Le monarque républicain a pris une décision seul, il se retrouve maintenant seul. En son pouvoir souverain et sans partage, le roi avait joué la France en un coup de poker, il l'a fracassée. Il voulait une majorité absolue, il a pulvérisé son parti. Il voulait la stabilité institutionnelle de son pouvoir, il se retrouve face à un risque de désordre encore pire qu'il ne l'était auparavant.
La France est passée à côté du désastre, le parti fasciste n'a pas la majorité absolue tant espérée par lui. Mais je souhaiterais me prononcer avec un recul et une parole extérieurs à la liesse des partisans et électeurs qui se sont mis en barrage pour contrer la peste noire de l'histoire. La porte a été fermée, au loup mais il n'a pas fui, il est encore plus fort et attend son heure. Pourquoi un tel pessimisme, ou une réserve ? Car la joie qui s'exprime n'est en fait qu'un soulagement que le RN n'ait pas obtenu la majorité absolue. Cette joie n'a pas encore laissé place à la raison qui va lui remettre le regard sur la réalité. Regardons les résultats avec un esprit distancié et analysons le comment et le pourquoi un homme seul a tenté une telle folie. Il s'agira beaucoup plus de lui, dans cet article, car c'est l'homme qui dirigera la France pour encore trois ans.
Le Rassemblement National a perdu ?
Je n'ai peut-être pas compris l'arithmétique. Il avait 89 sièges, il en a maintenant 143. Curieuse défaite. Le camp présidentiel comptait 245 sièges, il se retrouve avec 156 sièges. Le Président a porté un coup fatal à ce qu'il restait encore de viable dans le parti qui l'avait porté au pouvoir. Le RN n'attendait que cela, c'est déjà un obstacle qui n'est plus sur son chemin pour la suite.
Quant au grand gagnant de ces élections, Le Nouveau Front Populaire compte désormais 174 sièges. Le NFP, ce n'est pas celui dont les membres s'écharpent, depuis des mois, avec des noms d'oiseaux et qui se sont mis d'accord en quatre jours avec des tas de bisous? Pourtant les longs gourdins cachés derrière leur dos sont visibles à un kilomètre. Un siècle de bagarre dans la gauche, les fameuses « deux gauches irréconciliables », et quatre jours pour une réconciliation, ce n'est pas un mariage précipité ?
Le dernier mariage que la gauche avait célébré datait du début du règne de Mitterrand en 1981. Il avait fini très rapidement par un divorce violent.
Le Président Macron a joué la France par un coup de poker, elle n'a pas été ruinée, a évité la catastrophe mais hypothéqué ses chances dans un avenir incertain.
Un décompte en sièges plus catastrophique que ce qu'il était avant la dissolution, il me faut beaucoup d'imagination pour qualifier le résultat de victoire.
Une déraison incompréhensible
Il n'avait prévenu personne si ce n'est informer la Présidente de l'Assemblée Nationale et le Président du Sénat comme l'impose la constitution. Ils n'avaient aucun pouvoir de bloquer sa décision. De plus il ne les avait avertis que très tardivement, à la vieille de sa décision. Puis la colère de la classe politique comme celle de la population s'était manifestée dès l'annonce d'une dissolution incomprise et dangereuse. Aucun espoir qu'elle ne cesse désormais, juste après la fête.
Emmanuel Macron avait pris acte des résultats catastrophiques des élections européennes. Il avait alors pensé que la nouvelle force du Rassemblement National allait décupler sa capacité de blocage. Mais comment cela se peut-il puisque l'élection européenne n'avait absolument aucun effet sur le nombre de sièges dans l'Assemblée nationale ?
Jupiter redescend de l'Olympe
L'image du dieu mythologique et son règne absolu est assez classique et nous pouvons la reprendre à bon compte. C'est d'ailleurs le Président Emmanuel Macron lui-même qui souhaitait être un « Président jupitérien » dans un entretien en 2016, accordé au magazine Challenges' au moment de sa conquête du pouvoir.
Ses deux prédécesseurs avaient eux aussi été poursuivis par une qualification qui collera à leur image. Nicolas Sarkozy avait été « l'hyper président », celui qui avait théorisé qu'il fallait « créer chaque jour un événement pour que chaque jour nécessite une intervention de la parole présidentielle ». Il était partout, se mêlant de tout et ne laissant aucun espace d'intervention à son gouvernement. C'est pourtant exactement ce que fera Emmanuel Macron.
Quant à François Hollande, il s'est qualifié lui-même de Président « normal » pour se démarquer de l'exubérance de son prédécesseur. Emmanuel Macron, son ministre de l'Economie, avait vécu une normalité du Président qui avait provoqué la fronde de ses partisans et le harcèlement des journalistes qui ont fini par l'étouffer (en amplifiant le rejet populaire à son égard) jusqu'à son abandon d'une nouvelle candidature. C'est la raison pour laquelle Emmanuel Macron avait estimé qu'il fallait éviter les deux écueils et redonner à la fonction la dignité de son rang. Il voulait restaurer l'horizontalité jupitérienne du pouvoir et prendre de la hauteur par rapport aux médias avec lesquels il souhaitait avoir « une saine distance ».
Il voulait se démarquer des deux autres Présidents mais il a créé une déclinaison commune en devenant un « hyper président anormal et rejeté ». Tout cela est démoli, Jupiter redescend de son Olympe.
Le syndrome du premier de la classe
La montée fulgurante d'un homme jeune et sa stupéfiante réussite, en si peu de temps, pour devenir Président de la République avait été jugée comme exceptionnelle. L'homme avait été salué dans son exploit et une route lui était désormais tracée.
Selon ses propres mots, il voulait « gouverner autrement », sortir du tunnel de la « vieille politique » et mettre fin aux blocages des partis politiques qu'il avait connus avec François Hollande face à la crise des « frondeurs » de son propre camp. Il voulait intégrer la France dans le mouvement mondial de la « Start-up nation », redonner à la France sa capacité à s'ouvrir au monde, à créer les conditions de sa modernité et sortir du traditionnel combat historique et stérile entre la gauche et la droite. Il voulait des « premiers de cordée », c'est-à-dire placer au sommet de la pyramide ceux qui ont la capacité de créer, d'innover et d'entraîner un « ruissellement vers le bas », c'est-à-dire au profit des autres. Il avait cru que c'était l'excellence qui gouvernait le monde. Il avait oublié que si cette dernière était indispensable par le dynamisme d'une jeunesse diplômée et la compétence de hauts cadres, il fallait un projet politique qui crée les conditions d'adhésion et d'entrainement d'une société. Il avait cru qu'un pays se gouvernait comme une entreprise.
Ni à droite ni à gauche, nulle part
Pour arriver à cet objectif ambitieux, Emmanuel Macron voulait écarter les corps intermédiaires et créer un centre puissant. Dans toutes ses déclarations, une expression qui va lui coller à la peau « en même temps ». Chaque décision se voulait être ni-ni, ni les vieilles lunes de droite ni celles de gauche. Il avait cru alors avoir trouvé ce territoire central si recherché et jamais réellement découvert, celui qui unit une société. Un fantasme de la politique française qui avait fait dire à François Mitterrand aux journalistes : « le centre est au fond du couloir, à droite ». Puis une autre fois, « curieux que ce centre qui vote à droite ».
Son projet de créer ce centre mythique fut alors d'affaiblir les deux partis de gouvernement qui alternaient au pouvoir depuis 1981, avec l'arrivée de François Mitterrand et de les attirer vers lui. Il avait réussi à débaucher un certain nombre de leurs cadres, séduits par ce jeune homme aux visions d'avenir. En fait, ils souhaitaient surtout quitter deux partis en déclin et prendre leur chance avec un nouveau souffle promis. Ainsi il a détruit les traditionnels partis républicains et de gouvernement. À gauche, le Parti Socialiste et à droite, Les Républicains, qui sont devenus des coquilles presque vides. Il devrait s'en mordre les doigts car ils auraient été ses chances actuelles d'une éventuelle coalition en sa faveur.
À s'acharner à détruire l'existant politique, il n'a créé ni le « ni-ni », ni le « gouverner autrement », ni construire un centre solide. Finalement, il est arrivé nulle part.
Le pouvoir et la solitude du Prince
Goethe affirmait que «la solitude est enfant du pouvoir » et Machiavel que « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument» (Le Prince, 1513).
Bien entendu, pour Emmanuel Macron on doit écarter la corruption dans le sens de l'appropriation matérielle illégale mais retenir celle de l'esprit. Pour sa défense, on peut également dire que la lourde responsabilité et les décisions quotidiennes importantes pour gérer les affaires de l'Etat nous rapprochent d'une seconde affirmation de Goethe « toute production importante est l'enfant de la solitude ». On doit aussi écarter l'image du pouvoir isolé dans le Palais de l'Elysée. « La république est dans ses meubles » disait Mitterrand lorsqu'il avait reçu des chefs d'Etat, à Versailles. Tous les édifices prestigieux ont été la propriété de la noblesse de sang et d'argent, construits par le fruit du labeur et du talent du peuple. Installer les hommes du pouvoir républicain et leurs administrations dans ces palais est la marque de la magnificence de l'Etat, donc celle du peuple. Cependant, en sens contraire, on peut reprocher à tous les Présidents de la cinquième république d'avoir été envoutés par la puissance qui les isole davantage. Tous les intimes et compagnons qui ont permis au Prince d'accéder au pouvoir ont vécu avec le temps son éloignement progressif et un enfermement dans sa certitude d'être la source de développement et de la protection du pays.
Et maintenant, que peut la solitude ?
Une remarque préalable, cet article est rédigé avant qu'une décision soit prise par Emmanuel Macron. Qu'importe, d'une part il est peu probable que la décision soit prise demain et par ailleurs, cela permet d'analyser toutes les options possibles dans une telle situation. Une seconde dissolution ? La constitution ne le lui permet pas avant un an. La démission ? Emmanuel Macron a déclaré qu'il ne l'envisage pas. Et puis, ce serait donner les clés de la Présidence de la république à Marine le Pen, en considération du mode de scrutin.
Un gouvernement de techniciens ? Il le pourrait, comme ce fut le cas très souvent en Italie, mais ce n'est pas la culture politique française. Certains prétendent que la seule exception fut le Premier ministre Raymond Barre mais ils ont oublié que celui-ci avait des ancrages politiques et une expérience d'élu, maire de longue date de la ville de Lyon, troisième métropole de France. Si l'image du technicien lui était attribuée c'est parce qu'il fut un grand professeur d'économie (le plus grand disait-on à cette époque).
La recherche d'une coalition majoritaire qui lui serait favorable ? À constater l'effort immense pour la gauche de construire le Nouveau Front Populaire alors que les positions politiques de chacune des composantes sont aussi éloignées que les étoiles entre elles. La coalition ne tiendrait pas plus longtemps que les promesses du menteur. J'ai bien peur que la gauche ne s'enthousiasme trop tôt et s'éloigne du chemin de l'unité. Elle est loin d'être atteinte malgré cette soirée de victoire.
La nomination du leader du parti majoritaire ? L'usage le voudrait mais il n'est pas obligé. Il aurait donc le choix entre Bardella et Mélenchon ? Pour une victoire, j'en ai connu des plus stables et durables.
Nommer un Premier ministre en dehors des partis majoritaires ? Dès la première motion de censure, il serait balayé comme une feuille au vent d'automne. Utiliser tous les autres pouvoirs que lui confère la constitution ? Ils sont puissants mais le Président serait alors obligé de refuser tous les textes gouvernementaux ou du Rassemblement National.
Le blocage permanent est-il dans le rôle de la fonction et de l'intérêt de la France pendant une année, avant la prochaine dissolution ? En conclusion, donner les clés à un jeune premier de la classe qui n'avait aucun parcours politique (dans le sens du militantisme), aucun parti politique enraciné dans les territoires et aucun projet autre que celui du rêve chimérique de détruire l'existant, c'était assurément donner un gros jouet à un enfant gâté. Il l'a fracassé.
Ses ambiguïtés et paradoxes, elle les a racontés jusqu'à se « peopoliser ». Ex-présentatrice du journal télévisé de TF1, elle a incarné sans pétulance l’image d’une chaîne au sommet. Actuellement sur les planches du théâtre de Poche Montparnasse, elle livre à « L’Orient-Le Jour » ses envies et souvenirs, une décennie après son éviction…
Claire Chazal est tous les lundis sur la scène du théâtre de Poche Montparnasse pour lire les textes de ses auteurs préférés. Photo Sébastien Toubon
Le regard trouble, les mains moites et l’air sévère, Claire Chazal s'apprête à prendre l’antenne. Des journaux, elle en a déjà préparé des centaines. Si elle est, depuis quatre ans, le nouveau visage de l’information de TF1, l’ex-reporter réputée pour son stoïcisme peine à dissimuler son angoisse en ce 6 novembre 1995. Car elle le sait, tous ses mots seront scrutés, tous ses gestes analysés.
