« Alors, inscris en tête de première page / Moi je ne hais pas mes semblables / et je n’agresse personne.» Devenu un réel hymne en Palestine, ce poème publié en 1964 crie une réalité toujours actuelle. Un texte si fort que jusqu’à sa mort, les Palestiniens demandaient sans cesse au poète de le réciter... Ce qu’il refusait, préférant lire ses nouveaux écrits.
Il ajoutera plus tard à ce sujet : «Je n’ai nullement cherché à devenir, ou à rester, un symbole de quoi que ce soit. J’aimerais au contraire qu’on me libère de cette charge très lourde. »
Carte d’identité
Inscris
je suis arabe
le numéro de ma carte est cinquante mille
j’ai huit enfants
et le neuvième viendra… après l’été
Te mettras-tu en colère?
Inscris
je suis arabe
je travaille avec mes camarades de peine
dans une carrière
j’ai huit enfants
pour eux j’arrache du roc
la galette de pain
les habits et les cahiers
et je ne viens pas mendier à ta porte
je ne me rabaisse pas
devant les dalles de ton seuil
Te mettras-tu en colère?
Inscris
je suis arabe
Mon nom est commun
je suis patient dans un pays
bouillonnant de colère
Mes racines
fixées avant la naissance du temps
avant l’éclosion des siècles
avant les cyprès et les oliviers
avant la croissance végétale
Mon père…
de la famille de l’araire
et non des seigneurs de Nojoub
Mon grand-père, un paysan
sans arbre généalogique
il m’a appris les mouvements du soleil
avant la lecture
Ma maison
une hutte de gardien
faite de roseaux et branchages
Es-tu satisfait de ma condition?
Mon nom est commun.
Inscris
je suis arabe
cheveux… noirs
yeux… marron
signes distinctifs
sur la tête une keffiah tenue par une cordelette
ma paume, rugueuse comme le roc
écorche la main qu’elle empoigne
mon adresse :
je suis d’un village perdu, sans défense
et tous ses hommes sont au champ ou à la carrière
Te mettras-tu en colère?
Inscris
je suis arabe
Tu m’as spolié des vignes de mes ancêtres
et de la terre que je cultivais
avec tous mes enfants
et tu ne nous a laissé
ainsi qu’à notre descendance
que ces cailloux
votre gouvernement les prendra-t-il aussi
comme on le dit?
Alors
inscris
en tête de première page
Moi je ne hais pas mes semblables
et je n’agresse personne
Mais… si jamais on m’affame
je mange la chair de mon spoliateur
Prends garde… prends garde
à ma faim
et à ma colère!
2. « En traversant les mots passants »
Tout aussi contesté et d’une honnêteté frappante, ce poème, qui a été discuté à la Knesset en 1988, est une réponse à la violente répression des autorités israéliennes à l’encontre des manifestants palestiniens. « Quittez notre Terre / Nos rivages, notre mer / Notre blé, notre sel, notre blessure.» Ces quelques vers font trembler les autorités. Car Mahmoud Darwich a osé affronter les auteurs des crimes produits lors de l’occupation israélienne.
L’auteur expliquera par la suite avoir voulu désigner par « notre Terre» les territoires occupés : la bande de Gaza et la Cisjordanie.
Mahmoud Darwich
1. Vous qui passez parmi les paroles passagères Portez vos noms et partez Retirez vos heures de notre temps, partez Extorquez ce que vous voulez Du bleu du ciel et du sable de la mémoire Prenez les photos que vous voulez, pour savoir Que vous ne saurez pas Comment les pierres de notre terre Bâtissent le toit du ciel
2. Vous qui passez parmi les paroles passagères Vous fournissez l’épée, nous fournissons le sang Vous fournissez l’acier et le feu, nous fournissons la chair Vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres Vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie Mais le ciel et l’air Sont les mêmes pour vous et pour nous Alors prenez votre lot de notre sang, et partez Allez dîner, festoyer et danser, puis partez A nous de garder les roses des martyrs A nous de vivre comme nous le voulons
3. Vous qui passez parmi les paroles passagères comme la poussière amère, passez où vous voulez mais ne passez pas parmi nous comme les insectes volants Nous avons à faire dans notre terre Nous avons à cultiver le blé A l’abreuver de la rosée de nos corps Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici Pierres et perdrix Alors, portez le passé, si vous le voulez Au marché des antiquités Et restituez le squelette à la huppe Sur un plateau de porcelaine Nous avons ce qui ne vous agrée pas Nous avons l’avenir Et nous avons à faire dans notre pays
4. Vous qui passez parmi les paroles passagères Entassez vos illusions dans une fosse abandonnée, et partez Rendez les aiguilles du temps à la légitimité du veau d’or Ou au battement musical du révolver Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici, partez Nous avons ce qui n’est pas en vous : Une patrie qui saigne, un peuple qui saigne Une patrie utile à l’oubli et au souvenir
5. Vous qui passez parmi les paroles passagères Il est temps que vous partiez Et que vous vous fixiez où bon vous semble Mais ne vous fixez pas parmi nous Il est temps que vous partiez Que vous mouriez où bon vous semble Mais ne mourez pas parmi nous Nous avons à faire dans notre terre Ici, nous avons le passé La voix inaugurale de la vie Et nous y avons le présent, le présent et l’avenir Nous y avons l’ ici-bas et l’au-delà Alors, sortez de notre terre De notre terre ferme, de notre mer De notre blé, de notre sel, de notre blessure De toute chose, sortez Des souvenirs de la mémoire O vous qui passez parmi les paroles passagères
3. « Rita »
Dans l’histoire de Mahmoud Darwich, on retrouve Rita. Une jeune Juive israélienne qui deviendra sa muse et également l’amour tragique de sa vie. En 1995, l’auteur raconte leur histoire impossible, interprétée par le renommé chanteur oudiste libanais, Marcel Khalifé. « Entre Rita et mes yeux, un fusil / Et celui qui connaît Rita se prosterne / Et adresse une prière/ à la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel / Moi, j’ai embrassé Rita / quand elle était petite. »
Rita
Entre Rita et mes yeux : un fusil Et celui qui connaît Rita se prosterne Adresse une prière A la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel
Moi, j’ai embrassé Rita Quand elle était petite Je me rappelle comment elle se colla contre moi Et de sa plus belle tresse couvrit mon bras Je me rappelle Rita Ainsi qu’un moineau se rappelle son étang Ah Rita Entre nous, mille oiseaux mille images D’innombrables rendez-vous Criblés de balles.
Le nom de Rita prenait dans ma bouche un goût de fête Dans mon sang le corps de Rita était célébration de noces Deux ans durant, elle a dormi sur mon bras Nous prêtâmes serment autour du plus beau calice Et nous brulâmes Dans le vin des lèvres Et ressuscitâmes
Ah Rita Qu’est-ce qui a pu éloigner mes yeux des tiens Hormis le sommeil Et les nuages de miel Avant que ce fusil ne s’interpose entre nous
Il était une fois Ô silence du crépuscule Au matin, ma lune a émigré, loin Dans les yeux couleur de miel La ville A balayé tous les aèdes, et Rita Entre Rita et mes yeux, un fusil.
"Rita", 12’... chanté et mis en musique par Marcel Khalifa
4. « Je suis Joseph, Oh père »
« Qu’ai-je donc fait, mon père? Et pourquoi moi ? Tu m’as appelé Joseph, mais ils m’ont jeté dans le puits et accusé le loup (...) / Ai-je porté préjudice à quiconque, lorsque j’ai dit : / J’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés.» Ce texte est de nouveau interprété par Marcel Khalifé. Le poème, qui reprend un verset coranique, a énormément fait parler de lui et lui a valu 3 procès pour blasphème. L’artiste, accompagné de nombreux intellectuels arabes, se dira attristé par ces procès qu’il qualifiait de «honteux» et « d’insulte pour la culture ». En 1999, le chanteur est arrêté pour avoir repris ces vers. Près de 2 000 admirateurs manifestent et chantent la chanson incriminée en soutien.
5. « État de siège »
Dans ce poème, publié en 2002 dans Le Monde Diplomatique, chaque strophe décrit une scène différente de l’offensive de l’armée israélienne. Un texte assez controversé et poignant, pour ces vers où l’artiste interpelle un soldat israélien est prêt à tuer un civil : « À un tueur : / Si tu avais regardé le visage de ta victime et réfléchi attentivement, / tu te serais peut-être souvenu de ta mère dans la chambre à gaz, et tu te serais libéré des préjugés du fusil, et tu aurais changé d’avis./ Allons, ce n’est pas une façon de restaurer une identité. » La magie de ses écrits, c’est aussi la force qu’a l’auteur pour rappeler dans le même temps la foison de cultures et de civilisations passées par la Palestine. « Vous, qui tenez sur les seuils, entrez / et prenez avec nous le café arabe. / Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous. / Vous, qui tenez sur les seuils, sortez de nos matins / Et nous serons rassurés d’être comme vous, des humains!»
Son dernier opus : Comme des fleurs d’amandier ou plus loin (poèmes) paru chez Actes Sud, 144 pages, 18,35 euros
L'association Coup de Soleil a organisé à Lyon, le 4 mars 2023, un hommage à Assia Djebar avec des interventions (celle d’Afifa Bererhi est publiée ci-dessous) et la projection du film, La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Décédée le 7 février 2015, cette écrivaine algérienne a vu sa renommée franchir les frontières jusqu’aux Etats-Unis d’Amérique où elle enseigna dans les prestigieuses universités de la Louisiane et de New York. Les traductions de ses romans sont nombreuses comme en rend compte Traduire Assia Djebar de Amal Chaouati, en 2018.
C’est au cours de mes études en licence de français à l’université d’Alger, où Assia Djebar enseignait et dirigeait le département, que j’ai découvert son parcours de vie si dense et surtout son talent d’écrivaine en lisant ses romans et en m’intéressant à sa production cinématographique grâce à Ahmed Bedjaoui, qu’on appelait alors Monsieur cinéma quand il fut en charge de l’émission Les deux écrans à la télévision algérienne. Il a publié en 2018, à Alger, Le Cinéma à son âge d’or – Cinquante ans d’écriture au service du septième art : p. 125, il analyse l’apport d’Assia Djebar. J’ai vu son film La Nouba des femmes du mont du Chenoua (1976), film présenté à la Biennale de Venise en 1979 où elle reçut le Prix de la critique internationale en tant que réalisatrice, aidée par Abdelkader Alloula. Son autre film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration de Malek Alloula à partir d’archives coloniales, a été présenté en 1982 à Alger et au 1er festival du cinéma arabe à Paris en 1983.
L’itinéraire littéraire d’Assia Djebar débutevecc la publication de son premier roman La Soif en 1957. Elle était alors âgée de 21 ans. Dans le contexte de l’époque, les intellectuels algériens engagés dans la révolution l’ont mal reçu, qualifiant ce roman de « décalé » parce que n’étant d’aucun apport pour la cause défendue. Quelques années plus tard, sa réponse fut une pirouette quand, pour se justifier, elle rétorqua qu’il ne s’agissait que d’un effet de style : « Mon ambition, disait-elle, était d’arriver à saisir un air de flûte et que cet air fût bien composé ! Je n’ai pas employé le tambour. » Le tambour se fera entendre par la suite à travers notamment ses romans. Plus tard en 1968 elle s’exprimera de nouveau à propos de son roman inaugural que le critique marocain, Abdelkader Khatibi appréciera ainsi, la même année, dans son ouvrage, Le Roman maghrébin : « pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante ». Nul ne pourrait le contredire aujourd’hui car, sur ce point, elle était assurément en avance sur son temps. Plus tard, allant au bout de sa conviction, elle publie en 1997, Les Nuits de Strasbourg, roman où l’érotisme se déploie sans complexe aucun.
Au cours de l’année 1969 elle publie une plaquette Poèmes pour l’Algérie heureuse à la SNED et une pièce de théâtre Rouge l’Aube chez le même éditeur. La pièce montée par Mustapha Kateb sera jouée au festival panafricain de 1969 à Alger. Par ailleurs, elle se fait connaitre sur les ondes radio en Allemagne par la diffusion de sa pièce théâtrale radiophonique : La fièvre dans les villes, conçue à partir de son livre Oran langue morte de 1997. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans le large éventail des genres qui s’interpénètrent lorsque l’expression romanesque se fait poésie musicale et que la construction des scènes narratives emprunte à la dramaturgie.
