Marin des montagnes, en salle depuis le 17 avril, lettre à sa mère disparue, est un documentaire sur son autre pays, l'Algérie, découverte pour la première fois en 2019. Le film est en salles et sa dernière fiction, Motel Destino, sera en compétition au prochain festival de Cannes. Franceinfo Culture a rencontré le cinéaste brésilien Karim Aïnouz, entre deux projections du Marin des montages.
Franceinfo Culture : Si votre mère n'était pas partie, auriez-vous fait ce voyage en Algérie, le pays natal de votre père ?
Karim Aïnouz : Non, pour plusieurs raisons. D'abord, c'est un voyage qu'elle a toujours rêvé de faire et mon père ne l'a jamais invitée. C'était cher au départ et après, il y avait le visa, des considérations politiques… La chronologie a été la suivante : décennie de la guerre civile en Algérie, impossible d'y aller jusqu'en 2005. Par la suite, ce n'était pas simple pour elle de voyager : elle avait pris de l'âge et elle s'occupait de sa mère.
Dans tous les cas, c'est un voyage qu'elle voulait faire avec moi. Si je l'avais fait tout seul, cela aurait été une trahison et elle ne me l'aurait jamais pardonné parce que la séparation d'avec mon père a été vraiment traumatique. Surtout pour une femme seule, vivant à Fortaleza dans les années 1960, l'un des espaces le plus conservateurs du Brésil. Par contre, si je m'étais rendu en Algérie avec elle avant, je n'aurai pas réalisé ce film. Cela aurait été un voyage, tout simplement. Mais là, c'était une espèce de réparation. C'est pour cela qu'il y avait de la matière pour que cela devienne un film.
Votre documentaire est en fait une lettre à Iracema, votre mère. Ce style épistolaire fait penser à "La Vie invisible d'Eurídice Gusmão" (prix Un Certain Regard en 2019). Comment expliquez-vous ce choix formel ?
L'absence de mon père est contenue dans les lettres envoyées à ma mère que je n'ai d'ailleurs jamais lues. Il y a également toutes celles écrites par ma mère à la sienne, des États-Unis [où elle se rend pour poursuivre ses études au début des années 1960]. Le cinéma est pour moi une espèce de journal intime, avec des images. Au début, c'était plutôt la photo. Comme le cinéma, c'est une façon d'écrire avec une caméra. Les lettres viennent aussi de News From Home (1977) de Chantal Akerman, que j'ai vu. Il est extraordinaire. La réalisatrice belge séjourne à New York, elle filme la ville et elle lit des lettres envoyées par sa mère.
Beaucoup de teintes, notamment le rouge, envahissent l'écran dans Marin des montagnes. Une couleur que l'on retrouve un peu dans "La Vie invisible d'Eurídice Gusmão". Le rouge vous obsède-t-il ?
J'adore les couleurs. C'est comme du sang pour moi : la couleur traduit une pulsation de vie. En outre, j'ai un problème de cornée, qui est héréditaire. Aujourd'hui, il est réglé mais, à 22 ans, quand j'ai été diagnostiqué et que j'ai commencé à perdre la vue, photographier et filmer, c'était une façon de garder des archives, de graver littéralement la mémoire sur le celluloïd [matière qui servait à fabriquer les pellicules]. À l'époque, j'utilisais le Kodachrome (photo) et le Super 8 (cinéma). Leurs rouges sont très forts. Cette obsession pour la couleur remonte également, et c'est très clair dans Marin des montagnes, aux diapos que j'ai de mes parents. Les seules photos d'eux, ensemble, datent d'avant ma naissance et ce sont ces diapos. Comme vous l'avez vu dans le film, elles ont des couleurs vives.
Le métissage est en moi, dans le film et dans sa forme. C'est un documentaire que j'ai fait à 54 ans. J'avais fait beaucoup de choses avant et je voulais m'amuser. J'étais très libre. J'étais également libéré de la narration. Il y a une cohérence dans la narration qui m'angoisse parfois et me rend absolument fou. C'est pour cela que j'ai fait un documentaire, plutôt un essai pour moi... À part la lettre, qui est une espèce de fil rouge narratif, tout est libre.
Ce que j'ai appris en tant que cinéaste, metteur en scène avec ce film, c'est la façon d'amener l'inconscient. Je n'avais jamais réalisé de scène de rêve, de fantaisie comme je le fais dans Marin des montagnes.
Ce film m'a libéré à plusieurs niveaux. Quand vous verrez "Motel Destino", qui va être projeté à Cannes, vous constaterez qu'il y a beaucoup de choses qui viennent, formellement, de "Marin des montagnes".
Karim Aïnouz
Paradoxalement, ce retour aux sources est une découverte de l'Algérie, qui vous a donné envie de fuir. Pourquoi ?
