Casbah des dockers des pères de famille des chômeurs des frères et des sœurs qui déversent des larmes d’amertume des honnêtes hommes et des imams
Casbah des prostituées des souteneurs et des proxénètes Casbah blanche des touristes en mal de romantisme
N’oublie pas que je suis un des tiens et aujourd’hui loin de toi je revois mon visage sale mes vêtements déchirés mes pieds nus mes amis qu’on appelait les yaouleds les cireurs et les voyous ma jeunesse et l’école où je n’allais qu’au début de l’année
Casbah des disparus des hommes qu’on arrête à l’aurore des frères qu’on recherche pour acte d’héroïsme et qu’on veut abattre
Casbah des paras des cordes des camions et des 120 V. des enfants qu’on torture des hommes qu’on fusille au coin de la rue
Casbah des politiciens et des politiques des bleus des hommes de mains et des gardes de corps Casbah blanche des ahuris et des béni-oui-oui
Casbah de Serkadji d’Ali la Pointe
de Didouche et des héros sans nom Casbah de Bab el Djedid de Bab el Oued et de Bab Azoun
N’oublie pas que je suis un des tiens et aujourd’hui loin de toi je revois mes vingt ans les terrasses pleines de soleil
les réunions clandestines les enfants qui s’amusent près des frères qui meurent les papiers qui circulent de main en main le printemps qui surprend la Certitude les cheveux et les yeux noirs de nos femmes qui ont perdu le sourire les tracts les larmes qui défient le soleil
Je revois les frères qui manifestent et qui brandissent des pancartes Serkadji avec ses cours ses cellules ses couloirs ses gardiens – l’appel – son escalier interminable
Serkadji de 1956 avec mes frères ma maladie et ma jeunesse
Casbah n’oublie pas que je suis un des tiens
Comme un cygne paré de sa blancheur laiteuse,
La Casbah s'apprête à recevoir le soleil arqué à l'horizon.
Paraissant immobile, le soleil avance, et la Casbah en révérence ailée, le salue.
Et toi, baie d'el Djazaïr,
comme une
vierge de Botticelli qui attend tout de l'amour
tu drapes ta nudité en baissant pudiquement les paupières.
C'est la grâce de son sillage qui rend le cygne attirant,
C'est la rondeur de la terre qui rend le soleil heureux,
C'est aussi le sourire des étoiles qui rend les terrasses joyeuses.
Si je m'avisais à décrire ton état actuel, mienne Casbah,
je me détruirais tout en te détruisant.
Ne dit-on pas que lorsque le cygne sent l'approche de son départ,
il annonce sa mort en offrant son chant à tous les alentours.
Si le chant du cygne est le chant du grand départ,
pour toi mon chant est comme une ode.
Tu me fais écrire des mots dont tu composes la musique.
Tu me fais dire des paroles décrites par ton climat.
Tant que je t'adule je ne peux t'abhorrer,
et tant que tu es là je ne peux t'oublier
Quant à ceux qui m'invitent à écrire sur la Casbah...
Ô mon Dieu, comme la Casbah est très demandée ces jours-ci.
Je leur dirai que la Casbah est encore celle
que le regard de mon enfance a coincé dans une impasse.
Dans cette impasse il n'y a qu'elle et moi
Elle, encore vierge malgré son âge sans âge.
Moi pas jeune du tout
quoique dans mes yeux pétille un accent de vie de jouvence,
que seul je sens lorsque près d'elle je suis.
Je me rappelle cette nuit là !
C'était une nuit sans lune, sans éclairage.
Un nuit où les marches d'escaliers vous guettent
pour vous surprendre et vous faire glisser, le long de la ruelle,
pour vous la faire haïr davantage.
....
Se retrouver dans la nuit et le noir de la nuit
avec un corps pour flambeau
un coeur pour lumière
une âme pour servir
C'est retrouver la Casbah dans toute sa juvénilité millénaire.
C'est retrouver des ruelles qui vous guident jusqu'aux sources de la vie.
C'est retrouver des murs qui vous racontent les récits collés à leur patine.
C'est retrouver les terrasses qui vous confient les échos
des voix de nos parents confondues dans les nues.
C'est retrouver les confidences de la mer qui vous réconforte
avec la pureté qu'elle sait circonscrire dans ses moments de bon accueil.
C'est se retrouver soi-même en train d'apprendre à respirer la respiration,
comme on respirerait une rose qui vous serait offerte par surprise.
...
Sous le dôme de ma Casbah, j'ai retrouvé les restes de l'école musicale
arabo-andalouse, avec un je ne sais quoi de parfum de cédrat d'antan.
Et la musique comme un plain-chant serein réveille à la vie ce coeur souverain.
En respirant les noubas arabo-andalouse,
je lisais la démarche sonore comme le rebond d'une balle
qui ne s'arrête pas de bondir et rebondir,
en décrivant des arcs autour de la terre.
Voyez-ça d'ici ou plutôt voyez-ça avec votre ouïe.
Des arcs qui se croisent et s'entrecroisent.
Des arcs qui ne finissent plus d'imiter le dôme.
Des arcs par où coule la musique comme on ferait couler de l'or fondu.
Des arcs en or fondu pour obtenir un arc musical
par où passerait le cortège d'amour de musique vêtue..
Rendre grâce à la terre pour être mieux aimé par elle,
c'est ce que le musique arabo-andalouse fait en flânant sereinement autour.
La modale de la musique arabo-andalouse ne se multiplie pas
pour architecturer une superposition de vibrations sonores
qui veulent défoncer le ciel.
Elle est un acte d'amour qui répond aux besoin de la terre.
Je me sentais une intimité foisonnante qui se collait à la peau de la terre.
Je voyais tomber des gouttes d'étoiles comme des flocons de neige
et la terre en était imbibée.
Le dôme recevait cette offrande comme un don de la vie à la vie.
Comme une vision peinte par Salvador Dali, le dôme fondait en tous les tons.
Toute une ribambelle de demi-tons se joignaient à la noce.
Toute une myriade de corpuscules se bousculaient autour du quart de ton.
...
Voir une ligne droite qui ondule et épouse les formes du corps humain jusqu'à l'ubiquité,
c'est voir un rai de lumière qui paraphe son parcours.
Une clé de sol qui s'agite et se démène pour bâtir sa maison.
Une gamme de serrures qui attendent l'avènement de leurs vies.
Une profusion de signes où se reconnaît l'appel de la terre entière.
Chaque montagne, chaque vallée, chaque champs, chaque prairie, chaque mer, chaque océan
chaque vie s'animait en s'identifiant à travers la profusion de signes.
L'image de ma Casbah avait toute la terre pour espace.
Le monde musical que je respirais n'avait d'autre droit
que celui d'ouvrir les voix à la clarté de la parole,
pour que le jour ouvre à la nuit l'entrée du secret des lumières.
Ma Casbah et moi sommes à l'aise dans notre placenta planétaire.
Voici que la musique s'empare de ma plume et me demande
de prêter ma perception à tout ce qui m'entoure.
Je dresse mon coeur.
Assidûment , je dresse mon coeur et j'entends
une polyphonie assourdissante, comme étouffée,
elle me parvient des façades des maisons.
Ces façades qui semblent remercier leurs bâtisseurs.
Ces façades qui ne finissent pas d'être des façades
et comme façades on ne trouverait pas mieux.
Ces façades qui se révèrent et se prosternent toutes en même temps.
Avez-vous jamais vu une cité qui se prosterne ?
Venez à ma Casbah, vous les verrez comme elles acceptent
cette attitude à la fois humble et altière.
Chacune d'elle est un serment témoin.
Chaque maison de distingue par sa génuflexion spéciale.
Chaque terrasse se singularise pour épater sa voisine.
Chaque patio sert de place publique aux muses heureuses de danser la musique
Chaque arceau sur sa colonne chante la modale du marbre enivré par sa torsade.
Chaque ruelle est une corde de luth et quand la corde vibre,
l'âme de toute la médina frissonne au son de cet accent envoûtant.
Chaque fontaine est une oasis d'attraction,
et la bousculade des enfants vaut tout un spectacle.
Une cité qui se prosterne face à la mort, face à la vie
ne peut être une cité comme les autres.
Un médina pareille a quelque chose en plus et cette chose là:
C'est l'amour avec lequel l'endroit a été choisi.
C'est l'amour avec lequel le maçon l'a construite.
C'est l'amour avec lequel l'histoire l'a glorifiée.
Jean Sénac ? Inconnu pour la plupart des bataillons. On ne résume pas un homme en quelques mots sans lui faire affront ; notons toutefois qu’il naquit en Algérie, d’une famille plus que modeste, et qu’il rallia la cause indépendantiste — quitte à sacrifier en chemin l’amitié et l’admiration qu’il portait au père qu’il n’avait pas eu, Albert Camus. Poète brillant, socialiste d’humeur anarchiste, chrétien mécréant, homosexuel, Sénac écrivait sur tout ce qu’il trouvait (tickets d’autobus ou papier toilette), gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. L’écrivain et réalisateur Éric Sarner raconte ici la vie de ce poète mystérieusement assassiné un été de 1973, dans la cave qu’il occupait, sans un sou et mis au ban, en pleine Algérie indépendante.
« Ce qui fait scandale… c’est sa sincérité. » Jean Renoir, à propos de Pier Paulo Pasolini
Jean Sénac, poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d’Alger, qui n’eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n’y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de la « guerre dans le cœur », et des lyrismes exorbitants.
« La fleur que je préfère, c’est le chardon », répond-il au questionnaire de Proust. Mais il est né à Beni-Saf, une cité bâtie à flanc de colline, un port de pêche à l’entrée d’une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. C’est l’Oranie. L’histoire de la ville est jeune, elle a commencé presque à la fin du XIXe siècle. À Beni-Saf, à Oran, on est venu de partout, de toutes les régions d’Algérie, du Rif comme du sud marocain et d’outre-mer, bien sûr, colons de peuplement arrivés par exténuation. Le grand-père maternel de Sénac est originaire de Catalogne et travaille à la mine de fer. Il y a la mère, Jeanne, Jeanne Coma ou Comma. Il n’y a pas de père. C’est peut-être un gitan. Jean est Jean Comma jusqu’à ce que le reconnaisse Edmond Sénac¹, éphémère époux de Jeanne et père-géniteur de Laurette, sa sœur. « Sénac » sera le nom officiel, que Jean portera un peu « comme un pseudonyme ». Bien sûr, l’énigme du nom restera, mais le déni semblera la recouvrir tantôt : Comment s’appelait-il ? « Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux pas que maman me le dise, ni tata Emma. Tonton est mort sans me le dire. Ça n’a aucune importance. Ça n’a jamais eu d’importance pour moi. »
« Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion. »
Nous sommes dans le roman familial. Celui-ci s’appelle Ébauche du père, magistral journal de la quête identitaire. Sénac a affirmé, dans un entretien radiophonique de 1958 que le roman ne l’attirait pas, mais peu après il commence Ébauche du père, sous-titré Pour en finir avec l’enfance. Roman ? Écriture de soi. Soi ouvert de toutes parts, connues ou inconnues. Soi comme espace en mouvements, en figures haletantes. « J’ai horreur de raconter méthodiquement une histoire. » Le père ? « Un Gitan violent violeur. » Le nom importe-t-il tant ? C’est la présence qui manque. Le vide prend tout le champ et crée le rêve de fusion. Jean voit le Père, indiscutablement beau, son contraire à la glace. « Qu’est-ce que tu as à tellement te regarder ? » dit la mère, un peu illuminée, bigote, superstitieuse. Et lui, dans le roman, répond qu’il a gardé son père sous sa peau, comme une invisible statue. Il le voit élégant et canaille, grand, pas comme lui, petit homme à la forte tête, et il lui prête « la tristesse désinvolte des héros de Lorca ». Surtout, il voit le « Père en Lieu de Beauté et de Terreur. Homme d’effraction et d’infraction… Beau comme le mal… Ange crapuleux… Absolument, auréolé de son crime, l’Être ».