Toutefois, force est de constater que la partie la plus volumineuse de son œuvre demeure sa production romanesque qui s’épanouit sous le signe d’un féminisme qui consiste à donner voix aux femmes recluses, à ces femmes « exilées de la vie ». En effet, il ne s’agissait pas, pour elle, de s’aligner sur les revendications féministes occidentales – avec lesquelles elle était manifestement en accord dans sa vie personnelle – mais d’épouser dans ses livres le sort des femmes musulmanes ses semblables moins favorisées socialement et culturellement. Dès lors son écriture entre en résonance avec le statut des femmes de son pays. Dans cette perspective elle en vient à déclarer : « Comment parler de la femme de mon pays sans parler de l’ensemble de l’Islam ». Elle pose ainsi d’emblée le sujet de ses préoccupations : la dimension existentielle de la femme d’Algérie ne saurait se lire qu’à travers le prisme de l’Islam.
Dans ses romans, Assia Djebar donne visibilité et présence aux femmes en explorant ce qui fait le tragique de leur quotidien et en pointant la cause inhérente à leur relégation, ce fruit amer né de la conjonction de l’archaïsme pérenne du modèle de société ancestral doublé du malentendu, ou du détournement voire de la dénaturation de ce qu’énonce l’Islam en sa double composante, le Coran et les Hadiths (dires du Prophète). C’est au regard de ces données tantôt ouvertement affichées, tantôt sous-jacentes, que va s’écrire la partition romanesque de l’écrivaine. Ainsi, la condition de la femme sous l’emprise d’un Islam biaisé, jusqu’à paraître, oserais-je dire, obsolète au regard des exigences des temps modernes, imprégnera tout le cycle d’écriture d’Assia Djebar
Tout commence avec, ce que l’on pourrait considérer comme un essai ; il s’agit de Women of Islam, édité à Londres en 1961, et se poursuit jusqu’au drame musical, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, joué à Rome en 2005. Ce drame est immédiatement suivi de Nulle part dans la maison de mon père, en 2007, roman à dimension autobiographique, qui à son tour reprend le sujet de la dépossession de la femme. L’essai et le drame lyrique si distants dans le temps, si différents par leurs genres, ne sont que des variantes d’un même sujet thématique. L’un et l’autre se focalisent sur la relation femme/Islam. C’est à croire et dire que malgré le temps qui s’écoule, rien ou presque n’a affecté le statut de la femme demeurée une éternelle subalterne, comme soumise à une malédiction inhérente à un Islam violé dans sa lecture et donc dans l’observation de ses préceptes. Ce qu’entreprend Assia Djebar dans ces deux œuvres est assurément inédit dans la littérature algérienne et confère à son écriture une portée véritablement novatrice et marquée d’une audace certaine.
Par ailleurs, il y a aussi tout lieu de signaler que l’essai ainsi que le texte intégral du drame chanté avec ses didascalies, indications scéniques, jeu de lumière, interventions du chœur, etc., sont demeurés presque inédits : on peut seulement lire une scène extraite des filles d’Ismaël… au tableau 19, qui figure dans les actes du colloque de Cerisy de 2010, consacré à l’écrivaine à l’initiative de Mireille Calle Gruber.
De même c’est dans Études littéraires, (vol. 33, N°3, Automne 2001), que l’on découvre la préface de l’auteure suivie de l’ouverture et de l’acte I. Nous y reviendrons. Pour ce qui est de Women of islam, traduction deFemmes d’Islam qui est le titre de la version originale, comme mentionné en deuxième de couverture, nous supposons en avoir un écho, dans l’article « La femme en Islam ou le cri du silence », paru dans Femmes tome II, La condition féminine, aux éditions Plon, en 1967. C’est donc de manière fragmentaire, parcimonieuse et par un jeu de recoupements avec les articles publiés par l’auteure que nous appréhenderons la matière d’une part de l’essai et d’autre part du drame lyrique ; deux opus que nous considérons, ironie du sort, ironie des conjonctures, comme étant précisément la partie « voilée » de l’œuvre d’Assia Djebar, elle qui se révolta contre le voile. De ce paradoxe précisément nous tirons un argument pour les présenter et participer à l’opération de « dévoilement » de ces écrits qui demeurent méconnus pour une majorité de son lectorat.
Women of Islam
Ce titre, nous l’avons rappelé, est la traduction de celui de la version originale en langue française « Femmes d’Islam » tel que mentionné par le traducteur Jean-Marc Gibbon. L’opuscule est édité pour la première fois en 1961 à Londres. Aujourd’hui, après avoir effectué des recherches, je voudrais préciser que le traducteur est décédé et que la maison d’édition n’existe plus. Il semble donc improbable de prendre connaissance de la version originale dans son intégralité. Reste à consulter les archives si la possibilité se présente.
La question qui vient aussitôt à l’esprit est : pourquoi n’y a-t-il pas eu de publication de la version originale de langue française ? Julliard le premier éditeur d’Assia Djebar, connaissant son engagement, ne se serait pas opposé à sa publication. Je me hasarde donc à émettre l’hypothèse d’une autocensure ; l’auteure n’a-t-elle pas déclaré qu’ « écrire c’est s’exposer » ? Pour autant, on s’interroge : pourquoi l’autocensure n’interdit-elle pas l’édition en langue anglaise ? La question mérite d’être posée. Et on peut émettre l’hypothèse que le texte serait moins accessible au lectorat algérien largement francophone. Peut-être aussi par égard pour le père puisque l’on sait que l’expression érotique des Nuits de Strasbourg a été censurée jusqu’après la mort du père. Quelles que soient les hypothèses, il fallait assurément oser soumettre à la question le Livre sacré et les Hadiths, plus exactement à procéder à l’examen de ce que recèle l’Islam au sujet des femmes, quelle lecture interprétative en faire dans une société archaïque fondée sur le modèle patriarcal et par ailleurs appelée au changement au gré des évolutions de quelque nature qu’elles soient. C’est là un sujet fort délicat d’autant qu’au cours de la colonisation la question culturelle – langues et Islam – est une revendication de taille soulevée par l’Association des Oulémas de Constantine à Tlemcen en passant par Alger, c’est un argument brandi au cours de la guerre d’Algérie. Par ailleurs dans l’Algérie de la postindépendance, l’Islam est déclaré religion d’état à l’instar des pays du Machrek. Or, on le sait, dans les pays du Moyen-Orient la revendication des femmes s’est déjà fait entendre de manière bouillonnante, au nom de principes républicains. C’est précisément ce qui ressort de la préface que rédige Assia Djebar pour le roman Ferdaous de Nawel Saadaoui et où l’on apprend, entre autre, comment le roi Farouk plie et cède devant la gigantesque manifestation de femmes de l’Association Bent El Nil fondée par Doria Chafik : elles finissent par obtenir le droit de vote. C’était en 1951. Assia Djebar est bien instruite des frondes de femmes menées en Syrie, Irak et Egypte ; frondes annonciatrices du mouvement féministe en pays d’Islam impulsé par l’idéal républicain et qui a vite été rattrapé par l’étau de la religion.
Par ailleurs il me semble important de rappeler dans quelles circonstances Assia Djebar aurait probablement écrit Women of islam. Elle avait rejoint la Tunisie en 1958 pour apporter sa contribution au journal El Moudjahid, organe du Front de Libération National (FLN), dirigé par Redha Malek et auquel a largement contribué Frantz Fanon avec l’épouse duquel Assia Djebar était liée. Elle y publie aussi Journal d’une maquisarde en 1959, en ayant enquêté auprès des réfugiés algériens à la frontière tunisienne. Lors de ce séjour tunisien, elle n’a pas manqué d’interviewer le Président Bourguiba, premier gouvernant en pays d’Islam, après Kamel Atatürk, à avoir fait le choix d’une laïcité absolue et, partant, à avoir fait sauter les verrous qui emprisonnaient les Tunisiennes dans les prescriptions supposées de la religion musulmane. De fait, le 13 août 1956, il signe un décret « portant promulgation du statut personnel ». Désormais le mariage exige un consentement mutuel, la répudiation et la polygamie sont interdites ; des changements qui interviennent, faut-il le préciser, avec l’assentiment des hautes instances religieuses de la Zitouna, (université de référence dans le champ culturel et religieux du monde sunnite avec El Azhar du Caire et El Quaraouiyine de Fès). Ce défi de Bourguiba, Assia Djebar voudrait le porter à son tour et à sa manière en rédigeant Women of Islam. Voilà qui explique que l’entretien avec Bourguiba figure en annexe de l’essai désignant ainsi, de manière oblique, la politique menée par le Président tunisien comme source d’inspiration de l’auteure algérienne. Ces quelques indications mises bout à bout laissent supposer que c’est bien au cours de ces années 58/59 que serait intervenue la rédaction de ce qui sera Women of Islam, paru en 1961.
Cet essai me semble être la matrice originelle de l’ensemble de l’œuvre à venir qui va se déployer de manière rhizomique et ainsi offrir la mosaïque d’écrits romanesques et autres que nous connaissons. Une œuvre multiple, aux tons divers, bâtie sur une fondation principale qui supporte la problématique de la relation entre femme et Islam, tout au moins selon sa perception générale dans la société algérienne et plus largement dans le monde musulman.
Women of Islam est composé de deux parties, l’une scripturale, l’autre iconique. Cette dernière, la plus volumineuse, est un catalogue de photographies en noir et blanc captant exclusivement des portraits de femmes citadines et rurales, de classes sociales différentes, drapées de différentes façons de leur voile, pas toujours le même, ou au contraire exhibant la nudité des jambes, des bras, des poitrines. Cet album d’images – visions sur le féminin musulman – émet à lui seul un discours que décrypte Assia Djebar pour finalement le mettre au placard tant les photos regorgent du langage pour touristes avides de percer le mystère d’Orient, dit-elle. Ces clichés font naître en elle le trouble, car ils dépeignent, je cite « un exotisme oriental à la manière d’un Pierre Loti pour coller à une légende de tranquillité ». Aussi, pour Assia Djebar ces photos ne disent que des mensonges. Alors, pour toucher à la vérité la concernant personnellement, elle s’interroge : comment parler des femmes musulmanes en toute conscience de femme musulmane fière de l’être. C’est ce qu’elle proclame en s’interrogeant : « Comment puis-je parler de la position des femmes d’Islam sans parler de l’ensemble de l’Islam, parler d’elles dans le passé et le présent, leurrôle dans la construction du futur ? Je devrais être sociologue, historienne, économiste et théologienne tout à la fois. Moraliste aussi pour évaluer leur influence dans la recherche de nouvelles affirmations et pourquoi pas poétesse pour chanter leur présence avec amour et gratitude. »
Vaste programme auquel elle va se plier car la grille de lecture du port du voile ne saurait se limiter au seul discours spirituel et théologique. Inévitablement, comme elle le préconise, des approches historiques – rappelons qu’elle est historienne de formation –, sociologiques, anthropologiques, économiques s’imposent d’elles-mêmes. D’autant que l’Islam a proclamé, dès l’origine, sa vocation à régenter tout l’ordre social (la umma) et ce en interpellant à la fois les musulmans et les musulmanes, établissant ainsi l’égalité de principe hommes/femmes au regard de Dieu. S’inscrivant dans cette logique, Assia Djebar s’attaquera aux pratiques qui auraient, à ses yeux, trahi le principe égalitaire originel. Elle adoptera tour à tour, tout au long de son exposé-commentaire, différentes postures pour démontrer que l’Islam de la période de l’Egire, né dans les sables aujourd’hui couverts par les gratte-ciels et transpercés par les pipelines, l’Islam né dans une société tribale patriarcale aujourd’hui éclatée, s’avère en totale inadéquation, voire en contradiction, avec les mutations inexorables qui se produisent au cours du temps. Faut-il rappeler aussi l’arbitraire du décret de suspension définitive de la lecture interprétative polysémique du Coran. L’interruption de l’Ijtihad a été décrétée par le pouvoir politique de manière unilatérale. Ce coup d’arrêt porté à l’ébullition intellectuelle initiée par l’expansion du Texte coranique s’est transmis à une société qui s’est refermée sur elle-même, qui s’est figée comme en un bloc monolithique, entraînant le déclin de la civilisation islamique. Assia Djebar note que la Umma cessa d’être ce que le Coran lui-même avait prescrit en se projetant comme « une nation intermédiaire ». Elle rappelle que c’est dans la perspective de renverser cet immobilisme, de permettre aux nations musulmanes de s’épanouir et d’entrer de plain pied dans l’ère de la modernité que se produisit ce que l’on appelle la Nahda (ou Renaissance) culturelle et religieuse. On le sait, la Nahda est un mouvement survenu en Egypte au XIXe siècle et qui s’est propagé dans nombre de pays musulmans et notamment au Maghreb pour proclamer le retour à une forme de libéralisme en matière de pratique religieuse. Il s’accompagne d’un élan politique panarabe en plein essor. Assia Djebar à sa manière, dans Women of Islam, plaide en quelque sorte pour une seconde Nahda afin que la femme musulmane des temps modernes, toujours considérée comme mineure, toujours confinée, en dépit du bouillonnement ambiant, sorte de son isolement et de sa claustration dans un monde amputé de la participation socio-politique de sa population féminine ; un monde handicapé dans son évolution par cette exclusion. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans la filiation de Kamal Atatürk proclamant que « l’avenir de la Turquie dépend de l’émancipation des femmes, et qu’un pays dont la moitié de la population reste enfermée est un pays à demi paralysé », comme le rappelle Kenizé Mourad dans son roman de 1987, De la part de la princesse morte.