C'est un film où j'essaie d'apprendre l'Algérie, la révolution. Je fais un détour pour répondre à votre question. Ce documentaire a été tourné en 2019 et, en 2018, un monstre [Jaïr Bolsonaro], un fasciste a été élu président du Brésil. C'est vrai que le départ de ma mère m'a libéré pour faire Marin des montagnes, mais l'année où je suis allée en Algérie, il y a eu le Hirak [mouvement historique de protestation]. La grande raison d'être de film était d'en apprendre plus sur la révolution, ce mouvement d'indépendance algérien. J'avais soif d'en savoir davantage sur la grande histoire et il fallait pour cela que je rentre dans ma propre histoire, celle de l'implication de ma famille dans cette révolution. Je suis un fils de la révolution d'une certaine façon. En allant dans le village de mon père, Tagmut Azuz, je suis allée à la source de cette "histoire". J'y ai retrouvé quelque chose de très familier, de très fort sur le plan physique. Pas au niveau psychologique parce que ce village m'est plus étranger que la France par exemple. Je me suis alors dit qu'il ne fallait pas que j'insiste pour que cet endroit devienne ma matrie parce que c'est comme si j'insistais pour que mon père devienne mon père. Mon père n'est pas mon père dans le sens où je n'ai pas partagé mon enfance avec lui. C'est la même chose avec l'Algérie. Il y avait quelque chose de très fort mais j'estimais que c'était hypocrite de dire que je m'y suis sentie comme à la maison. C'est une sensation troublante, dynamique, complexe et contradictoire, et je réponds à la question comme cela. J'ai tout simplement appris avec ce film que je peux être aussi Algérien.
"Marin des montagnes" me permet désormais de parler de l'Algérie. Je peux parler de mes racines, de la famille de mon père et de l'histoire de la révolution algérienne. J'ai une image en face de moi. Avant je n'avais rien.
Karim Aïnouz
Le film vous a-t-il aussi donné envie de travailler en Algérie ?
Beaucoup. En Algérie et en Afrique, un continent qui est toujours poussé dans l'invisibilité. Nous vivons une guerre dont l'une des raisons est le fait que nous n'avons pas d'images historiques, une espèce d'absence de ce qu'était la Palestine. C'est comme si elle n'existait pas, un point aveugle. L'une de mes missions dans la vie maintenant est de rendre visible certaines histoires. Cela a vraiment commencé avec Madame Satã [son premier film présenté à Cannes]. L'invisibilité [de ce transformiste] qui était un géant, m'avait déjà interpellé. Faire du cinéma, c'est la possibilité d'une réparation historique, la fin de l'invisibilisation.
Pour en revenir à l'Algérie, je suis en train de développer un projet de science-fiction sur les essais nucléaires français dans ce pays. C'est incroyable et on n'en parle pas. J'aimerais également faire une fiction sur le festival panafricain en 1969. Mai 68, c'était bien mais ce festival...C'était la joie, la solidarité, l'avenir... Je pense également à des sujets, qui sont déjà dans Marin des montagnes, autour de la mythologie kabyle.
On l'a encore vu dans Le Jeu de la reine, qui est sorti en mars et dont l'héroïne Catherine Parr est malmenée par son époux Henri VIII. Vous revenez toujours aux femmes, à leur place dans la société. Pourquoi ?
J'ai beaucoup plus d'intimité avec les personnages féminins parce que j'ai grandi avec des femmes. Ce ne sont évidemment pas des anges, mais il y avait une espèce d'horizontalité, de solidarité à la maison.
Avec Le Jeu de la reine, le film que vous allez voir et le prochain que je vais réaliser cette année, cela m'intéresse de faire une espèce d'anatomie des hommes parce que, pour bien comprendre les personnages féminins, il est important de mieux appréhender leurs alter ego masculins. Le Jeu de la reine m'a réveillé avec ce personnage d'Henri VIII. Cela m'interpelle parce qu'on souffre beaucoup, maintenant, à cause de ce type de personnages très toxiques, nucléaires même. Cela m'intéresse de comprendre qui sont ces gens : Trump, Poutine... En tant qu'artiste et cinéaste, j'aimerais beaucoup me plonger dans ces personnages masculins.
Vous serez de nouveau en compétition à Cannes en mai avec "Motel Destino". Nous savons déjà par Thierry Frémaux, le délégué général du festival, qu'il y sera question de sexe. Mais encore...
Beaucoup (rires). Le sexe, c'est la vie. Motel Destino est très sensuel et très sexuel, un film très vital donc. Je vais répondre à votre question en commençant par le début. J'ai monté une école de scénario chez moi à Fortaleza, il y a 12 ans, avec l'aide du gouvernement local et deux autres cinéastes. Je sentais que le cinéma brésilien manquait de formation sur la narration. Il n'y avait pas d'école de scénario. Avec des étudiants, grâce à l'aide d'un fonds de soutien, nous avons développé cinq longs-métrages sur la thématique du crime, dont Motel Destino.
