Le contexte
Janvier 1958. Le GRE du capital Léger n'en est plus à son coup d'essai. Au cours de l'état précédent, il y a déjà eu la sensationnelle affaire des « bleus-de-chauffe », à base de rebelles ralliés, qui a permis de semer un trouble complet dans la Casbah, le fief du FLN, et d'extirper définitivement le terrorisme d'Alger. A l'automne, il y a eu encore mieux. Après l'arrestation de Yacef Saadi, le capital Léger réussit un coup de maître. En octobre, il reconstitue à son profit l'organisation terroriste de la « zone autonome d'Alger » (ZAA), avec la bénédiction du commandement de la wilaya 3.
Les moyens ? On ne peut plus simples, en apparence. Léger utilise les services de deux rebelles ralliés et entrés dans son organisation.
D'abord Ghandriche, alias Safi, dont l'arrestation avait été tenue secrète, et surtout Hani, dit Amar, qui continue à bénéficier de la confiance totale du FLN. Dès la départ, tout marche à merveille. Le 15 octobre, une correspondance s'établit entre Safi et le PC de la zone 1 de la wilaya 3, par l'intermédiaire de « boîtes aux lettres » laissées intactes à Alger. Quelques semaines plus tard, le 11 novembre, Hani, plongé en plein coeur de la Kabylie, entre en liaison directe avec le PC rebelle. Sans nourrir la moindre médiance, le lieutenant Kamal et le « frère » Ahmed Sabri, responsable liaisons-renseignements, habilitent Hani à représenter l'armée et le FLN au sein de la zone autonome d'Alger...
Suivant les bonnes traditions du FLN, Hani se voit attribuer un adjoint politique, Abdeljebar Moktar, dit Si Kaddour, et un lot d'armes, comprenant pistolets mitrailleurs, grenades et explosifs, est mis à sa disposition. À lui d'en assurer l'acheminement... Le capitaine Léger dissimule alors mal sa satisfaction. Grâce à l'ordre de mission ramené par Hani, il se trouve en quelque sorte le chef de la ZAA avec l'assentiment du FLN !...
Quelques jours plus tard, un scénario complexe est mis en place pour la récupération des armes. Un taxi, dont le chauffeur est un indicateur du GRE, ira les chercher à proximité de Bordj-Menaïel. L'affaire réussit le 25 novembre et le soir, le colonel Godard peut contempler avec satisfaction tout un arsenal, en grande partie de fabrication tchèque. L'opération « double jeu » dépasse alors tous les espoirs. Le 10 décembre, Léger marque encore un nouveau point. Hani assiste au conseil de la wilaya 3, présidé par le redoutable Amirouche en personne. La ZAA sera assurée par la Kabylie.
Toutefois, à la fin de l'année, la wilaya commence à s'inquiéter de l'inaction totale de la nouvelle organisation, et pour cause ! Le lieutenant Kamal adresse à Si Sadek, le nouveau pseudo de Hani, un sévère rappel à l'ordre : « Je vous écris au sujet du travail. Vous avez de la marchandise, et vous n'avez rien fait. L'ennemi crie victoire sur tous les bords. Vous avez reçu l'ordre formel de travailler durant les fêtes et aucune action n'a été entreprise. Les frères envisagent la formation d'une autre organisation si la vôtre continue à ne pas donner de résultats sérieux. »
Prix à son propre jeu, Léger se voit obligé d'obtempérer et de passer à l'action, avec le consentement du colonel Godard. Simplement, « ne pas y aller plus fort que les fells eux-mêmes » ! En tout cas, quelques jours plus tard, une grenade explose dans l'escalier du PC des « bleus-de-chauffe », 21, rue Émile-Maupas. Dégâts minimes. Le lendemain, une jeep du 9e zouaves est mitraillée, à la tombée de la nuit, sur le boulevard du Maréchal-Foch. C'est ensuite au tour d'un Dodge. On compte, cette fois, une victime. Un terroriste a été tué. Il s'agit d'un certain Djamal, un fell authentique, qui avait réussi à prendre contact avec Si Sadek pour la bonne cause... Le pseudo-attentat permet de le liquider. De même, Léger décide de se débarrasser de Kaddour, dont le comportement devient inquiétant. Arrêté, le responsable politique comprend qu'il a été joué et accepte d'entrer au service du GRE. En attendant, la wilaya 3 est satisfaite de la nouvelle organisation sortie enfin de sa torpeur et adresse de chaleureuses félicitations au « frère Si Sadek » !