« Il faudra que j’écrive ce soir des non-sens superbes qui me délivrent de mon mal. » Jean est le Bâtard, un titre dont la scandaleuse musique a l’air de l’enivrer en même temps qu’elle le terrorise. Le vivre en risque de Sénac commence là, si c’est possible. Dans la cour de l’école où il répète ce que sa mère lui a recommandé de dire : « Papa travaille aux Contributions Directes. Il est porteur de contraintes ». Il parle de Sénac, le père Sénac, de ses gros yeux, de sa moustache, de sa canne et de ses souliers vernis, mais le vrai père a une force autrement plus magique et même, dit-il mystérieusement, plus charnelle. Est-ce parce qu’il ressent l’invisible statue, la stature du Gitan en lui ? Jean Sénac, on dirait, a tout su, tout dit : « Quand on est Fils de ce Dieu, ou bien on est le Christ ou bien on est un monstre. » Et autant le Père porte une grâce sauvage qui fige le sang, autant Jean crève de honte.
« Le Mensonge, le Jeu, c’est à travers eux que j’ai vu le père alors. » Il ne l’a pas vu. Il s’est collé de la boue sur les yeux et a menti. Il n’a rien vu. Si, il a vu sa bâtardise dans le regard des autres, sa solitude, l’ébauche de sa monstruosité. Lorsqu’il rentre de l’école : « Mon fils ! Tu t’es battu avec quelqu’un ? » Il répond oui : avec QUELQU’UN. Un peu plus tard ou un peu avant, Jeanne, paraît-il, l’habille en fille. « Ce que je veux dire c’est la vie. J’admire les ruses du langage. Je veux dire le Vit du Père, ma force condamnée. » Oran était la ville de toutes les races. Tout le monde était là, l’Arabe, l’Espagnol, le Juif, le Français, le Berbère. Racistes tous l’étaient, selon Sénac. Les injures : « Sales ratons ! », « Troncs de figuiers ! », « Baise le chien sur la bouche jusqu’à ce que tu en aies obtenu ce que tu désires ! » Et la grand-mère disant : « Je vais te donner au méchant Arabe ! » El Moro malo. Car tous vivent dans ce décor si mystérieux où l’Arabe est incompréhensible, dans un décor qui lui colle mieux qu’à tous les autres. Et passent les nomades et les fruits rutilants et les pas des chevaux et les fusils fumants de la fantasia.
« Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. »
Si l’on veut suivre les allées et venues de Sénac, Ébauche du père est un guide où se succèdent l’avant, l’après, le pendant, l’impossible, le mystère et le rêve de l’homme et du poète. Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. L’Espagne d’abord, en antériorité. Ses racines sont espagnoles (comme chez Camus du côté maternel), catalanes sûrement — le grand-père dans la mine, gitanes peut-être, le père sauvage, comme sans patrie. Lorsqu’il pense à cela, c’est « comme une bouffée d’absinthe ». Il y a là quelque chose d’une puissante geste, d’une vibration éternellement triste et nerveuse au même instant. Pour Sénac, l’Espagne s’appellera aussi Federico Garcia Lorca.
La France est le pays de la langue. Il n’y a aura pas d’autres langues, en écriture, que celle du pays de France. De cette langue, il dit qu’elle est sa gloire et sa force, mais, dans le même temps, la maudit. Il s’en veut de ne pas connaître l’Arabe, se le reproche un moment (« en tant qu’intellectuel algérien »), puis la quarantaine passée renoncera à l’apprendre. Après tout, elle est sa gloire, sa force et même Kateb Yacine a eu ce mot : « Le français, un butin de guerre. » La France, ce sera aussi l’espace de la « métropole » : Paris, Gentilly, Marseille, Briançon, Chatillon-en-Diois… Et en dépit de telle accroche, de telle autre attache l’Algérie restera la mère. L’Algérie, « droite et frappée dans le soleil » n’est pas seulement nourricière, elle est significative des matins du monde, des naissances. Affectivement, politiquement, poétiquement, tous plans confondus. Il faudrait aussi dire un peu la méditerranéité, quelque chose qui s’attrape par l’enfance et surtout qui n’existe que par la Relation : les terres, les langues, les soupirs, les râles, les rives qui se relient par la mer, notre « maison ».
Cueva del Agua, la grotte de l’eau : « C’est un friselis d’écume à l’oreille, c’est le matin dans les oursins. C’est notre cabanon sur les roches au flanc de la falaise ». Enfance modeste de Jean. Edmond Sénac s’est sauvé, la mère Jeanne fait des ménages pour donner à son fils – et à sa cadette, Laure-Thérèse – un peu d’instruction. Elle donne beaucoup Jeanne et à Jean, peut-être donne-telle ce sens du battement de vie et de mort qui en Espagne s’appelle le duende. Elle croit, elle crie qu’elle croit, elle prie, elle invoque. Justement, l’ami Nacer Khodja notera plus tard : elle lui enseigne « qu’il est plusieurs, en dépit de multiples ghettos (raciaux, linguistiques, autres) intercommunautaires ». Dieu et les prières et les larmes au chemin de croix et la présence du ciel. Le jeune Sénac a tant de foi que certains jours, des stigmates pourraient lui pousser. À l’heure de dormir, la mère répète à haute voix : Con Dios me acuesto / Con Dios me levanto / Con la Virgen Maria / Y el Espiritu Santo (« Avec Dieu je me couche / Avec Dieu je me lève / Avec la Vierge Marie / Et avec l’Esprit Saint. »). Mais le voyant écrire, elle a peur.
Dans une lettre de 1945, Jeanne s’écrie : « J’ai la pleine certitude que ta mort viendra de là ». Lui assume et parle de mission. Et dans Ébauche du Père, il trouvera ces mots déchirants pour dire la si grande générosité maternelle, au point que : « C’est dans les cuivres, quelquefois, que j’ai vu mon visage arabe. Bien plus que dans ces images saintes que vous colliez au mur, ces images populaires… Maman, je vous aime, maman vous étiez païenne ! Que n’avez-vous pas été sans le savoir et le sachant ! Catholique, israélite, adventiste, musulmane et guèbre, adoratrice du soleil. Et parfois hindoue et libre- penseuse. Et cela sans le chercher, sans le savoir, du bout de l’âme, et chaque fois profondément… Quel maître vous étiez !… » Son maître formel est Char, Lorca son mentor de lyrisme et de refus des discriminations, ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine (avec ce dernier il entretiendra peu à peu une ressemblance physique : les yeux en amande, la couronne de cheveux autour de la calvitie, la barbe — qu’il appellera son maquis), Genet et Ginsberg, Cavafy et Whitman (René de Ceccatty fait remarquer la plus que proximité de forme et de ton entre Sénac et Whitman, et notamment dans certains poèmes politiques : « Je chante le corps électrique / Les armées de ceux que j’aime m’entourent et je les entoure » (Walt Whitman) ; « Je chante l’homme de transition /cœur abîmé, plaies /voyantes… » (Jean Sénac)
« Ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine, Genet et Ginsberg… »
Sénac écrit souvent sur un mode qui rappelle le chant d’amour arabe (ou bien berbère… Il aime les Chants berbères de Kabylie de Marguerite Taos Amrouche) ou encore ceux de Louise Labé. Il cite aussi Al Hallâj, poète mystique du IXe siècle, lit Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. En épigraphe au recueil « Désordres », son avant-dernier, il placera ce poème de Aboûl’-Hasan Soumnoûn (Xe siècle) : « Il y a en moi un tel désir de toi que si la pierre pouvait en supporter un pareil elle serait fendue comme par un feu violent » À vingt ans, installé à Bab-El-Oued à Alger, il se voit en Verlaine et fonde le Cercle artistique et littéraire Lélian. Il publie des poèmes et des chroniques, entre à l’Association des Ecrivains algériens, noue des relations et des amitiés qui compteront (Maisonseul, le peintre Sauveur Galliéro).
Sénac, bon dessinateur, a toujours été sensible aux arts plastiques et a même envisagé une formation aux Beaux-Arts. Dès 1945, visitant une exposition du peintre Pelayo, il parle de « Poépeintrie, synthèse intime des rapports impalpables de la poésie et de la peinture ». Bientôt, il fait le critique d’art pour la presse écrite, il y parle des peintres natifs d’Algérie et prend parti pour l’art abstrait. Il semble bien à ce moment (1947) que Sénac sache déjà qui il sera : un poète douloureux et déterminé (« Les exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l’existence »), un chrétien anarchiste (selon le mot de son ami Roblès), un homme vulnérable, car il faut aussi connaître la fragilité physique de Sénac, sa santé souvent déficiente. En juin 1947, du sanatorium de Rivet où il soigne une pleurésie, il a écrit à Albert Camus, déjà reconnu : L’Étranger est paru en 1942, La Peste au début de 1947. Depuis deux ans, Camus dirige une collection nommée « Espoir », chez Gallimard. La première lettre de Sénac est celle d’un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l’époque, mais les conseils qu’il lui donne en retour de courrier — conseil de vie davantage que d’écriture — sont éminemment fraternels.
Quant à Sénac, se doute-t-il du faisceau de ressemblances entre eux ? L’un et l’autre sont issus de familles pauvres. Ils n’ont pas connu leur père (Lucien, le père de Camus, est une victime de la Bataille de la Marne en 1914) et ont été élevés par une mère d’origine espagnole. La même maladie les a touchés aux poumons. Un égal amour de l’Algérie les réunit (ce qui plus tard les séparera ne sera pas de l’ordre de l’amour pour l’Algérie). Sénac connaît-il le mépris de Camus pour la mentalité coloniale et ses révoltes contre les injustices ? Sait-il l’engagement camusien à Alger-Républicain, organe du Front Populaire, à Combat et ailleurs ? Bien sûr. Une amitié puissante va naître. Lorsque les deux se rencontrent pour la première fois à Sidi Madani, près de Blida en 1948, Camus exprime à Sénac toute sa confiance et en lui faisant découvrir René Char, remarque : « Il y a en vous comme une naïveté (comme Schiller parlait de l’admirable naïveté grecque) qui est irremplaçable. »
« Pour Sénac, Albert Camus est un « professeur d’écriture ». »
L’amitié se matérialisera d’un côté par des soutiens, y compris financiers, des participations à des projets (Camus collabore à Soleil puis à Terrasses, les deux revues que fonde le jeune poète). Pour Sénac, Albert Camus est un « professeur d’écriture » dont il ne cesse de parler, de commenter les œuvres et les articles. A la fin de 1948, Sénac dispose d’un vaste champ d’amitiés ou de connaissances nourrissantes : Louis Guilloux, Brice Parain, Jules Roy, Ponge, Cayrol entre autres, sans compter les écrivains algériens, Dib ou Kateb Yacine et les « algérianistes », Randau ou Brua. et de possibilités d’interventions. Sans avoir encore publié aucun livre, il dispose de nombreuses possibilités d’interventions dans la presse, les revues et bientôt à Radio-Alger où il est engagé comme assistant de production d’une émission littéraire. Maintenant (octobre 1949), il prend contact avec Char qui l’accueille en poète sur la recommandation de Camus et publie deux de ses poèmes dans la revue Empédocle. Sénac est en ville à toute heure. Amical et jouisseur. Avec Galliéro, sa femme et leurs enfants dont il est le parrain farceur. Avec les garçons du Môle, ceux que Camus, dans Noces nomme « les jeunes dieux », petits blancs ou petits arabes du bord de mer, au franc soleil ou aux heures troubles dans la nuit algéroise.