Pour proposer cette analyse, je m’appuie sur une traduction de Women of islam vers le français, la langue première, non encore éditée et faite par Amina Bekkat. Ce qui vient corroborer la matière révolutionnaire de Women of Islam, c’est l’article d’Assia Djebar cité plus haut. Le titre serait la métaphore du statut de la femme musulmane réduite à une éclipse sociale totale, à une non-présence. Comme un rappel dirais-je de l’ensevelissement physique des fillettes à leur naissance qui se pratiquait en Arabie au cours de la période antéislamique ; souvenir enfoui dans l’inconscient des hommes et qui ressurgirait sous la forme d’interdits que nous connaissons.
Cet article, bien postérieur à la publication de Women of islam, ne serait-il pas plutôt la version originale en langue française de Women of Islam ? Toujours est-il qu’on décèle nombre de points communs aux deux textes. Dans cet article une même stratégie qui consiste à décrire la femme musulmane et son vis-à-vis, l’homme musulman, à l’aune de l’historicité du monde car, dit l’auteure : « Les formes de pensée qui ont servi depuis des siècles se révèlent inefficaces devant la confrontation, imposée par un voisinage machiniste et industriel ». Elle en fait la démonstration par paliers successifs. Dans un premier temps elle s’emploie à comparer la musulmane « imbriquée dans des restrictions, dans des interdits en toile d’araignée » avec l’Européenne, telle la soviétique Valentina Terechkova première femme cosmonaute de l’histoire, ou la Française dont les traits du visage « lui viennent de la figure de Jeanne d’Arc, de celle de Madame Bovary, du chant de Ronsard et d’Eluard, de la musique de Debussy, des chiffons des couturiers… ou la femme espagnole inséparable de Vélasquez, de Goya, des corridas et des murmures de Fédérico Garcia Lorca ». De cette comparaison entre monde musulman qui se morfond et monde occidental qui vit, surgit un « dilemme pour l’Islam : se rénover ou mourir ». Et d’affirmer : « La religion, la foi islamique face à l’historicité du monde semble pâlir dans le rétrécissement de ses domaines et risquer, pour ne plus avoir plusieurs têtes, de perdre le souffle. S’affaiblir ou s’épurer, reculer ou se rénover, s’étioler ou se moderniser, tel est le dilemme à résoudre pour que l’Islam revienne à son essence qui est d’exister au cœur d’une conscience personnelle, de redevenir une pensée en mouvement, une action réfléchie, une prise de position et non une opposition, une mise en question d’habitudes et de traditions sacralisées ».
De l’ensemble de l’analyse critique d’Assia Djebar menée à différents stades (*L’homme à la dérive s’abrite à l’ombre des femmes, *Une vie squelettique à l’ombre d’un voile, *Parfois majeur à soixante ans,* La polygamie : un héritage plus vieux que l’Islam) ressort le regret d’un Islam en rupture avec ce qui a fait son essence première. Tout est synthétisé dans l’énoncé du titre de son roman de 1991, Loin de Médine, une litote pointant la disjonction entre les pratiques en cours et les prescriptions de l’Islam originel, élaboré à Médine ; point de vue développé et illustré au cours de la narration. Pour autant Assia Djebar garde en elle l’espérance. Son article s’achève sur une citation coranique : « Peut-être une partie de ce dont vous appelez la venue est-elle déjà en croupe derrière vous… »
Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête
Assia Djebar, dans sa démarche qui bouscule tous les interdits infondés infligés aux « fille(s) d’Ismaël » en vient à livrer l’intention qui la guide, celle précisément de « susciter un désir d’Islam ». C’est par ces mots que s’achève sa préface, publiée en 2001, qui accompagne le drame musical de 2000, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, dédié à Maria Nadotti (essayiste italienne spécialiste des questions culturelles,) qui après l’avoir traduit en italien, le fera jouer en 2005 au théâtre de Rome. C’est grâce à elle que je détiens l’intégralité du texte des Filles d’Ismaël. Il faut attendre 2010 pour découvrir un post d’Assia Djebar sur un site électronique algérien où elle s’exprime sur le pourquoi et le comment de cette pièce chantée. Entre la préface et le post, neuf ans, se sont écoulés. L’auteur introduit en chapeau du post, par souci pédagogique, l’histoire d’Agar, la servante d’Abraham, lequel la livra avec son fils Ismaël à l’aridité du désert et au désarroi, jusqu’à ce que jaillisse l’eau de la vie et qu’éclate alors la joie.
L’histoire tragique d’Agar et son dénouement heureux par la grâce de Dieu, habite la mémoire des musulmans. Cette histoire est sanctifiée par un rite observé par tout pèlerin à la Mecque parce qu’il compte parmi les choses sacrées de Dieu, dit une sourate. En rappelant ce rite, Assia Djebar s’interroge, « ne préfigure-t-il pas un théâtre de la passion féminine, une célébration de la Mère étrangère, que seul Dieu a protégée ». Et de poursuivre, quel sens donner à ce rite si ce n’est « exorciser la tentation permanente de l’expulsion de la première mère… oublier le dénuement de l’abandonnée Agar, pour se rapprocher avant tout d’Abraham prêt à sacrifier son fils Ismaël, leur père… au détriment de la mère ». Par la médiation du chant, la référence à l’histoire d’Agar entre en résonance avec l’image au présent des femmes en terre d’Islam, « vulnérables dans leur corps, dans leur mouvement, dans leur liberté individuelle, parce que prises dans la spirale de la violence. Elles sont devenues en fait un enjeu pour un islamisme politique s’opposant à la laïcité », comme le confirme entre autre « la décennie noire » en Algérie. Sur ce point précis relisons Le blanc de l’Algérie de 1996 et Oran langue morte de 1997.
Après l’évocation d’Agar dans la préface, le drame musical se voulant leçon d’histoire, embraye sur un autre drame, celui qui se joue lors des derniers jours du Prophète. Il s’agit de « la succession politique du Fondateur au cœur de laquelle surgit la figure emblématique de Fatima qui devient pour nous symbole de la dépossession féminine, de la révolte et de la lucidité amère ». La mort du prophète est le lieu-temps de la Rupture entre la famille du prophète et le calife Abou Bakr son successeur, désigné comme tel dans l’urgence avant même les funérailles, sans l’assentiment des plus proches de Mohammed notamment son épouse Aïcha, sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali, le témoin direct et premier transcripteur de la parole révélée. L’Iranienne, Fariba Hachtroudi, a édité en 2022, Ali, la parole défendue. Tous refusent cette succession. Ce front du refus, dans un même mouvement, vient en soutien à Fatima qui se découvre privée de son droit à l’héritage, et dès lors entre en dissidence. Fatima conteste la décision des hommes politiques, elle n’a eu de cesse de rappeler les déclarations insistantes du Récepteur de la parole divine qui répétait que sa fille était une partie de lui-même et que ce qui la touchait le concernait directement et le blessait. Ce que confirment invariablement les Rawiya témoins-transmetteurs des dires du prophète, les scripteurs des hadiths. Devant l’intransigeance du calife, Fatima « notre Antigone » s’insurge et devient « pour nous symbole de la dépossession féminine, mais aussi de la révolte, et de la lucidité amère ». Ainsi c’est bien le pouvoir séculier, le pouvoir politique despotique qui, au gré des circonstances et conjonctures, entrave et fait fi de la parole du Guide suprême de l’Islam. Islam offensé parce que dénaturé, devenu aujourd’hui un outil de guerre et un moyen de légitimation de l’exclusion des femmes et de leur claustration. L’analyse, par Assia Djebar, du statut de mineures dévolu aux femmes de son pays, se fonde aussi bien sur une expérience vécue – et vécue douloureusement – que sur une connaissance d’historienne qui puise dans les sources premières fourni par Tabari par exemple. Une telle analyse trouve, par ailleurs, son illustration de nos jours dans la situation extrême des femmes afghanes ou iraniennes et dans les divers combats menés ici et là dans le monde musulman pour l’émancipation des femmes. Autant de situations évoquées, du reste, dans le chant d’ouverture de Filles d’Ismaël
D’un point de vue strictement esthétique, en composant ce drame musical pour dire la tragédie de Fatima, Assia Djebar en vient à s’expliquer sur l’ensemble des éléments scéniques. D’abord, le choix de l’expression théâtrale est voulu comme pour l’inscrire dans une tradition culturelle : celle du théâtre de rue avec ses conteurs formant la halqa, une assemblée sur la place publique ouverte également aux bonimenteurs, aux expressions carnavalesques semblables aux scènes rabelaisiennes, un théâtre qui aujourd’hui encore se produit au Maroc sur la fameuse place de Marrakech (Djemâa el fena). Assia Djebar signale aussi le théâtre de marionnettes des garagouz, né en Turquie et adopté en Algérie lors de l’occupation ottomane. Toutes ces références attestent que les expressions théâtrales ne sont pas étrangères aux manifestations socio-culturelles en terre d’islam. Par ailleurs, A. Djebar bat en brèche le lieu commun de l’interdiction de figuration de la personne humaine en islam, en rappelant les miniatures persanes si précieuses qui reproduisent des portraits d’hommes et de femmes et même des scènes érotiques. Cependant cette figuration présente des limites par le recours à l’usage des masques et des paravents, ou d’une étincelle de lumière quand il s’agit du prophète. La fonction de la musique et du chant comme paramètres qui participent du narratif sont aussi là comme pour rappeler, dit-elle, le goût du prophète pour la fête. Elle rappelle à ce sujet une anecdote selon laquelle il invita son épouse Aïcha à dépêcher auprès de leur voisine la chanteuse Djamila la « Ancariya » pour animer les festivités d’une cérémonie de mariage. En outre, elle se réfère aux chants et danses jusqu’à la transe auxquels les dervich-tourneurs, à la suite de Jalal Eddine Rûmi, le soufi, s’adonnent dans leur recherche de l’extase qui consacre la fusion dans le divin.
L’ensemble de ces développements étaient nécessaires à l’auteure pour justifier le choix du drame musical en tant que genre qui n’altère d’aucune manière l’esprit et la lettre du Coran et de la Sunna. Se faisant, Assia Djebar par son audace, donne l’estocade aux esprits ténébreux qui mettent en berne l’Islam des Lumières. Dès lors, l’ensemble des paramètres scéniques qui participent de la composition de ce drame lyrique, plaident aussi, de manière adjacente, pour un Islam souple propice à l’innovation donc au progrès.
Women of islam et Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête si différents par leurs genres, si distants dans le temps, sont traversés par une même veine tramée par deux sujets conjoints : la femme et l’Islam. Ces paramètres sont ceux par lesquels Assia Djebar se définit explicitement. Pour être pleinement femme et pleinement musulmane, être et exister en tant que telle, elle le démontre aux moyens d’analyses socio-historiques, socio-culturelles et en se saisissant de l’expression artistique, symbiose de l’éloquence poétique, du chant et d’une dramaturgie qui emprunte tout à la fois à la culture traditionnelle et au théâtre à l’italienne, signe de son universalité. Assia Djebar a osé et a reconnu s’être risquée sur « un terrain dangereux parce que proche du religieux ». Elle a assumé son audace sans compromis.