Loin de son traditionnel plateau aux parquets et panneaux luisants, elle relit une dernière fois ses fiches en attendant l’installation du prompteur. À moins d’un kilomètre du Mur des lamentations, c’est avec gravité que les équipes rédactionnelles se retrouvent au centre de Jérusalem, moins de 48 heures après l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, tué à Tel-Aviv par un militant d’extrême droite.
« C’était la première fois que je présentais le 20 heures en extérieur. En apprenant la nouvelle dans la nuit de samedi à dimanche, nous avons immédiatement pris la mesure de l'événement et avons décidé de délocaliser nos moyens pour couvrir les obsèques sur place », raconte Claire Chazal à L’Orient-Le Jour, près de trente ans après « cette soirée qui a fait basculer les équilibres de la région ».
La cérémonie, sobre, voit Bill Clinton, John Major, Jacques Chirac et une soixantaine de chefs d’État et de gouvernement défiler sur le mont Herzl pour saluer « l’artisan de la paix au Proche-Orient » comme le titrent nombre de quotidiens français à l'époque. Le roi Hussein de Jordanie et le président égyptien Hosni Moubarak font, à la surprise générale, le déplacement. « Fait marquant », note Claire Chazal, outre les images d’un Yasser Arafat atterré suivant les retransmissions des funérailles devant son poste de télévision à Gaza.
« Si avec les discours prononcés à la tribune, personne ne voulait enterrer l’accord d’Oslo avec le corps de Rabin, tout le monde a vite compris que rien ne serait plus jamais pareil, que la paix ne serait pas envisageable. Malheureusement, ça se vérifie en ce moment », analyse la présentatrice qui tient, pendant plus d’une heure, une édition spéciale marquée par les prises de parole de représentants du parti travailliste au pouvoir.
Claire Chazal se dit aujourd’hui enfin apaisée, près de dix ans après son départ surprise de TF1. Photo Sébastien Toubon
« Des journaux aussi exceptionnels, j’en ai fait plusieurs depuis, puisque ça s’est rapidement popularisé. Les sorties des studios sont devenues plus fréquentes pour mieux raconter le terrain », étaye la sexagénaire, émue de partager les coulisses de ces moments ayant fait d’elle l’une des figures les plus reconnaissables de la petite lucarne hexagonale, presque une décennie après son départ précipité de la première chaîne d’Europe…
Une people au journal
Au firmament des années 1990, les stars de télévision délaissent le voyeurisme décomplexé et la désinvolture assumée des sulfureuses eighties pour un style emphatique et épuré, plus en adéquation avec ce que recherchent désormais les stations généralistes. Michel Drucker a fermé ses Champs-Élysées, La Cinq de Silvio Berlusconi se dispose à faire de même.
Alors que le paysage médiatique convulse et se questionne sur les sujets de société brûlants au travers de débats et de talk-shows, les rédactions des journaux télévisés souhaitent quant à elles féminiser leurs images et audiences, branchées costard-cravate.
« J’ai clairement profité du fait que les dirigeants voulaient mettre plus de femmes devant la caméra », admet Claire Chazal. « J’aurais pu rester dans le domaine de la presse écrite ! Sauf que le destin en a voulu autrement », renchérit celle qui a fait ses débuts sur Antenne 2 en tant que grand reporter économique.
Mais c’est sur TF1, en plein été 1991, que s'accélère la carrière de la trentenaire, nouvelle incarnation du JT des week-ends. Brusquement, les balbutiements d’une savoureuse notoriété viennent secouer la discrète lignée des ex-présentatrices de journaux, austères émérites. Les têtes couronnées n’intéressent plus, l’heure est au vedettariat des papes et papesses des messes de 20 heures, plus glamours.
Claire Chazal sur le plateau de son JT, le 24 février 2013. Photo Patrick Kovarik/AFP
« Quand on est trois ou quatre jours par semaine en direct, on devient un personnage public, il faut l’accepter, l’assumer », explique l’illustre blonde qui accumule alors les couvertures de Paris Match et les séances de confessions bisannuelles.
Claire à la plage, Claire à la maison, Claire et ses amants, la présentatrice intrigue, fascine et cultive en dehors de son studio bleu marine une image de femme affranchie, loin des carcans imposés à ceux qui souhaitent s’adresser à la France profonde – Jean-Pierre Pernaut en tête de file.
« J’ai constaté qu’il y avait de la curiosité envers ma personne, j’y ai répondu. Avec le recul, je me demande si je n’en ai pas trop dit… Je suis partie du principe que je n’avais rien à cacher. Mais la presse aguicheuse, elle, je l’ai toujours attaquée en justice ! » relate-t-elle, longtemps assiégée par les paparazzis et abonnée, malgré elle, aux unes de la « presse jaune », clichés volés et folles rumeurs à l’appui.
Trame des drames
Philosophe, calme, parfois lisse, Claire Chazal est pourtant d’une curieuse imperturbabilité une fois la lumière rouge de la caméra allumée. Sur son plateau, elle accueille hommes et femmes de pouvoir, artistes populaires comme médiatiquement rares, entre deux reportages.
De son entretien avec Laurent Fabius, venu se défendre après l'affaire du sang contaminé, au plaidoyer de Dominique Strauss-Kahn, poursuivi pour agression sexuelle et viol sur une femme de ménage du Sofitel de Manhattan, les figures d’autorité déchues savent que le tribunal médiatique se joue presque exclusivement sur les ondes de la chaîne privée tricolore. « Ces interviews pouvaient s’avérer très éprouvantes. Je jouais ma crédibilité de journaliste autant que ces personnalités jouaient leurs avenirs. Il fallait être plus que solide pour les questionner », observe Claire Chazal qui ne s’absentera qu’une fois du cœur de l’actualité.
Claire Chazal, c’est entre 7 et 12 millions de téléspectateurs tous les week-ends de 1991 à 2015. Photo Sébastien Toubon
Le 31 août 1997, il n’est même pas 6h quand Robert Namias, alors directeur de l’information de TF1, prend exceptionnellement les rênes d’un flash spécial interrompant tous les programmes. Sans nouvelle de sa présentatrice phare, injoignable depuis la veille, ce dernier annonce aux téléspectateurs la mort de Lady Diana, victime d’un accident de voiture sous le pont de l’Alma à Paris.
S’en suivront plus de six heures de direct et une succession d’émissions retraçant inlassablement la nuit du drame avec le retour d’une Claire Chazal dont l’absence matinale suscite les ragots les plus insensés. « La vérité, je peux enfin la dire, c’est que j’avais décroché tous mes téléphones parce que à cette période je recevais des appels intempestifs toute la nuit chez moi. Des appels anonymes troublants que je ne pouvais plus entendre », expose-t-elle à L'OLJ sans vouloir épiloguer. « Vous savez, j’ai été suivie par des fous ! C’est ainsi… J’ai fini par apprendre la nouvelle en écoutant la radio et j’ai accouru ! Des moments historiques, les grandes stations ne peuvent plus les vivre. Avec les chaînes d’information en continu, cette même adrénaline n’existe plus », souligne-t-elle, regrettant une ère où les courbes d’audimat frôlaient, sans raison particulière, les dix millions…
Botter en touche
Neuf ans après son éviction controversée de TF1, c’est avec une certaine froideur que Claire Chazal déambule dans les rues parisiennes. L’air inaccessible, les cheveux attachés, elle salue les passants devant la terrasse de café où elle s’est installée et répond, apaisée, aux questions concernant son licenciement. « C’était violent, je ne l’ai jamais caché. Ce n’était pas mon choix, mais celui, très personnel, d’un individu qui était mon patron », élabore la journaliste qui ne se résout pas à prononcer le nom de Nonce Paolini. Celui qui était alors dirigeant de la chaîne, en souhaitant moderniser et rajeunir l’image du JT, la remplace par Anne-Claire Coudray, son joker. « Je n'en veux absolument pas à Anne-Claire ! N’importe qui accepterait une offre pareille ! » lance-t-elle élégamment, en affirmant continuer de guetter ce journal qu’elle a incarné.
Aujourd’hui aux manettes de divers magazines culturels sur les chaînes de France Télévisions – qu’elle rejoint quatre mois après sa mise à pied de TF1 actée –, notamment le Grand Échiquier, occasionnellement en prime time sur France 2, Claire Chazal dit avoir retrouvé un regain de normalité, entre des lectures animées sur les planches des théâtres parisiens et sa passion inchangée pour la musique et danse classiques.
« Je n’aime pas tellement l’époque, vous savez », confie-t-elle en pointant du doigt la place qu’occupent les réseaux sociaux dans la sphère politico-médiatique et ce « tribunal de l’opinion où les jugements se font à l'emporte-pièce avec toute absence de nuance ».
De son célèbre ex-conjoint et père de son seul enfant, François, né en 1995 de sa relation avec Patrick Poivre d’Arvor, autre grande figure des bulletins d’information, elle ne dit rien. Accusé publiquement par plus de 90 femmes de viols et de harcèlements sexuels sur plusieurs décennies, l’ancien présentateur à l’image écornée est plus que jamais persona non grata des cercles intellectuels et audiovisuels dans lesquels il a évolué en parfaite impunité. « Je ne parlerais pas de cette affaire, j’ai déjà dit nettement les choses », répond sèchement Chazal. « Je n’ai jamais ressenti que j’étais entièrement mêlée aux hommes qui ont partagé ma vie. C’est ma carrière, mon parcours qu’on respecte », indique-t-elle en fermant l’incommodante parenthèse PPDA.
Si, jusqu'à récemment, elle ne cache pas son envie de devenir, peut-être un jour, ministre de la Culture, Claire Chazal, en pleine écriture de son prochain ouvrage et actuellement sur les planches du théâtre de Poche Montparnasse pour faire découvrir ses lectures favorites, elle soulève aujourd’hui son inquiétude face à la montée des extrêmes dans une France morcelée.
« Tenter d’expliquer l’actualité a été un honneur, reconnaît l'icône du petit écran. Mais aujourd’hui, elle est tellement asphyxiante, tellement douloureuse… »
La Tunisie fait partie des rares pays arabes où la solidarité populaire avec Gaza peut s’exprimer librement, car elle est également prise en charge par le régime de Kaïs Saïed. Mais comme ailleurs, cette actualité n’est pas autonome du contexte politique et social local et peut en faire les frais, malgré un attachement sincère de la population à ce combat anticolonial.
Le résultat des élections européennes en France avec une large victoire des listes d’extrême-droite a provoqué un séisme politique. Avant même l’annonce officielle de ce résultat, le Président de la République a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale et annoncé la tenue de nouvelles élections législatives les 30 juin et 7 juillet prochains.
L’éventualité que les partis d’extrême-droite et de droite extrême emportent une majorité de sièges suffisante pour gouverner le pays serait un second séisme politique qui mettrait gravement en danger les valeurs que l’AFPS partage avec nombre de nos concitoyens. Notre engagement auprès du peuple palestinien est synonyme d’humanisme, de fraternité et de solidarité. Il est fondamentalement contre tous les racismes. Il nous amène à défendre bec et ongles la liberté d’expression citoyenne, le droit à une information non biaisée et surtout le droit inaliénable des peuples à l’autodétermination. Toutes ces valeurs sont régulièrement brocardées et combattues par les organisations d’extrême-droite françaises qui n’hésitent jamais à apporter leur soutien aux États et gouvernements qui comme Israël, répriment, emprisonnent et massacrent les peuples colonisés victimes d’apartheid et d’oppression.
Au nom de ces valeurs, l’AFPS a participé récemment à des campagnes unitaires contre l’extrême-droite et pour les libertés publiques avec des dizaines d’autres associations, partis et syndicats. Nous continuerons évidemment à soutenir ces mobilisations citoyennes pour éviter le pire à notre pays.
Pour autant, les préoccupations de plus de deux millions de Palestinien⸱nes de Gaza restent entièrement tournées sur leur présent et leur futur immédiat. C’est la mort qui plane en permanence sur le ghetto où on les a enfermé⸱es.
La mort qui peut tomber du ciel à tout instant ou la mort à petit feu par la famine qui s’installe chaque jour un peu plus sont leur lot quotidien. Plus de 39 000 morts en huit mois de guerre, près de 80 000 blessé⸱es et 1,5 million de personnes directement concernées par la famine d’ici la mi-juillet selon les organismes internationaux si le cessez-le-feu définitif n’intervient pas d’ici là... Nous ne pouvons pas occulter le génocide en cours à Gaza et toutes les exactions commises en Cisjordanie et à Jérusalem-est par l’occupation israélienne.
S’il est légitime qu’en France les esprits soient occupés d’abord par une actualité politique totalement inédite, nous n‘avons pas le droit d’oublier l’immense détresse des Palestinien⸱nes de Gaza, qui comptent sur les États du monde pour contraindre Israël à mettre un terme à leur martyre.
Nous devons rester mobilisé.es pour que la France et l’Europe pèsent de tout leur poids pour que les enfants de Gaza et le peuple palestinien dans son ensemble puissent enfin considérer leur avenir autrement que dans la terreur de l’instant d’après.