L’été 1950, une bourse lui ouvre la possibilité de découvrir la France. Il sollicite Char pour une visite à l’Isle-sur-la- Sorgue et voudrait que Camus l’accueille à Paris : il a « beaucoup à y apprendre », mais reviendra à Alger dans un an ou deux « pour quelques valeurs encore à sauver, à défendre, dans ce grand chaos qui s’avance ». C’est que Sénac a déjà senti ce qui se prépare : il fréquente les milieux nationalistes algérois, Parti Communiste ou Parti du Peuple algérien, qui maintenant dénoncent ouvertement le système colonial. Bientôt, il note que « tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste » et l’artiste, lui, doit « entrer dans la lutte quoique ce choix lui en coûte ». La parution de L’Homme révolté d’Albert Camus (1951) est l’occasion d’une fameuse enquête que publie le Soleil Noir, l’importante revue de François Di Dio et Charles Autrand dans son premier numéro de février 1952. « Pour ou contre, en dehors même de Camus, dans la Révolte et pour certains dans le refus… », deux questions y sont posées à des écrivains, poètes, philosophes, artistes : a) la condition d’homme révolté se justifie-t-elle ? b) quelle serait, d’après vous, la signification de la révolte face au monde d’aujourd’hui ? À l’enquête, Sénac répond : « … Je crois que la Révolte Absolue est une locution aux alouettes, un concept à l’estomac… », puis après avoir longuement développé ses réponses autour de son compagnonnage avec Camus et Char : « Un homme qui parle est un révolté », pour finir par cet étonnant et lumineux post-scriptum : « P.S. L’air de Paris est aujourd’hui d’une tendresse rare, caressé de soleil et comme d’une transparence végétale. Je pense aux plages d’Algérie, aux enfants pauvres de chez nous, heureux, bronzés, dans la promesse d’un miracle. Aimer tout cela sans contrainte, le respirer n’est-ce pas un visage précis de la révolte ? Choisir le bonheur, quelques valeurs perpétuelles, c’est déjà opter contre les forces les mieux assurées du siècle. »
« Il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique. »
Après deux ans en France, Sénac rentre en Algérie où il va accentuer son activité militante : il se lie d’amitié avec des personnalités majeures du mouvement nationaliste dont Larbi Ben M’hidi qui deviendra l’un des principaux chefs de guerre du FLN. Il lance aussi la revue Terrasses qui ne connaîtra qu’un seul numéro² pour tenter de « dégager l’homme de son désarroi ». Sénac ne peut se passer de son pays. En 1953, 1954, il y est très heureux et terriblement malheureux (se sent « historique », rit de lui-même et maudit Dieu), il y écrit (deux recueils de poèmes qui paraîtront beaucoup plus tard, un journal intime, un essai sur la ville d’Oran) et consolide ses choix politiques, pourtant Paris l’attire. Paris lui semble plus propice à l’épanouissement intellectuel. Peut-être cet épanouissement-là, et qui sait la gloire, le consoleraient de ses angoisses, de ses « désordres » — ses choix sexuels maintenant affirmés —, et de la culpabilité qui vient avec eux. Ses écrits de ce moment, poèmes, carnets intimes portent la trace d’une grande souffrance, d’une solitude absolue dont l’inspiration vient directement de ses virées nocturnes dont il sort épuisé, de ses chasses de la chair qui le laissent en larmes. Il se reconnaît dans ces vers de Saint Jean de la Croix : « Par une nuit obscure / Brûlée d’un amour anxieux. » En ce sens, dans l’exténuation physique et morale, il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique.
« Père de lents couteaux nous insultent sans vous. »Le Christ, la chair et le politique se croisent dans ses vers et sa prose. Simultanéité. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec le recul du temps et au-delà de la si étrange chronologie des publications que l’œuvre de Jean Sénac dit pleinement ces croisements. Poèmes, publié par Camus chez Gallimard en juin 1954, dit une intense exigence spirituelle mais parle aussi de « la tendresse des colts/quand l’enjeu du drame est l’été ». Dans « Les Désordres », écrit autour de 1953 alors que mûrit comme jamais sa pensée politique, le désir est sans issue et le corps est pris « dans l’orbe de la vase » et « je crie Seigneur à rayer les aciers ».
Dans le Journal Alger, il a cette intuition qui donne à l’œuvre entière un éclairage clé : « Mon âme, mon corps, ma peau, mes soucis. Toujours, partout, parler de moi, de moi. Et le poème, le culte encore de moi. Peut-être puis-je échapper à cette maladie par des travaux communs, la revue, mes poèmes politiques… » (1er février 1954, 4h05 du matin). Par cette expression même, les « travaux communs », Sénac se projette, les yeux ouverts, dans son propre avenir. Et cependant, il croit devoir rappeler aussitôt qu’il aime les autres. « Avec les corps que nous avons nous ne pouvons pas vivre sans les copains, dit Van Gogh (après Jésus). J’écris cela pour me justifier, pour qu’un jour les autres le sachent, car je sais qu’on m’accusera, qu’on me calomniera. » Toujours rattrapé par la question de son identité profonde, il sait déjà qu’on mettra en doute sa sincérité. Il a déjà commencé à mettre en garde les Européens d’Algérie, les « dormeurs » contre leur « aveuglement ». Il y a déjà longtemps qu’il a donné parole aux « humiliés » : après avoir vu des policiers pourchasser rue de Chartres des petits mendiants qui dormaient dans la rue, il crie³ : « On a lâché sur eux les nerfs de bœuf du monde…Sommeil sacré sommeil souillé dans son éloge minuit douze coups de matraque le rêve saigne à la gorge »… Sénac écrit en péril. Ses poèmes s’énoncent souvent comme précisément s’écrivent les lignes d’un journal intime, coups de cœur et de tête. Surtout, il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense : il a, au sens le plus actif, tout engagé dans sa poésie : la brûlure et l’harmonie, la rigueur et le friable des sentiments. Et rappelons donc ceci : « poésie », du verbe grec poïen, faire.
« Il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense. »
L’automne 1954, un peu après la parution de Poèmes, Jean Sénac est de nouveau à Paris. Camus l’aide et l’appelle « fils », « mi hijo ». Lorsqu’il montre à des revues les poèmes de « Matinale de mon peuple », Sénac les décrit comme des « documents lyriques au fronton d’une lutte ». Le 1er novembre, le Front de Libération Nationale déclenche la guerre d’Algérie. Sénac ne sait que faire, comment agir, rentrer ou rester ? Rapidement, il se trouve en contact avec la Fédération de France du FLN. Comme ses militants clandestins et d’autres sympathisants d’une Algérie indépendante, Sénac fréquente certains lieux de rendez-vous du Quartier Latin, notamment les cafés Mabillon et Old Navy. Il veut aider : rédige des tracts, s’occupe de faire imprimer le bulletin de la Fédération, assure les liaisons entre le FLN et le MNA, travaille bientôt à la fondation d’une Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens et plus tard sera journaliste pour El Moudjahid, imprimé en France par l’éditeur Subervie.
En dehors de quelques voyages en Espagne et Italie, Jean Sénac demeure en France tout au long de la guerre. En tous cas, il ne rentre pas en Algérie, même s’il en a parfois l’impulsion, « quitte à y laisser la peau », écrit-il dans un carnet. Soit il change d’avis, soit les chefs de l’insurrection algérienne l’en empêchent4. À mesure que le temps passe et que brûle l’Algérie, les relations entre Camus et Sénac se compliquent, les deux en viennent bientôt aux invectives. Tandis qu’à Alger, Camus lance son « Appel à la Trêve Civile » (1956), Sénac répète « la partie est perdue pour les maîtres ». Le différend s’aggravera encore. Sénac dédie un poème à « Albert Camus, qui me traitait d’égorgeur » : « Entre les hommes et vous le sang coule /et vous ne voyez pas. »Lorsque Camus condamne l’intervention soviétique en Hongrie mais ne dit rien sur Suez, Sénac se demande : « Sa solidarité ne serait-elle qu’européenne ? » Tantôt publiquement, tantôt dans ses carnets intimes, tantôt sans doute dans une correspondance encore inédite aujourd’hui, Jean Sénac condamne Camus pour des positions qu’il juge trop humanistes. La rupture est consommée début 1957, mais Sénac ne retirera jamais à son aîné une « profonde et dramatique affection ».
En décembre 1957, devant des étudiants de l’Université de Stockholm où il vient de recevoir le Nobel, Albert Camus a déclaré, rapporte-t-on : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». Sénac lui transmet une lettre de trente pages et note dans un brouillon non daté : « Camus a été mon père. Ayant à choisir entre mon père et la justice, j’ai choisi la justice. » En avril 1958, dans un courrier, Sénac traitera Camus de « Prix Nobel de la Pacification ». Les deux hommes ne se reverront plus5. Dans sa préface à Ébauche du père, Rabah Belamri cite un texte de Sénac d’août 1972, soit un an exactement avant son assassinat. Sénac vit à Alger dans un extrême désarroi : « Cette nuit, dans ma minuscule cave, après avoir franchi les ordures, les rats, les quolibets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bougie, dix ans après l’indépendance, interdit de vie au milieu de mon peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jaunit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne déplacerai pas une virgule… » C’est que toute une vie, ou presque, a dévoilé pour Sénac une certaine équation : si l’Arabe est l’illisible, le mauvais, l’exclu, alors lui, le bâtard, est son frère de sang… « À tel point qu’un jour on se réveilla presque collés, frères siamois… Silence, humiliation, frustration, c’étaient les miens. »
Il y a de cela des années, je trouvais chez un bouquiniste un livre que je garde sous les yeux, bien sûr. Son titre est on ne peut mieux simple : Poèmes. L’éditeur est Gallimard, le directeur de collection se nomme Albert Camus et René Char en a signé la préface. Le recueil porte un envoi manuscrit de Jean Sénac à Jean Négroni, comédien du TNP de Vilar. Comme à son habitude, Sénac a dessiné sous sa signature un soleil échevelé (avec toujours cinq rayons, pas plus !). L’envoi date de septembre 1954, mais Sénac a visiblement retouché son texte huit ans plus tard : il a fait un mauvais accord de participe passé et… rectifié lui même à la main, en février 1962. Curieux hasard, car à quelques semaines près les deux dates marquent l’une le début, l’autre la fin de la guerre d’Algérie. « Celui qui sait, Sa vie devient un bois d’épines. »Nous étions vers 1975 lorsque j’achetais le livre. Il y avait là une musique qui d’évidence ressemblait à celle de Char. Mais, l’histoire était différente : au-delà du recueil Poèmes, je découvrais chez Jean Sénac un enthousiasme politique à la Maïakovski, le culot d’un poète mystérieusement assassiné à Alger qu’il avait refusé de quitter, le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe, un lyrisme aux multiples sources.
« Je découvrais le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe. »
Je n’avais pas encore lu de Sénac ce qui m’irriterait, voire pire, son lyrisme social-réaliste dont il reviendrait plus tard : « Je t’aime. Tu es forte comme un comité de gestion / Comme une coopérative agricole / Comme une brasserie nationalisée / Comme la rose de midi / Comme l’unité du peuple. » Il avait écrit cela au cours de la première visite du Che Guevara à Alger en 1963, dans l’enthousiasme premier degré qu’il mettait en tout, des vers que Kateb Yacine railla le premier, le plus fort. Car « parler de soi est comme une indécence ». Sent-on la complexité des choses et celle de l’homme ? On doit les imaginer un peu plus qu’infinies. « Il faut que je traverse mes nuits et le soleil de fond en comble. » Le Sénac rentré à Alger en novembre 1962 est tout autre que celui qui en est parti huit années plus tôt. L’Algérie est indépendante depuis le 3 juillet. « Poète dans la cité »6, c’est avec enthousiasme qu’il veut participer à la naissance du nouvel État. Sans avoir de papiers algériens (il n’en eut jamais), il jette à la mer ses papiers d’identité français (m’a raconté Jacques Miel, son fils adoptif).
Pourtant, j’ai du mal à croire qu’il ait oublié la scène suivante : le café Bonaparte à Saint- Germain en 1957, Jacques, lui Sénac, plusieurs de leurs amis, et ces paroles de Malek Haddad, devant Kateb Yacine qui se taît : « Tu ne seras jamais accepté demain en Algérie comme poète algérien : tu ne t’appelles pas Mohammed, tu t’appelles Jean !7 ». Et, au sortir du café, Jean en larmes.