En conclusion, citons le chant d’ouverture des Filles d’Ismaël qui résonne comme un énième appel à la raison pour que l’Islam émancipateur des origines retrouve sa vocation première :
Écoutez ô croyants et croyantes
O vous qui croyez en un Dieu unique Et vous qui pensez ne pas croire Ni en Mohammed Ni en Jésus fils de Marie Ni en Abraham l’Ami Vous qui ne savez pas plus que nous Quand arrivera votre Heure dernière Mais proche ou lointaine, Elle arrivera
Écoutez, vous tous, d’aujourd’hui et d’hier Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête !
La tempête en Arabie dite Heureuse Mais femmes ségréguées Le vent à Téhéran, La flamme de l’avenir A peine préservée La honte à Kaboul Pour toute femme Dressée
La peur hier à Alger Par des fous désespérés Femmes et enfants trop souvent Massacrés
La longue solitude à Sarajevo La folie de la haine au Kosovo Les ruines du désastre à effacer
Écoutez, vous tous, aujourd’hui et demain, Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête
Allumons pour vous et pour nous Allumons le vif du passé Pour l’avenir Éclairons le nid des premiers temps de l’Islam Dans sa lumière et ses ombres Ressuscitées !
Dresse-toi devant moi, mon fils, pour que je me souvienne de ta taille Je veux aller trouver ma famille Un cercle de mains caressantes, De douces mains humaines Où l’oubli soit enclos. Je veux aller trouver ma vraie famille humaine Sous les branches bombées de l’olivier bruni Et les pentes à nu de ces collines bleues Le désespoir dormait. Et le ciel inclément sur ces masses perdues à jamais Dans la mort impalpable et splendide, Versait sa fraîcheur bleue La vie légère s’envolait des fleurs violettes des pêchers Et dans le fond des ravins bleus Chantait l’eau de la Miséricorde Je veux trouver les anges de mes frères, Dans le pays muet que renferme mon cœur. Âmes, ô âmes des morts ! Sous le schiste trié Les olives pleuraient sur vos os oubliés, Mais l’huile ensoleillée ne pourra plus jamais, Pourtant, jamais, Redonner la jeunesse à vos membres séchés. Coulez-vous dans le ciel, A l’heure où l’épervier, Autour des gouffres bleus Enroule son envol silencieux. Est-ce vous, ô voyageurs de l’éternelle angoisse, Qui traversez la foule des étoiles innombrables, Dans le ciel noir où mon étoile, un jour, me fera signe ? Mais, sa place, Celle de votre enfant, malgré vous, malgré lui Prisonnier de ces os rendu au schiste sec, Mais, ma place, Celle de votre fils aux membres ligotés Où, où est-elle ? Je voudrais reposer dans ma famille humaine, celle qui fut livrée à une sombre haine Mais qu’un dieu délivrera sur mon Mont d’oliviers Pareil aux troncs noueux des arbres de chez nous Ces sépulcres offerts au soleil dévorant, Ces femmes ravinées dont les mains sont tendues Aujourd’hui, aujourd’hui, j’abandonne ce lieu où j’ai cru si longtemps que mes pieds poseraient Pour jamais, avinées dont les mains sont tendues Non vers ce ciel trop pur, mais vers les mains fermées des enfants en allés Vers le pays de l’or et du travail facile. J’appareille aujourd’hui vers une autre colline, Un pays jamais vu par des regards humains, Sous un arbre aux bras longs comme un regard de mère...
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JEAN AMROUCHE
CENDRES...EXTRAIT
Tout un peuple défunt secouait son linceul; Tu seras dans ton lit de schiste Au pied du figuier tordu. Ils viendront par le Val de Mort Montant lentement la colline Le cimetière est à main gauche, Tu ne t'en souviendras déjà plus. Quand je cherche ma voix, j'entends vos lèvres closes Votre terrible voix d'au-delà de la nuit... Qui portera vos voix vivantes dans mes chants ? Voix de la mort, pétrie du silence éternel De mes absents plus présents d'être morts En moi créés, en moi vêtus de rayons noirs Tu roules dans ton flot les fruits purs de la nuit Je n'ai rien su donner de mes secrets espoirs. J'ai si longtemps gémi dans le corps d'une femme J'ai si longtemps cherché l'oubli de ma présence. Visages en douleur à l'orée de ma nuit, c'est vous qui revivez, tourbillons des jours noirs que j'avais cru défunts? Vos pleurs pour qui sont-ils? Et vos rires cruels? Et l'homme qui voulait tuer le souvenir s'abîme dans la nuit des espaces stellaires. Je sais que tu viens de là-bas, de très loin Là où l'homme n'a point de part. Et que brûlent enfin mes souillures Et mes vaines craintes. Et les neiges des hautes cimes désirées Sont loin, bien loin Au fond du souvenir qui s'éveille, Et meurt. Tu abandonneras les musiques de ton enfance Ta mère, qui le soir, t'endormait de ses chants. Une étoile sanglote au fond de ma mémoire. Complainte grise et froide, Maîtresse déjà, tes cheveux impalpables comme la vie Couvriront mon front moite, Et tes longs doigts d’algue incolore Errants par mon corps effondré Épuiseront leurs efforts à chercher Ma jeunesse perdue. Ô solitude, demain déjà je serai tien Dans le crépuscule de ma chambre étroite Où danse vainement la douce clarté de la lune. Et les chansons des garçons neufs Criant leur vie à pleins poumons Au vent du large ? Et la belle fille qui passe, Aux fortes jambes mues en cadence, Épouse du soleil et du violent désir des hommes ? Depuis des siècles et des siècles Nous tournons autour des étoiles Mais nous ne les voyons plus. Mais toute parole est un germe mort Si dans un coeur elle ne s'incarne.
Ne m'appelez pas Nice, Charlie, Paris ou Toulouse Ne m'appelez pas non plus du nom des assassins Quand le sang coule Appelez-moi chagrin Appelez-moi larmes douleur révolte
Je suis Kaboul, Jérusalem, Damas, Mossoul, Munich Je suis L'enfant quand le poignard s'enfonce La femme aux yeux tristes dont on éteint le regard Les 84 personnes qui ont péri Les 331 blessés qui s'acharnent à vouloir vivre et encore aimer Les dix enfants volés Ce rire encore collé à une photo Cette femme qui ne reverra jamais sa mosquée Ce père et son fils si loin de leur Texas Ces deux enfants qui ne fêteront jamais leurs cinq ans Je suis Un père en deuil et une mère en larmes Une grand-mère qui ne sait plus vivre Le cri qui ne veut pas partir Cet homme qui protégea les siens Ceux qui s'interposèrent pour que d'autres vivent Cette nuit où les étoiles eurent mal Cet oubli qui ne viendra pas Cette nuée des âmes Qui s'insurge contre tous les détenteurs de vérités Contre tous ceux qui jugent et s'arrogent le droit de tuer Contre tous ceux qui souillent le droit sacré de vivre D'aimer et d'être libre et d'avoir une conscience
Appelez-moi destin Car je suis celui qui sait Que les enfants de l'échec sont une obole à l’intégrisme Que les infirmes de la conscience Vendent la prière et le meurtre à la criée
Appelez-moi ineptie Car je suis celui qui regarde Les marchands de haines prospérer sur Internet Dans l'impunité et l'indifférence de ceux qui en font commerce
Appelez-moi Nice, Toulouse, Bataclan, Orlando ou Paris Appelez-moi Kaboul, Jérusalem, Damas, Mossoul ou Munich Appelez-moi, Afrique, États-Unis, Asie, Tunisie, Algérie J'ai le nom et le sang de millions d'hommes Qui grésille au fond de ma mémoire Où que j'aille, de Port El Kantaoui à l'extrême sud de l'Afrique Encore et encore, je cherche l'humain
Appelez-moi détresse Car je suis celui qui sait Qu'entre la bestialité et l'homme il y a la conscience Appelez-moi doute, fatalité, malchance, aveuglement Appelez-moi Homme, si être homme encore a un sens
Appelez-moi espoir Appelez-moi avenir Car je suis celui qui croit Que l'on peut encore restaurer le cœur de l'homme Et encore lui donner des étoiles, des projets et du rêve
À Nice, Toulouse, Bataclan, Orlando, Paris Kaboul, Jérusalem, Damas, Mossoul, Munich Et dans les mille autres ailleurs où court le crime Vous serez toujours là, à peupler les donjons de ma mémoire Où que j’aille, je porterai votre sang et vos rêves
Enfants d’ici Enfants d'ailleurs Convoquez l'amour, le respect, la tolérance, la joie Je cherche l'humain Où que j’aille, encore et encore, Toujours je chercherai des frères
Pèlerin sans croix sans croissant, sans étoile Sur une route où les intégrismes sont légions Sur cette route où la lumière est sous voile J'affirme que l'humanité sera laïque Diverse généreuse et fraternelle Ou qu'elle ne sera pas.
Les mères les enveloppent dans leurs vêtements neufs
Et les pères les portent
A travers les chemins étendus
Pour les cacher dans la terre
Avec l’espoir
Que Dieu les crée une seconde fois
A nouveau
Dans de nouveaux pays
Des enfants nouveaux
Ayant un parfum de jasmin.
Bouquet de roses
Les traits des visages qui tombent très vite
Au cours des voyages du week-end
Savent très bien
Que les fards contemporains
Ont la capacité de lifter la peau
Et que les cliniques secrètes
Sont capables de redonner la vie
C’est pour cela que seul l’argent les intéresse.
Les visages qui savent parfaitement
Que les exemples de vertu sont tombés par l’action du temps
Et par le verdict de la Haute Cour
Savent aussi qu’ils possèdent le pouvoir
De fixer leur image
Sur les réseaux d’Internet
Avec une longue histoire honorable
Qui s’étend peut-être sur deux cents ans,
Ces choses-là n’ont plus besoin de certification
Mais ont surtout besoin de deux faux témoins
Ou des historiens payés ayant des doctorats
C’est pour cela qu’ils ne sont intéressés que par l’argent.
Les portraits qui ont très bien compris
Que l’avenir est au fric
Et aux dieux des affaires
Passent leurs journées à tuer des oiseaux
Qui causent du vacarme
Et à tisser des filets aux papillons
— Irritant la lumière —
Chassant les renards
— Pourrissant les vignes —
Et ils passent leurs nuits à cueillir des fleurs
En une quête des choses nécessaires à l’exportation.
Les dieux de l’argent
N’oublient jamais de garder un dernier bouquet de fleurs
Placé au coeur de la salle prête à accueillir
La réunion des membres
Pour préserver l’image joliment présentable.
Chuchotements du vent
Tandis que je traverse le chemin qui mène aux jardins d’enfants
Voilà que mes yeux se posent
Sur un groupe de mouettes blanches
Au milieu d’une mare d’eau croupissante
J’ai cherché à savoir auprès de ceux qui s’y connaissent
En vie des oiseaux
Ils m’ont dit que ces oiseaux étaient perdus
Leur destination était la mer
Mais ils sont tombés dans les rets de la mare.
Je regarde encore une fois
Je vois que les mouettes battent des ailes comme en une joie
A leurs becs une chose pend, on dirait un poisson,
J’ai posé la question encore une fois aux connaisseurs :
« Mais elles respirent le bonheur »
Et il semble que les mouettes ne pourront pas se rendre compte du leurre
Ou penser au départ
On me répond: les mouettes sont habituées maintenant …
Ce qui s’accroche à leurs becs
Ce n’est pas un poisson
Mais des grenouilles noires
Car elles ne voient plus très bien dans l’obscurité de l’eau.
Au printemps,
Les mouettes ont pondu des oeufs, éclos ensuite,
Je regarde encore la mare à l’eau croupie
Je n’y trouve que les parents
Ils barbotent dans la vase et crient
Souillant leurs plumes de boue
Comme une coutume antique d’Egyptiens.
Je cherche encore à savoir, croyant que les oiseaux ont compris le piège,
On m’a dit: non, mais les petits des mouettes, ces oisillons,
Dès qu’ils avaient eu des ailes ils se sont envolés
Leur destination était la mer
Je demande: comment savaient-ils leur voie?
On me répond: par l’instinct
Mais une mouette traversait la région par hasard
Son cri ressemblait à un chant
Non, ce n’est pas l’instinct.
Il s’agit bien des chuchotements du vent.
Chanson pour l’avenir
Nous avons du travail
Pour les trois cents années à venir
Nous qui inspectons la terre
A la recherche de la mort qui guette
Sous l’écorce.