Au point où en sont les choses, le capitaine Léger s'empresse maintenant de préparer un coup nouveau. Le 21 janvier 1958, démarre l'opération KJ-27. Par un temps exécrable, un petit groupe d'hommes en treillis, avec au bras l'insigne d'un commando FLN, peine sur les pentes du Djurdjura. C'est Léger, Ghandriche et sa bande de ralliés. Quelques heures plus tard, magnifique coup de filet. Victime du subterfuge, tout l'état-major de la zone 1 est capturé d'un seul coup... avec Hocine et Ahmed Savri, chargé des liaisons-renseignements...
Mais l'affaire ne va pas se limiter à la capture de de quelques responsables, d'armes et de papiers. La maladresse d'un des officiers de paras chargés de couvrir l'opération KJ-27 va avoir d'imprévisibles rebondissements. Sabri s'est trouvé soudain en présence de Si Sadek, alias Hani, le « responsable » de la ZAA et auquel il avait justement demandé de venir au maquis, ce 21 janvier : avec sa virtuosité habituelle, le capitaine Léger entend utiliser ce contretemps. Sabri est transféré à Alger, soumis à une habile préparation psychologique.
Pendant ce temps, c'est un jeu d'enfant, pour le chef du GRE, que de convaincre l'état-major de la wilaya 3 de la trahison de Sabri. Le coup du 21 janvier n'a pu réussir autrement. La réaction est immédiate. Le « cher frère Si Sadek » est invité à « donner à tous les groupes armés la consigne d'abattre Ahmed Sabri, s'il sera à leur passage ». Sabri n'a plus alors d'autre ressource que de se mettre au service de Léger. Mais le plus important n'est pas là. Le doute, la suspicion se sont insinués, comme un venin mortel, au coeur de la wilaya 3.
Le récit
Quelques timides rayons du soleil de janvier pénétraient dans la petite pièce, découpant sur le sol de terre battue l'ombre des barreaux qui obstruaient l'étroite fenêtre. Pelotonnée frileusement sur son lit, Tadjer Zohra réfléchissait profondément. C'était une belle fille de dix-huit ans dont le corps pourtant enfermé dans une longue robe kabyle, laissant devenir des formes sculpturales. Le nez fin et légèrement retroussé, les pommettes hautes, la bourche large et sensuelle, donnaient un charme étrange au visage éclairé par d'immenses yeux noirs et auréolé d'une chevelure brune, longue et soyeuse. À Alger, dont elle était originaire, on lui avait donné le surnom de Roza.
Elle haussa brusquement les épaules et un mince sourire fleurit sur ses lèvres. Décidément, pensa-t-elle, ce capitaine Léger son adjoint Ghandriche n'étaient pas très forts. Pourtant, lorsqu'elle militait dans une cellule FLN de Belcourt, ses camarades de combat parlaient des « bleus » avec crainte. Sentiment justifié d'ailleurs, puisque, à part elle, tous avaient été mis sous les verrous au cours des jours précédents. Dénoncée, elle avait réussi à fuir et à rejoindre la petite ville de Bordj-Menaïel d'où elle avait espéré pouvoir monter au marquis.
Certes, son travail à Alger ne s'était borné qu'à la confection d'un drapeau, mais, très rusée, elle faisait en outre confiance à son pouvoir de séduction. Nul doute que les responsables auraient été enthousiasmés au récit des exploits que son imagination fertile avait conçus pour la circonstance. Hélas ! La chance l'avait abandonnée. Prise dans le filet d'un opération de ratissage à quelques kilomètres de Bordj-Manaïel, elle avait été ramenée au PC du secteur. Là, l'officier de renseignements lui avait appris qu'un avis de recherche à son nom avait été lancé par le GRE.
Ces événements s'étaient déroulés la veille. Après une longue nuit peuplée de cauchemars, la porte s'était ouverte au matin sur le capitaine Léger. Venant juste de terminer une rapide toilette, sa coquetterie féminine fut satisfaite de ne pas avoir été prise de court. Elle pensait maintant avec satifsatction que ses magnifiques cheveux qu'elle savait si bien faire voler autour de son visage, l'éclat de ses yeux sombres, l'élégance de sa silhouette avaient favorablement impressionné l'officier. il en avait été de même pour son adjoint, ce Kabyle qu'on disait si redoutable, venu lui rendre visite un instant plus tard. Les deux hommes avaient bavardé très aimablement avec elle. Il ne lui avait pas été difficile de les convaincre, l'un et l'autre, de son innocence. N'avait-elle pas été contrainte de travailler pour le Front ?
Sa mise en liberté avait, cependant, été subordonnée à une condition : accepter de faire partie du GRE. Elle avait feint d'accepter avec reconnaissance.
– Parfait ! lui avait dit Léger, je vais t'envoyer mon adjoint avec lequel tu t'entretiendras. Si tu persistes dans tes bonnes intentions, je t'emmènerai çà Alger et te libérerai après t'avoir expliqué ce que j'attends de toi.
Roza se leva. La petite glace de bazar pendue au mur lui renvoya l'image de son sourire. Elle se fit un clin d'oeil. Dans quelques heures, elle serait libre, et cela seul importait !
À quelques pas de la prison où rêvait Roza, le bureau de l'officier de renseignements du secteur était le théâtre d'une discussion entre Léger et Ghandriche. L'optimisme de la jeune prisonnière aurait très certainement été refroidi s'il lui avait été permis d'entendre les paroles des deux hommes. Léger avait retiré de sa visite une impression désagréable. Après quelques réticences, la fille avait trop rapidement accepté de travailler pour lui et, à la fin de l'entretien, elle avait même manifesté un enthousiasme démesuré. La confection d'un drapeau FLN n'était pourtant qu'une faute vénielle hors de proportion avec l'engagement qu'elle venait de souscrire.
– Qu'en penses-tu, Basile ?
– Rien de bon, mon capitaine ! Cette fille est trop polie pour être honnête ! Sans parler du fait qu'elle joue de la prunelle comme une pesnionnaire des maisons de la rue de la Mer-Rouge, à la Casbah !
Léger sourit. Il avait une confiance absolue dans le jugement de son subordonné... surtout lorsqu'il confirmait le sien !
– Cette petite Roza est pourtant bien agréable ! Retourne la voir et dis-lui de se préparer. Je l'emmène à Alger.
LE SOUFFLE COURT
Une heure plus tard, la Versailles du capitaine se frayait péniblement un passage au milieu de la foule grouillante du marché de Bordj-Menaïel. Une multitude bariolée et bruyante déambulait sur les trottoirs et la chaussée. Des fellahs descendus du djebel poussaient à grands coups de trique le bétail qu'ils espéraient vendre. Dans le fond de la voiture, Roza, assise près de Léger, ne comprenait pas les raisons qui avaient poussé son voisin à prendre le chemin le plus encombré. Du coin de l'oeil, elle l'observa. Léger la regardait. De plus en plus convaincue du pouvoir de son charme, ses lèvres s'entrouvrirent et elle sourit au capitaine. Celui-ci pensait qu'il ne faudrait pas plus de vingt-quatre heures pour que le maquis fût au courant.
Roza n'en croyait pas ses yeux ! Léger venait de s'absenter, appelé dans l'entrée de la villa par la sonnerie du téléphone. Silencieusement, elle avait quitté son fauteuil et s'était approchée de la table. Au bas de la lettre, éclairée par la lampe de bureau, s'étalaient le cachet du Front et la signature de Kamal. Le souffle court, elle lut avidement : « ... L'opération a parfaitement réussi. comme convenu, je m'étais absenté du PC et, par la suite, j'ai tout fait retomber sur Ahmed Sabri, qui a été condamné par le conseil de zone. »
Le déclic du téléphone se fit entendre. Roza se rassit rapidement, essaya vainement de maîtriser les battements de son coeur. Léger pénétra dans la pièce, semblant ne prêter aucune attention au trouble de la jeune fille.
– Je te répète, Roza, que tu n'as aucune crainte à avoir. Tu as certainement entendu parler de l'action des « bleus » à Alger ! Ceci n'est rien, car je peux te dire que, même au maquis, j'ai des gens qui travaillent pour moi...
Roza, raidie dans son fauteuil, écoutait de toute son attention. Léger parlait depuis plus d'une heure. Comme dans un mauvais rêve, son esprit enregistrait les noms de responsable connus, elle en voyait les signatures sur les lettres que le capitaine lui lisait. Sa décision fut prise immédiatement. Il fallait à tout prix prévenir le maquis et en extirper le trahison ! Il était donc nécessaire d'être libérée le plus rapidement possible.
– Mon capitaine, je suis d'accord pour travailler dès maintenant !
– C'est très bien ! Retourne chez ta mère à Belcourt. Je te ferai contacter dès que j'aurai besoin de toi. En attendant, téléphone-moi chaque semaine.
Quelques instants après, une voiture du GRE quittait la villa du chemin Vidal. Saïdoun, qui la pilotait, pensait que sa passagère était vraiment très jolie. Léger, quant à lui, pensait qu'il était parfois bien pratique de savoir imiter des signatures..
Une pluie fine et glacée crépitait sur les dalles de l'escalier, devant le perron du 7, chemin Vidal. À l'intérieur du bureau, les pieds écartés solidement plantés sur le carrelage, la tête penchée en avant, le colonel Godard étudiait les réactions d'Abdeljebar Moktar, dit Si Kaddour. Tout en tournant entre ses doigts sont éternel béret basque, l' « adjoint politique » de Hani écoutait Léger lui lire la lettre de Kamal réclamant impérativement sa montée au maquis avec les bilans politiques et militaires de la ZAA.
– Alors, Moktar, tu marches ou tu ne marches pas ?
– C'est d'accord, mon capitaine, je monte !
– Bravo ! Mon colonel, nous pouvons le féciliter. C'est un homme courageux !
Essayant de dissimuler son manque de conviction, Godard émit un vague grognement pouvant passer pour une approbation. Sur un signe de Léger, Moktar quitta la pièce en compagnie de Surcouf, qui, silencieux, avait attendu la fin de l'entretien sur le pas de porte.
Le colonel se tourna vers son subordonné.
– Ce type me semble avoir la franchise d'un âne qui recule ! J'espère, Léger, que vous ne vous trompez pas !
– De toute façon, mon colonel, ça n'a plus aucune importance !
Le patron du GRE expliqua ses raisons. Il apprit en particulier à Godard la nouvelle apportée le matin même par Surcouf et Ghandriche : la disparition de Roza. La jeune fille, qui avait téléphoné la première semaine, n'avait, depuis, donné aucune signe de vie. Les hommes du GRE, envoyés aux nouvelles, n'avaient trouvé que sa vieille mère qui, disait-elle, ne s'expliquait pas l'absence de sa fille. Les soupçons de Léger se confirmaient : Roza était retournée au maquis ! Dès lors, l'arrivée de Moktar importait peu. L'alternative était la suivante : Moktar jouait le jeu et l'opération « double jeu » se poursuivait. Moktar parlait, et l'intoxication déclenchée par Roza était confirmée.
Godard approuva le plan et, le lendemain matin, Si Kaddour prenait le car de Bordj-Menaïel, emportant avec lui les « bilans militaires et politiques de la ZAA ». Trois jours plus tard, une lettre datée du 10 février 1958 parvenait rue Porte-Neuve au siège d'une des boîtes postales de Hani. S'adressant à Si Sadek (Hani), le lieutenant Kamal annonçait l'arrivée de Si Kaddour. Il ajoutait : « Mais contrairement à ce qui a été convenu, Si Kaddour n'a apporté avec lui aucun bilan et n'est pas au courant de l'organisation militaire. Aussi, votre présence est nécessaire pour fusionner avec les représentants des quatre frères d'Alger et ceux de l'autre oganisation parallèle. »
L'appât était appétissant mais difficile à avaler ! Pour léger, le doute n'était plus permis. La torture et la mort attendaient Hani au maquis ! Il fit donc écrire par ce dernier une lettre dans laquelle il exprimait ses regrets de ne pouvoir se déplacer et recommandait à Kamal de conserver Kaddour, dont il n'avait plus besoin à Alger. L'opération « double jeu » avait duré six mois.
Léger avait, non sans regret, mis un point final à l'opération. Il ne savait pas encore qu'elle avait introduit au maquis un virus particulièrement redoutable dont l'action serait à l'origine d'une épidémie meurtrière connue depuis sous le vocable de « bleuite » !
UNE ODEUR ATROCE DE CHAIR BRÛLÉE
Le hurlement de la femme, atroce et désespéré, s'éleva dans l'unique et minuscule pièce de la mechta. A l'extérieur, un djoundi mença de la voix et du geste quelques enfants déguenillés attirés par la tragédie. Le capitaine Mayouz Hacène, responsable politico-militaire de la zone 1 de la wilaya 3, présidait à l'interrogatoire de la suspecte. Son visage aux traits rudes était impassible.Ses yeux, réduits à deux minces fentes horizontales, contemplaient le corps entièrement nu qui tournoyait suspendu à une cinquantaine de centimèrtes du sol. Sa main droite s'éleva et s'abaissa lentement. Un des hommes poussa rapidement le kanoun rempli de braises incandescentes sous le ventre de la femme. Une écoeurante odeur de chair brûlée se répandit dans l'air, accompagnée d'un nouveau hurlement qui s'éteignit dans un hoquet déchirant. Les lourds cheveux noirs de la suppliciée s'embrasèrent dans une gerbe d'étincelles. Le bourreau repoussa le foyer et donna du mou à la corde. Le corps désarticulé de Roza roula sur la terre battue. Des monstrueuses cloques rougeâtres soulevaient la peau du ventre et des cuisses.
Hacène appréciant tout particulièrement le supplice de l'hélicoptère. C'est ainsi qu'il avait surnommé la torture qui consistait à faire tourner, face à un brasier, le corps dévêtu d'un suspect suspendu par les poignets et les chevilles liés dans le dos par une même corde. Il obtenait ainsi des aveux spontanés et de beaux romans.
Roza, la poitrine soulevée par des halètements spasmodiques, murmurait des mots sans suite. Sur un signe de Hacène, un secrétaire posa ses doigts sur les touches de sa machine à écrire. Dès cet instant, la « bleuite » commença ses ravages.
Comme l'avait prévu Léger, Roza n'était restée qu'une semaine à Alger auprès de sa mère. Révoltée par les « secrets » appris chemin Vidal, elle avait rejoint le maquis, bien décidée à tout mettre en oeuvre pour faire châtier les « traîtres ». Grande fut sa surprise quand elle se vit arrêter dès son arrivée en zone rebelle. Le capitaine Hacène, devant lequel elle comparut, la traita d'espionne à la solde de Léger. Ne l'avait-on pas vue à Bordj-Menaïel, en compagnie de ce dernier ?
Un sourire dédaigneux aux lèvres, elle toisa le chef de la zone 1.
– Avant de m'accuser, dit-elle, tu ferais mieux de regarder autour de toi. Ce ne sont pas les traîtres qui manquent !
Hacène, ayant appris depuis peu la façon dont il avait été berné par Hani, vit l'occasion de tout mettre sur le dos de ses subordonnés. Les déclarations de Roza confimèrent celles de Kaddour. Six jours plus tard, la jeune fille fut mise en présence du colonel Amirouche, le redoutable chef de la wilaya 3, à qui elle raconta son histoire. Celui-ci n'y vit que la confirmation de ses soupçons envers les militants originaires d'Alger, les femmes et les intellectuels. Hacène reçut carte blanche pour tirer l'affaire au clair.
FOLLE DE DOULEUR, ELLE PARLA
La malheureuse Roza fut soumise à la torture. Foelle de douleur, elle raconta n'importe quoi.
Elle s'accusa tout d'abord d'être la responsable de l'arrestation, à Alger, de Djamila Bouhired, Djamila Bouazza, Zhora Drif et Yacef Saadi. Arrestations pour lesquelles elle toucha, dit-elle, la somme de 50 000 francs. Elle « avoua » ensuite être allée au maquis afin de contacter des responsables à la solde de Léger qui lui permettraient de rejoindre Tunis où elle avait une mission très importante à remplir.
– Durant trois jours, le capitaine Léger me fit répéter le mot de passe que je devais communiquer à Tunis. Une fois dans le ville, une personne viendrait me voir et me dirait : Quelle est la main qui a l'index sans ongle ? Je devais répondre : La main gauche. La personne en question me dirait ensuite : Que faut-il faire ? Je lui répondrais de nouveau : Il faut couper le doigt, si les choses allaient bien. Si j'étais suspectée, je devais répondre : Il faut couper la main.
Suivait une longue confession dans alquelle la pauvre fille donnait pêle-mêle les noms des responsables du maquis, d'amis et même de membres de sa famille – une de ses cousines de Bordj-Menaïel en perdit la vie. Roza, mourante, fut finalement égorgée. Mayouz Hacène, connu depuis sous le surnom de « Hacène-la-Torture », fut effrayé. Il se vit entouré de traîtres. Abdeljebar Moktar (Si Kaddour), persuadé d'avoir joué un bon tour à Léger en feignant d'accepter une mission au maquis, n'échappa point à la vindicte du chef de la zone 1. Il s'accusa notamment d'avoir été chargé par Léger d'organiser un réseau d'espionnage en wilaya 4 en liaison avec Rachid Agoumine, secrétaire régional de Saint-Pierre-Saint-Paul, et le lieutenant Si Mohamed, de la zone de Ménerville. Il mit également en cause ses propres amis de la wilaya 3, en particulier Kamal, le lieutenant Allel et le sergent-chef Dahmane. Si Kaddour fut exécuté le 12 juin 1958 (procès-verbal de son interrogatoire saisi en même temps que celui de Roza). Mayouz fit son rapport à Amirouche. Il insista plus particulièrement sur l'importance du complot qui, disait-il, débordait très largement les limites de sa zone et s'étandait à trois wilayas, la 3, la 4 et la 6. Le colonel Amirouche n'était pas un tendre. Il renouvela son mandat au chef de la zone 1 et l'étendit à toute la wilaya. Le nom de Mayouz Hacène devint très vite synonyme de terreur : Kamal, Allel, Dahmane et bien d'autres innocents furent arrêtés et torturés. La vague d'exécutions déferla de zone en zone, de wilaya en wilaya. Des milliers d'hommes et de femmes furent égorgés et leurs corps jetés dans des charniers. Le 3 août 1958, Amirouche adressait une mise en garde à tous les autres commandants de wilaya, sous la forme d'une lettre circulaire.
L'année 1958 fut marquée par une succession de purges sanglantes qui décimèrent l'ensemble des wilayas et plus particulièrement la wilaya 3 et la wilaya 4. Des milliers de personnes furent arrêtées, torturées et égorgées. L'Algérie actuelle aurait grand besoin des jeunes intellectuels qui furent le plus souvent les victimes des massacres. La folie sanguinaire de Mayouz ne connut plus de bornes lorsque arriva le 13 mai 1958. L'enthousiasme des foules du Forum, les manifestations de loyalisme des populations musulmanes ne firent que confirmer son opinion sur les citadins en général et les Algérois en particulier. Profitant de l'occasion, des centaines de cadres et de djounoud échappèrent à la mort en se ralliant au porte français le plus proche. Amirouche, Mayouz et autres tortionnaires n'y virent qu'une preuve de plus noyautage des wilayas : se sentant découverts, les traîtres s'empressaient de se mettre à l'abri !
La méthode était donc bonne : les « interrogatoires énergiques » reprirent de plus belle ! Quelques voix, telle celle de Mohand Ou el-Hadj, essayèrent de faire entendre raison à Amirouche. Sourd à toute recommandation, le « loup de l'Akfadou » persista à encourager la répression. la « bleuite » se développa et prit alors d'énormes proportions. Décimés et découragés, les maquis ne purent qu'attendre le coup de grâce. Il leur fut donné, lorsque le commandement français décida de déclencher les grandes opérations prévues par le plan Challe.
Pierre Leroy
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