Partout où c’est possible, l’AFPS participera, en accord avec les associations, partis et syndicats qui les organiseront, aux rassemblements et manifestations contre le risque d’une victoire de l’extrême-droite en France pour y brandir le drapeau palestinien. Nous y partagerons nos exigences d’un cessez-le-feu immédiat et définitif à Gaza, d’une entrée massive de l’aide humanitaire et la fin de l’occupation, de la colonisation et de l’apartheid. Nous y participerons pour défendre les mêmes valeurs de fraternité, de solidarité et d’égalité que ce soit en France ou en Palestine occupée.
Le Bureau National de l’AFPS, le 12 juin 2024
SOURCE : Combattre l'extrême-droite qu'elle soit française ou israélienne ! - Association France Palestine Solidarité (france-palestine.org)
Par micheldandelot1 dans Accueil le 15 Juin 2024 à 21:10
Alors que l'armée israélienne a annoncé observer une « pause tactique » de ses opérations, un calme relatif règne dans l'enclave palestinienne en ce premier jour de la fête de l'Adha.
Des enfants palestiniens de Gaza lors de la fête de l'Adha à Khan Younès, le 16 juin 2024. Bashar Taleb/AFP
Des dizaines de Gazaouis priaient au lever du soleil dimanche, au premier jour de la fête de l'Adha, entourés d'immeubles détruits, dans un paysage de désolation, signe d'une guerre qui fait rage depuis huit mois dans l'enclave palestinienne.
"Il n'y a aucune joie. On nous l'a volé", déplore Malakiya Salman, quelques heures après le début de cette grande fête musulmane. Son abri de fortune, une tente, est plantée sous le soleil brûlant de la ville de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza.
Traditionnellement, les habitants de ce petit territoire palestinien sacrifient des moutons pour l'Aïd, partagent la viande avec ceux dans le besoin et offrent aux enfants des cadeaux ou de l'argent.
Mais cette année, le cœur n'est pas à la fête après plus de 240 jours de bombardements incessants et d'opérations militaires qui ont déplacé 75% des quelque 2,4 millions d'habitants du territoire menacé par la famine, selon l'ONU.
"J'espère que le monde va faire pression pour arrêter la guerre pour nous car on est littéralement en train de mourir et nos enfants sont brisés", ajoute Malakiya Salman, 57 ans, déplacée avec les siens de Rafah, ville à la lisière sud de la bande de Gaza, devenue depuis quelques semaines l'épicentre des combats.
Dimanche matin, l'armée israélienne a annoncé une "pause tactique" quotidienne de 8h à 19h, "jusqu'à nouvel ordre", dans la zone allant de Kerem Shalom, passage dans le sud d'Israël, jusqu'à la route Salaheddine à Gaza, puis vers le nord du territoire palestinien.
Elle a été décidée pour permettre une "augmentation du volume d'aide humanitaire entrant dans Gaza" après des discussions avec l'ONU notamment, a-t-elle précisé dans un communiqué.
Dimanche, des journalistes de l'AFP ont rapporté que le nord et le centre de la bande de Gaza bénéficiaient d'un moment de répit, n'ayant pas connaissance de frappes ou de combats. Mais des tirs et un bombardement ont touché la ville de Rafah, ont-ils précisé.
De son côté, l'armée israélienne a assuré qu'il n'y avait "pas de cessations des hostilités dans le sud de la bande de Gaza". Ce bref sursis a permis aux fidèles un moment de calme en ce jour de fête célébrée par les musulmans à travers le monde en souvenir du sacrifice qu'avait failli accomplir Abraham en voulant immoler son fils, avant que l'ange Gabriel ne lui propose in extremis de tuer un mouton à sa place, selon la tradition.
Ils étaient nombreux réunis dans la cour de la mosquée Omari de la ville de Gaza, gravement touchée par un bombardement israélien.
« Calme soudain »
« Depuis ce matin, nous avons ressenti un calme soudain, sans coups de feu, ni bombardement (...), c'est étrange », confie Haïtham al-Ghoura, 30 ans, de Gaza-ville, espérant que cette pause pourrait présager l'approche d'un cessez-le-feu permanent.
Mais les espoirs de trêve semblent s'éloigner en raison des exigences contradictoires d'Israël et du mouvement islamiste Hamas, depuis l'annonce de la feuille de route présentée par le président américain Joe Biden fin mai.
À Gaza-ville, samedi, un jeune garçon disposait des déodorants, parfums et autres produits, les ruines de bâtiments en arrière-plan quand d'autres vendeurs se protégeaient du soleil brûlant avec des parasols multicolores. Les clients, eux, se faisaient rares.
Pour beaucoup de Gazaouis, une pause dans les combats ne ramènera jamais ce qui a été perdu. "Cet Aïd est complètement différent. Nous avons perdu beaucoup de gens, il y a beaucoup de destructions. Nous ne ressentons pas la joie des années précédentes", confie Oum Muhammad Al-Katri, une habitante du camp de Jabaliya, où les combats ont été très durs entre Israël et les combattants palestiniens.
Le dernier bilan du ministère de la Santé de Gaza fait état de 37.296 morts dans l'enclave palestinienne, majoritairement des civils, ainsi que 85.197 blessés. « Nous voyons l'occupation (israélienne) tuer des enfants, des femmes et des personnes âgées », dénonce Hanaa Abou Jazar, onze ans, également déplacée de Rafah à Khan Younès. « Comment pouvons-nous célébrer ? »
Comme toutes les guerres, celle que mène Israël contre Gaza coûte extrêmement cher économiquement et la croissance est en chute libre. Toutefois, si elle ne s’effondre pas, c’est grâce à l’aide publique et privée des États-Unis, mais aussi de l’Union européenne qui a poursuivi ses échanges commerciaux comme si de rien n’était. Sans oublier l’Inde et la Chine. Benyamin Netanyahou peut poursuivre tranquillement son génocide des Palestiniens .
L’économie israélienne a enregistré une chute de 21 % du produit intérieur brut (PIB) au dernier trimestre 2023 (comparé à celui de l’année précédente), soit deux fois plus que ne le prévoyait la banque centrale, après le 7 octobre. En février 2024, l’agence américaine Moody’s a pris la décision sans précédent d’abaisser la note de l’État et celle des cinq plus grandes banques commerciales d’Israël.
Les conséquences vont surtout peser sur l’industrie technologique. En temps normal, cette branche emploie un Israélien sur sept et génère environ la moitié des exportations du pays, un cinquième du produit intérieur brut (PIB) et plus d’un quart des recettes de l’impôt sur le revenu. Une performance qui ne peut se maintenir qu’avec un accès aux capitaux étrangers dont le coût de collecte menace d’augmenter.
CHUTE DES INVESTISSEMENTS DANS LA TECH
Depuis la fin de 2022, les investissements dans les hautes technologies n’ont cessé de s’affaisser, et fin 2023, la chute a atteint 20 % par rapport aux chiffres déjà faibles de l’année précédente ; les investissements étrangers ont dégringolé de 29 %1. Les premières données pour 2024 montrent que les flux sont au plus bas depuis neuf ans.
Le modèle de croissance du pays étant lié à ce secteur, de tels résultats posent des problèmes majeurs. D’autant que les projets du premier ministre Benyamin Nétanyahou visant à orienter l’économie vers la production de matières premières, au détriment de ce secteur dont il doute de la loyauté politique, ont été mis à mal. En mars 2024, inquiets des missiles houthis autant que des retombées politiques, l’Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC) et British Petroleum (BP) ont interrompu les discussions concernant l’acquisition prévue de la moitié du principal producteur israélien de gaz naturel, NewMed Energy2.
Tout cela soulève des questions sur la viabilité de l’économie d’Israël et, par conséquent, sur sa capacité à poursuivre son assaut contre Gaza. Déjà les économistes du ministère des finances avaient estimé que les seules manœuvres de Benyamin Nétanyahou pour changer la constitution (et l’opposition que cela suscitait) conduiraient à une amputation de la croissance de 15 à 25 milliards de dollars (14,9 milliards à 18,6 milliards d’euros) par an3. Une étude de la société de conseil américaine RAND a indiqué que les pertes économiques en cas de campagne militaire limitée, mais de longue durée contre la Palestine, s’élèveraient à 400 milliards de dollars (plus de 373 milliards d’euros) sur dix ans4. Selon le ministère des finances, l’opération « Sabre de fer » coûte 269 millions de dollars (plus de 350 millions d’euros) par jour à l’économie — une guerre à l’échelle de la région serait, bien sûr, beaucoup plus onéreuse.
On peut s’interroger sur la capacité de la société israélienne qui vit dans un certain confort matériel à supporter un retour à une économie de guerre comme dans les années 1970 lorsque les dépenses militaires représentaient 30 % du PIB. Même si l’on fait abstraction de cette question, beaucoup d’autres se posent : les réalités économiques peuvent-elles influer sur la voie suivie par les dirigeants politiques et militaires ? Si oui, comment ? Les entreprises étrangères qui contribuent au génocide pourront-elles maintenir leur politique sur une longue période ?
LES SOURCES DE LA RÉSILIENCE À MOYEN TERME
Malgré les vents contraires, il y a peu de raisons de penser que les pressions économiques puissent accélérer la fin de la guerre à court ou moyen terme. Cela tient à l’ampleur des marchés financiers israéliens et aux réserves en devises étrangères, d’une part, ainsi qu’aux relations extérieures de l’État et de l’économie, d’autre part.
1. Des marchés de capitaux profonds et des réserves abondantes
La profondeur des marchés de capitaux israéliens permet à la coalition au pouvoir de financer localement une grande partie de ses projets militaires : cette année environ 70 % des 60 milliards de dollars (55,8 milliards d’euros) des emprunts d’État seront vendus sur les marchés intérieurs et libellés en nouveau shekel israélien (NIS). De plus, comme il y a une forte demande des institutions financières locales, les taux d’intérêt restent peu élevés localement, un peu plus quand il s’agit de bons du Trésor proposés à l’international, mais pas excessivement plus que pour ceux actuellement émis par les États-Unis. De ce fait, au cours des cinq premiers mois de cette année, le ministère israélien des finances a pu emprunter (en vendant des obligations d’État) un total de 67,5 milliards de NIS (16,7 milliards d’euros) sans encourir de lourdes charges de remboursement.
Ainsi, bien que le gouverneur de la Banque d’Israël mette régulièrement en garde contre les emprunts excessifs — et bien que certains indicateurs signalent un malaise sur le marché — Tel-Aviv peut s’endetter sans trop souffrir financièrement, tout au moins pour l’instant. Cela donne aux dirigeants une grande autonomie et cela se répercute sur la guerre.
L’accumulation de réserves de devises étrangères au cours des deux dernières décennies a un effet protecteur similaire. De 27 milliards de dollars (25 milliards d’euros) en 2005, la valeur des réserves détenues par la Banque d’Israël a dépassé les 200 milliards de dollars (186 milliards d’euros) au début 2024. Non seulement ces actifs génèrent des revenus pour l’État, mais ils permettent également à la banque centrale de défendre le shekel sur les marchés des changes5. Ce qui contribue à maintenir l’inflation à un faible niveau, renforçant ainsi la stabilité de l’économie de guerre.
Toutefois, la violence génocidaire de l’armée nécessite des volumes de munitions bien supérieurs à ce que les fabricants nationaux, qui ont réorienté leurs activités vers des produits haut de gamme, sont actuellement capables de produire. Sans les flux incessants d’obus d’artillerie, de missiles, d’ogives et autres, qui proviennent presque tous des États-Unis (ou de caches d’armes leur appartenant prépositionnées en Israël avant cette guerre)6 et d’Allemagne, les campagnes actuelles sur Gaza et le Sud-Liban échoueraient rapidement. De même, sans les clouds fournis par Google et Microsoft ainsi que le partage de données WhatsApp par Meta, on peut être certain que le plan israélien d’assassinats de masse pilotés par l’intelligence artificielle s’effondrerait rapidement.
2. La solidité des relations extérieures
Le deuxième facteur, peut-être le plus important, expliquant la résilience à moyen terme de l’économie israélienne est la solidité de ses relations extérieures. Elles lui apportent des appuis en tout genre : des flux financiers au commerce, en passant par le soutien logistique, sans oublier les armées de réserve de main-d’œuvre, telle la promesse de l’Inde de fournir 50 à 100 000 travailleurs pour remplacer les Palestiniens de Cisjordanie. De quoi, en fin de compte, rendre le génocide israélien possible.
Une vaste constellation d’acteurs américains, publics et privés, soutient actuellement financièrement l’État, l’armée et l’économie. Les flux provenant du gouvernement fédéral demeurent les plus importants. La subvention annuelle du Programme américain de financement militaire à l’étranger — 3,3 milliards de dollars (3,075 milliards d’euros) par an depuis l’administration Obama (2009-2017) — couvre, en général, 15 % de ses dépenses de défense. Comme ces dernières devraient augmenter de près de 15 milliards de dollars (13,95 milliards d’euros) en 2024, la ligne de crédit gratuite du gouvernement américain va considérablement augmenter cette année. En avril dernier, le Congrès américain a voté la loi sur la sécurité nationale accordant 13 milliards de dollars (12 milliards d’euros) d’aide supplémentaire7. Sur cette somme, 5,2 milliards de dollars ont été affectés au réapprovisionnement des systèmes de défense Iron Dome, Iron Beam et David’s Sling, 4,4 milliards de dollars (4,1 milliards d’euros) à la reconstitution des stocks de munitions épuisés et 3,5 milliards de dollars (3, 2 milliards d’euros) aux systèmes d’armes avancés.