Pour les trois cents années à venir
Nous avons de la peur
Nous qui inspectons les jardins
A la recherche de la mort contenue dans les bouteilles
Qui n’ont pas eu l’occasion d’exploser
Depuis la dernière guerre
Et je ne leur accorde pas la chance
D’oublier la vengeance
Tout au long de ces années-là.
Durant trois cents années à venir
Nous aurons des tués qui arriveront
Des yeux diaboliques les épieront
Cachés dans la poussière
Attendant les passants
Qui mourront soudain
Dans les promesses échangées
Sur cette terre-là
Que l’on a ornée rapidement.
Pendant les dix années passées,
Dix années seulement,
On a vu mourir parmi nous,
Nous les inspecteurs experts,
Mille personnes
Et peut-être avant de délivrer la terre
Du poids de tant de fardeaux
La terre serait-elle peuplée, par d’autres milliers,
D’autres bombes
Qui se tiennent en embuscade
Guettant l’occasion qui viendra
Pour faire de toute la terre
Une seule bombe… vivante…
Face à laquelle toute prière sera inutile.
Satan
Taisons-nous
Car nos cris sont arrivés jusqu’au bon Dieu
Veuves et vieux ont hurlé
Et les enfants se sont tus
Quant aux jeunes
Ils ont continué à battre le tambour.
Le bon Dieu a dit qu’il existe deux issues
Soit une étoile filante foncera vers la terre
Et la détruira
Ou bien l’homme sera recomposé, rapidement sa formation se fera à nouveau.
Satan a dit: Et moi je propose deux solutions
Soit je tue tous les pauvres par la magie noire
Soit je les entraîne dans mon royaume inférieur
Et je les baptise par le feu
Pour en faire l’armée du futur.
Non loin de là
La miséricorde sommeillait
Sur une colline verte
En comptant un nombre incalculable de crânes d’enfants morts.
Disparition
Ceux qui croient aux lendemains
Attendent là-bas
Au jardin d’enfants,
Et ceux qui croient au jour d’hier
Comme un dernier don de Dieu
Attendent là-bas
Dans leurs mystérieuses cahutes
Au croisement de deux nuits
Ceux qui croient en rien
Attendent dans des cafés bien à eux
Avec la mélancolie languissante du thé
Et les éclats de rire qui résonnent dans les narguilés
Et moi je suis debout quelque part sur la route
Attendant l’inconnu qui arrivera
Selon un rendez-vous de jadis
Dont je ne me souviens plus du tout.
Bahig Ismaïl
Dramaturge égyptien et également poète, il compte de nombreuses contributions à la critique littéraire dans la presse égyptienne, et il est membre au Conseil Suprême de la culture. Parmi ses pièces de théâtre publiées : Baghbaghan tawil al-lessane (un perroquet à la langue pendue), Al-Aleha ghadeba (la colère des dieux), Innahom yaëkoloune al-hamburger (ils mangent du hamburger). Parmi ses recueils de poèmes : Telka al-ayam (ces jours-là), Al-echq, al-horriya, al-mout (la passion, la liberté et la mort) et Fassad al-arwah (corruption des âmes) aux éditions GEBO 2013, et dont nous publions ici quelques vers.
Dans ma larme s’étend l’injuste addition que m’impose l’éloignement et que je règle de mes pleurs d’apatride à l’émotivité déchue. Ma larme renferme la broche kabyle de ma mère, le henné qui fleurait sa main et une pierre de ma maison criblée des traces de mes rires et de mes chroniques d’enfant cédées à la confiance close de mon pacte avec de tristes avantages. J’ai dans ma larme quelques gouttes de la pluie qui tombe sur Alger et un peu des soupirs des justes râlants sur la hampe de son drapeau brûlé. J’ouvre ma larme comme on ouvre sa valise et Alger s’ouvre devant moi à son tour tel un éventail d’expressions exquises. Beaucoup de sensations pour des yeux surets et discrets qui surgissent du passé, pellucides et muets devant la sensualité sacrée Alger flotte sur la mer comme un flocon de neige éternel. Qui l’imagine aux temps arabe, turc et français, la verrait à chaque fois émerger blanche et innocente des orgies des conquérants qui ont tenté de l’auréoler de couleurs sales. La blanche, car au matin céleste, elle s’ouvre discrètement dans une nudité laiteuse qui apaise les crochets de la douleur et de la faim comme l’exige le burnous blanc de nos ancêtres. Infiniment blanche parce qu’on lui succombe facilement tels des soupirants forbans dont les yeux s’ouvrent à faire ventre des contours d’une vierge aimante mais tenace à demeurer chaste indéfiniment.
Alger des crépuscules écarlates aspergés de délires célestes. Alger de ma mer bleue d’où émanent les vagues en houles halées par le vent jusqu’aux premières lueurs des aubes qui augurent quelques fois le tragique quand le crime se prépare au tournemain de la nuit aux yeux dardant. Alger, jouvencelle timide née de l’humilité des berbères Beni-Mezghena, finement ciselée de vers si précis, si simples et si limpides qu’ils éclairent les abysses terrestres et les profondeurs du ciel. Lorsque l’on arrive vers elle, par la mer ou par les routes, elle dévoile ses panneaux et fait pivoter les regards encaissant les frets poignants des départs. Elle descend de la basilique de Notre-Dame d’Afrique qui crâne sur le mont qui fait son dessus jusqu’au port où fourmillent les pas hagards des exilés aux illusions fichues. Bonjour Miramar, bonjour Franco et Bains-romains. Bonjour Beau Fraisier, Bouzeréah, Climat de France, El Biar et les Tagarins. Bonjour boulevards des vitrines, des rencontres et du prêt-à-porter. Bonjour front de mer des randonnées nocturnes. Bonjour Hydra des dobermans et des golden boys en herbes ; bonjour le Golf, quartiers des gouvernants et des clans qui hébergent les sympathies suspectes des sacripants qui s’épuisent en activités douteuses. Bonjour Bab Ejdid, Soustara et Bab El Oued, hauts lieux des révoltés d’octobre. Je vous salue quartiers des enfants terribles, des salaires indécents et des défis où la noblesse est toujours mise à contribution. Bonjour foyers où flottent les odeurs de chez nous, les arômes de l’encens, du cumin, du poivre rouge, des merguez cuites dans de petits braseros des rues pavées. Salut à toi Casbah, aquarelle à la fois libre et complète, redoublant d’éclat sous la clameur du zénith. Citadelle indomptable du kabyle Sidi Mohamed Cherif, saint aux deux tombeaux et des artistes aux ascendants combatifs. Tes requêtes et ta précellence se livrent à l'œil de l'amoureux éprouvé comme une graine d’anis qui parfume le pain. Tu secoues de souvenirs d'émeraudes la mémoire du kabyle que je suis dont l'aïeul à probablement péri sous le fouet turc en pétrifiant le ciment ottoman. Ce n’est pas au jour levé qu’Alger fait connaissance avec le soleil, il cabote ses côtes depuis que la pierre est pierre, depuis que le jasmin est jasmin. Il ne la quitte jamais. Il la couvre de vie, d’espoir et de certitudes. Il irrigue ses toits, ses versants et ses faubourgs. Ses rayons arrosent ses jardins, ses criques et collines. Alger et le soleil, deux éléments d’un couple qui brûlent l’un pour l’autre et leur flamme incendie la charge des solitudes à la manière des vieux amants qui partagent leur idylle avec les rhapsodes qui aiment à se tenir en faction au premier rayon du soleil quand il apparaît entre les cimes des monts. Je voudrai tellement écorcher mes inquiétudes et dépouiller le silence de ce qu’il a de cruel. Je regarde venir à moi les mots ambrés de mes étreintes et je les vois séducteurs telles des ombres frémissantes d’une surprenante affection. Heureux l’errant que l’on croit fou parce qu’il n’est allé nulle part, il répercute ses blessures dans les alvéoles de la ville blanche sans craindre le murmure violent de l’oubli. Quoique l’histoire l’ait faite, Alger la belle la rebelle reprend à chaque fois son bruit d’amour élevé de ses crêtes, heureuse de concéder des droits à l’expression du souffle chaud des résistants. Son souvenir crépite comme un feu dans un Karoun, il fait reculer le liquide des nuits froides et fait plier l’ennui. Préau des cultures et des inspirations, elle recueille dans son panthéon les insurgés et les intraitables ouvriers de la mémoire prompts à relever sa dignité mille fois poissée par les dealers de la chose politique. Alger la berbère contrainte à naviguer entre le liquide de la gloire et celui du vaudevillesque. Elle n’a nul besoin des diplomates faquins rompus et corrompus, habiles mais inutiles ; elle se fout des fourbes religieux qui se font élire tribuns ; elle se fout des hâbleurs félons qui se plaisent à pester dans d’éprouvantes campagnes électorales ; elle se fout des militaires indus élus qui n’ont jamais connus ses rues secrètes et les arrière-salles des cafés banlieusards ; elle se fatigue d’être la capitale des cultures qui l’oppriment. La brise de ses poètes lui suffit, elle fait son sourire dansant qui éblouit et luit au bout de ses nuits comme une vierge aux lèvres humectées de Souak.
DJAFFAR BENMESBAH
IMER À RÉINVENTER LA RAISON
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À toi, comme un miroir d’eau capiteux en ses ondes, l’amour se confond. Lorsque ton regard filtre de par l'immense faveur du sentiment impérieux chaque larme de mes rayons, intensifiant l’ardeur de mes pulsions, pendant que sur ta bouche étincellent à la fois le sublime et la séduction, l’amour se secoue, se fortifie et envers toi, il fait foi. Quand une larme dulcifiée quitte tes yeux pour humecter tes lèvres comme l’or en nœuds de grains luisants dans le goulet de l’orfèvre, par l’empreinte de ton cœur sur le mien qu’en l’amour, j’y crois. Par le désir clair qui couve nostalgique dans l’éclat des idylles menacées comme l’envol de l’aigle du sommet des hautes montagnes enneigées, défiant les vents, en l’amour, j’y crois. Par la lumière qui réfléchit dans la source de tes yeux limpides et profonds comme un rayon de soleil quand il apparaît entre les cimes des monts, en l’amour, j’y crois. Par ton rêve qui est dans le mien, je voudrais me vider du futile, du stérile, pour me remplir d’amour et du flot puissant des plis charnels et m’orienter vers ton cœur.
Alors,
Je t’emmènerai…
Là où le parfum des orchidées, marguerites
Œillets, mirabelles, muguets et sève des plantes
Remédient les peines endurcies
Et les voix trempées de suie.
Je t’emmènerai …
Là où les oiseaux sont libres
Au-delà du possible
Tu les verras survoler les étangs,
Les montagnes et encore mieux
L’azur des cieux...
Je t’emmènerai…
Là où les hommes n’ont ni maîtres ni serviteurs
Là où les hommes ne se mettent ni à genoux
Ni jamais au garde-à-vous.
Là où l’or et l’autorité n’ont plus cours
Là où les vœux de fortune, de supériorité et de gloire
Éclatent comme des bulles de savon
Car vivre bohème prime sur toute priorité.
Je t’emmènerai…
Là où les rois, les suzerains et les vassaux
Les ordres pontificaux, fatwa et Hosanna
Ont fini d’exister, effacés du souvenir
Et des recoins les plus secrets des mémoires
Et la réalité dominante : l’amour et toi.
Simplement toi...
Je t’emmènerai…
Là où les corps frissonnent et s’enflamment
À vaciller les âges
Du plus austère, du juvénile à celui des sages
Là, où toutes les lèvres sont touchées, humectées
Du doux et du plus sucré des mots.
Là où l’enlacement et le baiser
Sans cesse excitent et stimulent
Et l’immense tendresse n’aura point d’oubli
Point de limite
Point de répit…
Je t’emmènerai…
Là où le mal et la douleur se diluent
Dans de l’eau d’oranger et la saveur du citron
Là où le malin, le commerçant, le juge et le politique
Les moralistes et les prêcheurs
Sont refoulés aux confins lointains
Impénétrables au regard
Et leurs aubades et leurs engeances
À jamais révolues.
Je t’emmènerai...
Là où les aiguilles du temps, le pouls de l’histoire
Et les consciences refaites
Bannissent les mots : Adultère et adultérin
Et les larmes des joues des enfants.
Là où les codes indiquent désormais l’attendrissant
Les pétales des fleurs, le plumage des oiseaux
L’ocre clair d’automne, la senteur du printemps
Les aubes blanches d’été
Et aussi, le givre que dessine l’hiver
Au plus fort de décembre.