« Cette terre est la mienne entre deux fuites fastes Deux charniers, deux désirs, deux songes de béton Mienne avec son soleil cassant comme un verglas Avec son insolent lignage, ses cadavres climatisés Ses tanks et la puanteur du poème À la merci d’un cran d’arrêt »
on exigence est toujours haute et d’une certaine façon il reste en résistance, car, il le dit, l’indépendance de l’Algérie n’est pas la Révolution. De plus, en tant que poète, Sénac se sait prescripteur de droits qui dépassent et de loin les consignes marxistes : ce que Benjamin Fondane, dans L’Écrivain devant la Révolution (1935) exprimait ainsi : « Explorer tous les domaines censés être improductifs, ceux de la pensée, de l’analyse psychologique, de la solitude ». Deux lettres à son ami Jean Pélégri cadrent pour moi la période qui va de l’automne 1962 au printemps 1973. J’en extrais deux passages. Lettre datée de novembre 1962 : « … Perdu dans une ferme de la montagne (chez mon Fils)… il y a notre peuple à sauver, européens et musulmans, et la Révolution. Il va falloir que notre cœur se bronze sans se briser. Et attendre le vrai soleil. Mais ne pas désespérer, Je pense que dans 2 mois, bien des routes pourront s’ouvrir. Avant, puisque les autorités françaises se contentent d’enregistrer les saccages, il faut bien que notre peuple se décide à nettoyer la maison. Je te dis cela parce que nous ne sommes pas encore (nous ne devons pas encore) rentrés. Et qu’il va falloir dans la vigilance, conserver notre force d’AMOUR ... » Lettre datée d’Alger, le 28 mai 1973 : « … Ça va mal, mal et bien. Dents de scie ! Pays de fous où je crève et renais vingt fois par jour, par nuit. Je travaille à des « dérisions et Vertiges » (envoyé un gros manuscrit à Gallimard qui va sans doute le refuser – lettre de Grosjean « peiné » scandalisé !) et à des vides, des « trous », des vrais dans la page. Vers où ? Vers quoi ? (…) le temps, la mort, la Vie, Miracle quotidien aussi, il faut bien l’avouer. Jean, je suis au plus bas, et puis heureux aussi, de plus en plus dépouillé, sûr, perdu. Ecris, sois chic, Jean, j’attends un signe. Cœur et trépas ! Jean. Il fait si noir dans cette cave, mais la mer, la mer… »
« Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs sont interdits, des idées sont réprimées. »
Entre ces deux dates, plusieurs éléments vont changer la vie et l’inspiration de Jean Sénac. En 1962, le FLN, jusque là front de résistance, est un parti. Un recueil militant de Sénac, Aux Héros Purs, a été imprimé et distribué aux députés de l’Assemblée Nationale Constituante par Amar Ouzegane, un des amis du poète. Le livre est signé Yahia El Ouahrani, Jean L’Oranais. Lui siège à la Commission Culturelle du FLN, participe concrètement à mille et une activités, littéraires ou artistiques, tout en s’insurgeant contre tout dogmatisme, ce qui va, peu à peu, lui porter tort. En avril 1965, survient la mort de Jeanne Comma. Rentrée d’Algérie contre l’avis de son fils, l’année précédente, elle s’est installée à Toulouse chez Laurette, sa fille, avec qui Jean n’a plus de relations depuis longtemps. Sénac n’a‑t-il pas toujours proclamé : « Ma mère, je suis sa fierté, sa légende, elle m’a gardé ! » ? Mais, malgré les suppliques de Jeanne pour que Jean vienne la rejoindre, il n’a pas bougé et n’assistera pas aux obsèques.
Le nouveau pouvoir arrivé par un coup d’État (« redressement révolutionnaire » de Houari Boumediene succédant à Ben Bella, en juin 1965) veut parfaire les instruments de la souveraineté algérienne. L’Algérie des années 1970 connaîtra trois révolutions : l’agraire, l’industrielle et la culturelle. Ce dernier domaine est confié de préférence à des élites formées en langue arabe (le mot d’ordre est : toujours moins de France) aux missions progressiste et nationaliste avec deux valeurs uniques : l’islam et l’arabité. Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs (algériens et étrangers) sont interdits, des idées sont réprimées, tandis que des photocopies et des publications clandestines circulent sous le manteau. Sénac ne peut pas ne pas s’en prendre au conformisme des fonctionnaires de la politique. Avec le temps, il semble qu’il établisse une séparation de plus en plus nette entre ses activités politiques et d’animation et l’écriture. Commence une succession de déceptions, de démissions, de lâchages. « Quelle Algérie mythique avait-il construit en son cœur ? » demande, sans condescendance, Jamel-Eddine Bencheikh.
Il reste pourtant beaucoup. Par exemple cette exaltation pour les jeunes poètes arabo-berbères, les visites qu’il leur rend partout en Algérie et la ferveur qu’il reçoit d’eux. Politiquement, culturellement, c’est sans doute un islam à l’andalouse qu’il projette, voire une Algérie laïque. En novembre 1970, en ouverture de son Anthologie de la Nouvelle Poésie Algérienne qui réunit des œuvres de Rachid Bey, Sebti, Nacer-Khodja, Djamal Kharchi et d’autres, Sénac s’exclame : « … Parce que ces chants existent, je sais que tout le soleil est possible. Que viendra éclairer un visage de femme. Puisse ce livre hâter la venue de la poétesse algérienne de demain. Et de tout un peuple lecteur. » … Tandis que tonne l’excellent Kateb Yacine « Qu’est-ce que tu fous dans ce pays ? » Au moins le lui dit-il, au moins lui pose-t-il la question de face. Jean Sénac, qui s’intitule maintenant « poète algérien de graphie française » n’est plus invité ni ici (Premier Colloque Culturel National, 1968) ni là (Premier Festival Panafricain, 1969). Alors, ses activités commencent à se réduire. L’action politique n’a de sens que si elle transforme le réel en merveilleux rappelle Rabah Belamri.
« Je rêve d’assembler, comme dans la vie, poésie, érotisme et politique, sordide et pureté, vice et vertu, grandeur et mesquinerie ? Surtout ne pas oublier les poubelles. Elles sont précieuses. Nos frontières. » Dans Alger, aujourd’hui, je me rappelle la rue Michelet, le Parc de Galland, j’avais oublié le Sacré Cœur. Après un petit tournant, la rue Élisée Reclus devenue Omar Amimour – mais qui se rappelle l’un ou l’autre ? — croise Didouche Mourad (ex Michelet). C’est ici, au numéro 2, que Jean Sénac s’installa, l’été 1968, tout près de l’escalier, au fond de cette rue courte, des plus banales dans laquelle je lis seulement : « Fédération Algérienne des Échecs ».
« Jean Sénac vit dans un dénuement presque total. »
« Je me sais condamné par le rire des foules à des heures sans pain. » Toujours, n’importe où et en Algérie, quelqu’un dit : « Sénac ? Il est mort… bêtement ! »... Souvent, il s’agit là d’un exorcisme verbal grâce auquel : le rideau peut (doit) être tiré. Pour mieux dire encore : le rideau est l’assertion même. Le sous-texte de la phrase me paraît également receler un « il n’aurait pas dû …» Il faut s’y arrêter : pas dû quoi… ? Arborer cette barbe, « son maquis » ? Signer un recueil du pseudonyme Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais), comme pour imiter les authentiques chefs de guerre algériens ? Prendre des responsabilités au Ministère algérien de l’Éducation, dans la presse, à la radio, lui le gaouri (le terme désigne un infidèle et plus généralement, dans un sens péjoratif, un étranger.) devenu travailleur intellectuel auprès du nouvel État algérien dont il connaît beaucoup d’officiels et aussi bien le chef (Houari Boumediene), comme auparavant il avait travaillé sous Ben Bella ? Personnalité connue, notamment de la jeunesse étudiante, revendiquer sans honte le droit à un érotisme minoritaire et débridé ? Fréquenter sans prudence des marginaux, des voyous, peut-être même des traîtres ? Évoquer des déceptions, des impatiences ? Affirmer sa fidélité aux éblouissements, mais rager contre les déviations, les compromissions de tel ou tel ? Analyser longuement et sans ménagement la situation politico-culturelle de l’Algérie dans un article (« L’Algérie, d’une libération à l’autre ») que Le Monde Diplomatique publie en août 1973 ? Rue Élisée-Reclus, Sénac habite deux pièces en sous-sol : il ne pouvait plus payer les arriérés de loyer du morceau de la villa qu’il occupait au-dessus de la petite plage de La Pointe Pescade, à trente kilomètres d’Alger. Têtu et provoquant, il se montre « surréaliste dans la rue » (H. Tangour).
« Pour mieux vivre, j’invente une présence folle ».Jean Sénac vit dans un dénuement presque total et date ses courriers d’Alger-Reclus. Il appelle son logement sa « cave-vigie ». Il poursuit ses chasses nocturnes qui le laissent seul et saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu’à plusieurs reprises il est agressé. Depuis 1971, Sénac a dit à ses proches : « Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c’est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Garcia Lorca. »
« L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer En moi votre propre liberté, de nier La fête qui vous obsède »
Le 30 août 1973, dans les petites heures de la matinée, Jean Sénac est assassiné dans sa « cave-vigie ». Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. Les rapports de police sont imprécis, ambigus. On ne saura jamais si le crime a eu lieu sur place ou si le corps a été déplacé. Parmi les journaux, seul El Moudjahid annonce la nouvelle le 5 septembre puis quelques jours après l’arrestation d’un jeune délinquant, Mohammed Briedj. Plusieurs amis de Sénac rencontrent le jeune homme, « ils eurent tous la conviction qu’il avait lui aussi été une victime » (J.P. Péroncel-Hugoz). D’un coup monté s’entend. Briedj fut rapidement libéré et le dossier classé.
Deux ans plus tard, en 1975, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini mourra assassiné dans d’atroces circonstances dans la banlieue de Rome. Dans ce cas-là aussi, il y eut un assassin « nommé » (Pino Pelosi). Michel del Castillo n’est pas le premier à avoir rapproché les deux meurtres. Cependant, il va le plus loin (dans Algérie, l’extase et le sang, 2002) tant dans ce qui rapproche que dans ce qui différencie les deux hommes et leur mort. Une sexualité parente, les risques du désir noir comme inspiration (« tous deux écrivent avec leur peau, avec leurs viscères »), la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la salissure, de la violence et ainsi de l’expiation.. Gaouri, youpin, raton ! Au fond de sa cave, Sénac entend ces injures et il a plus qu’un autre la mesure de leur violence, de chacune de leur violence. À l’aune du Politique, de l’Identité, du Corps et du Langage. C’est précisément dans ces deux derniers champs, comme répondant aux deux premiers, que se produit, que se manifeste le dernier Sénac.
« Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. »
Plus que tout c’est la foi dans le langage qui anime Jean Sénac. Quand il ne reste rien, il reste cela qui peut au moins sauver, par l’humour, quelque minime créature : « Au moment d’être écrasée, Sauvée par la poésie : Araignée du soir, espoir ! »Et c’est ainsi que, toute Révolution lézardée, Sénac se sauve. Dans le plus profond des engagements. Il faut entendre ce verbe « se sauver » dans tous les sens, simples ou fous. Donc, oui, il y a un affolement, il y a une « présence folle », et il y a une métamorphose par laquelle le poète Sénac va tenter l’impossible : sauver l’homme Sénac. Je doute que ce fut conscient. Je parle seulement d’une exigence vitale. Dans une toute nouvelle stylistique, la transparence se fait moindre, la densité plus vive comme l’acuité des mots. « J’approche du corps, j’écris. » Il y a de l’ombre maintenant et pas seulement de la nuit ou du soleil. En route, dans le corps même, Sénac a trouvé la métaphore de la lyre formée par les hanches, l’os iliaque. Comme si la seule illusion habitable était l’étreinte ou le poème. Le voilà qui déboîte les mots, frappe les sonorités, renouvelle son lexique.
Sénac au jour, espiègle et dénudé, dressé contre les impostures (les siennes comprises, assurément), les morales tièdes, le mensonge qui tue. Sénac à la nuit, amant du mystère et désirant dévasté, double douloureux de lui-même. « Fous rires, folles larmes. Et, du jasmin pour le regard. / Mais… cause perdue, Dérisions et Vertige. À la fin, il y a le vide, le trou, la mort qui l’obsède au point qu’il la voit partout, en parle tout le temps. / J’écris c’est ma seule victoire / Sur le pus dont mon or est fait. » Prennent alors complète figure les deux vers de Lorca (« Il avait la langue en savon / Il lava ses paroles et se tût ») que Sénac choisit de citer, seuls, sans traduction, en dernière page de Poèmes, son premier recueil :
« Tenia la lengua de jabon Lavo sus palabras y se callo »
NOTES
1. La similitude avec l’histoire de Charles Baudelaire n’avait pas échappé à Sénac. 2. Le texte éditorial de Sénac est ambitieux : « Confrontant la pensée méditerranéenne et la pensée du désert, le message oriental et le message romain, les structures européennes et les structures islamiques, l’Algérie se définit progressivement comme un des creusets les plus généreux de la littérature actuelle. » Dans l’éblouissant sommaire de la revue, on retrouve Camus, Ponge, Mohammed Dib, Mouloud Ferraoun, Jean Grenier, Sauveur Galliéro, Albert Cossery, Jean Daniel etc. 3. Dans Matinale de mon peuple (paru en 1961). « Matinale » est un néologisme par lequel Sénac veut saluer la naissance prochaine de la nation algérienne. 4. Hamid Nacer Khodja a souligné que les activités militantes de Jean Sénac à cette époque restent mal connues. D’une part, pour des raisons évidentes de clandestinité, d’autre part à cause de la discrétion du poète lui-même, enfin parce que « quelques Algériens ont tendance aujourd’hui à réduire, sinon à ignorer, son rôle ». Krim Belkacem lui transmet un message à Paris, fin 1954 : « Cher Jean, nous n’avons pas besoin de vous dans nos montagnes, mais nous aurons besoin de vous dans le Verbe ». 5. Mais gare aux contre-sens ou pire ! Certains en sont encore à régler des comptes sur le dos de l’un et de l’autre. Qu’on sache donc cet aveu du « hijo » rebelle : « Chaque fois que je dirai un mot contre vous, c’est un coup de couteau que je me donnerai » et puis ceci que Sénac écrivit en 1970 en prélude aux « Désordres » : « Camus aima ces poèmes. Ils lui furent dédiés. Gallimard les refusa. Ils ont dormi dans une valise. Après quinze ans (la guerre, les ruptures, Jacques Orphée des Halles, l’indépendance, tu es belle comme un comité de gestion, le corpoème, Char intact, le Vietnam, la Palestine, Mai 68, Alger fidèle comme un chancre) entre dérisions et Vertige, l’amitié un instant démise reprend. À Albert Camus J.S. » 6. C’est le titre de l’émission hebdomadaire qu’il animera à la radio algérienne et qui deviendra « Poésie sur tous les fronts ». Sa voix est chaude, enjouée, charmeuse. Il s’y montre pédagogue convaincant. Le programme a beaucoup de succès… Il est arrêté sur injonction occulte en janvier 1972. 7. Le même Haddad fera encore mieux et bien plus normatif dans l’Algérie indépendante, quelques années plus tard : « Tu n’es pas algérien parce que tu n’es pas arabe », une phrase qui laisse à méditer, aujourd’hui encore, et bien au-delà du cas de Jean Sénac, évidemment.
L’écrivain Mouloud Féraoun était un être hybride, une élite indigène de l’Algérie coloniale qui portait ses contradictions comme une richesse en même temps qu’une blessure. Il n’est pas du tout certain que s’il avait survécu à la guerre, il aurait été bien accueilli par le régime de l’Algérie indépendante, qui a choisi une idéologie d’exclusion depuis 1962, appuyée sur un récit national qui refuse toute idée de complexité. Nous avons même de bonnes raisons de penser qu’un Mouloud Féraoun sous le régime du FLN de l’Algérie indépendante,aurait été isolé et injustement discrédité aux yeux de l’opinion publique algérienne comme tant d’autres élites qui ont connu la fin de la colonisation et qui étaient, de par ce qu’elles représentaient profondément,dangereuses pour l’idéologie choisie par le FLN à l’indépendance.
Le 15 mars 1962 était assassiné Mouloud Féraoun, écrivain « indigène musulman d’Algérie », selon la terminologie de l’époque, né en Kabylie le8 mars 1913, dans le village de Tizi Hibel (commune d’Aït Mahmoud aujourd’hui, daïra de Béni-Douala et willaya de Tizi-Ouzou) où il repose désormais pour l’éternité, et quelques jours seulement avant l’annonce du cessez-le-feu et de la fin de la guerre d’Algérie.
Cette tragique disparition et le contexte où elle a eu lieu, disent que Féraoun fut un homme, un écrivain, un intellectuel, un instituteur, un éducateur, un humaniste, profondément plongé dans ses racines mais ouvert à l’autre, portant au fond de lui-même toutes les facettes d’un parcours de vie exemplaire, construit par une succession d’étapes déterminantes, dans une Algérie soumise à une implacable domination coloniale.
Féraoun portait à la fois la blessure des dominés, en tant qu’« indigène musulman », mais aussi une foi en la fraternité (une des devises de la République française) qui était pour lui possible, avec des européens d’Algérie notamment, qui n’acceptaient pas l’oppression coloniale et qui œuvraient à un bien général auquel il croyait profondément.
Car Féraoun n’est pas mort seul.Ils étaient en tout six : Marcel BASSET, Robert EYMARD, Mouloud FERAOUN, Ali HAMMOUTENE, Max MARCHAND et Salah OULD AOUDIA. Tous inspecteurs de l’éducation nationale, réunis le 15 mars 1962, trois jours avant la signature des accords d’Evian, à Château-Royal dans le quartier d’El Biar, à Alger.
Ils dirigeaient des centres sociaux lancés en 1955 par l’ethnologue et résistante Germaine Tillion (qui alla jusqu’à négocier avec le FLN et Yacef Saàdi en 1957 à Alger pour arrêter l’effusion de sang pendant la bataille d’Alger) ; centres sociaux où l’on crut jusqu’au bout à l’alphabétisation et à la formation professionnelle des jeunes et des adultes pour apprendre, enfin, à « vivre ensemble un peu moins mal » comme l’écrivait elle-même Germaine Tillion.
Un commando Delta de tueurs de l’OAS, dirigé par l’ex-lieutenant Degueldre (déserteur avant le putsch du 21 avril 1961) les déchiqueta à l’arme automatique, ce jour-là, dos au mur, « pour qu’un dernier espoir s’éteigne » selon les mots de l’historien Jean-Pierre Rioux.
Au cours de la nuit qui suivit cet assassinat, Germaine Tillion, écrit, dans un texte intitulé « La bêtise qui froidement assassine », paru dans Le Monde du 18 mars 1962 :
« Mouloud Feraoun était un écrivain […], un homme fier et modeste à la fois, mais quand je pense à lui, le premier mot qui me vient aux lèvres c’est le mot : bonté…C’était un vieil ami qui ne passait jamais à Paris sans venir me voir. J’aimais sa conversation passionnante, pleine d’humour, d’images, toujours au plus près du réel – mais à l’intérieur de chaque événement décrit il y avait toujours comme une petite lampe qui brillait tout doucement : son amour de la vie, des êtres, son refus de croire à la totale méchanceté des hommes et du destin. Certes, il souffrait plus que quiconque de cette guerre fratricide, certes, il était inquiet pour ses six enfants – mais, dans les jours les plus noirs, il continuait à espérer que le bon sens serait finalement plus fort que la bêtise. »
Max Marchand, était un oranais d’adoption et docteur ès lettres ; Marcel Basset,venait du Pas-de-Calais ; Robert Eymard, était originaire de la Drôme ; Salah Ould Aoudia était un catholique pratiquant Ali Hammoutène un musulman. Ils étaient animés par une passion commune : sauver l’enfance algérienne – car c’était leur objectif, celui des Centres Sociaux : permettre à un pays dans son ensemble, et grâce à sa jeunesse, de rattraper les retards techniques appelés « sous-développement ». Dans un langage plus simple cela veut dire : vivre.
Ces hommes représentaient tout ce qu’exécraient les terroristes de l’OAS, qui défendaient, contre toute logique, contre toute humanité et en totale contradiction avec les valeurs de la République héritées de la révolution de 1789, une Algérie française où s’installa durablement l’injustice, la violence et le crime, au nom d’un système colonial iniquequi dominait, exploitait réduisait à la misère la minorité indigène, notamment musulmane.
Fouroulou ou les origines
Mouloud Féraoun , c’est aussi et avant tout Menrad Fouroulou (qui est son anagramme), « le fils du pauvre » du roman d’inspiration autobiographique publié à compte d’auteur (Cahiers du nouvel humanisme, Le Puy sous le titre exact : Le Fils du pauvre. Menrad, institueur kabyle) en 1950 et qui reçut le Grand prix de la ville d’Alger. Il y raconte son enfance et sa Kabylie natale. De son point de vue, il s’agit de la réparation d’un injustice, celle d’une Kabylie qui n’était jamais jusque-là racontée de l’intérieur, mais décrite de l’extérieur, soumise au point de vue colonial.
Même les importants articles publiés en 1939 par Camusdans « Alger Républicain », (articles éminemment importants dans un journal de gauche qui a intégré des journalistes « indigènes »), qui dénonçaient la misère de la Kabylie,ne l’ont pas totalement satisfait. Ils auraient même déclenché chez lui le désir de parler, à travers ce premier roman, au nom de cette Kabylie d’où il est originaire, réduite au silence par la colonisation.
C’est lui le premier écrivain de la génération des années 1950, avant Mouloud Mammeri et Mohamed Dib qui publièrent chacun un premier roman en 1952. C’est lui qui dira le premier, en langue française,la société indigène dont il est issu. C’est lui qui rendra la parole, en français, aux siens,à son peuple. C’est Mouloud Féraoun qui est à l’origine de cette révolution symbolique de l’appropriation de la parole dans la logique de ce que dira plus tard Kateb Yacine : « J’écris en français pour dire aux français que je ne suis pas français ».
Une parole confisquée au moins depuis 1830. Une révolution intellectuelle, culturelle et littéraire, qui précédera de quatre années celle qui se fera inexorablement par les armes.
Féraoun l’instituteur indigène (nommé d’abord dans son village natal en 1935) avec un statut de colonisé dont les limites et les contours sont délimités, formé par une école de Jules Ferry qui s’est adaptée au système colonial, qui discrimine jusqu’en 1949 les indigènes musulmans comme lui ; Mouloud Féraoun ose raconter son village, sa famille, son enfance, sa réussite scolaire, en langue française. Il raconte ses parents,les femmes du village, la nécessité de la réussite scolaire et aussi la misère.
Tout cela dans un langage très simple, avec le doute de celui qui ne sait pas si ce qu’il écrit sera publié. Mais il ose et il le fait. Peu importe si c’est encore une forme de « littérature ethnographique » dont il se séparera progressivement.Il publie à compte d’auteur en 1950 et rencontre le succès et la reconnaissance ; puisaux éditions du Seuil en 1954, grâce notamment à son ami, son frère, Emmanuel Roblès, auquel il n’avait pas osé montrer son manuscrit avant cette première publication.
Ce premier roman, qui n’est encore une fois qu’une première étape de l’œuvre de Féraoun, est un tournant majeur. Une audace intellectuelle et une cohérence qui le suivra jusqu’à la fin. Féraoun est le pionnier d’une littérature « indigène », en réalité « algérienne » de langue française, puisqu’elle préfigure, encore une fois, une libération inéluctable désormais des colonisés d’Algérie. Une littérature nouvelle pour cette époque, la littérature algérienne d’expression française,riche, connue et reconnue aujourd’hui,traduite largement à travers le monde.
Féraoun publiera plus tard « La terre et le sang » (Seuil, 1953) qui reçoit le Prix populiste ; « Jours de Kabylie » en 1954 aux éditions du Braconnier à Alger et « Les chemins sui montent » (Seuil, 1957), son « chef d’œuvre » selon Emmanuel Roblès qui pointe « l’exotisme » quelque peu exacerbé des premiers romans.
C’est en 1957, après avoir dirigé dès 1952 une école élémentaire à Fort-National (aujourd’hui Larbaâ Nath Irathen), qu’il est muté à Alger pour diriger l’école du Nador et c’est ainsi qu’il rejoindra un peu plus tard les centres sociaux. Il est un « ami critique » de Camus auquel il reprochera dans une lettre en 1951, l’absence de personnages « indigènes » dans « La Peste » : «[…] j’ai lu la Peste et j’ai eu l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres ; J’avais regretté que parmi tous ces personnages il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à vos yeux qu’une banale préfecture française. » tout en affirmant, après sa mort,qu’il est, pour les « indigènes » musulmans , une « gloire algérienne ».
Le journal (1955-1962) qui a paru à titre posthume à l’automne 1962 et aux éditions du Seuil, est une œuvre majeure, une œuvre de maturité aussi, qui met au goût du jour la pensée profonde de Mouloud Féraoun. Ecrit sur des cahiers d’écoliers afin de mieux les dissimuler à l’armée française alors que la guerre faisait rage, ils révèlent une personnalité, un intellectuel, beaucoup moins consensuel que sa courtoisie et son amabilité naturelle pouvaient faire transparaître.
La tentation de l’enfermement et de la récupération
Mouloud Féraoun, c’est une complexité affirmée qui ne saurait doncêtre enfermée dans une seule dimension ; c’est une vie et une œuvre qui ne peuvent s’intégrer dans des récits préfabriqués,linéaires et uniformes, qui véhiculent des idéologies néfastes, dangereuses.
Ainsi, l’accueil enthousiaste de son premier roman par la presse algéroise en 1950, est à coup sûr empreint consciemment ou inconsciemment d’une tentative de récupération des défenseurs du système colonial, alors que le nationalisme algérien prenait une ampleur certaine et irréversible. Une manière de trouver d’impossibles arguments à l’idée d’une œuvre coloniale « civilisatrice » , puisque voilà un écrivain indigène qui doit tout à l’école française en Algérie et qui se serait donc affirmé comme écrivain et épanoui grâce à elle.
Ce fut à nouveau le cas pour la « Colline oubliée » de Mouloud Mammeri (1952) qui fit naître à sa publication une polémique interne aux courants nationalistes algériens, mais qui fut salué notamment par les critiques colonialistes. Féraoun montrera plus tard, notamment dans son journal, qui sera publié à titre posthume, un aboutissement d’une pensée profonde qui exprime sans ambiguïté son opposition ferme au système colonial et un soutien affirmé à une Algérie libérée de la colonisation et plurielle.
Quant à l’Algérie indépendante, elle fit d’une lecture largement tronquée de son œuvre, un « classique » étudié dans les écoles, si bien que je fais partie d’une génération qui a lu des extraits du « fils du pauvre » dans les manuels scolaires du niveau collège, mais ce fut en réalité seulement ce qui, dans ce texte, pouvait être récupéré pour le récit national uniforme et exclusif alors en construction.
Les tenants de l’idéologie dominante dont la nocivité n’est plus à démontrer, et qui sévit encore aujourd’hui, les promoteurs d’un roman national sans relief et sans aucune considération de complexité, roman dont la source est ce qui est appelé à juste titre « la révolution algérienne », ont fait mine d’oublier le scepticisme de Mouloud Féraoun qui s’exprime clairement dans son journal, face à certaines méthodes du FLN,malgré des convictions claireset des contacts qu’il aura au plus haut niveau de l’organisation comme l’écrit son biographe José Lenzini.
Les textes de MouloudFéraoun qui circulaient dans l’Algérie indépendante étaient manipulés et les passages gênants tout simplement supprimés comme le montre Christiane Chaulet-Achour.
Quelle place donc à la nuance, à la pluralité (y compris, notamment des identités) au milieu d’un champ de ruines, d’une guerre, à partir de 1954 ? Une guerre atroce qui radicalisa les positions à l’extrême et qui somma les uns et les autres de se déterminer sine die ? Quelle place à l’expression d’une pensée humaniste, libre, profonde qui se bat pour refuser les amalgames et les raccourcis pour se déployer pleine et entière ?
Oui Féraoun peut s’être trompé dans son aversion profonde pour la violence au milieu de ce tournant de l’histoire, le débat peut et doit sans doute rester ouvert ; mais ceci ne saurait remettre en cause l’intégrité intellectuelle, la cohérence et l’honnêteté de sa pensée. Une pensée, une œuvre, faut-il le répéter, généralement inconnues de la jeunesse algérienne en 2021.
Des multiples facettescourageusement assumées
Marqué par la colonisation jusqu’à son nom de famille, comme beaucoup d’Algériens, qui est en réalité Naït Chaabane et qui devint Féraoun en raison d’une imposition par les officiers des affaires indigènes chargés de donner un état civil aux populations kabyles après la guerre de Mokrani et de Cheikh Aheddad en 1871, Mouloud Féraoun est pour autant un « privilégié » dans un contexte impitoyable pour les siens, essentiellement réduits à la misère et à l’aliénation (« il y avait parmi nous des privilégiés, ou des instituteurs, par exemple. Ils étaient satisfaits, respectés et enviés » écrira-t-il à Camus). C’est tout le paradoxe des élites qui ont émergé malgré tout, sous ce système terrible de domination, et qui ont, in fine, fini par avoir raison de lui.
Un système colonialembourbé lui-même dans des contradictions, qui leur a permis ainsi une certaine ascension sociale, afin (globalement) de servir ses propres intérêts, dont la promotion du mythe de l’assimilation et de l’apport civilisationnel, même si comme tout système de domination, ilne va pas dans le sens de l’histoire, si l’on en croit les mots de l’historien Jules Michelet au milieu du dix-neuvième siècle.
Mouloud Féraoun le kabyle est nourri à l’école française, qui transmettait à son corps défendant dans ce contexte particulier, les valeurs de laïcité et de liberté. Féraoun, conscient de l’essentialisation dont il est l’objet, même en tant qu’instituteur et écrivainreconnu (car il la vivait au quotidien), a gravi des marches permises alors à un jeune issu de son milieu ; il est dans le même temps conscient de devoir a priori cette ascension à ce même système injuste, ou plus exactement aux interstices qui s’y sont dessinées,et qui sévit depuis si longtemps en Algérie.
Mouloud Féraoun est Kabyle de langue et de culture, mais « indigène musulman », assigné à être « arabe » comme tous les « indigènes musulmans »(ce qu’il refuse d’emblée), instituteur, transmetteur de la langue et de la culture françaises, écrivain et intellectuel francophone qui puise dans le large registre de la culture française. L’acculturation dont il fut menacé est à la fois un danger et une chance. Elle lui a permis, à travers une succession d’étapes cruciales, de construire une pensée vigilante, humaniste et juste.
C’est un Féraoun libre qui en ressort in fine, rusant avec le pouvoir colonial si nécessaire et notamment avec les militaires, abhorrant la violence, ce qui le mit à distance de certaines méthodes du FLN et qui pose la question de nécessité et donc de la légitimité de ces dernières, mais portant progressivement en lui une opposition viscérale à la colonisation et un soutien total à une indépendance qui permettrait de construire une Algérie libre et plurielle.
La fausse image d’un « indigène musulman » acculturé
Il faut peser là encore nos mots, on ne peut affirmer qu’il y eut un engagement nationaliste chez Féraoun, car, au même titre que Camus en ce sens, il aurait sans doute préféré la possibilité d’une fraternité que l’essence même du système colonial ne permettait absolument pas, ce dont il n’avait probablement pas la conviction. Pour autant, on ne saurait qualifier la littérature de Féraoun de littérature de « complaisance », car son écriture a évolué à coup sûr pour trouver son aboutissement dans les « Chemins qui montent » et dans « Le journal », et il n’y a plus aucun doute sur son opposition avec force à un système colonial, qu’il a su séparer des valeurs universelles de la France.
Il ne saurait donc de ce point de vue pas adosser le rôle de « bonne conscience du système colonial », même s’il fut, pendant la guerre d’Algérie et au regard de sa notoriété, courtisé, entre autres, par les militaires qui l’invitaient à leurs réceptions officielles, alors que son parti pris pour l’indépendance de l’Algérie n’était pas connu, puisque son journal sera publié à titre posthume.
L’image construite de Féraoun, écrit l’historienne Sylvie Thénault, au moment de son décès, est la fausse image de « l’Algérien acculturé, image rassurante de l’instituteur kabyle formé à l’école française, écrivain de langue française[…] »
Enfin, celui qui se sentait à la fois proche de Camus et surtout de Roblès, n’a pas oublié ses origines berbères, lui qui avait sans doute les traits de l’ « Arabe » de « L’Etranger », consacra un livre en 1960 aux éditions de minuit, au grand poète berbère du dix-neuvième siècle Si Mohand Ou Mhand. De plus, celui qui fut un instituteur imprégné de la laïcité transmise par l’école de la République, fut considéré toutefois comme « indigène musulman », lui qui fut logé par la mission (protestante) Rolland après l’obtention d’une bourse d’études pour le collège de Tizi-Ouzou (devenue mission Lembert dans « Le fils du pauvre »).
Originaire de Kabylie et attaché aux siens, ancien élève de l’école normale de Bouzaréah, instituteur, écrivain, intellectuel engagé et humaniste, mais aussi aux yeux du colonisateur « indigène musulman » ou « arabe », nourri aux valeurs de l’école de la République et à la langue française,ayant réussi à avoir malgré tout le droit de la transmettre et de la porter comme tous les instituteurs indigènes, la vie et l’œuvre de Féraoun allèrent dans le sens du « dépassement » de ces contradictions, selon lesmots de Senghor, afin de toucher avec une rare honnêteté intellectuelle, l’universalitéde la vérité, de la justice et de l’humanisme.
08 AVRIL 2021
HAFID ADNANI
Hafid Adnani est né en Algérie. Journaliste et cadre supérieur de l’éducation nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France.
Conférence de Christiane Chaulet Achour (en ligne)
"Algérie/France, mémoires réconciliées? Du "Rapport Stora" à l'éclairage de la littérature "
16 avril 2021 – 18h
Dans une conférence récente, l’historien avance la question fondamentale pour lui : « comment sortir du colonialisme ? » Si l’on considère les événements historiques, la sortie du colonialisme s’est faite par l’indépendance de l’Algérie. Toutefois, on comprend bien que la question posée désigne le colonialisme comme trace active dans les sociétés algérienne et française, de 1962 à nos jours.
Pour ma part, la question que je poserais serait celle-ci : « peut-on sortir de… quand on n’est pas rentré dans… ? ». Non pas au sens d’un retour dans le colonialisme mais comme effort de mémoire et pour savoir de ce qui s’est réellement passé durant près d’un siècle et demi en Algérie sous contrôle français et à son aboutissement tragique, la guerre d’indépendance, guerre de résistance au colonialisme français. Après un rappel de quelques points forts du débat qu’a déclenché ce rapport, en particulier chez les intellectuels algériens – étant entendu que ce rapport s’adressait à la présidence de la République française et non aux Algériens –, je voudrais esquisser une voie possible et souvent négligée d’un savoir à élaborer, celle de la littérature, dans les deux pays concernés. Je tiendrai compte, dans le choix d’un corpus restreint mais indicatif, non d’une binarité mais d’une multiplicité de positionnements. Les historiens, de part et d’autre de la Méditerranée, ont largement entamé ce travail de connaissance ; aux littéraires, en première ligne de la transmission dans le système scolaire et universitaire, de faire passer leurs recherches du domaine confidentiel des centres de recherche universitaires à une diffusion dans les programmes. Alors, peut-être, dans quelques décennies, les générations, nées après le colonialisme comme système politique, pourront être libérées parce qu’informées du colonialisme comme trace de domination et de rejet de l’Autre. En mettant en écho ces œuvres, on peut entrer dans la parole de l’autre pour mieux réaliser, à l’échelle humaine, la complexité de la guerre après ces années de régime colonial, et les traces vivaces que la littérature fait resurgir. Comme le déclarait (fin janvier 2021) Sylvie Thénault : « l’histoire peut rassembler à condition d’être dite et connue dans sa totalité, dans toute sa complexité, et d’être partagée ». Et c’est à l’éclairage des travaux d’historiens que peut se lire en profondeur les œuvres littéraires.
Je suis revenu dans mon pays natal. Le pays où je suis né et mes ancêtres aussi. Mon pays, où le soleil brille en plein hiver. J’ai rêvé d’un voyage, Mais mon pays est le plus beau de mes rêves. Dans mon pays, j’oublie ma souffrance Et ma solitude. C’est dans mon pays l’Algérie, où je suis bien aimé. Les beaux matins inoubliables, de mon jardin, Qui se trouve dans mon pays. Fidele, je suis resté à toi Algérie. Berceau de mon enfance, berceau de mes enfants. Algérie ,sois fière de tes enfants à jamais. Inoubliables sont les jolies filles de mon pays. L’amour existe dans leurs cœurs et l’honneur Est né avec les filles de mon pays. Mon chagrin est né loin de toi ,Algérie. Aujourd’hui je remercie Dieu, Du bonheur d’être dans mon pays. Algérie mon amour, tu es toujours dans mon cœur, Quelque soit le malheur. Celui qui t’aime Algérie :terre bien aimée Oh ! Aura éternel bonheur. J’aime les filles de mon pays, Car elles sont les plus jolies sur terre. Mon amour est pour toi Algérie, pour ma famille, qui t’ento Je suis né dans la maison du bonheur, Je n’oublierai jamais mon foyer d’amour Qui valorise le sens de l’amour Algérie mon amour, tu es toujours dans mon cœur, quelque soi Algérie mon amour, source de bonheur, Tu existes dans nos cœurs Et je t’aimerai pour toujours.
Née en Algérie en 1965, Souad Labbize est poète, romancière et traductrice. Elle a vécu en Algérie, en Allemagne et en Tunisie avant de s’établir en France. Elle est l’autrice d’un premier roman J’aurais voulu être un escargot, de plusieurs recueils de poèmes, de l’anthologie La Valeur décimale du bonheur, et d’un récit : Enjamber la flaque où se reflète l’enfer. Engagée dans la défense de l’égalité entres hommes et femmes, elle écrit au nom de toutes celles qui quêtent et affirment, à tout prix, leur indépendance. Les poèmes ci-dessous sont extraits du recueil Je franchis les barbelés (éditions Bruno Doucey, 2019).
«Mon pays est une prison où le quartier des femmes est délimité par de hauts murs et gardés par des pères et frères jaloux. La porte y est ouverte, mais si tu tentes l’aventure hors de ces murs, hyènes et charognards se battront pour une parcelle de ta peau»
J’aurais voulu être un escargot est un roman poétique et politique de Souad Labbize paru en 2017 chez Az’art atelier éditions.
Si tu quittes Tounjaz, tu trouveras « le paradis ou l’enfer de l’exil », telle est l’une des conclusions de ce beau récit sur l’enfance d’une petite fille que Souad Labbize nous conte à l’ombre de sa mémoire. Il s’agit là d’un témoignage qui charrie les émotions d’une expérience vécue emportées par le flot d’un univers poétique où se croisent le conteur de la place du souk, l’audacieuse veuve Noubia, le nouvel imam imberbe aux yeux maquillés, les femmes de la famille, des inconnues et les frères. Cette fiction ressemble trop au réel. Ce texte poétique mais aussi politique et social part d’un conte sur une arche miraculée. Celle-ci s’échoue au bord de la mer et se transforme en une grande maison où les survivants forment une tribu qui au fil des générations prospère sous des règles précises établies par les anciens. Trois jeunes veuves se révoltent contre l’obligation pour elles de se remarier avec un beau-frère célibataire.
Là est l’origine de la légende des aventures de Lalla Noubia qui continuera tout le long du livre à croiser d’autres récits par le truchement du regard de la petite fille et de ses premières expériences. Regard sur la grand-mère et la mère qui animent, parfois avec des parentes du bled, le patio de la maison familiale au rythme des saisons et des travaux domestiques. Regard sur le père qui a lutté pour l’indépendance et est en colère quand ses filles parlent en français. Regard sur la rue « univers mâle qui s’accommode difficilement de la présence des femmes » où il faut apprendre à passer discrètement. Regard sur la vieille petite mosquée de l’impasse où elle habite. Regard sur le marchand de beignets qui la fixe avec concupiscence. Regard sur une émigrée vivant en Belgique qui vient en vacances tout en idéalisant Tounjaz. Regard sur la mosquée où son père l’emmène quotidiennement pour « apprendre les rudiments du Livre ». Regards sur le mariage religieux, sur un tremblement de terre, sur les premières règles et le premier soutien-gorge, sur les nuits du ramadan et la circoncision de son petit frère, sur les premiers émois amoureux.
Le récit se déroule à Tounjaz « en souvenir des deux îles qui l’avaient formé dans les temps immémoriaux, la Tunisie et l’Algérie ».
Le regard de cette petite fille qui est précis, ethnographique nous fait aussi basculer dans la magie de moments enchantés : avec les auditeurs rassemblés autour du conteur sur la place du souk hebdomadaire, autour de Yemma lors des soirées étoilées avec les enfants fascinés, à l’écoute du « vieux chant du muezzin, mélodieuse invitation, mélange de mélancolie et de sagesse ancestrale », sur la place du café de l’Indépendance quand « dominos et jeux de cartes, passent de mains en mains sur les tables en formica marron », avec l’odeur de « la coriandre, de la menthe, les tomates coupées en guirlande » qui, en été, accompagnent avec des chansons les travaux des femmes destinés à reconstituer les provisions de l’année, avec les plaisanteries et les « moqueries coquines » de l’assemblée des femmes lors d’un mariage.
Mais ce texte est aussi un récit de résistance, en cela il est politique car il concerne tous les aspects d’une vie quotidienne que l’on veut normaliser.
Contre la colonisation et sa langue laissée en héritage, celle qui aurait voulu être un escargot parle le français et l’arabe. Le français pour garder intact « le souvenir de la longue nuit de l’expropriation, l’injure infligée » aux siens. Pour elle « l’ennemi … a retrouvé ses territoires d’origine, tant pis si sa langue continue à nous lier à un passé douloureux ». Le malaise face à ce « cadeau empoisonné » du colonisateur ne peut même pas s’effacer avec l’arabe car, appris auprès d’un maître venu d’Égypte, il n’est pas celui que parle son père.
Sa résistance naît chaque fois de sa surprise face à une expérience à laquelle personne ne l’a préparée ; comme lorsqu’elle surprend une femme abandonnant dans un hall d’immeuble un sac poubelle contenant un nouveau-né mort ou comme lors d’une colonie de vacances quand elle vit « l’épisode des taches rouges » sur son short. De même l’amour soudain qui la porte vers sa monitrice de colonie, vers celle qui « habite ses rêves » la conduit à la prise de conscience : « plus tard, moi aussi je serai une femme, c’est injuste ».
De toutes ses expériences surgit la révolte contre un ordre social où il faut toujours ignorer le désir, cacher ses émotions car « promise à la féminité et à toutes ses privations », contre l’ordre ancien soumis aux traditions et contre l’ordre nouveau imposant la foi comme unique norme des comportements.
Ce roman de 274 pages à la typographie soignée est édité par une petite maison d’édition de Toulouse, az’art ateliers, ce qui explique son prix relativement élevé, 18 euros. Petit éditeur fondé en 2012, az’art ateliers revendique un catalogue avec de la « littérature libre » des « écrits singuliers » ou des « textes inclassables ». Comme tous les ouvrages des petits éditeurs de littérature, il est peu diffusé. Souad Labbize est aussi l’auteur de recueils de poésie. Née en Algérie où elle a fait des études de lettres, elle a aussi vécu en Tunisie. Elle vit actuellement en France Ce livre est en vente à la librairie La Gryffe, 5 rue Sébastien Gryphe, Lyon 7e
La Reine oubliée, résidait essentiellement à Césarée (l’actuelle Cherchell, en Algérie, non loin de la Tipasa si chère à Albert Camus).
L’homme de Césarée
La Reine oubliée, l’homme de Césarée de Françoise Chandernagor, Albin Michel, 2021, 430 p.
Françoise Chandernagor reprend le fil de sa quadrilogie romanesque consacrée à celle qu’elle appelle « la reine oubliée », la fille du Romain Marc-Antoine et de l’Égyptienne Cléopâtre.
Cléopâtre II Séléné (« La Lune », d’où, peut-être, le caractère mélancolique que lui prête la romancière), est née en 40 av. J.-C., des amours de sa mère, l’illustre reine d’Égypte Cléopâtre VII, avec le général et homme politique romain Marc-Antoine, un proche de Jules César, lequel avait été en son temps également l’amant de la souveraine. Ils avaient eu un fils, Ptolémée XV Philopator Caesar, surnommé Césarion qui, héritier des deux pays, aurait pu unir l’Orient et l’Occident, devenir l’homme le plus puissant de son temps. Un certain Octave, successeur officiel de Jules César et futur empereur Auguste, ne l’a pas permis.
Après avoir écrasé la flotte de Marc-Antoine et Cléopâtre à Actium en -31, et ses ennemis s’étant suicidés, on pense qu’il fit exécuter Césarion, son dangereux rival dans sa marche vers le trône. En revanche, concernant la jeune Cléopâtre, éphémère souveraine de Syrie, Octave fit preuve de plus de mansuétude. L’adolescente fut envoyée à Rome, élevée au sein même de la famille impériale comme une hôte de marque. C’est là qu’elle connut Juba, un Numide, fils du roi Juba Ier, partisan de Pompée, l’adversaire de César, vaincu à Thapsus en -46. Celui-là aussi, né en -40, fut élevé sur le Palatin, avant de rentrer dans son pays et de devenir roi de Maurétanie (Algérie-Maroc actuels). Il était aussi beau que sage, empreint de culture grecque, philosophe proche des épicuriens, écrivain, auteur notamment de traités d’esthétique, tous perdus hélas. C’est Auguste en personne qui organisa le mariage des deux jeunes princes, pour des raisons géopolitiques évidentes, leur union devant cimenter l’ordre romain sur l’autre rive de la Méditerranée, et jusqu’en Orient. On peut considérer qu’il a réussi son coup.
Si, d’après Françoise Chandernagor, Séléné, nostalgique de ce trône d’Égypte qui lui avait été ravi (selon la tradition des Pharaons, elle aurait dû s’unir à son demi-frère Césarion et régner à ses côtés), détestait Auguste et les Romains en général, complotant même contre leur domination, Juba, lui, fut un allié fidèle et loyal de Rome, un excellent administrateur. Qui, lorsqu’il guerroyait, n’hésitait pas à confier le gouvernement à son épouse, laquelle résidait essentiellement à Césarée (l’actuelle Cherchell, en Algérie, non loin de la Tipasa si chère à Albert Camus).
Son autre capitale était Volubilis, dans le Maroc actuel, non loin de Meknès. Ce qu’il y a d’unique, dans le couple Juba-Cléopâtre, c’est que leurs enfants possédaient un des patrimoines génétiques les plus mêlés et les plus méditerranéens qui soient. Qu’on en juge : berbères du côté paternel, mais hélléno-égypto-romains du côté maternel.
Ces éléments historiques sont importants, si l’on veut bien comprendre le contexte géopolitique de l’époque et du roman, ainsi que les chimères de reconquête de la jeune reine. Elle n’y parviendra pas, morte vraisemblablement en 5 ap. J.-C., son époux lui survivant jusqu’en 23. Mais cela, Françoise Chandernagor le contera peut-être dans Le Jardin de cendres, à paraître, qui achèvera sa quadrilogie. Pour le moment, L’Homme de Césarée est centré autour de Juba, et de sa vie, pas toujours facile, avec Cléopâtre. Histoire agitée, tumultueuse, guerres, séparations, mais aussi retrouvailles passionnées. Historienne, maître ès-roman historique depuis sa fameuse Allée du roi (Julliard, 1981), l’Académicienne Goncourt a évidemment bossé son sujet et sa période. Mais elle n’hésite pas, en toute liberté, à prendre la parole, à émettre un jugement, à mêler son grain de sel, commentant l’attitude de tel ou tel de ses personnages avec notre logique contemporaine. C’est érudit, savoureux, moderne, parfaitement réussi. Et, quoique volumineux, ça se dévore.
Quand on a plus rien que sa solitude Le soir venu apparaît le déclin On trinque avec l’oublie de ses habitudes Cherchant une épate pour fuir son chagrin.
Et puis soudain on évoque l’ancien temps Qui nous a vu gravir les marches du succès Grisé par la gloire, et, presque insolent On toise les autres d’un regard agacé
Que de titres, d’honneur et de promotions Paradant de faste, jusqu’à l’arrogance En faisant fi des règles de la tradition Qu’oblige notre rang à plus de bienséance
De cette époque lointaine et révolue Mon cœur contrit, rappelle ses souvenirs De tristes regrets, du trajet parcouru Implorant le pardon pour se repentir.
A l’orée de mon age, vaincu par les ans Tel un vieil arbre aux branches dégarnies Je ressasse ma vie, passé et présent Suivant à la trace l’ancien chemin pris
C’est l’un des livres les plus importants de Kateb Yacine. « Nejdma », publié en pleine guerre d’Algérie en 1956, raconte l’histoire de colonisés en perte de repères. À travers les voix de quatre jeunes hommes déambulant dans l’Algérie coloniale mais surtout dans leurs souvenirs, seul moyen d’exister dans un présent détruit, l’écrivain algérien décortique cette identité perdue et fragmentée que le peuple algérien s’acharne à retrouver. Lorsque Nedjma fait son apparition, elle sera l’objet de tous les désirs. Symbole de la Nation à venir, elle s’érige comme un rêve, impalpable, insaisissable. Aujourd’hui, si les Algériens ont gagné leur indépendance, ils se battent toujours pour se réapproprier leur destin, un destin individuel et collectif. Aux colons d’hier s’est substitué le pouvoir national, entité que les harakistes entendent bien démanteler pour être enfin libres.
La guerre d’indépendance pour l’Algérie n’a pas été la seule occasion où le peuple algérien s’est exercé à la résistance. Déjà, suite aux élections législatives de décembre 1991 qui ont permis au mouvement religieux le Front Islamique du Salut (FIS) d’être majoritaire, les Algériens ont dû subir et résister à une période trouble où le bain de sang a duré plus de 10 ans, faisant plus de 200.000 morts.
La vaillance du peuple algérien
Cependant, c’est à l’époque actuelle où l’on retrouve la « vaillance » des Algériens pour se prendre en main et résister à un pouvoir militaire qui a usurpé le pouvoir démocratique pour en faire une dictature déguisée. Courageusement, malgré les emprisonnements, malgré les menaces punitives, depuis plus de deux ans (16 février 2019), les Algériens sortent tous les vendredis manifester pacifiquement contre les dirigeants en place pour réclamer nommément leur départ et engager la construction d’un véritable État démocratique. Le mouvement du Hirak est né.
L’Algérie, un pays riche, les Algériens, un peuple pauvre
Pays dont le sous-sol livre de gigantesques ressources de gaz permettant d’engranger annuellement 33 milliards de dollars de recettes en devises (avant la pandémie), les Algériens n’en voit que des miettes, les stratégies devant aboutir au développement de l’Algérie sont anéanties par le clientélisme, la corruption, en plus d’un acharnement contre un pays voisin, le Maroc, en aidant militairement et avec de gros moyens financiers une faction de la population sahraouie revendiquant « l’indépendance » du Sahara marocain. Face à cette situation kafkaïenne, le peuple algérien, et notamment les jeunes, ont décidé de prendre leur destin en main.
La jeunesse aspire à la liberté, à l’égalité des chances, à la justice, à un enseignement de qualité, à un emploi digne et à une véritable redistribution des richesses. Nous assistons à une prise de conscience populaire que le régime militaire, véritable centre du pouvoir, a échoué pour arrimer l’Algérie dans les rangs des nations émergentes compte tenu de ses énormes richesses, lesquelles n’ont profité qu’à quelques dignitaires du régime.
« Un seul héros, le peuple »
Depuis son indépendance, le pays reste dépendant de l’extérieur pour se nourrir, se soigner, s’équiper, s’habiller. Pratiquement tous les besoins sont importés. Les harakistes rappellent aux généraux que le temps de « servir un revenu minimum » aux populations est révolu. Il réclame la mise en place d’une « deuxième République » et le départ de la classe dirigeante actuelle. Après une pause imposée par la pandémie Covid, le Hirak vient de reprendre son souffle et réclame le départ du président Tebboune et ses acolytes, tout en mettant en place une période de transition, la nomination d’un président et d’un gouvernement de consensus pour préparer une assemblée constituante devant élaborer la nouvelle constitution du pays et organiser de nouvelles élections législatives et présidentielle.
« Qu’ils dégagent tous ! », scandent les manifestants. « Un État civil et pas militaire ! », « Maranach habssine » (on ne s’arrêtera pas), « Ni islamiste ni laïc, mais harakiste », « On ne veut pas brûler à l’étranger (émigrer clandestinement), on veut brûler vos têtes », « Un seul héros, le peuple ».
Ce dernier slogan a été repris au Mouvement de Libération nationale. C’est dire que depuis l’indépendance, beaucoup de chemin reste à faire pour une Algérie libre, démocratique et prospère. La jeunesse veut tourner le dos pacifiquement aux traumatismes du passé et engager un renouveau démocratique. Cette situation nous rappelle avec force le poème célèbre du poète tunisien Abou El Kacem Chehbi : « Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, force est pour le destin de répondre, force est pour les ténèbres de se dissiper, force est pour les chaînes de se briser ».
Le « drame éternisé » et la « juvénile attente »
Dans Nedjma, Kateb Yacine écrivait : « Ce sont des âmes d’ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d’orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, -l’ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin, sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement déplacer la lumière, nous prendre par les flancs, ressusciter sans sortir de la terre ni revêtir leurs silhouettes oubliées, ressusciter rien qu’en soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à l’hécatombe où gît leur vieil échec, chargé de gloire, celui qu’il faudra prendre à notre compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience, la légèreté, la vie tout court… »
A 92 ans, Alexandre Thabor livre un récit captivant sur ses parents. L'histoire d'un couple d'origine russe qui va traverser le 20ème siècle pour le meilleur et le pire. Un récit d'aventure fascinant. Seule différence de taille. Tout est vrai. Une histoire qui vous emporte.
Alexandre Thabor vit à Montpellier, aprés avoir eu une carrière d'économiste qui l'a conduit un peu partout. Il est né en 1928 dans un pays qui n'était pas encore Israël, de parents russes et juifs. Le petit garçon qu'il était avant la création de l'Etat Hébreu, ne se doutait pas encore, qu'un jour, il recevrait en héritage un témoignage rare et précieux.
Plus de 20 ans après avoir perdu la trace de son père, il le retrouve à Paris. Celui-ci lui livre un récit édifiant qui retrace le parcours d'un jeune couple originaire d'Odessa sur les bords de la mer Noire, qui allait s'aimer et se chercher dans un monde en guerre. Ce récit captivant qu'Alexandre Thabor nous donne à lire aujourd'hui et qu'il a mis plus de 60 ans à écrire est celui de ses parents : Sioma et Tsipora nés au début du 20ème siècle.
Cette génération qui est née avec le siècle, a connu deux guerres, les russes eux, ont eu droit à la révolution en prime. A Odessa, il y avait une importante communauté juive. Beaucoup sont d'ailleurs partis un peu partout notamment aux Etats-Unis à New York fuyant les pogromes. Mes Parents ont choisi la Palestine où ils sont arrivés en 1924. Ils avaient une petite vingtaine d'année et ont tout de suite entrepris de vivre au milieu des populations locales. Pour eux il n'y avait qu'un état pour tout le monde.
Idylle sur fond de révolution russe
Tout commence à Odessa ville de départ. Sioma et Tsipora sont deux jeunes russes qui ne se connaissent pas encore quand éclate les prémices de la révolution russe. Dans cette ville en proie à des évènements majeurs, ils vont vivre une romance bien compliquée dans un pays en plein chaos. Les Bolcheviques se préparent à renverser le Tsar et la révolution russe se profile. Sioma, le père du futur Alexandre est engagé personnellement dans ce combat qui sera celui de toute sa vie. La rencontre avec sa future jeune épouse ne va pas contrarier ses plans. Bien que plus jeune que lui et issue d'un milieu bourgeois, Tsipora va suivre Sioma dans sa lutte.
L'un et l'autre, combattent tout en militant pour des idées issues de la révolution d'octobre, sans tomber dans la barbarie d'où qu'elles viennent et qu'ils refusent. Ils doivent franchir des obstacles familiaux et politiques pour gagner leur liberté et sauver leur vie face à des adversaires résolus.
Dans cette Russie pré-révolutionnaire, le jeune couple fait face, côtoie la mort. Simoa et Tsipora affrontent l'antisémitisme des cents-noirs, font face à la brutalité des soldats du Tsar, aux hommes de la tcheka, la redoutable police politique soviétique. Ce n'est qu'au terme d'une lutte sans merci pour échapper aux pogromes qui explosent un peu partout en Russie qu'ils prennent le chemin de la Palestine en 1924.
De la Palestine aux Brigades internationales
Leur installation en Palestine dans les années 1920, contrôlée par l'armée britannique est un changement radical. Leur engagement pour un idéal commun va se trouver renforcer devant les difficultés rencontrées. Face à la brutalité de l'occupant, Sioma et Tsipora s'engagent et combattent pour que leurs idées de justice et d'égalité s'enracinent sur une terre qui hébergent des Arabes et des Juifs.
Mon père avait un peu de remord d'avoir fait venir ma mère à Paris. On savait que la guerre était imminente. C'est pour cela qu'il a eu envie de raconter cette histoire. De parler du passé, pour agir sur le présent pour notre futur. Le passé, le présent, le futur, la mémoire et l'action. C'était ce qu'il voulait. En plus c'était un bon conteur. Il avait une mémoire étonnante et j'ai été pris par son récit, sa manière de parler des faits et surtout de ses camarades, pour bien me montrer qu'il nétait pas seul à se battre pour la justice, la paix, l'égalité en Palestine, entre juifs, arabes et contre l'occupant britannique...Comme le disait le philosophe Martin Buber "une terre, pour deux peuples". On s'est tout le temps battu pour cet idéal et c'est toujours à l'ordre du jour. Une terre pour deux peuples en Israël
Favorable à cette idée de nation commune binationale juif et arabe, le couple va devoir se séparer. En 1936, Sioma est expulsé par les Anglais qui font tout pour monter les populations les unes contre les autres et exploiter le courant sioniste. Il décide de rejoindre les bataillons des brigades internationales en Espagne pour aider les Républicains espagnols en lutte contre les troupes de Franco. En Espagne, Sioma qui a entrainé avec lui d'autres camarades, mène une guerre contre le fascisme mais aussi contre les Soviétiques et leur politique de repression contre les anarchistes. La guerre civile est d'une violence inouie et finit par dégouter Sioma qui est contraint de prendre la route de l'éxil pour la France avec d'autres Républicains.
Au moment ou Sioma quitte la Palestine, son fils Alexandre n'a que 8 ans. Il ne sait pas encore qu'il voit son père pour la dernière fois avant une longue séparation de plus de 20 ans. Resté en Palestine avec sa mère, le jeune "Alec" va vivre encore quelques années près de Tel-Aviv avant de connaître à son tour l'exil pour se retouver en France.
Sioma qui a quitté l'Espagne s'évade d'un camp ou il est interné dans le sud ouest de la France pour tenter de retrouver sa femme et son fils à Paris. Mais à Paris, à sa descente du train, il est arrêté et déporté en Algérie.
Tsipora, ne reverra plus Sioma. Elle décide alors d'entrer en résistance. Elle est contrainte de placer son fils Alexandre dans une institution qui cache les enfants, afin d'échapper aux mesures anti juives du gouvernement français de Vichy. C'est la dernière fois qu'Alexandre voit sa mère. Arrêtée par la gestapo, Tsipora est déportée à Auschwitz en Pologne où elle décède 15 jours avant la libération du camp, par les Russes.
Une Enfance cachée et un père retrouvé
Alexandre quitte Paris dans la précipitation sans avoir pu dire au revoir à son père. Il passe la guerre dans la Creuse puis en 1942 il est obligé de se réfugier en Suisse après que les allemands ont décidé l'occupation de la zone sud. Ce sont des Dominicains qui le protégent et qui lui font passer le baccalauréat alors qu'il ne parlait quasiment pas le Français en arrivant. Devenu un brillant économiste après la guerre, Alexandre entre au service du cabinet de Pierre Mendes-France alors premier ministre. C'est un de ces mentors, Claude Gruson qui va l'aider et le pousser à retrouver son père pour connaitre son histoire.
Les retrouvailles ont lieu en 1958. Sioma qui s'est installé à Paris à refait sa vie. Alexandre a 30 ans, quand il retouve son père après 22 ans d'absence. Les deux hommes ne vont plus se quitter jusqu'au décès de Sioma en 1959. Mais entre temps Sioma a tout raconté à son fils. Un récit qui embrasse 40 ans de vie, d'engagements pour un idéal commun. Communiste, juif et révolutionnaire le parcours de Sioma et Tsipora même séparé par la mort n'a jamais varié. Dans ce récit qui se lit comme un roman d'aventure, le lecteur traverse quelques uns des évènements clefs du 20eme siècle.
La révolution d'octobre, la guerre civile expagnole, les prémices de la création de l'Etat d'Israël, la seconde guerre mondiale et la lutte contre le nazisme et le fascisme Simoa et Tsipora auront vécu ces évènements avec le même idéal
Mais il faudra plusieurs années encore pour qu'Alexandre Thabor ne se décide à parler de cette histoire singulière et immense. Poussé par sa famille et ses petits enfants, le récit légué par Sioma à son fils murit dans sa tête.
J'ai raconté un jour l'histoire à mes petits enfants et à mes enfants. Et un beau jour une de mes petites filles et mon épouse m'ont dit pourquoi ne pas écrire pour laisser une trace. Je ne maîtrisais pas bien le français, puis je me suis mis à écrire, et peu à peu l'écriture m'a aider pour la langue. J'ai travaillé avec les notes, mes souvenirs d'enfant et j'ai rencontré des amis de mon père. Ils avaient fait comme lui, la guerre d'Espagne, d'autres l'avaient connu en Palestine. Et j'ai ainsi pu raconter l'histoire de sa vie, de leur vie
Alexandre Thabor, écrivain
A 92 ans Alexandre Thabor signe un récit vif et percutant . Un hommage magnifique, plein d'humanité. Une grande histoire d'amour dans la furie d'une époque qui va façonner le monde d'aujourd'hui et qui resonne encore.
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