je n’avais pas envie, à leur sortie, de voir une « autre » Adjani. Je n’en suis pas fier.
Alors que je reviens d’un bref séjour à La Colombe d’Or, sorte de pèlerinage sur les traces de mes parents qui s’y sont tant aimés, je pense soudain à Simone Signoret qui, elle, pour le coup, s’est offert la liberté de passer d’une silhouette à une autre. « J’ai croisé Simone Signoret très furtivement lorsque j’ai tourné “Tout feu, tout flamme” de Rappeneau, se rappelle Isabelle. Quel parcours ! Quelle voix, quel regard ! Ce qu’il y avait de visible chez cette actrice immense, c’était quelque chose de brisé du côté de la femme, avec une grande lucidité sur cette autodestruction qui, paradoxalement, ne l’a pas détruite. Elle disait vouloir vivre pour Montand, ce qui peut d’ailleurs surprendre chez une femme aussi indépendante de caractère. J’ai longtemps pensé que les infidélités de Montand l’avaient tellement blessée qu’elle avait fait le choix de ne plus être désirable, de façon à moins souffrir et à permettre à son “Yves adoré” de se sentir moins coupable. Comme vous, j’aime imaginer ce qu’il se passe dans le cœur des actrices. »
Ce qui me pousse à lui parler du sien. Et du chagrin d’amour dont on pense l’un et l’autre qu’il est l’une des maladies les plus douloureuses qui soient. J’ose réveiller le souvenir de cet homme qui l’avait quittée pour une autre, provoquant chez elle une telle affliction qu’elle avait rangé au placard sa légendaire discrétion. A l’époque, loin de la juger, je m’étais au contraire réjoui de la voir exprimer publiquement la blessure aliénante et obsessionnelle que nous ressentons tous au sortir d’une relation toxique. « Ah ! le cri dans la forêt de la femme blessée, me lance-t-elle dans un rire. Le cri de la femme trahie, quelle tragédie ! Finalement pas si grave quand c’est par sa propre erreur. Il n’y a malheureusement pas que ceux qui en valent la peine qui provoquent de la souffrance et de la révolte en vous ! » Je ne peux qu’acquiescer, ayant jadis hurlé de douleur pour quelqu’un qui aujourd’hui me ferait bâiller.
Je ne pense pas qu’Isabelle s’aime. Mais elle se veut du bien.
« Parfois un homme s’invite parce qu’il rentre dans votre schéma bancal de trauma, dans une carence affective qui vous a dépersonnalisé. Et on se rend compte plus tard que celui qui trônait dans votre cerveau n’était que le reflet de l’amour qu’on n’avait pas assez pour soi ! Les deux seuls hommes que j’ai passionnément aimés sont les pères de mes deux fils. Votre chance à vous, Nicolas, c’est que de vos chagrins vous avez pu tirer des pièces et des films. Mes désespoirs profonds, je n’ai pas toujours été capable d’en faire quelque chose de créatif, qui soigne et qui sublime. Loin de là. Mais c’est ainsi. On se guérit petit à petit…Vous m’accorderez bien une petite résilience, devrait-on se réclamer à soi-même, l’être qu’il faut aimer. »
Je ne pense pas qu’Isabelle s’aime. Mais elle se veut du bien. Et, au passage, nous en procure. Comme Fanny Ardant qui ne cesse de nous surprendre, Adjani fait partie de ces femmes qui ont l’immense talent de nous rendre plus sensibles. La nuit tombe, on demande l’addition et on remet ce maudit masque. Il pleut sur Paris. Mon été meurtrier s’éloigne – comme Isabelle qui disparaît dans une ruelle. Aucun passant qu’elle croise ne saura que c’est elle. C’est désormais une femme tout ce qu’il y a de plus normal puisqu’il est devenu normal de se cacher. Jusqu’à nouvel ordre, plus personne ne viendra bousculer sa pudeur.
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