Je t’emmènerai…
Là où les cœurs clament les amours folles
Gonflées d’éternité
Là où les poètes chantent les rivages de la passion
Sans trouver de portes fermées.
Et ni les glaciers, ni les volcans
Ni l'Olympe et ses déesses
Ni les craintes, ni les doutes, ni les peurs
Ne peuvent défaire les conduites du bonheur
Réinventées définitivement.
Je t’emmènerai…
Là où chanteront aux amoureux
Le ciel, le temps, le jour
Les vents et les orages
Les crépuscules et les aurores
La nuit et ses générosités
Les puits de fraîcheurs et de puretés
Et aussi, l’hirondelle qui fait son nid,
L’abeille qui fructifie son miel,
La rivière qui roule ses eaux
Et les bourgeons qui attendent de les entendre gémir
Pour mieux fleurir...
.
Et moi, d'un bivouac de certitudes, je prendrai de l’énergie cinétique des vents et des océans tout ce qu’il y a d’électrique et j’en ferai des rafales d’éclairs qui allumeront les hauts quinquets ancestraux pour éclairer la profondeur des cieux afin d’y graver ton prénom. Qu’advienne l’orage qui éclatera l’espace et brisera les temps, submergeant de tes yeux, débordant de grâce, les antiques prophéties. J’ordonnerai aux fleurs qu’elles se nomment à tes pieds par la spontanéité des hasards sans saison comme raison. Je troquerai mes jours chaque nuit avec toi dans un lit de tournesols et sous le plaid de jasmin s’écrira notre amour en caractères de flammes dans une prose adulatrice. Ainsi, nous amasserons les feux de nos corps par besoin d’étreinte dans une ferveur enjolivée de griseries en délires. Tu humeras mon souffle comme un autel fumant de véhémentes douceurs et tu sentiras mon amour pour toi doux comme l’aurore vermeille mais tenace à faire fondre les neiges en ramiers blancs. Tu les verras survoler des astres inconnus pour t’apporter les nectars célestes aux parfums enivrants d'où naîtront des oracles nouveaux et tu verras les voluptés s'allumer en d’éternels flambeaux modifiant la destinée des idoles. Je ferai de mes imperfections des talents avec tout le génie imaginable et j’humecterai du miel de tes seins les flèches des Vénus et Éros, tous deux, genoux à terre, comme des divinités mineures devant ta sveltesse aux soleils dansants.
Oeuvre Otake Ayana
Comme un vieux navire au mouillage, hésitant à lever l’ancre pendant que ses lumières vibrent sous les eaux, mes pensées prennent le large pour accoster sur mon étoile avec l’exigence qu’elle se nomme de mes éclats antérieurs à mon départ d’Alger. Seule Alger, l’amante, la muse, connaît mes aversions et mes penchants. J’avais pris contrat, la nuit, avec ses puits de silences et avais fait de son jasmin ma clause intime. Ainsi, je combinais ma vie à des surprises délicates qui m’enjolivaient continûment d’éclats immenses et qui m’offraient le privilège de me reproduire nouveau à chaque déception, à chaque douleur, avec une semblance de moi-même à l’état sobre et pur. Ce temps est loin.
Dans la clarté crépusculaire d'Evry, je murmure seul dans un bout de jardin des réminiscences griffonnées de bières et de vin dans l’antre du plaisir en souvenir d’autrefois. L'air de la souffrance est pressant comme un hymne éclaboussé de concessions absurdes, moins dignes à l’écoute, et qui peine à retentir quand je me tais en bile à la manière d’une ramille asséchée sous le vent, pourtant gracieux et folichon d'automne. Des eaux mystérieuses ondulent dans mon âme inondant mes passions discrètes d’amant imaginé, amusé d’un cépage à la treille nue. Isolé et reculé dans l’horreur du temps, je me hasarde à renverser le fatum creux à coups de Yesterday par des plongeons dans le passé désormais révolu avec envie de décrypter mon souffle pour le décharger du grognement sourd de mon éjection hors de l’univers dialectique du bien-être. Dans ma mémoire roulent mes révoltes passées et au devenir ahanant d’impatience. Hélas, beaucoup de substances me manquent par opposition à l’action car empoignées par les tentacules de l’éloignement. Des mots et des mots tempêtent dans mes tripes puis affluent dans ma bouche comme des vagues qui se brisent contre les digues et immédiatement après retournent se vautrer dans ma poitrine. Alors, j’y pense… La poésie ne répond pas aux nostalgies, ni au spleen ni au chagrin.
Les nuits finissent en aubes prises de l’orageux aquilon Et les jours se lèvent de soleils exaltés mais sans rayons Chaque soir, un jour décline, morne et sans musique Ses couleurs sans éclats, désolées, déchoient en loques Les saisons, identiques, dépitent par manque de charme Des réminiscences anarchiques se brouillent de vacarme Les estimes épurées et les visages désirés sont fermés. Ne reste sinon que l’espoir nostalgique et l’amour géminés Quand les souvenirs se réchauffent de silence en tumulte L’exil est le vide où la mémoire sombre avec ses tempêtes
Une jeune fille, bent Ahmed Belbey, originaire de Beni Hilal, née en 1852. Elle aimait secrètement son cousin Saïd. Un amour devenu célèbre, après la mort de Hizia en 1875, à l’âge de 23 ans. Ne pouvant supporter la douleur de la mort de sa bien-aimée, Saïd erre quelque temps, avant de demander au grand poète de la région, Ben Guitoun, de l’immortaliser par un poème. Le maître du melhoun le prend en pitié, après avoir écouté son histoire d’amour...
LA Traduction française :Hizia Traduction de C. SONNECK (1902)
« Amis, consolez-moi; je viens de perdre la reine des belles. Elle repose sous terre. Un feu ardent brûle en moi ! Ma souffrance est extrême. Mon coeur s'en est allé, avec la svelte Hiziya. hélas ! Plus jamais je ne jouirai de sa compagnie. Finis les doux moments, où, comme au printemps, les fleurs des prairies, nous étions heureux. Que la vie avait pour nous de douceurs ! telle une ombre, la jeune gazelle a disparu, en dépit de moi ! Lorsqu'elle marchait, droit devant elle, ma bien-aimée était admirée par tous. Telle le bey du camp qui s'avance un cimeterre à la ceinture. Entouré de soldats et suivi de cavaliers qui sont venus à sa rencontre, pour lui remettre chacun un présent; Armé d'un sabre d'Inde, il lui suffit de faire un geste de la main, pour partager une barre de fer, ou fendre un roc. Il a tué un grand nombre d'hommes, ennemis du bien. Orgueilleux et superbe, il s'avance fièrement. C'est assez glorifier le bey ! Dis-nous, chanteur, dans une nouvelle chanson les louanges de la fille d'Ahmad ben al-Bey.
Amis, consolez-moi; je viens de perdre la reine des belles. Elle repose sous terre. Un feu ardent brûle en moi ! Ma souffrance est extrême. Mon coeur s'en est allé, avec la svelte Hiziya.
Lorsqu'elle laisse flotter sa chevelure, un suave parfum s'en dégage. Ses sourcils forment deux arcs bien dessinés, telle la lettre noun, tracée dans un message. Ton oeil ravit les coeurs, telle une balle de fusil européen, qui aux mains des guerriers, atteint sûrement le but. Ta joue est la rose épanouie du matin, et le brillant oeillet; le sang qui l'arrose lui donne l'éclat du soleil. tes dents ont la blancheur de l'ivoire, et, dans ta bouche étincelante, la salive a la douceur du lait des brebis ou du miel qu'apprécient tant les gourmets. Admire ce cou plus blanc que le coeur du palmier. C'est un étui de cristal, entouré de colliers d'or. Ta poitrine est de marbre; il s'y trouve deux jumeaux, que mes mains ont caressés, semblables aux belles pommes qu'on offre aux malades. Ton corps a la blancheur et le poli du papier, du coton ou de la fine toile de lin, ou encore de la neige, tombant par une nuit obscure. Hiziya a la taille fine; sa ceinture, penche de côté, et ses tortis entremêlés retombent sur son flanc repli par repli. Contemple ses chevilles; chacune est jalouse de la beauté de l'autre; lorsqu'elles se querellent elles font entendre le cliquetis de leurs khelkhals, surmontant les brodequins (vaste plaine au S. E. de Sétif où les nomades de Biskra venaient faire paître leurs troupeaux en été )
Quand nous campions à Bazer1, je me rendais auprès d'elle le matin; alors nous goûtions les joies de ce monde. je saluais la gazelle; j'observais les présages; heureux comme un homme fortuné, possédant les trésors de l'univers. La richesse n'avait pour moi aucune valeur, comparée au tintement des khelkhals de Hiziya, quand je franchissais les collines pour aller la rencontrer. Lorsqu'au milieu des prairies, elle balançait son corps avec grâce, et faisait résonner son khelkhal, ma raison s'égarait; un trouble profond envahissait mon coeur et mes sens.
Après avoir passé l'été dans le Tell, nous redescendîmes vers le Sahara, ma belle et moi. Les litières étaient fermées; la poudre retentissait; mon cheval gris m'entraînait vers Hiziya. Ils ont conduit les palanquins des belles, et ont campé à Azal, face à Sidi Lahcen et à Zerga. Ils se sont dirigés vers Sidi Said vers al- Matkaouak, puis sont arrivés le soir à M'Doukal. Ils sont repartis de bon matin, au lever de la brise, vers Sidi Mohammed, ornement de cette paisible contrée. De là, ils ont conduit les litières à al-Makhraf. Mon cheval, tel un aigle, m'emporte dans les airs, en direction de Ben Seghir, avec la belle aux bras tatoués. Après avoir traversé l'Oued, ils sont passés par Al Hanya. Ils ont dressé leurs tentes à Rous at-Toual, près du désert. L'étape suivante mène à Ben Djellal. De là, ils se sont dirigés vers El Besbes, puis vers El-Herimek, avec ma bien-aimée Hiziya. A combien de réjouissances avons-nous pris part ! Mon cheval gris, disparaissait presque dans l'arène, (derrière un rideau de poussière); on aurait dit un fantôme. Ma belle était grande comme la hampe d'un étendard; ses dents, lorsqu'elle souriait, formaient une rangée de perles; elle parlait par allusions, me faisant ainsi comprendre (ce qu'elle voulait dire). La fille de Hmida brillait, telle l'étoile du matin; elle éclipsait ses compagnes, semblable à un palmier qui seul, dans le jardin, se tient debout, grand et droit. Le vent l'a déraciné, il l'a arraché en un clin d'oeil. Je ne m'attendais pas à voir tomber ce bel arbre; je pensais qu'il était bien protégé. mais j'ignorais que Dieu, souverainement bon, allait la rappeler à Lui. Le Seigneur a abattu (ce bel arbre).
je reprends mon récit. Nous avons campé ensemble sur l'Oued Ithel; c'est là que la reine des jouvencelles me dit adieu. C'est cette nuit-là qu'elle passa de vie à trépas; c'est là que la belle aux yeux noirs quitta ce monde. Elle se tenait serrée contre ma poitrine, lorsqu'elle rendit l'âme. Les larmes remplirent mes yeux, et s'écoulaient sur mes joues. Je pensais devenir fou, et me mis à errer dans la campagne, parcourant tous les ravins des montagnes et des collines. Elle a ravi mon esprit et enflammé mon coeur la belle aux yeux noirs, issue d'une race illustre. On l'enveloppa d'un linceul, la fille de notable; ce spectacle a augmenté ma fièvre, et ébranlé mon cerveau. On la mit dans un cercueil, la belle aux magnifiques pendants d'oreilles. Je demeurais stupide, ne comprenant pas ce qui m'arrivait. On l'emporta dans un palanquin, embelli par des ornements, la belle, cause de mes chagrins, qui était grande telle la hampe d'un étendard. Sa litière était ornée de broderies bigarrées, scintillantes comme les étoiles, et colorées comme un arc-en- ciel, au milieu des nuages, quand vient le soir.
L'histoire de Roméo et Juliette est devenue universelle, celle d'Antar et Abla, et l’odyssée de Keiss et Leïla ont marqué la littérature arabe. Quand l'amour et la passion se mêlent à la poésie, aux destinées tragiques, cela ne peut que donner des histoires immortelles, des mythes qui se racontent au fil des siècles. Mais l’incroyable histoire d’amour de Sayed et Hiziya reste méconnue et enfouie dans le secret des oasis, des palmiers et du sable aux portes du Sahara d’Algérie. Très peu connaissent pourtant l'histoire de Hiziya et Sayed. Une Romance bédouine de l'Algérie des années dix-huit cents, une histoire vraie devenue une ode à l'amour éternel.