ORGANISATIONS AMÉRICAINES POUR BUDGET ISRAÉLIEN
Mais, cela va au-delà. Sur l’ensemble du territoire états-unien, des États, des comtés et même des municipalités sortent également leur carnet de chèques. Le canal de financements est supervisé par la Development Corporation for Israel (DCI), une entité enregistrée aux États-Unis qui agit en tant que courtier local et souscripteur pour le compte du ministère israélien des finances. Depuis 1951, la DCI émet ce que l’on appelle des « obligations israéliennes » sur le marché américain. Bien que rarement connus du public, ces instruments financiers, libellés en dollars et destinés à fournir un soutien général au budget israélien, représentent 12 à 15 % de la dette extérieure totale d’Israël. Ils constituent donc une source substantielle de crédit et de devises fortes pour Tel-Aviv.
Depuis le 7 octobre, la DCI a considérablement accru ces ventes d’obligations, en partie en développant ses partenariats avec une organisation de droite l’American Legislative Exchange Council (ALEC). Au cours des deux dernières décennies, l’ALEC a été l’une des forces les plus influentes dans les coulisses de la politique américaine. Son activité consiste généralement à rédiger des projets de loi sur des sujets allant de l’avortement au mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) puis à diffuser des modèles législatifs auprès de ses alliés dans les assemblées des États, où ils deviennent lois.
Cet automne, l’ALEC a diversifié ses opérations en mobilisant sa Fondation des agents financiers de l’État pour encourager l’achat d’obligations israéliennes par des fonds de pension publics et par les trésoreries des États et des municipalités. Les fruits de ces efforts sont assez stupéfiants : 1,7 milliard de dollars (1,58 milliard d’euros) d’achats d’obligations en six mois seulement. Au-delà de leur valeur matérielle pour Israël, ces achats constituent un engagement important de la part de l’appareil d’État américain dans son ensemble. Les autorités locales comme le gouvernement fédéral se montrent ainsi prêts à investir des sommes significatives dans les entreprises génocidaires d’Israël.
Malheureusement les citoyens et les institutions financières ont la même attitude que les dirigeants. Ils ont, eux aussi, accordé (et/ou facilité) un grand nombre de crédits à Israël depuis le début de sa destruction de Gaza. Certains l’ont fait, au printemps dernier, en achetant près des trois-quarts des obligations dont il vient d’être question. Au lendemain de l’opération « Sabre de fer », des banques américaines ont également organisé des ventes d’obligations privées pour le compte de l’État israélien, dont les rendements n’ont pas été rendus publics.
DE GOLDMAN SACHS À BNP-PARIBAS
Le fait le plus marquant, cependant, a été l’opération menée par Bank of America et Goldman Sachs qui, en mars 2024, ont souscrit à la première vente internationale d’obligations israéliennes post-7 octobre. Aux côtés de la Deutsche Bank et de BNP Paribas, ces financiers sont parvenus à attirer suffisamment d’investisseurs du monde entier pour en faire la plus importante vente de l’histoire d’Israël : près de 7,5 milliards d’euro-obligations8.
Les contributions privées américaines ne s’arrêtent pas là. Si les investissements technologiques sont globalement en retrait, un certain nombre d’entreprises continuent d’injecter des capitaux, malgré le génocide en cours. Ainsi, ces six derniers mois, Nvidia, le leader mondial de la production de puces et de l’intelligence artificielle basé à Santa Clara, a investi des sommes considérables dans l’acquisition d’entreprises israéliennes9. En décembre, fort d’une subvention de 3,2 milliards de dollars (3 milliards d’euros) et d’un taux d’imposition extrêmement réduit (7,5 % au lieu de 23 %), Intel a accepté de construire une nouvelle usine de semi-conducteurs. Un mois plus tard, Palantir Technologies, l’entreprise de modélisation d’intelligence artificielle, a annoncé un nouveau partenariat stratégique avec le ministère israélien de la défense.
L’UNION EUROPÉENNE, BOUÉE DE SAUVETAGE
Comme en témoigne la participation de la Deutsche Bank et de BNP Paribas à l’émission d’euro-obligations, l’Europe joue un rôle non négligeable. La Banque européenne d’investissement, basée à Luxembourg et détenue conjointement par les 27 États membres de l’Union européenne, a maintenu son intention d’injecter 900 millions de dollars (838 millions d’euros) dans l’économie israélienne10. Depuis le 7 octobre, le programme Horizon Europe, principal instrument de financement de la recherche et de l’innovation, a autorisé l’octroi de près d’une centaine de subventions à des entreprises et institutions israéliennes. À plus petite échelle, l’organisation à but non lucratif European Investment council (EIC) a récemment augmenté ses investissements dans les startups israéliennes.
Mais ce sont surtout les échanges de biens et de services qui comptent. Le flux ininterrompu d’exportations vers le marché européen, qui reste son principal partenaire, a joué un rôle essentiel dans l’excédent de 5,1 % de la balance commerciale d’Israël au cours du dernier trimestre 2023. Bien qu’il ait été question dans les capitales européennes de revoir l’accord d’association de l’Union européenne avec Israël, les premières données publiées pour 2024 montrent que celle-ci continue d’importer des produits israéliens : plus de 4,27 milliards d’euros au premier trimestre — une somme qui correspond à peu près à ce qui a été observé ces dernières années et qui sert de bouée de sauvetage à l’économie israélienne.
LES AFFAIRES CONTINUENT AVEC LA CHINE ET L’INDE
Le maintien par Tel-Aviv de relations extérieures (secrètes et ouvertes) avec des économies non occidentales a également renforcé la viabilité de son économie de guerre. Même si elles n’atteignent pas tout à fait les volumes d’avant le 7 octobre, même si elles sont sans aucun doute réduites en raison des interventions des Houthis, qui ont forcé les compagnies maritimes à suspendre le commerce direct, les données communiquées par la Banque d’Israël indiquent que les importations en provenance de Chine sont toujours substantielles : 10 milliards de dollars (9,3 milliards d’euros) au premier trimestre 2024. Elles demeurent l’un des éléments vitaux de l’économie au quotidien, bien que les investissements chinois restent déprimés — en grande partie en raison des pressions exercées par les États-Unis sur Tel-Aviv.
Quant à la contribution de l’Inde, qui importe de grandes quantités d’armes israéliennes et exporte des travailleurs bon marché pour remplir les postes de travail vidés des Palestiniens, elle est loin d’être négligeable. Malgré les difficultés, il est clair que des marchandises sont acheminées en Israël via le Golfe et la Jordanie, approvisionnant les rayons des magasins.
Enfin, il faut tenir compte des relations ambiguës de la Turquie. Bien que le ministère du commerce d’Ankara ait instauré des interdictions progressives sur le commerce avec Israël à partir du début du mois d’avril 2024, il y a des raisons de penser que la mesure ne sera pas totalement appliquée. Dans un premier temps, la politique prévoit un sursis de trois mois permettant aux entreprises d’honorer les commandes existantes par l’intermédiaire de pays tiers. Il est donc peu probable qu’elle provoque un resserrement immédiat de l’offre. Deuxièmement, les liens commerciaux entre les producteurs turcs d’acier et d’aluminium et Israël sont profonds et anciens, la dépendance des premiers à l’égard de ce marché est bien connue. Il ne faut donc pas écarter la possibilité que les fournisseurs turcs trouvent une solution pour livrer des fournitures essentielles non seulement aux entreprises de construction, mais aussi à l’industrie de l’armement — peut-être par le biais d’un transbordement en Slovénie.
Capable de s’appuyer sur des marchés de capitaux importants, des réserves de devises fortes et des relations solides avec des partenaires économiques extérieurs, Israël n’est confronté à aucune limite matérielle immédiate dans la conduite de son génocide. À moins que la politique des partenaires extérieurs en question ne change, Israël sera libre de poursuivre son massacre inadmissible pendant un certain temps encore.
UN ESPOIR À LONG TERME ?
À long terme, plusieurs éléments peuvent jouer contre cette économie de guerre. Parmi eux, la tendance au désinvestissement évoquée précédemment, que les interventions du gouvernement ne parviendront probablement pas à inverser. S’y ajoute une possible augmentation des impôts pour reconstituer les réserves. Mais, peut-être plus important encore, ce sont les tensions sociales que la poursuite du génocide accentuera dans les mois et les années à venir.
Depuis longtemps, le pays figure parmi les plus inégalitaires de l’OCDE11. Des mesures plus sophistiquées estiment actuellement le taux de pauvreté à 27,8 %, avec un tiers des habitants en situation d’insécurité alimentaire. Malgré toute la mythologie qui a entouré la « startup nation », il s’avère en outre que la croissance et les gains de productivité réalisés au cours des deux dernières décennies sont en réalité relativement faibles, la fuite des cerveaux ayant des conséquences.
À ce mélange s’ajoute désormais l’austérité. En effet, après avoir enregistré des déficits considérables tout au long de sa campagne sur Gaza, Israël va accélérer le retrait de son État-providence en réduisant les dépenses sociales et éducatives, tout en pressurant les ménages pauvres par l’augmentation des taxes à la consommation. Il est certain que des tensions sociales importantes sont à prévoir alors que, déjà, des clivages fracturent la société israélienne – entre les quelques personnes qui ont profité du boom technologique et immobilier et les nombreuses autres qui n’en ont pas vu la couleur ; entre les communautés religieuses exemptées du service militaire et celles qui sont chargées de risquer leur vie pour faire avancer leur vision de la conquête ; entre une communauté de colons bénéficiant d’une dérogation spéciale de la part de l’État et toutes les autres obligées de compter sur les banques alimentaires pour assurer leur subsistance. D’une manière ou d’une autre, cela ne peut que se répercuter négativement sur la cohérence du projet d’État et sur la capacité du gouvernement actuel à poursuivre ses complots destructeurs.
Pour la Palestine, et plus particulièrement pour les Palestiniens de Gaza, il y a urgence. Le temps nécessaire pour que la dynamique sociale se mette en place au sein de la société israélienne — pour que la capacité d’Israël à faire la guerre soit corrodée de l’intérieur — est tout simplement trop long.
Donc, quiconque espère mettre fin à ce génocide ne peut que prôner l’isolement de l’économie israélienne dans tous les domaines possibles, seul moyen d’y parvenir. Tant que les solides relations extérieures du pays ne seront pas affaiblies, voire rompues, les moteurs de la violence israélienne continueront à fonctionner sans le moindre crachotement. Pour les bloquer au point que les bombes cessent de tomber, il faut perturber les circuits financiers et commerciaux existants.
COLIN POWERS
Membre du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de Noria Research, spécialiste en économie politique.
Porté en écharpe, en foulard, en châle, et pour les âmes révolutionnaires romantiques, recouvrant le visage, façon fedayin, il est de toutes les manifestations sur la Palestine. Le keffieh palestinien est devenu depuis des décennies le symbole de l’identité – et donc de la résistance – palestinienne. Il a été popularisé par des icônes comme Leila Khaled, militante du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et première femme à avoir participé à un détournement d’avion en 1969, ou encore par le leader palestinien Yasser Arafat qui en a fait son couvre-chef permanent et, à l’instar du béret d’Ernesto « Che » Guevara, le complément de son uniforme militaire.
UN OUTIL DE LA GRANDE RÉVOLTE
On retrouve plusieurs déclinaisons du keffieh dans les pays voisins, comme la version jordanienne en rouge et blanc, aux motifs toutefois différents, appelée « hatta », adoptée aussi par les membres du FPLP. On le croise également en Syrie, ainsi que de l’autre côté de la frontière, dans le centre et le sud de l’Irak, ou encore en Arabie saoudite, rouge aussi, sous le nom de « chemagh », mot dérivé d’« ach makh », littéralement « couvre-tête » en sumérien.
Traditionnellement, le keffieh est, en Palestine, la coiffe des paysans. Il est maintenu par un agal, un cerceau noir qui entoure la tête. Son motif représenterait les filets des pêcheurs, mais la thèse n’a pas été scientifiquement confirmée.
En 1936 éclate en Palestine mandataire la Grande révolte arabe, à la fois contre le mandat britannique et contre le rôle des Anglais dans l’encouragement de la colonisation sioniste en vue de la création d’un foyer national juif. Les paysans palestiniens portent la contestation jusque dans les villes. Parmi eux, les combattants qui mènent des opérations armées contre le pouvoir mandataire se cachent le visage avec leur keffieh. Or, les Palestiniens des villes portent à l’époque le tarbouche ottoman, une coiffe rouge verticale qu’on retrouve jusqu’au Maghreb. De fait, les paysans coiffés de keffiehs étaient des suspects facilement identifiables par l’empire colonial. Pour permettre aux combattants palestiniens de se fondre dans la masse, les leaders de la révolte publient un communiqué le 27 août 1938 demandant à tous les hommes palestiniens sans distinction d’adopter le keffieh. Un slogan surgit dans les manifestations : « Cinq sous le prix du keffieh, Et au traître, le tarbouche sied » (« El koufiyeh b’khamsé ‘rouch, Wel khayen yelbass tarbouch »). C’est la naissance d’un symbole à la fois national et de classe.
LA SIGNATURE DES FEDAYIN
Après la guerre de juin 1967 et l’interdiction du drapeau palestinien dans la bande de Gaza et en Cisjordanie – qui ne sera officiellement levée qu’avec les Accords d’Oslo -, le keffieh devient une bannière alternative pour les Palestiniens des territoires occupés.
Les commandos palestiniens qui se créent au lendemain de la défaite de 1967, notamment ceux du Fatah, et qui reprendront la désignation de fedayin, contribuent à populariser ce tissu dont ils se couvrent la tête et le visage. L’icône du guérillero palestinien, fusil à la main et keffieh protégeant son anonymat est née. En 1969, Yasser Arafat, devenu une figure du chef militaire grâce à la bataille de Karameh, prend la tête de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et consacre le keffieh comme l’accessoire du résistant palestinien. Celui-ci est notamment très présent aux côtés du drapeau palestinien, cousu à la main, durant la première intifada, en 1987.
DANS LA CULTURE POPULAIRE
Depuis, le keffieh palestinien est devenu un outil pour afficher sa solidarité avec les Palestiniens, comme l’a fait Nelson Mandela ou encore Roger Waters, chanteur des Pink Floyd, connu pour son soutien à la Palestine. Plus généralement, il est devenu un symbole universel de la culture de résistance. On le retrouve également dans la culture populaire, dans la poésie ou les chansons palestiniennes. On citera par exemple le poème de Mahmoud Darwich « Carte d’identité », où il écrit :
Inscris je suis arabe cheveux… noirs yeux… marron signes distinctifs sur la tête un keffieh tenu par une cordelette1
En 2013, le chanteur palestinien originaire de Khan Younès, dans la bande de Gaza, Mohamed Assaf remporte la victoire lors de la deuxième saison de l’émission de télécrochet panarabe Arab Idol avec un classique du folklore palestinien ‘Alli el koufiyeh (« Lève le keffieh »), qui lui a valu un très large succès dans tout le monde arabe.
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Face aux accusations de torture qui se multiplient, Israël a annoncé avoir commencé le transfert de détenus du camp militaire de Sde Teiman vers d’autres lieux de détention. Enquête sur une geôle d’exception, où plusieurs dizaines de personnes ont perdu la vie.
Mise en garde
Cet article fait état de tortures, sa lecture peut être difficile et choquante.
Diaa Al-Kahlout est l’ombre de lui-même, « tout à la fois vivant et mort » depuis qu’il est revenu de ce qu’il surnomme « Guantánamo » :le camp militaire de Sde Teiman, dans le désert du Néguev, dans le sud d’Israël, à une trentaine de kilomètres à l’est de la bande de Gaza.
Cette base de l’armée israélienne, où sont détenus sans jugement ni inculpation des centaines de Palestiniens arrêtés à Gaza depuis le 7 octobre 2023, est le nouveau symbole des violations massives des droits humains perpétrées par Israël au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Comme Guantánamo, à la pointe de l’île de Cuba, est devenue l’emblème des dérives des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001.
Diaa Al-Kahlout y a passé trente-trois jours, cet hiver, sous le matricule 059889, avant d’être convoyé en bus, un bandeau sur les yeux, avec une centaine d’autres prisonniers, jusqu’au point de passage de Kerem Shalom, au sud-est de Rafah, et de recouvrer la liberté dans un état très dégradé, méconnaissable, tenant à peine sur ses jambes.
« J’ai perdu 45 kilos, je vois très mal alors que ma vision était excellente, j’ai de graves problèmes de santé, au dos, à la poitrine, je n’arrive plus à dormir »,raconte le journaliste, chef du bureau de Gaza pour Al-Araby Al-Jadeed (The New Arab), un média en ligne basé à Londres, financé par une société qatarienne.
Il témoigne à visage découvert pour Mediapart, depuis l’Égypte où il a fui et où il attend, désorienté, avec sa femme et leurs cinq enfants, un visa pour le Qatar en se demandant, avec angoisse, « s’il est possible de se reconstruire après ça ».
Chaque jour, chaque nuit, Diaa Al-Kahlout revit les atrocités subies « comme [s’il était] encore en prison » : les coups, les punitions, la privation de nourriture, de sommeil, de toilettes. « Nous n’avons pas été traités comme des êtres humains. »
Il se revoit, à moitié nu ou vêtu d’un pyjama gris, affublé d’une couche-culotte, les yeux bandés, la bouche bâillonnée par un ruban adhésif, les pieds entravés, les mains attachées, dans le dos ou vers le haut, les poignets entaillés par les menottes en acier. Forcé à rester pendant des heures, dit-il, debout ou à genoux, ou encore suspendu par les poignets. Agonisant de douleur. Certain de mourir là. Coupé du monde, des siens.
Durcir au maximum les conditions de vie des prisonniers palestiniens
Ces dernières semaines, les témoignages de détenus libérés et de lanceurs d’alerte ayant travaillé sur place se multiplient, à l’instar de ceux recueillis par Mediapart. Tout comme les alarmes émanant d’associations de défense des droits humains israéliennes et palestiniennes.
Ces témoignages décrivent des abus et tortures systémiques, allant jusqu’à la mort de plusieurs dizaines de prisonniers, dans le camp de Sde Teiman, où aucun observateur extérieur n’a pu accéder – pas même le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), interdit d’accès à toute prison israélienne depuis le 7 octobre.
La prison de Sde Teiman
Cette base militaire qui accueille désormais un camp de détenus est située dans le désert du Néguev, à une trentaine de kilomètres de la frontière avec Gaza.
Dans cette geôle d’exception, l’arbitraire est poussé à l’extrême, grâce à une loi israélienne de 2002 qui confère à l’armée le pouvoir d’enfermer pendant quarante-cinq jours sans mandat d’arrêt une personne qui aurait « participé directement ou indirectement à des actes hostiles contre l’État d’Israël, ou est membre d’une force perpétrant des actes hostiles contre l’État d’Israël », avant de la libérer ou de la confier à l’administration pénitentiaire israélienne (IPS) : c’est la loi sur les « combattants illégaux », un statut hors du droit international.
L’arbitraire est encouragé aussi par la figure suprémaciste juive du gouvernement de Benjamin Nétanyahou, le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, chargé du système pénitentiaire, qui a donné le mot d’ordre après les attaques du Hamas : durcir au maximum les conditions de vie des Palestiniens derrière les barreaux.
Sous pression, l’armée israélienne, qui assure à Mediapart « respecter la dignité des détenus » et « se conformer au droit israélien et international », dit traiter les accusations de torture « très sérieusement ».D’après elle, soixante-dix enquêtes de la police militaire ont été ouvertes « à propos d’incidents ayant donné lieu à des soupçons d’infractions pénales »,pas seulement à Sde Teiman.
Signe d’un infléchissement, une semaine après l’annonce par le chef d’état-major de l’armée de la création d’une « commission consultative » chargée d’examiner les conditions de détention, Israël a déclaré avoir commencé le transfert de sept cents détenus de Sde Teiman vers la prison militaire d’Ofer, en Cisjordanie occupée et de Ktzi’ot, dans le Néguev ; cinq cents autres devraient être transférés dans les prochaines semaines (sachant qu’il en reste actuellement sept cents, d’après une source militaire contactée par Mediapart).
L’avocat de l’État israélien l’a indiqué mercredi 5 juin à la Cour suprême d’Israël, saisie par plusieurs ONG exigeant la fermeture immédiate de ce « trou noir sans foi ni loi où les droits humains fondamentaux des détenus sont bafoués ».Il a promis à la plus haute juridiction du pays, au nom du gouvernement, que les conditions de vie à Sde Teiman allaient être améliorées et que le site allait être transformé en un centre de détention de courte durée seulement, sa vocation initiale, pour y trier les détenus (dont le nombre maximum a été fixé à 200) et y conduire des enquêtes préliminaires.
Oneg Ben Dror, de Physicians for Human Rights Israel (PHRI), l’une des ONG à l’origine de la plainte devant la Cour suprême, a accueilli la nouvelle avec soulagement, sans pour autant crier victoire. « Depuis le 7 octobre, la torture atteint des niveaux sans précédent, dans toutes les prisons, celles de l’administration pénitentiaire comme celles de l’armée,explique-t-elle. D’autres centres de détention sont similaires, comme celui d’Ananot, à l’est de Jérusalem. Des milliers de familles ignorent si leurs proches sont morts ou vivants. Israël refuse de nous préciser le nombre de décès en détention, comme de dire dans quels camps sont détenus les prisonniers, ce qui relève de disparitions forcées, un crime contre l’humanité au sens de la convention de Rome. »
« C’est du jamais-vu !, abonde Tal Steiman, du Comité israélien contre la torture. Des mineurs, des personnes âgées, d’autres souffrant de handicap, de blessures de guerre, des femmes, des professionnels de santé, des journalistes sont arrêtés jusque dans des zones protégées, des écoles, des hôpitaux, et soumis à la torture. Avant le 7 octobre, les tortures que nous documentions se produisaient généralement dans le cadre d’enquêtes, d’interrogatoires des services de sécurité, mais pas à un tel niveau en détention. Elles ne ciblaient pas un public aussi large. »
Auprès de Mediapart, l’armée israélienne évoque trente-six détenus morts dans ses installations depuis le début de la guerre. Un chiffre en deçà de la réalité, selon Oneg Ben Dror, qui a organisé plusieurs manifestations devant Sde Teiman. « Un camp pire que Guantánamo,appuie son collègue Nadji Abbas. En vingt ans, vingt personnes y ont perdu la vie. Là, c’est plusieurs dizaines en quelques mois. »
Dans leur plainte déposée le 23 mai, PHRI ainsi que quatre autres organisations israéliennes de défense des droits humains (le Comité contre la torture, Acri, HaMoked, Gisha) égrènent les multiples abus et tortures, physiques et psychologiques, infligés aux prisonniers palestiniens. Des coups entraînant des fractures, des hémorragies internes, des punitions arbitraires, des chirurgies sans anesthésie, des violences sexuelles...
« Forcés de rester les yeux bandés pendant des heures, même lors d’un traitement médical ou lorsqu’ils défèquent, ils sont maintenus dans des positions douloureuses pendant des jours et constamment menottés au point d’entraîner des blessures telles que certains d’entre eux doivent être amputés. Plusieurs cas ont été documentés »,rapporte Oneg Ben Dror.
Début avril, le journal israélien Haaretz a rendu publique la lettre d’un médecin de Sde Teiman alertant les ministres de la défense et de la santé ainsi que le procureur général d’Israël. « Deux prisonniers ont eu des amputations des jambes à cause de blessures dues aux entraves, un événement courant », écrit le médecin qui évoque « des dilemmes éthiques difficiles » et « des pratiques non conformes à la loi ».
Le même mois, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, l’Unrwa, a livré un rapport accablant faisant état de traitements inhumains, cruels et dégradants, à l’encontre de détenus gazaouis, parmi lesquels plusieurs de ses employés. Quantité d’abus physiques, sexuels, psychologiques ont été rapportés, notamment le fait que des soldats urinaient sur des détenus, les obligeaient à se comporter comme des animaux, leur demandaient de boire dans les toilettes, lançaient des chiens contre eux, y compris sur des enfants, frappaient leurs parties génitales.
Un homme, âgé de 41 ans, raconte avoir été contraint de s’asseoir « sur quelque chose qui ressemblait à un bâton métallique brûlant et c’était comme du feu », lui causant des brûlures à l’anus. Il dit avoir vu un détenu mourir après l’insertion d’un bâton électrique dans l’anus.
Des hommes et des femmes ont déclaré avoir été obligés de se déshabiller devant des soldats masculins pendant les fouilles et avoir été photographiés et filmés alors qu’ils étaient nus. « Un soldat nous a enlevé nos hidjabs, ils nous ont pincées et ont touché nos corps, y compris nos seins,décrit une détenue de 34 ans. Nous avions les yeux bandés et nous sentions qu’ils nous touchaient, qu’ils nous poussaient la tête vers le bus. Ils disaient : “Bitch, bitch.” Ils ont dit aux soldats d’enlever leurs chaussures et de nous frapper au visage avec. »
L’armée israélienne rejette toutes ces accusations et affirme à Mediapart n’avoir reçu « aucune plainte concrète de la part de détenus ou d’avocats ».Elle précise que « les détenus sont menottés en fonction du niveau de risque et de leur état de santé » et qu’ils font l’objet chaque jour d’« un examen pour s’assurer que les menottes ne sont pas trop serrées ».
Elle assure que « chaque détenu reçoit des couvertures, un matelas et des vêtements adaptés au climat », qu’il bénéficie de « trois repas par jour, basés sur des quantités approuvées par un nutritionniste pour maintenir sa santé »,que l’eau est « régulièrement accessible », qu’« un suivi médical individuel est effectué pour chaque détenu, selon les besoins, et si nécessaire, des procédures médicales sont organisées régulièrement »,que ces soins sont apportés par « un personnel médical qualifié ».
Guerre psychologique
En mai, auprès de CNN et du Guardian, d’anciens employés de Sde Teiman ont témoigné à leur tour sous couvert d’anonymat de la violence inouïe qui s’exerce dans le camp militaire. Ils décrivent un complexe carcéral divisé en deux zones, ce que corroborent les témoignages recueillis par Mediapart.
Dans la première, plusieurs dizaines de Palestiniens soupçonnés d’être des terroristes ou d’avoir des liens directs ou indirects avec le Hamas sont entassés dans des enclos sales et pestilentiels où ils endurent, yeux bandés, mains liées, des contraintes physiques extrêmes. Dans la seconde, un hôpital de campagne, administré par le ministère de la santé israélien, a été improvisé après le refus des hôpitaux civils d’admettre des patients gazaouis. Des détenus, en couches-culottes, y sont attachés à leur lit et nourris avec des pailles.
Leur témoignage fait écho à celui, récent, sur Radio France, d’un chirurgien israélien entré dans ce camp militaire, à la demande de l’armée : « Les patients n’ont pas de noms. Ils sont disposés sur deux rangées. Il y a entre quinze et vingt détenus. Ils sont tous attachés et restent allongés sur des lits. Ils ne peuvent pas bouger. Ils ont les yeux bandés. Ils sont nus. Ils portent des couches. »
Chef du bureau de Gaza, pour Al-Araby Al-Jadeed, Diaa Al-Kahlout était l’un des derniers journalistes à couvrir la guerre au nord de l’enclave lorsqu’il a été arrêté le matin du 7 décembre 2023 avec ses frères Taher et Mohammed, ainsi que neuf beaux-frères et voisins dans la maison familiale (qui sera brûlée par l’armée israélienne) à Beit Lahia.
Une arrestation humiliante – « ils ont détruit notre dignité » – comme en ont attesté des vidéos virales sur les réseaux sociaux, filmées et diffusées par des soldats israéliens, notamment via 72 Virgins – Uncensored, un canal Telegram aux mains d’une unité chargée des opérations de guerre psychologique, selon le quotidien israélien Haaretz.
On y voit des dizaines de Palestiniens, dont Diaa Al-Kahlout, en sous-vêtements, dans le froid, tête baissée ou les yeux bandés, à genoux ou assis sur le sol en rang, sous la garde de militaires, rue Al-Souk à Beit Lahia ou encore au milieu des ruines, comme à Jabaliya.
« Ils nous frappaient, nous traitaient de cafards, de rats, nous crachaient dessus, en se prenant en photo avec leurs kalachnikovs et nous », se souvient Diaa Al-Kahlout. « Étant journaliste, pas terroriste », le père de famille ne se doute pas du calvaire qui l’attend.
« Entassés comme des bêtes » dans un camion, ils sont conduits à la base israélienne de Zikim, à 1 kilomètre de Gaza, au sud de la ville d’Ashkelon. Il y est interrogé par l’armée puis par le Shin Bet, le service de sécurité israélien, toujours les yeux bandés et accroupi, sur son travail journalistique, ses sources, notamment ses contacts avec des dirigeants du Hamas à Gaza. De nouveau, il est battu, moqué, raconte-t-il. « Ils me disaient : tu es un terroriste, fils de chien. »
Une douzaine d’heures plus tard, il est transporté en bus à Sde Teiman, jeté dans une cage surpeuplée, au sol en asphalte, entourée de fils barbelés. Il découvre « Guantánamo », perd la notion du temps, compte les jours à partir du lever et du coucher du soleil…
Forcés de chanter « Vive Israël »
Pendant vingt-cinq jours, il est contraint en position agenouillée de l’aube à la nuit, a le droit d’aller aux toilettes une seule fois par jour, reçoit très peu de nourriture, quelques tranches de pain, de la confiture, du fromage, du thon, un peu d’eau, aucun traitement médical. Il n’a pas le droit de parler à ses codétenus. « Si l’un d’entre nous parlait ou bougeait, il était puni, frappé, forcé à rester debout, les mains levées au-dessus de la tête et menotté pendant plusieurs heures », raconte-t-il.
Au vingt-cinquième jour, poursuit-il, il a été emmené, bandeau sur les yeux, dans un véhicule militaire qui roule une quinzaine de minutes avant de s’arrêter. Il est violemment débarqué dans une pièce. Des soldats lui ordonnent de se dévêtir afin qu’il mette une couche, puis de se rhabiller. Il s’exécute, se prépare à endurer un nouvel interrogatoire sur son travail de journaliste.
Il finit en réalité suspendu au plafond avec d’autres détenus dont Mohsen, un membre de sa famille, qu’il reconnaît péniblement. Il tient la position du shabeh pendant six longues heures, ce qui lui cause de terribles douleurs au dos, aux épaules, et ravive sa hernie discale.
Quand les militaires le détachent, il vacille. Il reçoit de l’eau puis atterrit dans une nouvelle cellule. Il ne le sait pas encore mais il y a là deux professionnels de santé de Jabaliya, dans le nord de Gaza : Ahmed Muhanna, le directeur de l’hôpital Al-Awda, et Mohammed Al-Ran, un chirurgien de l’hôpital indonésien. Pendant huit jours, ils croupissent là, subissent de multiples maltraitances, certains sont forcés de chanter Vive Israël.
Au trente-troisième jour, il est mis dans un bus avec une centaine de détenus, parmi lesquels un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer dont il se demande encore comment il a pu survivre. Il est battu par une soldate parce qu’il ne regarde pas le sol. Au point de passage de Kerem Shalom, les militaires les pressent de détaler et de courir côté palestinien. Des agents de l’Unrwa, l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens, et du CICR les accueillent.
Diaa Al-Kahlout apprend que la date du jour est le 9 janvier 2024, que sa maison a été bombardée, que son beau-père a été tué, que son père et sa femme ont été blessés…
Il vit aujourd’hui sous médicaments, dans « une terreur perpétuelle »,ne se sent « plus capable mentalement de reprendre le travail », ce qui accentue son traumatisme, car il ne peut plus « informer le monde du génocide de [son] peuple » : « Le monde extérieur ne voit que 10 % de la réalité à Gaza. En tant que journalistes, nous n’avons pu partager que des bribes d’actualité. »
Abu Khaled aussi se sent affecté « dans son psychisme et sa vie sociale », « en fait, détruit » depuis qu’il a été détenu vingt-cinq jours dans plusieurs camps militaires à Nahal Oz, près de Gaza, puis près de Jérusalem : « Je n’oublierai jamais », affirme-t-il. Infirmier, il revenait de l’hôpital indonésien où il travaillait, lorsqu’il a été violemment arrêté au poste de contrôle de Netzarim, le 20 novembre 2023.
Conduit les yeux bandés dans une première geôle de l’armée israélienne, puis ballotté dans quatre autres centres militaires, il a subi durant près d’un mois tortures, intimidations, harcèlement : « Je me demande comment cela se fait que je sois encore vivant »,dit-il.
« Il n’y avait aucun respect ni aucun comportement humain dans la façon dont j’ai été traité par l’armée israélienne. Nous ne sommes ni des êtres humains ni même des animaux. Nous ne sommes pas des êtres vivants pour eux. Je n’ai pas pu communiquer ni informer ma famille et ma femme de ce qui m’était arrivé. J’ai été insulté, battu quotidiennement, privé de sommeil, ils m’ont mis des coups de pied au visage et aux jambes. J’étais forcé de rester à genoux, les mains attachées. Nous étions bien cent cinquante, sans endroit pour se doucher, sans possibilité d’aller aux toilettes quand on en éprouvait le besoin. »
Abu Khaled ne parvient pas à aller au bout de son témoignage, demande à faire une pause : « Je suis épuisé, ils m’ont volé ma dignité. » Relâché le 14 décembre 2023 selon le même procédé que Diaa Al-Kahlout – « Ils nous ont entassés dans un bus avec d’autres détenus, menottés par les mains et par les pieds, et ils nous ont emmenés au passage de Kerem Shalom et demandé de courir vers la zone palestinienne », dit Abu Khaled –,il survit aujourd’hui sous une tente en plastique avec sa femme, leurs trois enfants et ses parents à Khan Younès après avoir été réfugié à Rafah puis de nouveau déplacé par les bombes. « Ils nous ont dit d’aller dans les camps de réfugiés de Rafah, que nous n’avions pas le droit de retourner vers le nord. »
Chaque nuit, il se réveille en sursaut, en sueur. Hanté par ce qu’il a vécu, vu. Il songe à tous les Gazaouis morts dans « les camps de la torture ». Comme Adnan Al-Bursh, un chirurgien de premier plan, figure d’Al-Shifa, le plus grand hôpital de l’enclave, situé dans la ville de Gaza. Assiégé du 18 mars au 1er avril par l’armée israélienne, Al-Shifa a été réduit en cendres et en décombres, et des charniers y ont été découverts, ainsi qu’à l’hôpital Nasser de Khan Younès.
Adnan Al-Bursh y était directeur du service d’orthopédie. Il est mort après plus de quatre mois de détention dans la prison d’Ofer, en Cisjordanie occupée. Il avait été capturé en décembre en même temps que dix autres professionnels de la santé, lors de l’invasion terrestre du camp de réfugiés de Jabaliya par l’armée israélienne. Il soignait nuit et jour les blessés qui affluaient à l’hôpital Al-Awda, ne s’accordait qu’une heure de répit le matin pour faire du sport près de la plage. Son corps n’a toujours pas été restitué par les autorités israéliennes. « Il aimait la vie », a répété son neveu dans un entretien à CNN.
La plage du débarquement en Normandie nous fait, 80 ans après, irrésistiblement penser au sable de la bande de Gaza. Pourquoi ?
Jusqu'à présent nous regardions les images de la deuxième guerre mondiale distraitement, avec l'intérêt pour des archives. Avec la guerre en Ukraine, en Europe, cette guerre redevient terriblement présente. On découvre, non seulement de nouveaux aspects de son histoire mais on s'aperçoit à quel point celle-ci a été tronquée. On voit bien mieux à présent, comment la boucherie de la première guerre mondiale a préparé celle de la deuxième. Et combien la deuxième guerre mondiale n'a jamais été terminée et pourrait justifier à son tour une troisième. On se pose alors, aujourd'hui, des questions qu'on ne s'est jamais posé tant l'Histoire nous paraissait définitivement écrite, des questions qui ont été éludées, passées sous silence, escamotées. Par exemple qu'a apporté cette deuxième guerre mondiale de bien à l'humanité ? N'a- t-elle pas été, elle aussi, une grande boucherie comme l'a été la première ? Et comme le serait fatalement une troisième, celle-là, véritablement, la « der des ders».
Faux problèmes, fausses questions? Pas si sûr car elles pourraient nous servir dans la quête de la paix aujourd'hui.
Ce contexte du retour de la guerre en Europe amène forcément, de tous côtés, à une relecture de la deuxième guerre mondiale. Le sujet est évidemment vaste et dépasse le cadre de cet article. Quelques points cependant:
Les accords de Munich
La référence à la «paix honteuse « des accords de Munich de septembre 1938, comme c'est matraqué sur les médias «bien-pensants», est l'un des thèmes centraux des va-t'en guerre et de la propagande occidentale anti-russe actuelle. On répète sur toutes les chaines accréditées que céder à Poutine en Ukraine serait pareil à «la capitulation honteuse des accords de Munich où l'Angleterre et la France avaient reculé devant Hitler» en lui cédant les Sudètes et en permettant quelques mois plus tard, en mars, la dislocation de la Tchécoslovaquie. La référence est claire à la Crimée et au Donbass annexées actuellement par la Russie.
On rappelle à cette occasion à qui veut l'entendre, les fameuses paroles de Churchill qu'il n'a en réalité jamais prononcées. Il aurait alors commenté ainsi les accords de Munich: « Le gouvernement (du Royaume Uni) avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. ». On compare ensuite Vladimir Poutine à Hitler. C'est désormais la règle pour tout dirigeant perçu comme adversaire de l Occident: Nasser, Saddam, Geddafi. Cela devient lassant, mais passons.
Cette comparaison avec «Munich» est totalement fausse. L'Histoire est désormais mieux connue, bien loin de la version officielle occidentale: À l'issue de la première guerre mondiale, l'Allemagne est humiliée .Par le traité de Versailles, on lui ôte les Sudètes et les 3 millions d'allemands qui y vivent. Le nazisme instrumentalise cette question, et un engrenage se met en marche qui aboutit à la guerre. Il y avait donc derrière un problème historique réel. Ceci illustre bien comment les solutions par la guerre créent de nouvelles guerres et font le lit de tous les systèmes d'oppression humaine .A cette époque, la proposition de l' URSS de s'opposer à l'annexion des Sudètes par l'Allemagne se heurte au refus de la Pologne de laisser passer les troupes soviétiques sur son sol. La Pologne se sentait en effet (déjà !) plus de sympathie «pour un pays occidental comme l'Allemagne « que pour l'URSS, «slaves arriérés et asiatiques». En 1934, elle avait signé avec l'Allemagne un pacte de non-agression.. Churchill, ultracolonialiste connu, antibolchevique acharné a, lui aussi, plus d'atomes anglo-saxons crochus, culturellement et historiquement, avec l'Allemagne, qu'avec la Russie et il veut orienter les nazis vers l'URSS, ce qui arrivera en 1941.
En attendant, l'URSS, seul régime socialiste de la terre, se trouve seule, non préparée, exsangue après une longue guerre civile. Elle veut gagner du temps: elle cherche à neutraliser toutes ces manœuvres en signant un pacte de non- agression avec l'Allemagne.
Voilà la véritable histoire de ce pacte qu'on ressort maintenant sans cesse dans une remise en cause évidente des résultats de la deuxième guerre mondiale. Ce révisionnisme historique est spectaculaire dans ces cérémonies du débarquement, à travers l'absence de la Russie mais la présence, par contre, des pays qui ont combattu l'URSS, aux côté des nazis, ou ont collaboré avec eux: la Roumanie, la Finlande, la Grèce, l'Italie, la Suède, etc. Étrangement, ils sont tous entrés dans l'OTAN, parfois certains d'entre eux précipitamment ces deux dernières années. Ils sont tous, vaincus de la deuxième guerre mondiale, Allemagne en tête, dans l'alliance antirusse actuelle.
Plus étrangement encore, une sorte de passerelle historique se réalise avec la guerre contre Gaza où on retrouve l'Allemagne fournir en armes Israel, comme elle en fournit en Ukraine. Bien de ces pays européens ont participé activement à la persécution des juifs y compris les Bandéristes d'Ukraine, qui ont fourni l'ossature des forces occidentalistes et russophobes ayant pris le pouvoir en Ukraine. Est-ce simple coïncidence ou bien la deuxième guerre mondiale n'est-elle pas terminée? Revient-elle sous différentes formes, idéologique, militaire, politique ? Le président Poutine aurait-il raison lorsqu'il parle d'une lutte contre les héritiers des nazis dans tout l'Occident ? Ces cérémonies en hommage au débarquement ressemblent plus à une nouvelle alliance guerrière qu'à la célébration de la fin d'une guerre.
D'évidence, aujourd'hui, tous les efforts sont faits donc pour réviser l'Histoire de la deuxième guerre mondiale. Ce révisionnisme est un élément important de la propagande anti-russe dans le conflit en Ukraine. Le but est de minimiser, de dévaloriser l'apport essentiel de l'URSS, de ses sacrifices avec ses 27 millions de morts. Démographiquement, elle ne s'en est jamais remise. Ceci est à rapprocher du nombre des pertes occidentales: États Unis 418 000, Royaume Uni 450 000, France 560 000.. Quand on lit ces chiffres, on ressent à quel point il est indigne de vouloir réviser ainsi l'Histoire et à quelle déchéance en est arrivée une certaine propagande occidentale.
Mais les avanies de la propagande historique donnent parfois des effets amusants: autant les occidentaux tenaient à dire «les Russes», parlant de l'URSS, pendant la période du communisme et de la guerre froide, autant ils tiennent à aujourd'hui à distinguer entre l'URSS victorieuse de la guerre et la Russie actuelle. Le conflit en Ukraine est passé par là. Staline, le Georgien, tenait pourtant, lui-même, à rendre hommage au «rôle dirigeant joué par la nation russe» parmi les nations soviétiques».
Les mensonges du débarquement
Les tentatives idéologiques de réviser l'Histoire de la deuxième guerre mondiale sont manifestes dans les demi-vérités, les omissions, les mensonges du récit officiel occidentaliste sur le débarquement.
Le débarquement en Normandie, intervient le 6 juin 1944 moins d'un an avant la fin de la guerre, le 8 mai 1945. Ce n'est donc que cinq ans après le début de la guerre, que les USA et l'Angleterre ouvrent enfin le deuxième front demandé par les Russes. Jusqu'au débarquement, l'URSS avait porté seule le poids de la guerre. Elle avait fixé les deux tiers des troupes de la Wehrmacht. De plus c'étaient les troupes allemandes les plus jeunes, les mieux entrainées, les mieux équipées. 85% des troupes allemandes ont été détruites sur le front Est.
Certes le débarquement va contribuer à la victoire, l'accélérer, mais l'Allemagne était quasiment vaincue par l'URSS. Les alliés de l'URSS iront, en fait au secours de la victoire. Ils voudront surtout empêcher l'URSS, qui va alors de succès en succès, d'arriver avant eux jusqu'en Europe occidentale. Ils sont d'autant plus inquiets que la résistance y est dirigée un peu partout par les partis communistes: en France, en Grèce, en Yougoslavie, en Italie etc.. La résistance a mené une lutte héroïque et terriblement difficile dans ces pays contre le nazisme et ses collaborateurs, et y bénéficie d'un prestige immense. Le premier acte des armées occidentales sera de la désarmer comme en France et en Italie, ou de la combattre, comme en Grèce. On en apprend d'ailleurs, aujourd'hui, de bien belles au sujet de ce débarquement. Les États-Unis humilient le Général de Gaulle jusqu'à ne pas l'informer du débarquement dans son propre pays. Ils veulent même administrer directement la France. Le Royaume Uni et les États-Unis n'ont que mépris pour ce pays qui s'est rendu et où le gouvernement de Vichy a collaboré avec Hitler intensément, notamment économiquement, et a même participé aux persécutions contre les Juifs. C'est l'URSS de Staline qui exigera la présence du General de Gaulle à la table des vainqueurs de la guerre. L'ingratitude humaine est insondable.
On apprend que la bataille d'Angleterre, cet épisode mythique de la deuxième guerre mondiale a fait 30 000 morts pendant toute la deuxième guerre mondiale. Il y en a eu probablement deux fois plus à Gaza en 7 mois.
Dans les troupes américaines régnaient un régime d'apartheid avec une séparation stricte, sur laquelle veillait scrupuleusement le commandement militaire, entre les noirs et les blancs. Les noirs vivaient dans des baraquements spéciaux. Même dans les voitures et les camions militaires, les blindés, les chars il n'y avait jamais de promiscuité des blancs avec les noirs. Le général américain, commandant l'entrée des troupes alliées dans Paris, a ordonné qu'aucun soldat noir n'y participe. Le président Roosevelt pouvait alors célébrer «la défense des valeurs occidentales, de la liberté, de la démocratie et de la civilisation».
Comment s'étonner que les plus grands des massacres coloniaux du 20eme siècle soient survenus juste après la fin de la deuxième guerre mondiale et se soient prolongés jusqu'aux années 90, et jusqu'à présent. C'est d'ailleurs à ce moment, la fin de la 2eme guerre mondiale, que l'Etat d'Israel est fondé, chez des Arabes trop faibles, pour qu'ils puissent s'y opposer efficacement. À ce sujet, Maxime Rodinson , note, en 1967, que «la suprématie européenne avait implanté, jusque dans la conscience des plus défavorisés de ceux qui y participaient [à l'émigration en Palestine], l'idée que, en dehors de l'Europe, tout territoire était susceptible d'être occupé par un élément européen « et il précise: «L'Etat d'Israel est un fait colonial» Le génocide de Gaza n'est-il pas finalement, la continuation logique de ces massacres coloniaux de l'après-guerre.
GAZA
La plage de ce débarquement de Normandie ressemble étrangement au sable de Gaza. Elle avait été elle aussi baignée de torrents de sangs, à la différence, que là il y avait des soldats qui combattaient à armes égales, et là des hommes des femmes des enfants désarmés, livrés à des bourreaux que seule la fatigue de tuer pouvait arrêter. Ce 8 juin, 270 morts palestiniens dans l'opération israélienne à Gaza pour libérer 4 otages. 270 civils tués, tirés comme à la chasse. Les jours précédents, il en était de même, le même rite monstrueux: chaque jour l'ogre venait prélever son tribut de sang, de préférence celui des enfants. Dans les rues d'Israel, on danse de joie à l'annonce de la nouvelle de la libération des 4 otages. Comme pour une victoire dans un match de football. Danses échevelées, païennes. Dans des medias occidentaux admiratifs, on parle d'une attaque menée avec le» talent habituel des forces spéciales israéliennes,», de quasi surhommes, d'une opération telle un film hollywoodien. A la différence que les morts eux sont bien réels, et qu'ils ont été abattus, sans gloire et sans risques, comme «des animaux humains « pour reprendre l'appellation du ministre de la défense israélien.
Sont-ils fous? Sont-ils inconscients? Sont-ils malades de haine ? Sont-ils déments? Quel avenir se réservent-ils ainsi dans l'Histoire du monde? Dans quelle planète vivent-ils. Le réveil un jour, et il viendra nécessairement, risque d'être terrible.
4 otages israéliens libérés pour 40 000 morts palestiniens. Cela fait cher l'otage à la bourse d'Israel et des médias occidentaux qui exultent et font des émissions spéciales sur «cet évènement». Et après, on dira qu'Israel ne pratique pas le racisme et l'apartheid.
Le 7 Octobre avait été mensonges et affabulations, cela le monde entier le sait désormais. De la même manière, Israel ment sans vergogne aujourd'hui sur les otages. De la même façon qu'il n'avait pas dit que la plus grande partie des victimes du 7 Octobre étaient des militaires, il ne dit pas que la moitié au moins des otages sont des soldats israéliens. Les grands médias occidentaux sont très discrets sur cela, preuve d'un point sensible Ce sont donc des prisonniers de guerre, si tant est qu'on puisse parler de guerre au sujet d'un massacre, et ils le sont au même titre que les 10 000 prisonniers palestiniens qui croupissent, certains depuis des décennies dans les prisons israéliennes; des milliers de Mandela. Ces tueries de masse, on le comprend maintenant à la persévérance du premier ministre israélien, sont la stratégie même du sionisme. Tuer les Palestiniens jusqu'à ce qu'ils ne puissent même songer à se révolter, à vivre debout. C'était la logique des grands massacres coloniaux, qui vont se poursuivre au lendemain même du débarquement.
Sétif et Gaza
La France gaulliste a fêté la libération par une orgie de sang en Algérie : 45 000 morts algériens dans les villes de Sétif et Guelma, le 8 Mai 1945. Ils sont coupables d'avoir demandé aussi leur libération mais du colonialisme. Ils mourraient alors, sans que personne ne puisse les voir, ils étaient bien seuls, pendant qu'à Paris, Londres et New-York on dansait de joie dans les rues.
Le gouvernement français, dès la libération de la France, va partir à la reconquête du Vietnam. Celui-ci croyait avoir gagné sa liberté en résistant au Japon et ses alliés de l'Axe. La division Leclerc, celle-là même qui venait d'entrer dans Paris avec l'armée américaine, est envoyée au Vietnam pour combattre Ho Chi Minh. Ce sont là les valeurs proclamées, «de liberté, d'égalité et de fraternité, de «la France éternelle», suivant l'expression, toute fraiche à ce moment, du Général de Gaulle. 80 ans après, Israel aussi va «libérer» les palestiniens en les tuant en masse au nom de la défense des mêmes valeurs occidentales. Face à l'un des plus grands massacres depuis 1945, le président Macron dira, le 6 juin, le jour même de l'anniversaire du débarquement, que «ce n'est pas raisonnable de reconnaitre maintenant l'Etat palestinien».
Ironie de l'Histoire
La célébration de l'anniversaire débarquement a été le théâtre d'une grande opération en trompe l'œil historique et d'affabulations idéologiques. Mais ironie de l'Histoire, quelques jours après, le président Macron, maitre de cérémonie de cette célébration, se trouve en face de la plus grande crise, peut-être, que connait le pays depuis 1945. Il dissout en catastrophe l'Assemblée nationale française. D'un coup toutes les dorures des cérémonies du débarquement sont vite oubliées et reléguées à ce qu'elles sont: une comédie historique avec de faux semblants, avec de faux acteurs, avec de faux héritiers. Du coup, les problèmes non réglés de la deuxième guerre mondiale réapparaissent: nationalismes occidentaux, relations avec le monde non occidental, déclin de l'hégémonie occidentale etc.. Tous ces faux héritiers du combat glorieux contre le nazisme sont rappelés à l'ordre: en terminer réellement avec la deuxième guerre mondiale, c'est empêcher de nouveaux bains de sang, c'est empêcher la guerre. C'est faire la paix en Ukraine. C'est faire la paix en Palestine
Le 4 juin, le photojournaliste palestinien Motaz Azaïza, 25 ans, a reçu à Caen le Prix Liberté 2024 de la Région Normandie, lors d’une cérémonie en présence des vétérans américains de la Seconde guerre mondiale. Loin de souligner la continuité historique d’un combat pour la liberté, la célébration a creusé davantage le fossé entre les valeurs historiques de l’Europe et la passivité face à ce qui se passe aujourd’hui à Gaza.
Caen, 4 juin 2024. Motaz Azaïza à la remise du Prix Liberté de la Région Normandie. En arrière-plan, une de ses photos montrant la détresse d’une Palestinienne prise le 22 octobre 2023 à Gaza.
Mardi 4 juin 2024, plus de 4 000 personnes, dont beaucoup de jeunes, se pressent dans le Zénith de Caen pour chanter la liberté, 80 ans après le débarquement allié sur les côtes normandes. Une quarantaine de vétérans américains, centenaires ou presque, ont fait le voyage pour une célébration aux allures de kermesse présentée par l’animateur de France télévision Raphaël Yem. Ce fils de réfugiés cambodgiens chauffe une salle conquise par l’émotion et présente numéros de trapèze, de danse et autres lectures théâtralisées.
C’est dans le cadre de cette commémoration que le Prix Liberté est décerné chaque année depuis 2019 par la Région Normandie. Il récompense une personne choisie par des milliers de jeunes de 15 à 25 ans à travers le monde, via un vote en ligne, pour son combat en faveur des droits humains et de la liberté. Cette année, c’est Motaz Azaïza, photoreporter palestinien qui a couvert l’offensive israélienne contre Gaza jusqu’à son départ de l’enclave le 24 janvier, qui a été choisi par les plus de 15 000 jeunes, pour recevoir un trophée et un chèque de 25 000 euros, lui permettant de continuer son travail.
« JE N’AVAIS PAS LE CHOIX DE PARTIR »
Pendant plus de deux heures, assis au premier rang face à la scène, le lauréat est resté stoïque. Plusieurs fois pendant ce qui s’est avéré un spectacle son et lumière en hommage au courage des vétérans américains, le jeune homme a quitté la salle à grands pas, visiblement mal à l’aise. La dichotomie entre passé et présent, entre l’armée américaine d’hier et celle d’aujourd’hui, entre ceux qui célèbrent la liberté et ceux qui ne l’ont jamais connue glace une petite partie de l’assistance.
Avant que le lauréat ne soit appelé sur scène, on y fait monter les deux autres finalistes du prix, la sœur de Maria Kolesnikova, militante incarcérée en Biélorussie, et Noura Ghazi, avocate syrienne. Le ton change alors, et les sourires de la victoire laissent place aux visages graves de la résistance. « Mon pays n’existe plus », souligne Noura Ghazi, vêtue d’une robe sur laquelle des centaines de noms de détenu⋅es ou disparu⋅es en Syrie ont été brodés.
Quand vient le tour de Motaz de monter sur scène, le jeune photojournaliste plein de pudeur s’élance avec le courage du survivant. La démarche est solennelle, lui non plus n’a plus de pays à rejoindre. D’une voix douce, lente mais affirmée il déclare :
Ma présence ici signifie que j’ai perdu ma maison, je suis sans abri, je ne peux plus rentrer chez moi. Je vais ici et là pour montrer au monde la réalité brutale, après avoir couvert pendant 107 jours la réalité du génocide, après avoir montré les dizaines, les centaines de massacres auxquels j’ai assisté avant de devoir évacuer. Je n’avais pas le choix de partir, comme je n’ai jamais eu le choix de rester. Nous, Palestiniens, n’avons pas l’opportunité de choisir de vivre ou de mourir.
« AVANT, J’ÉTAIS UN TYPE NORMAL »
Pourquoi les jeunes de ce qu’on appelle « la génération Z » ont-ils et elles voté pour Motaz Azaïza ? Peut-être parce qu’ils connaissent son travail grâce à Instagram et font partie de ses plus de 18 millions de followers ? Peut-être parce qu’il a déjà reçu le prix de l’homme de l’année du magazine GQ Middle East1 ? Ou que l’une de ses photos - une jeune fille de 13 ans sous les décombres d’un immeuble - a été sélectionnée par le Time Magazine parmi les 10 photos les plus fortes de l’année 2023 ? Comme nombre de ses collègues vivants ou morts (136 journalistes ont été tué.es par Israël depuis le 7 octobre), le journaliste a été nos yeux et nos oreilles à Gaza. Les 25 jeunes membres du jury international, qui ont sélectionné en février les trois finalistes sur des centaines de profils, ont souligné qu’il représente trois valeurs cardinales selon eux : le droit à l’information, la protection des journalistes et la reconnaissance des prisonniers de guerre.
Motaz Azaïza est né à Deir al-Balah, au centre de la bande de Gaza, une ville côtière connue pour ses dattiers, ses champs d’oliviers… et ses spots de surf. Il a fait ses études à l’Université Al-Azhar, fondée en 1991 et dont il ne reste rien aujourd’hui, à l’instar des autres établissements universitaires de l’enclave, tous détruits par les bombardements israéliens. « Avant le 7 octobre, mes proches disaient que j’étais un rêveur. J’étais un type normal qui prenait des photos et rêvait un jour de bosser pour National Geographic, de parcourir le monde à la rencontre d’autres cultures. J’étais aussi très déprimé : je ne trouvais pas de travail », explique-t-il dans un entretien avec Orient XXI.
Cet amateur de photos de nature et amoureux inconditionnel de Gaza, de ses vieilles pierres et de ses enfants, avait un don pour capturer toutes les identités qui se croisaient dans l’enclave. Les sourires des enfants jouant au foot sur la plage, les petites victoires des pêcheurs à la ligne, les enfants de chœur à noël, les Bédouins gardant les chèvres et les médecins organisant des banques de sperme clandestines pour permettre aux prisonniers de procréer… Si ses piges ne se vendaient pas facilement, son compte Instagram regorge de trésors joyeux et colorés, qui aujourd’hui sont tout aussi difficiles à regarder que les ruines grisâtres et les cadavres blanchis de poussière.
« LES PREUVES SONT LÀ, IL SUFFIT DE LES REGARDER »
Comment devient-on reporter de guerre quand c’est son propre pays qui en est le théâtre ? Comment photographier l’éradication d’un territoire, quand sa propre famille gît sous les débris, quelque part ? Une position impossible dans laquelle se sont trouvés de nombreux photoreporters en Syrie, en Haïti, et qui semble, dans le contexte actuel, encore plus compliquée à résoudre. C’est ce que l’on décèle dans ce visage aux yeux fuyants, dans cette bouche qui hésite et grimace, dans ce refus à évoquer directement le traumatisme.
Motaz Azaïza a déjà perdu 15 membres de sa famille, des dizaines d’amis et de collègues depuis le 7 octobre. Difficile dans ces conditions d’être journaliste, à la fois témoin et victime. « Quand je travaille, j’essaie d’oublier ma nature humaine », nous explique-t-il. « J’essaie de reléguer les émotions ailleurs, sinon je ne peux pas travailler sans m’effondrer. » À force de perdre des camarades, le jeune homme de 25 ans comprend que son gilet pare-balles estampillé PRESSE est davantage une cible dans le dos qu’une protection. « J’ai choisi de partager ma position en live : s’ils me tuaient, ils ne pourraient pas dire que c’était un accident fâcheux. »
Pendant 107 jours, avant de rejoindre le Qatar avec sa famille, Motaz Azaïza a amené ses followers et nombre de médias occidentaux avec lui sur les ruines fumantes des immeubles, à la recherche de rescapés. Le monde a pu entendre à travers son téléphone les sirènes hurlantes des ambulances du Croissant rouge se frayant un chemin sur des routes périlleuses. Tou⋅te⋅s ont cherché avec lui de la nourriture et de l’eau, croisé ses collègues. Tou⋅te⋅s se sont inquiété⋅es quand il ne pouvait plus publier sur les réseaux sociaux, faute de connexion. Tou⋅te⋅s ont pleuré avec lui quand il retrouvait les corps de ses proches dans les ruines de la maison de sa tante. Revenant sur cette période, il raconte lors de la conférence de presse organisée après la remise du prix :
Quand j’ai reçu mes premières menaces de mort, je suis allé dormir à l’hôpital. J’avais très froid, mais j’étais si fatigué que j’ai dormi d’un trait. J’ai été réveillé par des cris et l’odeur des cadavres : j’étais entouré d’une soixantaine de corps. J’ai pris des photos.
Face à lui, une poignée de journalistes s’interrogent : « Les enfants ne sont-ils pas des victimes oubliées du conflit ? » Motaz Azaïza rappelle : « Sauf votre respect, vous avez des milliers de sources à disposition qui montrent les violences que subissent tous les jours les enfants de Gaza, les preuves sont là, il suffit de les regarder. » D’aucuns persistent : « Comment accéder aux preuves matérielles, aux données, aux chiffres ? », remettant en question, comme la plupart de leurs confrères et consœurs, les chiffres délivrés par le ministère de la santé de Gaza sous prétexte que ce sont « les chiffres du Hamas »2 Le photoreporter est inébranlable : « Nous faisons du mieux que nous pouvons pour faire notre travail d’information, nous risquons notre vie tous les jours pour le faire. Français, européens, envoyez des enquêteurs ! » Puis il ajoute : « Cela n’a rien d’une guerre, ce qui se passe à Gaza. »
« GÉNOCIDE », MOT TABOU
Le jeune homme lance ainsi une perche aux quelques journalistes encore présents dans la salle, une planche de salut plutôt. Depuis le début de l’après-midi, on parle de guerre, de forces armées, d’adversaires et d’alliés. Pour la Palestine, on déplore les trop nombreuses victimes civiles. Non ce n’est pas une guerre, explique Motaz Azaïza. Quoi alors ? demande une journaliste au premier rang, qui connait très bien la réponse. « En tant que Palestinien, le mot que j’utilise, c’est “génocide”, parce que je ne suis pas comme vous, qui travaillez ici ou là et choisissez votre vocabulaire. C’est ma maison et mon peuple [qui est concerné], j’utilise le mot “génocide”. »
À la gauche du lauréat, Patrick Chauvel gigote sur son tabouret. Le correspondant de guerre chevronné, qui a regardé la guerre dans les yeux un peu partout dans le monde et notamment à Gaza3, considère que récompenser Motaz Azaïza c’est être du côté de la vérité. Il est fier — cela se voit — de le compter parmi ses collègues. Pourtant, il ne peut s’empêcher de le reprendre : « Non Motaz, tu dois faire attention quand tu utilises ce mot de “génocide”, c’est un mot très violent qui invoque de très lourds souvenirs. C’est un mot qui appartient à l’Histoire. Tu es jeune, tu es en colère, je comprends. Mais tu dois faire attention à ce mot. » Mais alors que l’on veut clore la conférence de presse par un spectaculaire « les femmes devraient prendre le pouvoir », le jeune Gazaoui reprend le micro pour rappeler que faire son travail de « vérité » lui vaut aujourd’hui d’être taxé de terrorisme.
Montrer ce qu’ils font, ce n’est pas de l’antisémitisme, ce n’est pas du terrorisme. Ce n’est pas une guerre de religion, c’est une bataille pour exister qui se joue. Vous, en Normandie, vous vous êtes battus, vous vous êtes libérés, il y a eu la paix et aujourd’hui vous êtes libres. Personne ne vient sauver la Palestine.
Ce jeune homme de 25 ans qui parle de sa mère pour invoquer sa force intérieure a déjà les tempes grises de celui qui en a trop vu, trop fait. Devenu témoin du grand malheur de son peuple, il ne sait pas comment avancer, la tête ici, le cœur là-bas. « C’est un gros changement », dit-il pudiquement. Aujourd’hui, que ce soit depuis Doha, Genève, Londres ou la Normandie, il utilise ses comptes pour relayer le travail de ses collègues restés sur place, eux dont les conditions de vie et de travail se détériorent chaque jour un peu plus.
Depuis qu’il a quitté Gaza, Motaz Azaïza a fait l’objet de controverses sur ses accointances supposées avec le chef de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas. Dans un communiqué publié par l’Ambassade d’Israël en France au lendemain de la cérémonie, le photoreporter est présenté comme « un soutien affiché au Hamas » et accusé de faire l’apologie du terrorisme. Dans un autre communiqué, 35 députés français de la majorité présidentielle suivent la même ligne : le lauréat est présenté comme un « sympathisant du Hamas » et la sélection des jeunes comme « un choix incompréhensible et inapproprié ». Motaz Azaïza soupire : « Ils ne peuvent plus me mettre une balle, alors ils se décrédibilisent, ils m’attaquent avec des mots pour me faire taire. »
Si le journaliste plie sous le poids du présent et refuse d’évoquer ses projets, il y a fort à parier qu’il ne cessera pas de parler, quoi qu’il lui en coûte :
J’ai failli mourir de nombreuses fois, j’ai survécu. J’ai fait une promesse à mon peuple : je pars, mais je ferai passer le message, après plus de 40 000 morts4, plus d’un million et demi de déplacés qui craignent de mourir chaque seconde sous les bombes ou par manque de nourriture. Nous ne sommes pas des terroristes. La Seconde guerre mondiale n’était sans doute pas une leçon suffisante [pour l’humanité], mais j’aimerais croire qu’un jour la paix reviendra et que la Palestine sera libre.
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