Le commandant Marcel Bigeard à Diên Biên Phu, en novembre 1953. API / GAMMA-RAPHO_KEYSTONE
Décryptage A Diên Biên Phu, pour la première fois, la France coloniale est battue par ses colonisés. Trois mois plus tard, les indépendantistes algériens prendront le relais, face à une armée française traumatisée…
Il y a eu Diên Biên Phu, puis rideau. Au sein de la société française, dès le lendemain du 7 mai 1954, le souvenir de la guerre d’Indochine a sombré dans un trou noir. Diên Biên Phu a été un point final, la dernière bataille frontale menée par l’armée française. Un épisode humiliant de boue et de sang, une équation militaire sans solution, un « Verdun sans la voie sacrée » selon l’expression du général de Castries.
Dans les médias français, l’Indochine, déjà peu présente, disparaît. Sa mémoire est restée enfermée dans les têtes des survivants, ces engagés qui ont eu la chance d’échapper à la mort. Sur les quelque 37 000 soldats qui ont été faits prisonniers par le Vietminh pendant la guerre (pour une moitié, des Français, des Nord-Africains et des Africains de l’armée coloniale ainsi que des Allemands recrutés dans les camps de prisonniers, et, pour l’autre moitié, des autochtones), seuls 10 000 sont rentrés vivants.
Ils ont vécu un cauchemar concentrationnaire, parfois pendant plusieurs années. Beaucoup, en débarquant à Marseille, ont dû encore essuyer les huées des dockers CGT, hostiles à la guerre « impérialiste ». Humiliation ultime, ils ont ensuite été interrogés par la sûreté militaire, qui traquait les possibles espions « retournés » par les communistes.
Une armée de va-nu-pieds
Peu de romans (à part ceux de Jean Lartéguy et de Pierre Schoendoerffer) ; des films qu’on compte sur les doigts d’une seule main (« la 317e Section », en 1965, et « Diên Biên Phu », en 1992, de Pierre Schoendoerffer, « Indochine », de Régis Wargnier en 1992) ; une très grande rareté de travaux universitaires… Comment un conflit de sept ans (sept ans !), faisant près de 90 000 morts côté français, a-t-il pu être ainsi gommé de la mémoire française ?
Les pertes militaires françaises de la guerre d’Indochine
On estime les pertes militaires françaises de la guerre d’Indochine à plus de 47 000 soldats métropolitains, légionnaires et africains, ainsi que 28 000 autochtones combattant dans le CEFEO et 17 000 dans les armées des Etats associés de l’Indochine. Les pertes du Viêt-minh sont, quant à elles, évaluées à près de 500 000. (source : ministère de la Défense).
A l’aube des Trente Glorieuses, sans doute, la France est davantage préoccupée par l’achat de la 4CV, le logement, l’éducation des enfants. Elle ne tient pas à ruminer cette défaite humiliante. Cette guerre si lointaine, menée par des engagés et des légionnaires étrangers, était déjà si peu populaire… On détourne donc les yeux. Personne ne fait attention au retour des quelques milliers de rapatriés d’Indochine, dont les couples mixtes, veuves et métis accueillis dans les baraquements des camps de Bias et Sainte-Livrade (Lot-et-Garonne) ou de Noyant (Allier).
Pour Benjamin Stora, le grand spécialiste de la guerre d’Algérie, qui a vécu à Hanoï pendant deux ans, au milieu des années 1990, une explication écrase toutes les autres : « La guerre d’Algérie a recouvert l’Indochine. Il ne faut jamais oublier qu’elle commence moins de six mois après Diên Biên Phu. » Ces deux guerres coloniales, si dissemblables, sont intimement liées. L’une est la mère de l’autre.
Pour comprendre ce lien, il faut imaginer la stupeur causée dans le monde entier par la défaite d’une armée française appuyée (et financée) par les Etats-Unis. « L’homme blanc qui dirigeait alors la planète, qui a implanté des colonies sur tous les continents, était battu », résume Jean-Luc Ancely, ancien militaire devenu spécialiste de ce conflit. Une armée moderne, mécanisée, appuyée par l’aviation, pouvait donc être défaite par des va-nu-pieds se déplaçant à bicyclette !
Le « Valmy des colonisés »
Subitement, le président vietnamien Hô Chi Minh et le général Giap, vainqueur de Diên Biên Phu, sont devenus les nouveaux héros de ce qu’on commence tout juste à appeler le « tiers-monde ». Les révolutionnaires de tout poil se réfèrent à eux, y compris Fidel Castro et Che Guevara. Diên Biên Phu est le « Valmy des colonisés », selon l’expression de Ferhat Abbas, premier président du gouvernement provisoire de la République algérienne. Un « puissant détonateur » qui démontre alors que « l’option de l’insurrection à court terme est désormais l’unique remède, la seule stratégie possible », a raconté Benyoucef Benkhedda, qui lui a succédé.
Giap et Hô Chi Minh (derrière, à g. et à dr.) en pleine discussion tactique en 1950. VIET NAM NEWS AGENCY / AFP
Lorsque 22 insurgés algériens se réunissent le 23 juin 1954, dans une villa du Clos Salambier, un quartier populaire d’Alger, pour lancer la « révolution illimitée jusqu’à l’indépendance totale », ils ont tous la débâcle française en tête. Benjamin Stora, qui a longuement interviewé plusieurs d’entre eux, est formel : « Diên Biên Phu fut clairement l’étincelle qui les a décidés à passer à la lutte armée, tous me l’ont dit. »
Mais l’ombre violente de l’Indochine enveloppe aussi l’armée française en Algérie. Beaucoup d’officiers supérieurs sont passés des rizières au djebel. Ils étaient capitaines en Extrême-Orient, ils sont colonels en Afrique du Nord. Ils ont le sentiment trompeur de poursuivre une même guerre, contre un camp qu’ils imaginent communiste et organisé. Ils amalgament abusivement Vietminh et FLN.
Comme en Indochine, ils considèrent qu’ils ne sont pas soutenus dans leur mission par l’« arrière », le pouvoir politique qui, à leurs yeux, n’écoute que sa lâcheté. Le thème du « coup de poignard dans le dos » ressassé en Algérie était déjà présent au Tonkin. Les historiens ne craignent pas de tracer un lien direct entre Diên Biên Phu et le 13 mai 1958 : c’est sous la pression d’officiers basés en Algérie, lassés depuis l’Indochine de l’indécision des politiques de la IVe République, que de Gaulle a ramassé le pouvoir et changé la constitution.
« Guerre révolutionnaire » et « travail de flic »
Certains d’entre eux ont théorisé une nouvelle vision militaire inspirée de leur expérience en Indochine : c’est la « guerre révolutionnaire ». Une doctrine selon laquelle les conflits ne passent plus par des armées rangées sur une ligne de front ; elle se déroule sur l’arrière, par l’encadrement politico-militaire des populations, l’action psychologique, le renseignement (et la torture), les camps de rééducation, le lavage de cerveau, les hiérarchies parallèles.
Après avoir passé deux ans en Indochine, un officier d’état-major est devenu le chantre de cette « guerre révolutionnaire ». Charles Lacheroy donne des conférences, exhibant le « petit livre rouge » de Mao pour mieux appuyer ses démonstrations. En 1956, il est recruté comme conseiller par le ministre de la défense Maurice Bourgès-Monory. Sa doctrine fait son chemin, jusqu’à inspirer officiellement la funeste « bataille d’Alger » de 1957 (même si les méthodes employées alors proviennent surtout de la police de Vichy).
Ce sont des anciens de l’Indochine qui conçoivent et dirigent ce « travail de flic » pour extirper le FLN d’Alger : le général Massu, son directeur de cabinet Hélie de Saint-Marc, les colonels Bigeard, Trinquier, Godard. Plus tard, l’armée américaine au Vietnam et divers dictateurs latino-américains s’imprégneront de cette doctrine française imaginée en Indochine et peaufinée en Algérie.
Depuis son bureau de l’Ecole militaire à Paris, Charles Lacheroy va aider à la préparation du putsch du 22 avril 1961. Le souvenir de l’Indochine est chevillé au corps des officiers qui se rebellent contre le « traître » de Gaulle. « Jamais le putsch d’Alger n’aurait eu lieu sans l’humiliation de la défaite en Indochine », estime Jean-Luc Ancely. Le samedi 22 avril, donc, les généraux Challe, Salan, Zeller et Jouhaud s’emparent d’Alger.
Salan et Jouhaud sont deux héros de l’Indochine… de même qu’Hélie de Saint-Marc, qui engage dans cette aventure factieuse le 1er régiment de parachutistes. Le putsch échoue quatre jours plus tard, à la suite de la réaction vigoureuse du général de Gaulle contre le « quarteron de généraux en retraite ». Salan et d’autres conjurés rejoindront l’OAS.
Le « mal jaune »
Si, dès la fin des années 1950, la société française a oublié l’Indochine, les militaires qui ont fait cette guerre entretiennent sa flamme, dans ce que l’historien Denis Leroux appelle « une forme de romantisme militaire ». Ce qui le nourrit : l’aventure, l’héroïsme viril, la brutalité du dépaysement, la douceur des paysages, rizières, brousse, côtes, et montagnes ; la civilisation raffinée, les jonques, les fumeries d’opium (« poison de rêve… qui nous élève », dit la chanson militaire). Mais aussi, note Leroux, « une forme de liberté sexuelle », que ces hommes trouvent dans les bordels militaires de campagne (BMC) ou auprès de congaïs, ces concubines avec lesquelles on se met temporairement en ménage.
De retour en France, les vétérans de l’Indochine sont marqués par une nostalgie qu’ils appellent le « mal jaune », une expression dont Jean Lartéguy titre un de ses romans en 1962. Pour illustrer leur attachement à cette terre lointaine, ils se répètent la fameuse phrase du général Jean de Lattre de Tassigny : « Mon fils n’est pas mort pour la France, il est mort pour le Vietnam. »
Mais à ce mal jaune s’ajoute chez ces anciens de l’Indochine une dureté, une noirceur. Un mal sombre qui les lie les uns aux autres, comme la marque des membres d’une société secrète. A la fin des années 1950, un tout jeune acteur porte cette violence en lui, dans son regard : il s’appelle Alain Delon, il a servi deux ans dans la marine, à Saïgon. Toute sa vie, ce mal sombre va nourrir son personnage à l’écran.
Aujourd’hui encore, dans les écoles militaires de Coëtquidan, on cultive le souvenir de l’« Indo ». De nombreuses promotions sont baptisées du nom d’officiers tombés en Indochine. Il faut dire que cette guerre inutile a infligé une saignée terrible. « Sept promotions de saint-cyriens ont été consommées par l’Indochine » résume abruptement Jean-Luc Ancely. Au total, 2 200 officiers sont tombés au combat, dont 800 issus de Saint-Cyr.
Dans l’armée, le culte de l’« ancien de l’Indo », figure du héros tragique, se perpétue. Dans l’imaginaire français, en revanche, il a pris les traits de l’archétype forgé par les antimilitaristes des années 1960 : la brute au béret rouge que le génial Cabu immortalisera sous les traits de l’« adjudant Kronenbourg ». Et que le parachutiste Jean-Marie Le Pen, sous-lieutenant en Indochine et lieutenant en Algérie, a pris un si grand plaisir à incarner pendant des années.
« Indochine, la colonisation oubliée », le hors-série
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Par Pascal Riché
Publié le , mis à jour le
https://www.nouvelobs.com/histoire/20240506.OBS88039/l-armee-francaise-des-rizieres-indochinoises-au-djebel-algerien.html
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