Hiziya Bent Ahmeb Bel Bey a vécu dans le sud-est de l'Algérie, dans un village du nom de Sidi Khaled, dans la wilaya de Biskra, Fille d'un puissant notable de sa tribu Douaouda, qui transhumait régulièrement à Bazer-Sakra (El Eulma, ex- Saint-Arnaud dans la wilaya de Sétif) est définitivement lié à une passion amoureuse à la fois romantique et authentique, immortalisée par le poète Benguitoun qui en a fait l'un des plus grands chefs-d'œuvre de la poésie populaire algérienne. Hiziya tomba amoureuse de son cousin orphelin Sayed, élevé par son propre père. Sayed dans la même famille et sous le même toit, se sont épris l'un de l'autre dès leur jeune âge, pour voir leur amour grandir. Saïd était un prestigieux cavalier qui avait tout pour plaire. "Lorsqu'elle marchait, droit devant elle, elle était admirée de tous."
Elle aurait vécu une histoire d'amour mouvementée couronnée par un mariage qui dura à peine un mois. La cause de son décès fut et reste une énigme.
L'amour que se portait mutuellement les deux amants était intense et sans limite. La beauté de Hiziya marquait les esprits, faisait fondre les cœurs. Une jeune fille sublime, si belle que les prétendants ne cessaient de défiler et de proposer des dots plus élevées les unes que les autres, mais son cœur était pris par Sayed.
L’amour qui liait ces deux cousins, commençait à se heurter aux lois implacables de la tradition qui interdisait toute liaison en dehors du mariage. Les deux tourtereaux étaient forcés de se voir en cachette, se contentant de voler des moments furtifs pour se rencontrer lors des placements des caravanes, pendant la période de transhumance entre le Sud et les Hauts-Plateaux, notamment dans la région de Bazer-Sakra où ils avaient pour habitude de marquer de longues haltes. Seyid s'arrangeait pour parader sur son cheval autour du "Haoudedj" (sorte de litière dressée sur le dos d'un chameau) de Hizia, montrant fièrement ses prouesses de cavalier hors pair et Hizia lui répondait, par l'échancrure de la tente, par des sourires complices lui signifiant sans mot dire, sa fidélité et l'intensité de ses sentiments, et lui rappelant, par des apparitions furtives, la splendeur de sa beauté. La liaison ne tarda pas à être découverte et à la nouvelle se répandit au sein de la tribu, impitoyable lorsque son honneur et en jeu, poussant Seyid à quitter les lieux. La séparation, raconte-t-on, eut des conséquences fatales sur la santé de Hizia qui décéda peu après, d'une manière mystérieuse, juste après le retour de sa tribu d'une transhumance à Bazer. La mort de sa bien-aimée plongea Seyid dans un profond chagrin, à tel point qu'il abandonna biens et famille pour errer dans le désert avant de s'établir sous une tente dressée sur les berges de l'oued de Ouled Djellal où il demeura jusqu'à sa mort.
La légende raconte qu'elle vivait cet amour secret en cachette de sa famille. Elle se maria avec Sayed, mais peu de temps après, il parti combattre et lorsqu'il revint, elle l'attendait vêtue d'un barnouss. La voyant de loin, il l'a confondu avec un ennemi et il l'a tua. Ne se remettant jamais de cet acte, il sombra dans le chagrin, pleurant Hiziya à tout jamais.
Une autre version raconte, que Sayed et Hiziya préparaient leur mariage grandiose, la cérémonie battait son plein, fantasia, et cortège nuptial sublime. Sayed attendait sa dulcinée qui devait arriver avec sa famille et le trousseau merveilleux que lui avait préparé son père. Sur le trajet qui devait la mener à son époux, un caïd, qu'elle avait refusé d'épouser, et sa troupe arrivèrent, et le combat se déclencha. Hiziya mourût en plein désert, toutes les personnes qui l'accompagnaient périrent. Le trousseau fut pillé. Le cheval de Sayed, surnommé Lazreg, s'enfuit du cortège, il était très aimé par Hiziya. Il arriva au douar ou attendait impatiemment Sayed sa mariée, s'écroula devant son maitre et pleura. Sayed compris qu'un malheur s'était produit, il hurla le nom de Hiziya. En arrivant devant le corps de sa bien-aimée, Sayed s'effondra et il lui écrivit le plus beau des poèmes, commençant par :
"Amis, consolez-moi; je viens de perdre la Reine des belles. Elle repose sous terre. Un feu ardent brûle en moi ! Ma souffrance est extrême. Mon coeur s'en est allé, avec la svelte Hiziya. "Que la vie avait pour nous de douceurs ! telle une ombre, la jeune gazelle a disparu, en dépit de moi !"
Cette histoire tragique a fait naitre un merveilleux poème lyrique en 1878. Cette poésie est devenue une très belle chanson de tradition bédouine composée par Ould Seghir et chantée par de grands noms de la chanson algérienne : Ben Guitoun, Abdelhamid Ababsa, Ahmed Khelifi et Rabah Driassa.
Une histoire, une tragédie, une romance, une destinée... Écrite et chantée au nom de Hiziya la svelte, la bédouine aux grands yeux noirs, élancée et droite comme un palmier.
Notre Juliette algérienne revit à chacun de ces vers.
l’histoire de notre Hiziya et Sayed, peut être classée dans le même registre que les passions mythiques, éternisées dans les littératures des peuples, à l'instar de "Kaïs et Leïla" ou "Antar et Abla" pour la littérature arabe classique, ou encore "Roméo et Juliette", "Tristan et Iseult" et "Paul et Virginie" pour la littérature universelle.
Elle était tendue de soie et tapissée de brocart. Et moi, comme un enfant, je pleurais la mort de la belle Hiziya. Que de tourments j'ai endurés pour celle dont le profil était si pur ! Je ne pourrai plus vivre sans elle. Elle est morte du trépas des martyrs, la belle aux paupières teintées d'antimoine ! On l'emporta vers un pays nommé Sidi Khaled. Elle se trouva la nuit sous les dalles du sépulcre, celle dont les bras étaient ornés de tatouages; mes yeux ne devraient plus revoir la belle aux yeux de gazelle. Ô fossoyeur ! ménage l'antilope du désert; ne laisse point tomber de pierres, sur la belle Hiziya ! Je t'en adjure, par le livre saint, ne fais point tomber de terre sur celle qui brille comme un miroir. S'il fallait la disputer à des rivaux, je fondrais résolument sur trois troupes de guerriers. Je l'enlèverais par la force des armes aux ennemis. Dussé-je le jurer par la tête de la belle aux yeux noirs, je ne compterais pas mes adversaires, fussent-ils au nombre de cent. Si elle devait rester au plus fort, je jure que nul ne pourrait me la ravir; j'attaquerais, au nom de Hiziya, une armée entière. Si elle devait être le trophée d'un combat, vous entendriez le récit de mes exploits; je l'enlèverais de haute lutte, devant témoins. S'il fallait la mériter au cours de rencontres tumultueuses, je combattrais durant des années, pour elle. Je la conquerrais au prix de persévérants efforts, car je suis un cavalier intrépide. Mais puisque telle est la volonté de Dieu, maître des mondes, je ne puis détourner de moi cette calamité. Patience ! Patience ! J'attends le moment de te rejoindre : je pense à toi, ma bien-aimée, à toi seule ! Amis, mon cheval me fendait le coeur, lorsqu'il s'élançait en avant (attristé par la perte de Hiziya). Après la mort de ma bien-aimée, il s'en est allé, et m'a quitté. Mon cheval était plus rapide que tous les autres chevaux du pays; dans les échauffourées, on le voyait en tête du peloton. Quels prodiges n'accomplissait-il pas sur le champ de bataille ! Il se montrait au premier rang. Sa mère descendait du fameux Rakby2. (Nom d'un étalon célèbre amené du Maroc par si Ahmed Tidjani ) Combien il excellait dans les joutes entre les douars, à la suite de la tribu en marche; je tournoyais avec lui insouciant de ma destinée ! Un mois plus tard, il m'avait quitté; trente jours après Hiziya. Cette noble bête mourut; le voilà au fonds d'un précipice; il ne survécut pas à ma bien-aimée. Tous deux sont partis pour toujours. Les rênes de mon cheval gris sont tombés de mes mains. Ô Douleur ! Dieu, en les rappelant à lui, m'a enlevé toute raison de vivre. Mon âme est près de s'éteindre, après leur cruelle perte. Je pleure cette séparation, comme pleure un amoureux. Mon coeur se consume chaque jour davantage; ma vie n'a plus de sens. Pourquoi pleurez-vous mes yeux ? Nul doute que les plaisirs du monde vous raviront. Ne me ferez-vous point grâce ? la belle aux cils noirs a ravivé mes tourments; celle qui faisait la joie de mon coeur repose sous la terre. Je pleure la belle aux dents de perles; mes cheveux ont blanchi; et mes yeux ne peuvent supporter cette séparation. Le soleil qui nous a éclairé, est monté au Zénith, se dirigeant vers l'Occident; il s'est éclipsé après avoir été le sommet de la voûte céleste, au milieu du jour. La lune qui se montre à nous, a brillé pendant le mois du Ramadhan, puis a disparu du ciel, après avoir fait ses adieux au monde. Ce poème, je le dédie à la mémoire de la reine du siècle, fille d'Ahmed, et descendante de l'illustre tribu des Douaouda. Telle est la volonté de Dieu, mon Maître Tout-Puissant. Le Seigneur a manifesté sa volonté, et a rappelé à lui Hiziya. Mon Dieu ! Donne-moi la patience; mon coeur meurt de son mal, emporté par l'amour de la belle, qui a quitté ce monde. Elle vaut deux cents chevaux de race, et cent cavales issues de Rakby. Elle vaut mille chameaux; elle vaut une forêt de palmiers des Ziban. Elle vaut tout le pays du Djérid; elle vaut le pays des noirs, et des milliers de Haoussas. Elle vaut les Arabes du Tell et du désert, ainsi que tous les campements des tribus, aussi loin que puissent atteindre les caravanes, voyageant à travers les cols des montagnes. Elle vaut ceux qui mènent la vie bédouine, et ceux qui habitent les continents. Elle vaut ceux qui se sont installés dans des demeures permanentes et mènent une vie de citadins.
Elle vaut les trésors, la belle aux beaux yeux; et si cela ne suffit pas, ajoutes-y les habitants des villes. Elle vaut les troupeaux des tribus, les bijoux, les palmiers des oasis, le pays des Chaouias. Elle vaut ce que renferment les océans; elle vaut les Bédouins et citadins vivant au delà du Djebel Amour, et jusqu'à Ghardaïa. Elle vaut, elle vaut le Mzab, et les plaines du Zab, hormis les saints et les marabouts. Elle vaut les chevaux recouverts de riches carapaçons, et l'étoile du soir; cela est peu, trop peu, pour ma bien-aimée, unique remède à mes maux. Je demande pardon au Seigneur; qu'il ait pitié de ce malheureux ! Que Mon Seigneur et Maître pardonne à celui qui gémit à ses pieds ! Elle avait 23 ans, la belle à l'écharpe de soie. Mon amour l'a suivie; il ne renaîtra jamais dans mon coeur. Consolez-moi de la perte de la reine des gazelles. Elle habite la demeure des ténèbres, l'éternel séjour. Jeunes amis ! Consolez-moi de la perte du faucon. Elle n'a laissé que le lieu où sa famille a campé, et qui porte son nom. Bonnes gens ! Consolez-moi de la perte de la belle aux khelkhals d'argent pur; on l'a recouverte d'un voile de pierre reposant sur des fondations bien bâties. Amis ! Consolez-moi de la perte de la cavale de Dyab3 qui n'eut d'autre (l'un des principaux héros de la geste des banou Hilal ) maître que moi. J'avais de mes mains, tatoué de dessins quadrillés, la poitrine de la belle à la fine tunique, ainsi que ses poignets. Bleus comme le col du ramier, leurs traits ne se heurtaient pas; ils étaient parfaitement tracés, quoique sans plume; seules mes mains avaient exécuté ce travail. J'avais dessiné ce tatouage entre ses seins, lui donnant d'heureuses proportions. Au-dessus des bracelets qui paraient ses poignets, j'avais écrit mon nom. Même sur ses chevilles, j'avais figuré un palmier ! Que ma main l'avait bien dessiné ! Ah ! La vie est ainsi faite ! Saiyed, toujours épris de toi, ne te reverra plus; le seul souvenir de ton nom, lui fait perdre ses sens. Pardonne-moi, Dieu compatissant; pardonne aussi à tous les assistants; Saiyed est triste; il pleure celle qui lui était si chère. Aie pitié de l'amoureux, et pardonne à Hiziya; réunis-les dans le sommeil, Seigneur ! Ô Dieu, le Très-Haut. Pardonne à l'auteur, qui a composé ce poème; son nom est formé de deux mim, d'un ha et d'un dal (Mohamed). Ô Toi qui connais l'avenir ! Donne la résignation à cet homme, qui est fou (de douleur); je pleure comme un exilé; mes larmes apitoieraient même mes ennemis. Je ne mange plus; toute nourriture m'est devenue insipide; mes paupières ne connaissent plus le sommeil. Cette pièce a été composée trois jours seulement après la mort de celle qui me fit ses adieux, et ne revint plus vers moi.
