Enfin une bonne nouvelle pour les sans papiers algériens en France. Une certaine catégorie de « harragas » ne sera bientôt plus concernée par les centres de rétention.
Il s’agit en effet de la catégorie des mineurs sans papiers. Selon le ministre français de l’Intérieur Gerard Darmanin, la future loi sur l’immigration mettra fin à l’enfermement des mineurs étrangers dans les centres de rétention administrative (CRA).
C’est quoi un centre de rétention ? En résumé, c’est une prison pour les sans papiers. Les migrants sont écroués dans ces centres dans le but de leur expulsion. Aujourd’hui, les enfants et les mineurs font partie des détenus des CRA, mais avec la nouvelle loi, ils seront épargnés.
Annoncée mardi dernier, cette nouvelle décision du département de Darmanin ouvrira la voie de la régularisation à plusieurs jeunes sans papiers algériens mineurs en France. Un prochain changement qui revient au travail sans cesse des associations de la protection des enfants.
« Dans le projet de loi sur l’immigration que nous présenterons prochainement. Nous mettrons fin à l’interdiction de mettre des mineurs dans les centres de rétention administrative dans les prochaines années, une fois que ce texte sera voté », avait-il annoncé.
« Les mineurs n’ont pas à connaître ce type de rétention (…) Nous n’y mettons plus les étrangers en situation irrégulière qui sont sous le coup. Certes, d’une OQTF, mais qui ne présentent pas de danger pour nos concitoyens », avait-il ajouté.
Darmanin en visite en Algérie
Accompagné de son épouse Rose-Marie, le ministre français de l’Intérieur est actuellement en visite de travail et d’amitié en Algérie. Selon les informations relayées par le journal français Le figaro, Gérald Darmanin rencontrera son homologue algérien, à savoir le ministre de l’Intérieur, des Collectivités Locales et de l’Aménagement du Territoire, Brahim Merad.
Lors de cette rencontre, les deux parties prévoient d’aborder « des sujets de coopération en matière de sécurité, de lutte contre le terrorisme et dans le domaine migratoire », a indiqué la même source.
Pourquoi une visite avec sa femme ? Outre sa rencontre avec le ministre algérien de l’intérieur, Darmanin prévoit d’aller visiter la ville natale de son grand-père, située à l’Ouest d’Algérie. Il s’agit en effet du douar d’Ouled El Ghalia de la wilaya de Mostaganem.
Avec sa femme, le ministre français de l’Intérieur rendra visite au douar où a grandi son grand-père qui s’était engagé à l’époque avec l’armée coloniale française.
Selon les médias français, le grand-père de Darmanin était un tirailleur français et résistant dans les Forces françaises de l’intérieu (FFI) en 1944. Durant la période de la guerre d’Algérie, il était avec l’armée française coloniale.
L’UNESCO a inscrit le raï au patrimoine culturel immatériel de l’humanité le 1er décembre. Son ancrage dans un territoire, des pratiques culturelles, une histoire politique et sociale ne laisse aucune ambiguïté sur son identité algérienne.
Le président français Emmanuel Macron visite Disco Maghreb, le label mythique de la musique raï, devant son propriétaire, Boualem Benhaoua (à droite), à Oran le 27 août 2022 (AFP/Ludovic Marin)
Il signifie « opinion » ou encore « bon sens » dans le langage vernaculaire algérien, aussi bien arabophone que berbérophone.
Le raï, qui a été inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO le jeudi 1er décembre 2022, est profondément enraciné dans la culture des populations rurales et nomades de l’ouest algérien.
Vieux d’au moins 200 ans , ce genre de chant populaire était pratiqué à l’origine par des chioukha (pluriel de cheikh qui veut dire anciens et maîtres) et des cheikhate (pluriel de cheikha, féminin de cheikh).
Elles et ils chantaient des textes du melhoun, poésie populaire maghrébine, accompagnés par deux instruments, le gallal (tambourin tubulaire fait avec les racines de l’agave) et le gasba (flûte en roseau). Ce genre originel appelé bedoui (ou encore raï traditionnel depuis l’apparition du raï modercne avec instrumentation musicale) vient du mot arabe badia, qui signifie « la campagne » et que l’on retrouve auss dans le mot « bédouin ».
Des groupes exclusivement féminins appelés medahate vont chanter la liberté d’aimer, le désir, tout en glorifiant Dieu et les saints (Wikipédia)
Le raï proprement dit, héritier du bedoui, a pris la forme qu’on lui connaît aujourd’hui au début du siècle dernier dans les milieux ruraux autour des villes de Saïda, Sidi Bel Abbès, Tiaret, Mascara, Relizane et Mostaganem qui constituent « le rectangle originel du raï », selon une expression utilisée par le Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH).
Les cheikhate dans les groupes exclusivement féminins appelés medahate (celles qui font des louanges) « vont donner une orientation moins soumise aux langages convenus en imposant des codes transgressifs : elles chantent la liberté d’aimer, le désir, tout en glorifiant Dieu et les saints », indique encore sur son portail le CRNPAH, chargé des dossiers de classements aux listes du patrimoine de l’UNESCO.
L’exode rural après l’indépendance en 1962 et durant les années 1970 va introduire ce chant populaire de l’Oranie progressivement, presque par infraction, dans les villes jusqu’à la capitale régionale, Oran.
Relégué au départ dans des milieux clos (bars, cabarets, maisons closes) par le conservatisme puritain heurté par « les références sans tabou ni censure à l’amour cru, à l’ivresse » (CNRPAH), le raï va finir par s’échapper et envahir rapidement l’espace public.
Une sorte de rébellion soft par la chanson
« L’esprit raï » était né, aux forceps, et il faudra toutefois attendre une décennie pour que la radio publique, devant la renommée des vedettes du raï à l’international, diffuse des morceaux jugés « soft pour la morale ».
« L’esprit raï », c’est la parole libérée sur les interdits de la société, notamment le sexe et l’alcool. C’est une vision des choses de la vie qui s’exprime par des opinions à contrecourant du discours officiel dans un pays figé par le centralisme politique et le conservatisme d’essence religieuse.
Une sorte de rébellion soft par la chanson. Une version rajeunie de celle des anciens des années 1930, qui dénonçaient les affres de l’occupation française.
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C’est également l’emploi exclusif de la langue des Algériens dans la vie de tous les jours : l’arabe dialectal, avec des emprunts au français et des expressions codées bien comprises par les jeunes, employé par rejet surtout de l’emploi de l’arabe officiel classique des institutions et des médias que, tout compte fait, peu de gens comprenaient et parlaient correctement.
Avec l’avènement de la cassette audio et l’introduction d’instruments tels que la guitare électrique, la trompette, l’accordéon et le synthétiseur, le raï prendra avec les Cheb (jeune génération de chanteurs, terme employé par opposition aux chioukha) la forme nouvelle et moderne qui le propulsera à l’échelle mondiale.
Une modernisation que l’on doit avant tout à Messaoud Bellemou avec l’ajout de la trompette et du saxophone dans son groupe, ainsi qu’aux producteurs Rachid et Fethi Baba Ahmed, qui perfectionnent les arrangements musicaux.
Messaoud Bellemou est le premier, dans les années 1970, à avoir l’idée de remplacer la traditionnelle gasba par la trompette. On raconte qu’elle lui est venue de la sonnerie de trompette, style corrida espagnole, qu’on lançait à l’entrée des joueurs sur le terrain du célèbre club de foot oranais le Mouloudia Club d’Oran (MCO).
Innovation au succès instantané, la trompette va se généraliser dans les orchestres jusque chez les baladins qui se promènent dans les rues avec un tambour (tabbla) et une cornemuse traditionnelle (chekkoua) et qu’il deviendra banal de voir entassés à l’arrière d’une camionnette dans un cortège de mariage.
Avec la trompette, Messaoud Bellamou ouvre la voie aux autres instruments de musique modernes : le violon, le synthétiseur, les percussions, etc. pour donner ce qui a été appelé le « pop raï », le raï moderne.
Cheb Khaled à Oran se distinguera avec l’accordéon, et le groupe rock Raïna Raï de Sidi Bel Abbès, avec les guitares électriques et les percussions, va faire des centaines d’émules.
À partir de la fin des années 1980, la déferlante des Cheb et Chebba trouvera son apogée avec Cheb Khaled et Cheb Mami, respectivement sacrés roi et prince du raï, la chanteuse Chebba Zahouania ou le groupe précurseur du pop raï Raïna Raï.
Le « prince du raï » algérien Cheb Mami se produit, le 10 juillet 1999, au festival des Eurockéennes de Belfort, devant plusieurs milliers de fans, renforçant la présence du raï dans l’un des plus grands festivals rock de l’été (AFP)
Cheb Hasni et Fadéla, et d’autres encore, perceront et sortiront de l’anonymat à partir de 1985 avec le festival annuel du raï d’Oran.
Moins connus en dehors du pays, Houari Benchenet, Messaoud Bellemou, Cheikha Djenia (décédée en 2004) auront pour leur part fait la soudure avec les cheikhate et chioukha de la première moitié du XXe siècle, parmi lesquels il faut citer la diva du raï Cheikha Rimitti (disparue en 2006), qui compose et interprète ses chansons, et Cheikha El Wachma (morte en 2009), ou encore, chez les hommes, l’illustre Cheikh Hamada (décédé en 1968), chantre du genre bedoui, et Cheikh El Khaldi (mort en 1964).
Alger conquis, l’est résiste
Dans les années 1990, le chant moderne oranais fait face aux foudres de l’intégrisme islamiste obscurantiste qui s’attaque aux vedettes durant la guerre civile. Cheb Hasni, Rachid Baba Ahmed et Cheb Aziz, chanteur de Constantine, paieront de leur vie leur popularité.
Cheb Hasni, assassiné le 29 septembre 1994 par le Groupe islamique armé (GIA), est aujourd’hui une icône. Surnommé le « rossignol du raï », il est remarqué dès son jeune âge et commence dans un cabaret à Oran.
Le célèbre chanteur algérien de raï Cheb Hasni, 26 ans, assassiné par balles, le 29 septembre 1994, dans le centre d’Oran (AFP)
C’est avec le festival du raï de 1985 que le grand public le découvre. Adulé par la jeunesse, il chante un amour sentimental expurgé des allusions aux mœurs réprouvées par la morale dominante et inaugurera ainsi le « raï love » mieux accepté par la société.
Prolifique, il enregistre plus de 150 cassettes et deviendra l’idole des jeunes au Maghreb et dans l’émigration jusqu’à prendre la place de Khaled, qui vit à l’étranger coupé des inspirations locales et a changé de style en l’occidentalisant sans pour autant renouveler son répertoire.
Mais avant de gagner l’international, le raï va d’abord partir à l’assaut du centre du pays et prendre sans difficulté sa capitale, Alger.
L’est du pays, plus conservateur, restera fermé aux chanteurs irrévérencieux mais le pop raï et le love raï vont s’enrichir d’un raï sétifien et d’un raï chaoui (de la région des Aurès, dans l’est) avec des rythmes et des intonations vocales propres à ces régions du sud et de l’est constantinois.
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En dehors des frontières du pays, c’est au sein de la communauté maghrébine établie à l’étranger, où l’engouement pour les cheb et chebba est quasi immédiat, que le raï va durablement s’implanter en Europe, et en France particulièrement, où il va produire ses propres célébrités comme Faudel et Rachid Taha, décédé en 2018.
Un emballement très lucratif aussi qui n’échappera pas aux milieux d’affaires plus professionnels qui boosteront ce nouveau genre musical et en faire un phénomène planétaire.
Au Maroc, voisin de l’Oranie avec lequel elle partage des pratiques culturelles communes, le raï se répand à la charnière des décennies 1980 et 1990 via les communautés d’émigrés.
La ville d’Oujda, près de la frontière entre l’Algérie et le Maroc, organisera un premier festival raï en 2006. Les grandes vedettes algériennes sont présentes et reviendront.
Un dossier qui aura mis six ans pour aboutir
Une rivalité s’installe au début des années 2000 sur la paternité du raï revendiquée par le Maroc et qui ne prendra définitivement fin qu’avec l’inscription du chant populaire algérien au patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO.
Le raï continue d’évoluer en styles presque aussi nombreux que ses centaines d’interprètes. Il va gagner et emplir les espaces publics et privés en s’accommodant à tous les publics, mais « l’esprit raï », qui a profondément imprégné la société maghrébine, va survivre et réapparaître vingt ans plus tard avec une nouvelle génération.
La contestation contre l’ordre établi par des chants collectifs aux accents de raï reprendra dans les stades en 2018-2019 et sera le prélude aux hiraks, gigantesques manifestations pacifiques, dans le Rif marocain et durant deux ans dans les villes d’Algérie.
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Le patrimoine culturel immatériel (PCI) est une catégorie de patrimoine issue de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003.
Il ne doit pas être confondu avec le patrimoine mondial qui désigne un ensemble de biens culturels et naturels présentant un intérêt exceptionnel pour l’héritage commun de l’humanité.
Le dossier de classement du raï a été introduit une première fois en mars 2016 au nom de l’Algérie par le CNRPAH. À l’examen du dossier par l’organe d’évaluation de l’UNESCO en décembre 2020, des réserves avaient été émises, relatives à la faible participation de la société civile pour témoigner, à l’insuffisance des mesures de sauvegarde et, plus généralement, au renseignement des fiches d’inventaire du dossier d’inscription.
La préparation du dossier a ensuite été confiée à une équipe de chercheurs du CNRPAH et à des experts nationaux qui ont travaillé sur le terrain à Oran, Aïn Témouchent, Sidi Bel Abbes et Saïda avec des associations culturelles.
Six ans se sont écoulés entre le dépôt du premier dossier de candidature en 2016 et l’inscription du raï sur la liste du PCI en 2022.
« Partout dans le monde, lorsqu’un label représente une manne financière importante, des pays essayent de se l’approprier », a rapporté l’APS, agence de presse officielle algérienne. « Une ‘’logique’’ qui expliquerait que l’inscription du raï n’avait pu aboutir jusqu’à ce jour. »
Salah Hamouri. « Je change d’endroit, mais le combat continue... »
L’avocat franco-palestinien Salah Hamouri est arrivé dimanche 18 décembre 2022 à Paris, après avoir été expulsé de Jérusalem par les autorités israéliennes. Cet acte illégal viole le droit international et constitue par conséquent un crime de guerre. Depuis le 30 juin 2020, Salah Hamouri était en détention administrative par Israël, sans aucun motif judiciaire.
L’expulsion du Franco-Palestinien Salah Hamouri constitue un « crime de guerre », selon l’ONU
L’ONU a condamné lundi l’expulsion, par l’entité sioniste, de l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, détenu depuis mars sans accusation formelle, qualifiant le procédé de « crime de guerre ».
« Le droit international humanitaire interdit l’expulsion de personnes protégées d’un territoire occupé et interdit explicitement de contraindre ces personnes à prêter serment d’allégeance à la puissance occupante », a commenté un porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, Jeremy Laurence.
« Expulser une personne protégée d’un territoire occupé est une violation grave de la Quatrième Convention de Genève, constituant un crime de guerre », a-t-il ajouté dans une déclaration envoyée aux médias.
Salah Hamouri a été expulsé dimanche vers la France. Agé de 37 ans, M. Hamouri avait été condamné en mars à trois mois de détention administrative.
Le Bureau des droits de l’homme de l’ONU « condamne l’expulsion » de M. Hamouri vers la France, « et nous sommes profondément préoccupés par le message terrifiant que cela envoie à ceux qui œuvrent en faveur des droits humains dans le territoire palestinien occupé », a souligné M. Laurence.
Son expulsion, a-t-il déploré, « met en lumière la situation vulnérable des Palestiniens vivant à El Qods-Est ». C’est également « le signe d’une nouvelle détérioration grave de la situation des défenseurs palestiniens des droits humains », a-t-il ajouté.
Le Haut-Commissariat a appelé les autorités de l’occupation à annuler l’ordre d’expulsion.
Devant le monument aux Morts pour la commémoration de la Guerre d’Algérie, les porte-drapeaux, les officiels, élus, les anciens combattants et quelques habitants de la commune étaient réunis, mais il y avait aussi, et peut-être surtout, des jeunes. C’est une nouveauté pour la commune que cette présence des élèves de classes de 3e du Collège Jeanne-d’Arc de Montmirail.
Quelle belle image que celle de ces jeunes gens portant un drapeau tricolore comme leurs aînés er se tenant là devant le monument cantonal. Ils contemplent les lettres dorées sur les drapeaux des anciens. C’est également un jeune homme du même collège qui a lu le message des anciens combattants rappelant là les mots qui chacun aura reçu dans le cœur permettant une fois encore de se souvenir des copains tombés en Algérie.
Pour eux, la Guerre d’Algérie est bien loin et leur regard se pose sur les tablettes ou téléphones portables quand tombent les images de la guerre en Ukraine. Cette guerre-ci, ils la connaissent. Celle d’Algérie, beaucoup moins et pour cause, les témoins disparaissent en laissant un vide.
Conscients d’être les passeurs de mémoire
Ces jeunes sont cependant conscients d’être les passeurs de la mémoire, car cette tâche leur reviendra quand les anciens ne seront plus là. Alors, ils auront peut-être le souvenir de Bernard, de Maurice ou de Michel, ces « papis médaillés » aux côtés desquels ils se sont tenus silencieux quand a retenti la sonnerie aux Morts puis la Marseillaise.
Comprendre la guerre d’Algérie, c’est bien compliqué pour les anciens combattants déjà alors qui plus est pour les collégiens, mais les premiers attachent un grand prix à la présence de ces cadets qui pourraient tous être leurs petits-enfants comme en témoigne Bernard : « Même s’ils ne connaissent pas tout des guerres, il est important qu’ils apprennent comment les éviter et comment éviter que la liste des morts se rallonge encore. » Michel explique, lui, ses regrets que l’histoire n’ait pas une plus grande place dans l’enseignement : « Pour comprendre le futur, il faut apprendre le passé. C’est dans le passé que l’on retrouve ça. »
« J’étais à l’enterrement de plusieurs de ceux qui sont sur le monument »
Autre moment marquant de cette rencontre intergénérationnelle a été celui de Bernard Lelongt expliquant aux jeunes que les noms qui sont gravés dans le granit et le marbre ne sont pas que des noms, mais aussi des visages. : « C’étaient mes amis, je les vois encore dans ma tête. J’étais à leurs enterrements dans ces années-là. Ce ne sont pas que des noms, non ! C’étaient mes amis. »
Les élections législatives, dont le premier tour est prévu ce 17 décembre, rompent avec la tradition parlementaire tunisienne depuis 1956. Boycottées par l’essentiel des forces politiques et suscitant peu de vocations, elles annoncent un Parlement affaibli au profit d’un hyperprésident.
Des manifestants tunisiens participent à un rassemblement contre le président Kais Saied, à l’appel de la coalition de l’opposition « Front de salut national », à Tunis, le 10 décembre 2022 (Fethi Belaid)
Le scrutin législatif du 17 décembre en Tunisie est inédit par bien des aspects. D’abord, il est boycotté par la majeure partie de la classe politique institutionnelle. En effet, un large front du refus s’est constitué, allant des islamo-conservateurs d’Ennahdha au Parti destourien libre (PDL, ancien régime) d’Abir Moussi, en passant par les partis sociaux-démocrates et libéraux.
Ensuite, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, sept circonscriptions ne connaîtront aucun candidat. Cela concerne les Tunisiens de l’étranger, notamment France 1 (le nord de la France et la région parisienne), alors que Paris a toujours été une place importante pour les différentes oppositions aux régimes autoritaires de Bourguiba et Ben Ali.
Par ailleurs, dans dix circonscriptions, des élections seront organisées pour désigner l’unique candidat ayant réussi à satisfaire l’ensemble des conditions imposées par les autorités.
Comme Middle East Eye l’évoquait dans un article début novembre, en plus du boycott d’une large partie de la classe politique, l’absence de candidatures et la faible concurrence s’expliquent également par les conditions drastiques imposées par la loi électorale et la nouvelle Constitution.
Pour se présenter aux élections, il faut recueillir au moins 400 parrainages paritaires (50 % d’hommes et 50 % de femmes). De plus, 25 % des parrains doivent être âgés de moins de 35 ans.
Les binationaux n’ont pas le droit de se présenter dans les circonscriptions du territoire tunisien et les candidats doivent être nés de parents tunisiens.
Déséquilibres entre les circonscriptions
Comme pour la Constitution, la loi électorale semble avoir été préparée sans grande concertation. C’est en tout cas ce que dénoncent les ONG spécialisées dans l’observation des élections.
Dans une déclaration à MEE, Bassem Maatar, le président de l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections (ATIDE), affirme que les recommandations émises par son organisation après les élections de 2019 n’ont pas du tout été prises en compte.
Législatives en Tunisie : pourquoi si peu de candidats ?
À la parution du texte organisant le scrutin législatif, l’association a donné une conférence de presse au titre éloquent : « Le décret-loi 55 [qui réglemente les élections législatives] va à l’encontre des bonnes pratiques et du processus démocratique ».
Même son de cloche chez Mourakiboun. Contacté par MEE, Sayfeddine Abidi, conseiller politique de l’organisation spécialisée dans l’observation des élections, pointe le découpage électoral en petites circonscriptions – officiellement pour être plus proche du « peuple ».
« Alors que les bonnes pratiques exigent que le différentiel entre le poids [nombre d’habitants représentés par un député] des circonscriptions ne dépasse pas les 15 %, nous constatons des déséquilibres flagrants », relève-t-il en donnant des exemples de territoires géographiquement proches mais aux poids disproportionnés.
Ainsi, dans la banlieue nord de Tunis, un électeur de la Goulette vaut 2,5 fois plus qu’un habitant de Carthage ou de La Marsa ; le même taux est observé entre Tozeur et Gafsa (sud-ouest). Quant aux habitants de l’archipel de Kerkennah, leurs voix comptent sept fois plus que celles de Sfax Sud, sur le continent.
Le manque de candidats représentant les Tunisiens de l’étranger s’explique par la quasi-impossibilité de réunir les 400 parrainages paritaires exigés par la loi.
C’est ainsi que les électeurs inscrits sur les listes de la circonscription de l’Afrique subsaharienne ne sont que 666 dont 221 femmes, des chiffres incohérents par rapport à la taille de la circonscription et au nombre de signatures requises pour participer à l’élection.
Pour l’Océanie et l’Asie non arabe, pourtant de vastes territoires, il n’existe que 762 électeurs.
Fin de la proportionnelle
Dans l’entretien accordé en juin 2019 – avant son élection – à l’hebdomadaire Al-Chara’ al-magharibi, Kais Saied a affirmé vouloir la disparition des partis politiques tout en précisant qu’il ne les interdirait pas.
De fait, la nouvelle loi électorale n’interdit pas aux formations politiques de présenter des candidats. En revanche, elle établit un certain nombre de mesures de nature à affaiblir ces structures intermédiaires.
D’abord, les candidats ne peuvent être financés par leur parti politique. Quand un compétiteur souhaite afficher son affiliation partisane, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) impose aux candidats de faire viser l’intégralité de leur matériel de campagne. Une contrainte bureaucratique supplémentaire qui affaiblit un peu plus les structures partisanes.
Tunisie : les partis politiques, victimes collatérales du coup de force de Kais Saied
La feuille de vote – qui liste tous les concurrents – ne doit, elle, faire aucune mention de l’appartenance partisane.
Interrogée sur cette dernière disposition, l’ISIE a mis en avant le mode de scrutin et les expériences comparées.
Depuis l’indépendance, en 1956, les députés ont toujours été élus à la proportionnelle sur des listes portant sur des circonscriptions régionales. Kais Saied a depuis longtemps affiché son opposition à ce mode de scrutin, lui préférant l’élection uninominale à deux tours sur des petites circonscriptions regroupant une ou plusieurs délégations (sous-préfectures). Cela fait partie de sa « démocratie à partir de la base ». Il estime que les régions intérieures et les ceintures périphériques des grandes villes sont mal représentées.
Loin d’être technique, cette disposition est éminemment politique. Soulignons d’abord que la comparaison avec les démocraties occidentales pratiquant le scrutin uninominal à un tour (le Royaume-Uni, les États-Unis) ou à deux tours (France) n’est pas pertinente.
En effet, dans tous ces cas, la plupart des candidats sont soutenus par un ou plusieurs partis politiques et ce soutien figure sur le bulletin de vote.
L’affaiblissement du lien entre l’aspirant député et sa formation politique rend difficile l’émergence de blocs regroupés sur des convergences idéologiques
Par ailleurs, l’affaiblissement du lien entre l’aspirant député et sa formation politique rend difficile l’émergence de blocs regroupés sur des convergences idéologiques.
Cela est d’autant plus vrai que les parrainages s’effectuent sur la base d’un programme opposable au candidat, qui peut risquer la révocation s’il ne parvient pas à mettre en œuvre ses promesses.
Interrogés par MEE, les responsables d’ATIDE et de Mourakiboun ayant scruté le déroulement des différentes campagnes ont remarqué que l’écrasante majorités des candidats observés mettaient en avant des problématiques extrêmement locales relevant davantage d’un conseil municipal que d’une chambre législative.
Le président de l’ATIDE évoque des difficultés à identifier les candidats appartenant à des partis et à des coalitions. Quant à Sayfedddine Abidi, il dénonce des programmes extrêmement locaux, ne s’intéressant parfois qu’à la partie de la circonscription (quartier, municipalité, délégation) dont est issu le candidat.
Ce biais a déjà été observé depuis 2011 et la chute de Ben Ali. En effet, depuis cette année-là, en l’absence d’instances régionales élues, les députés étaient membres de droit des conseils régionaux. Les grands partis composaient généralement leurs listes en se basant sur les équilibres démographiques au sein d’une même circonscription. Mais l’affiliation à une structure centrale faisait que les enjeux nationaux étaient au cœur des campagnes électorales.
Le pouvoir des députés affaibli
Dans la nouvelle gouvernance, le pouvoir des députés a été considérablement affaibli. Ils n’accordent plus la confiance au gouvernement et ne peuvent plus démettre le président en cas de violation grave de la Constitution.
S’ils ont toujours la possibilité de voter une motion de censure, celle-ci est rendue quasi impossible dans les faits : elle requiert les deux tiers des deux chambres et, en cas de récidive, le président de la République peut au choix démettre le gouvernement ou dissoudre une ou deux chambres du Parlement.
Sans Parlement et sans salaire, les députés tunisiens sont au bout du rouleau
De plus, le chef de l’État peut, sur certains sujets, contourner le corps législatif en recourant directement au référendum. Il a également la possibilité de gouverner par décrets-lois durant les vacances parlementaires.
Enfin, en prenant le prétexte des débordements survenus lors de la dernière législature – et qui ont motivé le coup de force du 25 juillet 2021 –, la nouvelle loi fondamentale fait peser sur les élus un ensemble de menaces : en plus de la révocation, ils peuvent perdre leur immunité en cas « d’injure, de diffamation, d’échange de violences commises à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Assemblée, d’entrave au fonctionnement régulier de l’Assemblée ».
Cette formulation vague de l’article 66 de la Constitution peut ouvrir la voie à la mise au pas d’une éventuelle opposition, à l’instar de ce qui s’est vu en Turquie au moment du passage du régime parlementaire au régime présidentiel.
Enfin, les élections législatives ont été l’occasion d’affaiblir un autre contre-pouvoir.
La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), chargée depuis 2013 de la régulation des radios et télévisions, avait le mandat de surveiller le traitement médiatique des campagnes électorales.
Alors que Kais Saied a mis en avant l’objectif d’égalité entre les candidats et de transparence des élections, il n’a pas prévu les effets pervers de son dispositif
Ayant perdu son statut d’instance constitutionnelle depuis la promulgation de la loi fondamentale de 2022, l’autorité était en sursis. Bien que la nouvelle loi électorale l’ait à nouveau chargée de sa mission de monitoring, l’ISIE a profité d’un désaccord entre les deux instances pour récupérer cette attribution, profitant du soutien implicite du président.
Alors que Kais Saied a mis en avant l’objectif d’égalité entre les candidats et de transparence des élections, il n’a pas prévu les effets pervers de son dispositif, comme le manque de candidatures et le « marché noir des parrainages », un phénomène qui a pourtant été observé lors des présidentielles de 2014 et 2019.
Conscient de ces dépassements, le chef de l’État a un temps envisagé de changer la loi, avant d’y renoncer. La future chambre basse sera très masculine (les femmes ne représentent que 11 % du total des candidatures) et les allégeances partisanes y disparaitront sans doute au profit des notabilités locales et des appartenances claniques.
Une atomisation qui renforce un peu plus le caractère hyperprésidentialiste du régime.
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La France a-t-elle utilisé des prisonniers de guerre algériens comme cobayes vivants lors de ses essais nucléaires atmosphériques dans le Sahara ? Histoire d'une <em>fake news</em> des temps modernes.
Alors que nous écrivions tous les trois "les Années 50. Et si la guerre froide recommençait ?" — ouvrage illustré publié début avril 2018 par les éditions de La Martinière —, une des 250 images du livre faisait débat et attirait notre attention : Reggane 1960. Dans le désert algérien, ce lieu fut celui des premiers essais nucléaires français. Nous avions choisi cette photographie pour illustrer un des symboles de la guerre froide qui montre des mannequins installés par l'armée française pour tester le souffle de l'explosion. Mais cette image, telle une fake news des temps modernes, est aussi devenue l'icône d'un crime de la France : celui de l'impact de ces essais sur les populations civiles, sur les militaires français mais aussi, selon certains, "la preuve" que la France aurait exposé, non des mannequins, mais des prisonniers de guerre du FLN pour tester les radiations nucléaires.
Une petite enquête commençait, en parallèle du livre, stimulée également par une conversation de l'un d'entre nous avec le réalisateur Rachid Bouchareb, intéressé par la question.
Sur cette photographie, on découvre une douzaine de mannequins en uniformes militaires — très disparates et peu réglementaires — plantés dans le désert algérien. Nous constatons rapidement que nous l'avons mal datée, comme appartenant au deuxième essai français du 1er avril 1960 (erreur de source accompagnant ce document), celui dit de la "Gerboise blanche", alors qu'il s'agit du troisième essai, du 27 décembre 1960. Ce que viennent confirmer films et autres images d'archives que nous avons retrouvés depuis.
Cette photographie se trouve depuis de nombreuses années au cœur d'accusations lancées contre les autorités françaises par des représentants d'institutions algériennes[1] qui demandent la reconnaissance de faits graves qui relèvent de "crimes contre l'humanité". Elle est en effet souvent utilisée, principalement sur internet, afin de dénoncer de présumées expériences réalisées sur quelque 150 prisonniers de guerre algériens du FLN qui auraient servi de "cobayes", déguisés pour certains en mannequins-soldats et ligotés à des poteaux à environ 1 km de l'épicentre, afin de renseigner les scientifiques militaires sur les effets des radiations. Les restes vivants auraient été transférés en France pour de plus amples recherches...
Premiers essais nucléaires français
Il faut, pour bien comprendre, revenir aux premiers temps de l'ère nucléaire. "Trinity" est le premier tir d'une arme nucléaire réalisé sur le champ de tir d'Alamogordo (Nouveau-Mexique) par les forces armées des États-Unis, le 16 juillet 1945, dans le cadre du projet Manhattan. En 1949, l'URSS effectue son premier tir atomique, suivie du Royaume-Uni en 1952. En 1958, le Général de Gaulle confirme à son arrivée l'ordre d'expérimenter l'arme nucléaire et accélère les préparatifs (ce qu'avaient déjà initié ses prédécesseurs deux ans plus tôt) et le ministère de la Défense crée une commission consultative de sécurité chargée d'étudier les problèmes relatifs aux essais nucléaires. La machine est en marche...
Le Groupement opérationnel des expérimentations nucléaires (GOEN) définit l'année suivante des zones de sécurité. Les théories militaires contemporaines du pacte de Varsovie envisagent la possibilité de manœuvres et d'affrontements avec l'ennemi dans des zones contaminées par la radioactivité à la suite de déflagrations. À la traîne par rapport aux autres grandes puissances, l'armée française doit sans aucun doute dans cette période se préparer à de telles perspectives.
Le 10 mars 1960, le président Charles de Gaulle félicite les militaires et physiciens de la "promotion atomique" lors de la remise de la croix de la Légion d'honneur pour leur participation à la mise au point de la première bombe nucléaire française. (AFP)
Le Centre saharien d'expérimentations militaires (CSEM) de Reggane commence à sortir du sable algérien à la fin de l'année 1957, en pleine guerre d'Algérie, en réunissant plusieurs milliers de personnes civiles et militaires dans la région du Tanezrouft dans un vaste complexe situé à une quarantaine de kilomètres d'Hamoudia. Le tir du 13 février 1960 initie une série de quatre essais atmosphériques baptisés "Gerboise bleue, blanche, rouge et verte", la gerboise étant un petit rongeur du désert. Ils s'étalent jusqu'au 25 avril 1961, quelques jours après le putsch des généraux à Alger.
Le site du test, le jour de l'explosion de la première bombe A française dans le désert de Tanezrouft, en Algérie, le 13 février 1960. (Dalmas/SIPA)
Lancé du sommet d'une tour métallique, le premier tir dégage une énergie semblable à quatre fois celle d'Hiroshima (70 kilotonnes). On a installé du matériel militaire (avions, véhicules…) et aussi des animaux (lapins, chèvres, rats) répartis dans des cages autour du point zéro pour analyser les effets biologiques du rayonnement et procéder à des expérimentations ophtalmologiques. Chaque essai donne lieu à de nombreuses mesures destinées à connaître les conséquences de l'énergie dégagée : diagnostic nucléaire, photographies "ultrarapides", analyses radiochimiques réalisées sur des échantillons prélevés par des avions qui pénétraient dans le nuage radioactif.
La zone connaît, en particulier dans la vallée du Touat, une population sédentaire et nomade. Beaucoup vont être contaminés par ces essais. Comme de nombreux militaires et techniciens français, la plupart en chemisettes et lunettes de soleil, ainsi que de nombreux travailleurs algériens, et une vingtaine de journalistes présents sur le site, tous largement exposés aux radiations.
Le "champignn" du premier essai atmosphérique français, "Gerboise bleue", quelques instant après l'explosion, le 13 février 1960. (Dalmas/SIPA)
Un rapport établi par le Sénat français daté de 2009 déclare que :
"Les dispositions prises à l'époque n'ont pas suffi à empêcher l'exposition à des contaminations de personnes qui soit participaient directement aux expérimentations, soit se trouvaient dans les zones environnant les tirs. Ces mesures de sécurité n'ont, tout d'abord, pas empêché la survenue de trop nombreux incidents techniques lors de la préparation ou du déroulement des essais."[2]
En gros, tout n'a pas été parfait. Selon les données de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme, 24.000 civils et militaires ont été directement exposés. Un document déclassifié en 2013, et rendu public l'année suivante, signale l'importance et la durée des retombées. Tous les indices vont dans le même sens, l'impact sur l'environnement et les populations locales a été majeur.
Le lendemain de la première explosion, le nuage radioactif atteint Tamanrasset et l'Afrique centrale puis remonte vers l'Afrique de l'Ouest pour atteindre Bamako. La polémique est forte, mais les médias français et les services concernés vont faire œuvre de contre-propagande. Deux semaines après, toujours chargé de radioactivité, il touche les côtes méditerranéennes de l'Espagne et la Sicile.[3] Certains radioéléments éjectés par les explosions aériennes ont pu être inhalés par les populations malgré leur dilution dans l'atmosphère. Ces éléments radioactifs sont sans aucun doute à l'origine de cancers ou de maladies cardio-vasculaires[4]. Tout cela est aujourd'hui connu et avéré, mais il est nécessaire de pousser le récit jusqu'à cette célèbre photographie.
Des Parisiens lisent dans leurs journaux les détails de l'explosion, dans le Sahara, de la première bombe "A" française, dite "Gerboise bleue", le 13 février 1960, place de la Bourse à Paris. (STF/AFP)
Bien moins puissant (4 kilotonnes), le second tir du 1er avril 1960 se déroule durant la visite officielle de Nikita Khrouchtchev en France (du 23 mars au 3 avril 1960), et les informations du journal d'actualité de Gaumont annoncent que "la France, de son côté, a voulu montrer, à Reggane, que son admission au club atomique n'était pas une question de pure forme." Les appareils de déclenchement et de mesure sont installés dans une baraque et l'engin est posé sur une plate-forme au niveau du sol (pour tous les autres tests, il était placé dans un abri en haut d'une tour haute d'une centaine de mètres, puis ensuite une plus petite de cinquante mètres)[5]. L'explosion provoque une boule de feu d'un diamètre de plus de cent mètres pour une hauteur de 280 mètres au-dessus du sol.
Du cliché au mythe
Lors du troisième essai atmosphérique, tiré le 27 décembre 1960, on place à nouveau plusieurs centaines d'animaux, du matériel militaire mais aussi des mannequins habillés d'uniformes (munis de capteurs à radiation selon certaines sources) à des distances diverses autour du point zéro situé à quinze kilomètres du site de commande. Les deux essais, à deux dates différentes, sont au cœur de l'erreur autour de la photographie, c'est pourquoi les faits sont importants.
Comme on peut le constater dans un journal d'actualité de l'époque[6] ces leurres soutenus par des barres de fer sont assurément faits de tissus et ne peuvent contenir des corps humains, morts ou vivants. Ce sont les mêmes mannequins que l'on retrouve sur la photographie que nous avons publiée dans notre livre (donc de décembre 1960) et qui illustre depuis les articles dénonçant l'utilisation de cobayes humains pour des tests de radioactivité... mais en plaçant les faits à avril 1960.
Mais l'image est forte, symbolique et elle renvoie à la violence de la guerre d'Algérie et à ces années terribles. C'est pourquoi elle est régulièrement reprise. Désormais se met en place un récit sur l'utilisation de prisonniers algériens qui auraient été volontairement contaminés et cette image en devient le symbole, la preuve même, le plus évident au regard de sa forme et de ce qu'elle exprime de la violence d'une telle situation. Personne ne va vraiment chercher la réalité de son contexte, ni les autres images ou films concernant l'événement. Là commence l'amalgame. L'arrivée des mannequins que l'on constate sur d'autres clichés[7] ne semble pas exister, personne n'a cherché ces images ou ne les a trouvées. Les archives filmées par Gaumont journal ou l'armée sont oubliées. Là aussi, personne n'a fait l'enquête jusqu'au bout.
Le 27 décembre 1960, le général Jean Thiry, directeur des centres d'expérimentations nucléaires, appuie sur le bouton qui déclenche l'explosion de la troisième bombe atomique française sur le polygone d'essais à Reggane, au Sahara, au cours de l'opération nommée "Gerboise rouge". (AFP)
Dans la foulée du quatrième tir, l'opération "Gerboise verte" – un essai raté puisque sa puissance ne dépasse pas 1 kilotonne, alors qu'il était initialement estimé entre 6 et 18 kilotonnes – des "exercices tactiques en ambiance nucléaire"[8] auront bien lieu. Des opérations qui impliquent une centaine de militaires : hélicoptères, blindés et fantassins munis d'équipements de protection partent en reconnaissance en milieu contaminé.
Près de deux cent soldats sont impliqués après l'explosion dans des exercices qui les amènent durant plusieurs heures entre 650 et 300 mètres du point zéro. Seules des douches leur serviront d'outil de décontamination. Le rapport sur les essais nucléaires de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologies de 2001 signale 42 contaminations de la peau parmi les personnels du champ de tir.
Le scandale évident et connu est avant tout là, dans la contamination des soldats et des populations civiles environnantes lors de tous les essais, mais la polémique avec pour preuve cette image ne disparaît pas, bien au contraire, la fake news prend de l'importance, circule de site en site. On en vient à oublier le cœur du scandale et surtout on prend cette photographie pour une preuve, alors qu'une réelle enquête devrait être menée sur ces cobayes en pleine guerre d'Algérie.
Cette question est aujourd'hui d'autant plus importante, que début 2018, le Conseil constitutionnel français est revenu sur tous les traumatismes à l'encontre des populations civiles et il a décidé que les civils algériens ayant subi des dommages physiques du fait de violences liées au conflit pouvaient désormais prétendre à des pensions versées par la France. Le Conseil constitutionnel a censuré les mots "de nationalité française" qui réservaient jusqu'alors ces avantages aux seules victimes de l'Hexagone, en invoquant le principe "d'égalité devant la loi" garanti par la Constitution. Désormais, Reggane peut s'inscrire dans un vaste questionnement sur les indemnisations possibles des populations touchées à l'époque. L'affaire est donc majeure et il faut reprendre l'enquête sur des faits prouvables et avérés.
"Seuls des cadavres ont été utilisés"
C'est tout naturellement que les autorités françaises ont toujours contesté les effets seconds de Reggane. En 2007, Jean-François Bureau, le porte-parole du ministère de la Défense, assure :
"Il n'y a jamais eu d'exposition délibérée des populations locales."
Il s'agit, selon lui, d'une légende entretenue par la photo d'une dépouille irradiée exposée dans un musée d'Alger. Il ajoute :
"Seuls des cadavres ont été utilisés pour évaluer les effets de la bombe."
La polémique ne fait alors que s'étendre après une telle déclaration, et conforte en fait ceux qui pensent que la France a commis un crime à Reggane. Cette reconnaissance que des cadavres auraient été utilisés laisse sérieusement planer un doute. Et de quels cadavres s'agit-il ? Serait-ce une nouvelle preuve que des personnes vivantes auraient été exposées en décembre 1960 à Reggane ?
Photo prise à Reggane, le 27 décembre 1960, lors de l'opération "Gerboise rouge", le troisième essai nucléaire français dans le Sahara. (AFP)
Rouvrir cette question, c'est aussi interroger aujourd'hui un secret d'État, autour du pacte noué entre Paris et Alger, qui a permis à la France de poursuivre ses expérimentations après l'indépendance, jusqu'au démantèlement du site en 1965. