Né de la fusion entre L’Orient, fondé en 1924, et Le Jour, fondé en 1934, le quotidien francophone de Beyrouth fête cette année son centenaire. Au fil des guerres et des crises, le journal s’est adapté aux évolutions du Liban ainsi qu’aux nouveaux usages des médias. Dans un contexte de crise économique, il a su se maintenir à flot, et lorgne désormais vers les lecteurs anglophones.
L’Orient-Le Jour, c’est le journal des « tantes d’Achrafieh » (quartier à l’est de Beyrouth), ces vieilles dames chrétiennes qui parlent français entre elles et viennent de la haute société libanaise. Cette image, assumée par le journal lui-même, qui célèbre ses cent ans en 2024, est en passe d’évoluer avec la conquête d’un nouveau public plus jeune et plus international, qui consomme autrement les médias. À l’aube de son centenaire, il était temps de prendre le virage numérique qui entraine inévitablement un bouleversement du ton et des formats. Cette impulsion, déjà entamée il y a plusieurs années, est un nouveau tsunami dans le milieu médiatique au Liban. Pour sortir de son image « tout en l’honorant », le journal avait en effet décidé, il y a 25 ans, de se tourner vers l’avenir en lançant son premier site internet dès la fin des années 1990. L’Orient-Le Jour était ainsi devenu un pionnier du numérique au Moyen-Orient.
Aujourd’hui, le quotidien continue de représenter beaucoup pour les francophones libanais. Car dans un pays marqué par les fractures politiques, il reste une voix libre et non-partisane. La thaoura (révolution) d’octobre 2019, suivie de la pandémie de Covid-19, de l’explosion au port de Beyrouth en août 2020, et dernièrement de la guerre à Gaza et au sud du Liban, ont boosté les abonnements numériques. « Près de la moitié de nos lecteurs se trouvent en France, et huit personnes sur dix qui entrent sur notre site ne vivent pas au Liban », explique Fouad Khoury Hélou, le directeur exécutif du journal. Les audiences montrent l’intérêt de la diaspora libanaise à travers le monde pour ce qu’il se passe dans le pays et plus largement dans la région. L’explosion au port de Beyrouth, qui a emporté une partie de la ville le 4 août 2020, a vu les audiences tripler. Le même phénomène a été observé après le tremblement de terre en Turquie, début février 2023, dont les secousses ont été ressenties jusqu’au Liban.
Marc Farra, 33 ans, est un Libanais francophone qui travaille pour une entreprise aux États-Unis où il a vécu une partie de sa vie. Ses parents sont abonnés à la version papier de L’Orient-Le Jour, et lui est abonné à la version en ligne de L’Orient Today. « C’est l’un des seuls médias libanais pour lesquels je suis prêt à payer. Le contenu est centriste, non-partisan, et je leur fait confiance, même s’ils tombent parfois dans de la pure francophonie ». Cet avis est partagé par de nombreux jeunes Libanais trilingues. Éduqués dans les écoles françaises, mais ayant vécu et travaillé dans des pays anglophones, ils gardent un œil sur leur pays d’origine. Marc fait partie de ces Libanais de l’étranger qui sont rentrés à la suite de la thaoura. Impliqué dans la vie communautaire, il continue de croire en son pays. « C’est pour cette raison que l’on se bat tous les jours au journal », appuie l’un des rédacteurs en chef, Anthony Samrani. « On croit au Liban, et on veut continuer de produire un journal libre, qui critique à la fois l’Iran, l’Arabie Saoudite, et Israël, tout en condamnant les attaques du Hamas le 7 octobre ».
« COMME UN LIVRE, LE JOURNAL A UNE ÂME »
Joumana Jamhouri était abonnée à la version papier de L’Orient-Le Jour depuis des années cependant, comme de nombreux Libanais, il a fallu réduire les dépenses. « Nous sommes passés à l’abonnement numérique, mais c’est temporaire. Dès que notre situation financière s’améliore, je veux absolument repasser à l’abonnement papier ». Ses amis préfèrent eux aussi la version papier, tels June Nabaa et son mari : « C’est comme un livre, le journal papier a une âme ». Ils racontent être abonnés à L’Orient-Le Jour depuis 1986, « la date de notre mariage ». Une certaine génération, attachée au papier, qui perdure mais ne durera pas pour toujours. « Si, demain, nous arrêtons la version papier de L’Orient-Le Jour, certains de nos lecteurs penseront que nous avons complètement disparu », remarque Fouad Khoury Hélou. Cette idée ne convainc personne dans les locaux du journal car la version papier est en elle-même rentable. Son prix est passé de 3 000 livres libanaises avant la crise, soit l’équivalent de 1,80 euros, à 200 000 livres libanaises aujourd’hui, l’équivalent, d’environ 2 euros, après la dévaluation de la monnaie locale face au dollar1.
Il s’agit surtout de dépoussiérer l’image du journal et de partir en quête d’une audience qui a perdu tout intérêt pour les médias traditionnels. « C’est l’effet Trump », analyse Fouad Khoury Hélou. Ainsi, le journal a lancé L’Orient Today, sa version web en anglais, en toute humilité. « Nous savons bien qu’il n’est pas possible de concurrencer les grands médias anglophones de la région », admet-il. Mais considéré comme une source fiable par une nouvelle fraction de Libanais non francophones, le site a tout de même acquis une notoriété.
LE SUCCÈS DES NOUVEAUX FORMATS
« Nous avons réussi à faire de belles choses à L’Orient Today, des formats plus courts et plus didactiques, c’est ce que demande la nouvelle génération, explique pour sa part Marie-José Daoud, ex rédactrice en chef de la version anglophone qui vient tout juste de quitter son poste. « Une partie de notre contenu est une traduction des articles de la version française », précise-t-elle. Les équipes de journalistes francophones et anglophones sont elles aussi plus jeunes, et habituées aux nouveaux médiums d’information. Le format vidéo, diffusé via les réseaux sociaux, a été intégré dans le courant de l’année 2022, afin de s’adapter aux nouveaux formats des médias et à des habitudes de consommation différentes. « Nous sommes passés d’un journal à un média », résume ainsi Fouad Khoury Hélou.
Dans un pays sous perfusion étrangère, dont l’électricité provient pour l’essentiel de générateurs privés, avec un taux du dollar fluctuant, faire fonctionner un journal implique d’avoir la foi. « Nous croyons en notre voix de quotidien francophone libre, c’est pour cela que nous continuons malgré les difficultés du pays », affirme Anthony Samrani avant d’ajouter que « les cent ans du quotidien sont une étape mais pas une fin en soi, une façon de regarder notre immense héritage, de l’assumer, et d’avancer dans une nouvelle direction ». L’Orient-Le Jour jouit en réalité d’une liberté éditoriale rare dans la région. Pouvoir critiquer l’Arabie saoudite, Israël et l’Iran tout en continuant d’exister s’avère un défi au Moyen-Orient. C’est pourtant bien la raison d’être à la base de ce journal, aujourd’hui centenaire.
L’Orient-Le Jour, c’est le journal des « tantes d’Achrafieh » (quartier à l’est de Beyrouth), ces vieilles dames chrétiennes qui parlent français entre elles et viennent de la haute société libanaise. Cette image, assumée par le journal lui-même, qui célèbre ses cent ans en 2024, est en passe d’évoluer avec la conquête d’un nouveau public plus jeune et plus international, qui consomme autrement les médias. À l’aube de son centenaire, il était temps de prendre le virage numérique qui entraine inévitablement un bouleversement du ton et des formats. Cette impulsion, déjà entamée il y a plusieurs années, est un nouveau tsunami dans le milieu médiatique au Liban. Pour sortir de son image « tout en l’honorant », le journal avait en effet décidé, il y a 25 ans, de se tourner vers l’avenir en lançant son premier site internet dès la fin des années 1990. L’Orient-Le Jour était ainsi devenu un pionnier du numérique au Moyen-Orient.
Aujourd’hui, le quotidien continue de représenter beaucoup pour les francophones libanais. Car dans un pays marqué par les fractures politiques, il reste une voix libre et non-partisane. La thaoura (révolution) d’octobre 2019, suivie de la pandémie de Covid-19, de l’explosion au port de Beyrouth en août 2020, et dernièrement de la guerre à Gaza et au sud du Liban, ont boosté les abonnements numériques. « Près de la moitié de nos lecteurs se trouvent en France, et huit personnes sur dix qui entrent sur notre site ne vivent pas au Liban », explique Fouad Khoury Hélou, le directeur exécutif du journal. Les audiences montrent l’intérêt de la diaspora libanaise à travers le monde pour ce qu’il se passe dans le pays et plus largement dans la région. L’explosion au port de Beyrouth, qui a emporté une partie de la ville le 4 août 2020, a vu les audiences tripler. Le même phénomène a été observé après le tremblement de terre en Turquie, début février 2023, dont les secousses ont été ressenties jusqu’au Liban.
Marc Farra, 33 ans, est un Libanais francophone qui travaille pour une entreprise aux États-Unis où il a vécu une partie de sa vie. Ses parents sont abonnés à la version papier de L’Orient-Le Jour, et lui est abonné à la version en ligne de L’Orient Today. « C’est l’un des seuls médias libanais pour lesquels je suis prêt à payer. Le contenu est centriste, non-partisan, et je leur fait confiance, même s’ils tombent parfois dans de la pure francophonie ». Cet avis est partagé par de nombreux jeunes Libanais trilingues. Éduqués dans les écoles françaises, mais ayant vécu et travaillé dans des pays anglophones, ils gardent un œil sur leur pays d’origine. Marc fait partie de ces Libanais de l’étranger qui sont rentrés à la suite de la thaoura. Impliqué dans la vie communautaire, il continue de croire en son pays. « C’est pour cette raison que l’on se bat tous les jours au journal », appuie l’un des rédacteurs en chef, Anthony Samrani. « On croit au Liban, et on veut continuer de produire un journal libre, qui critique à la fois l’Iran, l’Arabie Saoudite, et Israël, tout en condamnant les attaques du Hamas le 7 octobre ».
« COMME UN LIVRE, LE JOURNAL A UNE ÂME »
Joumana Jamhouri était abonnée à la version papier de L’Orient-Le Jour depuis des années cependant, comme de nombreux Libanais, il a fallu réduire les dépenses. « Nous sommes passés à l’abonnement numérique, mais c’est temporaire. Dès que notre situation financière s’améliore, je veux absolument repasser à l’abonnement papier ». Ses amis préfèrent eux aussi la version papier, tels June Nabaa et son mari : « C’est comme un livre, le journal papier a une âme ». Ils racontent être abonnés à L’Orient-Le Jour depuis 1986, « la date de notre mariage ». Une certaine génération, attachée au papier, qui perdure mais ne durera pas pour toujours. « Si, demain, nous arrêtons la version papier de L’Orient-Le Jour, certains de nos lecteurs penseront que nous avons complètement disparu », remarque Fouad Khoury Hélou. Cette idée ne convainc personne dans les locaux du journal car la version papier est en elle-même rentable. Son prix est passé de 3 000 livres libanaises avant la crise, soit l’équivalent de 1,80 euros, à 200 000 livres libanaises aujourd’hui, l’équivalent, d’environ 2 euros, après la dévaluation de la monnaie locale face au dollar1.
Toutefois l’avenir est au numérique, alors le journal s’adapte et mise depuis une dizaine d’années sur son site internet et son application mobile. La majorité des visites de la version en ligne sont issues de l’étranger, dont 40 % de la France, et le reste du Golfe, du Canada, ou de l’Australie, qui concentrent une forte communauté libanaise. Ce sont ces meghterbin (expatriés) comme on les appelle au Liban, que le journal souhaite attirer. « Nous avons atteint un plafond au Liban, la moitié de nos abonnés vivent ici, et l’autre moitié réside à l’étranger. Nous voulons pousser ces libanais de l’étranger à s’abonner au site », appuie le directeur.
Il s’agit surtout de dépoussiérer l’image du journal et de partir en quête d’une audience qui a perdu tout intérêt pour les médias traditionnels. « C’est l’effet Trump », analyse Fouad Khoury Hélou. Ainsi, le journal a lancé L’Orient Today, sa version web en anglais, en toute humilité. « Nous savons bien qu’il n’est pas possible de concurrencer les grands médias anglophones de la région », admet-il. Mais considéré comme une source fiable par une nouvelle fraction de Libanais non francophones, le site a tout de même acquis une notoriété.
LE SUCCÈS DES NOUVEAUX FORMATS
« Nous avons réussi à faire de belles choses à L’Orient Today, des formats plus courts et plus didactiques, c’est ce que demande la nouvelle génération, explique pour sa part Marie-José Daoud, ex rédactrice en chef de la version anglophone qui vient tout juste de quitter son poste. « Une partie de notre contenu est une traduction des articles de la version française », précise-t-elle. Les équipes de journalistes francophones et anglophones sont elles aussi plus jeunes, et habituées aux nouveaux médiums d’information. Le format vidéo, diffusé via les réseaux sociaux, a été intégré dans le courant de l’année 2022, afin de s’adapter aux nouveaux formats des médias et à des habitudes de consommation différentes. « Nous sommes passés d’un journal à un média », résume ainsi Fouad Khoury Hélou.
Dans un pays sous perfusion étrangère, dont l’électricité provient pour l’essentiel de générateurs privés, avec un taux du dollar fluctuant, faire fonctionner un journal implique d’avoir la foi. « Nous croyons en notre voix de quotidien francophone libre, c’est pour cela que nous continuons malgré les difficultés du pays », affirme Anthony Samrani avant d’ajouter que « les cent ans du quotidien sont une étape mais pas une fin en soi, une façon de regarder notre immense héritage, de l’assumer, et d’avancer dans une nouvelle direction ». L’Orient-Le Jour jouit en réalité d’une liberté éditoriale rare dans la région. Pouvoir critiquer l’Arabie saoudite, Israël et l’Iran tout en continuant d’exister s’avère un défi au Moyen-Orient. C’est pourtant bien la raison d’être à la base de ce journal, aujourd’hui centenaire.
CLOTILDE BIGOT
Journaliste basée à Beyrouth.
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