Ô vous qui m'écoutez ! Ce poème a été achevé en 1295 de l'Hégire4. (fin de l'année 1878 ap. J. C.)Ould Seghir a composé, au mois de l'Aid El-Kebir, cette chanson. A Sidi Khaled ben Sinan, Ben Guittoun a chanté celle que vous aviez vue vivante.
Z'hor Zerari (1937-2003) est une combattante pour l'indépendance de l'Algérie, arrêtée et torturée par les soldats du général Schmidt, déshabillée et violée devant des prisonniers de l'ALN, elle est aussi poète. Après l'indépendance, déçue par le sort fait aux femmes condamnées à rester à la maison, elle tenta de se battre, comme journaliste, pour la promotion des femmes.
Z'hor Zerari
Je ne sais pas, les mots sont impuissants, ils ne réussissent pas à dire cette femme, cette combattante de la libération, cette journaliste, Zhor Zerari. Je ne me pardonne jamais le fait de ne pas avoir cherché à l‘approcher, beaucoup plus, par pudeur, elle était lumineuse, fortement diminuée par les tortures qu’elle avait subies à la prison coloniale de Barberousse et ailleurs. Elle était journaliste à l’hebdomadaire algérien, Algérie Actualité, elle passait au journal, moi-même, j’y étais, je la voyais de loin. Elle était rayonnante, elle marchait difficilement, mais les mots, la poésie arrivaient à lui apporter, au-delà de la désillusion, quelque espoir. Elle trainait encore les séquelles des tortures pratiquées au nom de la « civilisation », réglée par le sinistre général Schmitt. Elle ne pouvait oublier l'opprobre, l'horreur, mais sans aucune haine comme ses sœurs Zohra Drif, Djamila Boupacha, Bouhired, Bouazza, Mimi Maziz et de nombreuses autres combattantes. Elle est la sœur de ces Françaises qui ont soutenu la lutte pour l'indépendance. Même si elle voulait oublier, elle ne pouvait pas, les séquelles physiques lui rappelaient ce traumatisme. Elle perdait souvent l’équilibre et souffrait de lancinantes douleurs à la colonne vertébrale, aux membres supérieurs et inférieurs, provoquant de brutales chutes. Le corps blessé, meurtri, la mémoire en éveil. Tout lui rappelle ces sinistres généraux tortionnaires Shmidt et Aussaresses. Elle faisait bien la différence.
Zhor Zerari, on en parlait, entre journalistes, de cette moudjahida (combattante)-poétesse qui a tant souffert dans les geôles coloniales, comme d’ailleurs, d’un ami, un immense reporter, Halim Mokdad, les deux s’appréciaient, ils avaient tous les deux pris les armes contre l’occupant colonial. On savait aussi que presque toute la tribu Zerari avait pris fait et cause pour la révolution, vivant au quotidien exactions et tortures. Son père allait disparaître durant la grève des huit jours. "C’était un symbole, un mythe, il faisait partie, écrit-elle, de cette longue liste de milliers de ceux qu'on a appelés les portés disparus de la grève des 8 jours ». Son oncle, Rabah, le Commandant Azzedine, était l’un des organisateurs de cette entreprise de mobilisation du peuple et aussi de déstabilisation de l’organisation coloniale.
Toute la famille Zerari a connu les pires sévices, les souffrances et d’indélébiles blessures. Le père fut torturé à plusieurs reprises, subissant les pires actes de ses tortionnaires qui ne pouvaient avoir le statut d’humains, elle raconte au journaliste algérien Boukhalfa Amazit ce qu’a enduré son père qui a, par la suite appris dans sa chair la dure entreprise de souffrir tout en résistant à la peur : « Quand il a été arrêté la première fois pendant la guerre, il avait été atrocement torturé, ils nous l'ont « jeté » sur le seuil de la porte. C'était la première fois que j'avais vu des larmes dans les yeux de mon père. Il m'a dit : « Tu sais ma fille, c'est dur, c'est très dur, lorsqu'ils me torturaient j'avais l'impression de t'entendre à côté de moi ».
Elle savait que c’était dur, que ça allait être dur, mais se battre pour l’indépendance n’était pas un jeu, elle le savait. Elle le savait, elle qui avait connu les discriminations coloniales, alors qu’elle était brillante élève, elle fut expulsée de l’école. Elle était consciente de la réalité mortifère du colonialisme. Ses parents PPA (Parti du Peuple Algérien, structure nationaliste du temps de la colonisation) ne pouvaient que lui indiquer le chemin à suivre. Une femme, ce n’était pas facile à accepter, elle en était consciente. Son père était son véritable modèle. Elle avait d’ailleurs écrit ces vers pour lui alors qu’elle quittait la prison de Rennes en mars 1962 : « Qu’importe le retour ; Si mon père ; N’est pas sur les quais de la gare ».
C’est grâce à son cousin Abdelouahab qu’elle réussit à rejoindre le MTLD. C’est là qu’allait commencer sa formation politique. Partout, on parlait de Messali. Elle écrivait des poèmes où le terme résistance alimentait de sa sève les mots qu’elle ciselait de si belle manière et elle militait au sein de cette structure nationaliste. Pour elle, c’est tout à fait normal, la nature des choses. Un événement allait lui permettre d’espérer davantage, c’est la défaite française à Dien Bien Phu en mai 1954, quelques mois avant le déclenchement de la lutte armée. Elle était aux anges. A partir de ce moment, elle était certaine de la nécessité de l’action révolutionnaire. Elle comptait les jours quand elle apprit le déclenchement de la lutte de libération. C’était une fête, elle était psychologiquement prête. Elle avait fait un pas pour se retrouver dans la révolution. C’était beau.
Comme beaucoup d’autres militantes, Louisette Ighilahriz, Mimi Maziz et de nombreuses autres, elle avait commencé par des opérations apparemment simples, le transport du courrier, d'armes, de munitions et d'explosifs, puis elle allait-être confrontée à l’action concrète. C’est à l’âge de 19 ans , le 18 juillet 1957, elle avait déposé trois bombes sous des voitures en stationnement.
Puis juste après, elle est arrêtée le 25 août 1957 et condamnée à la perpétuité, elle a connu plusieurs prisons, les pires tortures, elle est sauvagement maltraitée dans un établissement scolaire, l’école Sarrouy, le lieu, disait-on de la « civilisation ». Elle parle ainsi de cette école transformée en lieu de torture et des séquelles provoquées par les tortures infligées à un corps-témoin, elle ne comprend pas pourquoi son pays ne l’a pas pris en charge comme d’autres moudjahidine qui ont souffert le martyre dans les prisons coloniales : « Ce n'était pas la seule école qui servait de centre de torture en Algérie. « J'ai été torturée », quatre mots. Pour moi, ce n'est pas l'instant des tourments qui me torture aujourd'hui. Ce sont les terribles séquelles que j'en garde. Des séquelles qui ont gâché tout le restant de ma vie. J'en profite pour dire que c'est honteux pour les autorités de mon pays, les pouvoirs publics qui, après l'indépendance, après notre libération auraient pu nous prendre en charge nous soigner, nous permettre de poursuivre nos études, et qui ne l'ont pas fait. Nous nous sommes quand même sacrifiés ! Depuis les séances de torture de Schmitt, aujourd'hui général à la retraite de l'armée française, je n'ai pas cessé de souffrir. Il m'arrive de m'effondrer brutalement, de perdre connaissance. Ces crises qui surviennent depuis 1960/1961 peuvent durer une semaine comme elles peuvent se prolonger six mois durant. Ce con de Schmitt a gâché ma vie ».
Elle ne comprenait pas comment après l’indépendance, les uns profitaient de la rente, alors que d’autres continuaient à porter les séquelles des tortures tout en portant l’Algérie au cœur. Elle ne comprenait pas. Elle savait, par contre, qu’elle s’était battue pour une autre Algérie : « Nous vivions au futur. Nous rêvions de joie, de bonheur au futur. Nous ferons ceci, nous dirons cela, nous irons là-bas... C'est ça qui nous a sauvés et nous a maintenus en vie ». Elle n’a jamais regretté son combat, elle n’a jamais eu peur parce qu’elle croyait en un idéal de justice, elle savait que le jour allait poindre, que la victoire était proche, elle le savait. Une fois, l'indépendance acquise, les femmes ont été exclues des postes de responsabilité, elles étaient effacées, inexistantes.
Zhor conjuguait poésie et révolution, littérature et espoir. J’ai beaucoup aimé ce recueil fabuleux que tous ceux qui voudraient connaître un peu plus sur les terribles exactions coloniales devraient lire, Poèmes de prison . Ses textes usant de métaphores marquées par la présence de mots puisés dans le champ de la souffrance arrivent à communiquer la douleur et à donner à lire l’espoir qui irrigue obsessionnellement les différentes constructions. On retrouve un peu l’influence de poètes espagnols comme Lorca, Machado, Alberti, mais également de l'écrivain algérien, Kateb Yacine. La poésie était, pour elle, un « exutoire », disait-elle.
Elle écrivait aussi des nouvelles qui disent le mal de vivre durant la colonisation, la prison est un lieu essentiel qui peuple ses récits, elle qui, l’indépendance acquise, elle allait se retrouver exclue parce qu’elle était femme. Ce qui me rappelle le personnage de Arfia dans La danse du roi de Mohamed Dib, ancienne cheffe maquisarde durant la guerre de libération, mais, par la suite, elle est marginalisée, envoyée voir ailleurs. C’est le désenchantement, c’est ce que Zhor Zerari a raconté à Boukhalfa Amazit : « D'abord la libération. Puis ensuite la ou les libertés. Il n'y a pas les autres sans l'une. C'est pour cela que je parlais de désillusion. Nous, les femmes, sommes tombées de haut, d'avoir été renvoyées aux réchauds le jour même qui a succédé à l'indépendance. Sans attendre ! Oust ! Aux cuisines. Le 3 juillet, il y avait un meeting sur le référendum qui se déroulait à Sidi Fredj, il était animé par le colonel Si Mohand Ouel Hadj et mon oncle le commandant Azzedine. Tôt le matin je m'y suis rendue, et je voyais les gens qui, par vagues successives, arrivaient et couvraient peu à peu une petite colline. J'étais avec mon frère et un de ses amis. A un moment, un jeune en tenue militaire, toute neuve, s'est approché de moi et m'a dit d'un ton aussi autoritaire que hargneux : « Vas avec les femmes », cela se passait le 3 juillet 1962...1962... « Vas avec les femmes te dis-je », vitupérait le jeune ... « Je me trouve bien ici, pourquoi irai-je ailleurs », ai-je répondu... Il a insisté, je me suis obstinée. « Donne-moi tes papiers ! » poursuivit-il. « Je n'en ai pas, je viens de sortir de prison », lui ai-je dit. « Toi ? Toi tu as la tête d'une moudjahida ? Dégage d'ici, dégage ! », me dit-il, me menaçant de son arme... ... J'ai dévalé la colline les yeux brouillés de larmes et dans mon dos, lardée par un poignard de glace, j'entendis le cliquetis caractéristique de la culasse qu'il manipulait pour engager une balle dans le canon de son arme... ».
Zhor marche difficilement, des douleurs, elle marche quand-même, elle s’arrête un moment, scrute le ciel puis…
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