Ce film est une histoire d'amour entre un homme afro-indien et une femme un peu plus âgée : il a 22 ans et elle, la trentaine. Le personnage masculin a un frère et ils vont faire quelque chose de pas très bien. Le premier va alors prendre la fuite et se cacher dans un motel. Au Brésil, c'est un endroit où l'on vient pour avoir des rapports sexuels. Et là, il tombe amoureux de la femme du propriétaire du motel, qui a une relation très toxique avec les hommes. La rencontre entre les deux personnages est d'abord physique mais elle va évoluer vers une relation de solidarité – ils vont se sauver – et d'amour. Le scénario de Motel Destino a été écrit par l'un de mes élèves. Ce film est une production dans laquelle beaucoup d'étudiants de l'école ont travaillé. C'est très bien de leur apprendre à écrire mais c'est tout aussi important de leur donner une expérience concrète. J'ai atteint un âge où il faut partager.
Motel Destino est à la fois une sorte de cousin du cinéma noir américain, qui s'inspire beaucoup d'une tradition du cinéma brésilien restée cachée, la comédie pornographique. Ce genre, très populaire dans les années 1970, était réalisé par les grands cinéastes brésiliens, à l'époque des militaires, parce qu'on ne pouvait pas parler politique. On y retrouvait donc plein de métaphores. En somme, Motel Destino m'a offert la possibilité de travailler avec une nouvelle génération tout en conversant avec une tradition du cinéma brésilien, encore une fois rendue invisible parce que les gens ont honte de ces comédies pornographiques que je trouve sublimes. Ils ont d'ailleurs fait un remake d'Emmanuelle, avec deux filles, l'une est marxiste, l'autre capitaliste... C'est juste génial.
Vous êtes en compétition deux années de suite au Festival de Cannes, un rendez-vous qui s'est avéré toujours marquant. Qu'est-ce que le festival représente pour vous ?
La chaîne de production du cinéma commence avec un scénario et finit avec une sortie. La presse est très importante. Pour les films qui ne sont pas américains, qui n'ont donc pas de gros budgets de promotion, les festivals sont un espace stratégique. En ce qui me concerne, Cannes est un festival qui me suit depuis mon premier film [Madame Sãta]. Tous mes films ne sont pas passés à Cannes mais il y a une sorte de suivi. C'est essentiel parce que c'est très rare de trouver un endroit où l'on continue à parler, à travailler dans un contexte mondial. Un festival où l'on présente un film brésilien avec des comédiens que personne ne connaît aux côtés d'œuvres de Cronenberg ou de Coppola, c'est très rare. Le Festival de Cannes nous donne ainsi de l'espoir dans une industrie qui est vraiment "anglo-franco-européenne".
Il y a une célébration du cinéma, une solennité, qui est très importante. La magie que le festival apporte au cinéma l'est tout autant.
Karim Aïnouz
À Cannes, le monde prend de mes nouvelles. Mais le plus important, ce sont les rencontres. Je me souviens que c'est là, même quand je n'avais pas de film, que j'ai croisé toute une génération de réalisateurs d'Amérique latine. C'est moins cher de se retrouver au Festival de Cannes que de se rendre dans différents pays sud-américains pour se rencontrer. C'est un festival où l'on peut vraiment partager des expériences, celles que l'on a en commun avec des Latino-américains, mais aussi des cinéastes originaires de Chine, de Taïwan ou encore du Japon. Cannes est éminemment un lieu d'échanges.
Comment se portent le cinéma brésilien et celui d'Amérique latine ?
Instable, à l'image de l'instabilité politique qui règne sur le continent. Au Brésil, Motel Destino a été financé avant l'arrivée au pouvoir du monstre [l'ancien président Jaïr Bolsonaro]. Mais il n'a honoré aucun contrat. Nous avons reçu le financement, obtenu du fonds national pour la production, après son départ. Pendant quatre ans, nous n'avons fait que du "servicing" pour les plateformes. La diversité du cinéma brésilien a été réduite au silence. Aujourd'hui, nous assistons à un renouveau comme le montrent d'ailleurs les films présents sur la Croisette [Motel Destino, A queda do céu (La Chute du ciel) de Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha ainsi que Baby de Marcelo Caetano à la Semaine de la critique)]. C'est rare que l'on ait un film dans toutes les sections. Après le coup d'arrêt que nous avons connu, il y aura une espèce d'explosion du cinéma brésilien, à l'instar de celle d'un pays qui a vécu ce que nous avons vécu pendant quatre ans.
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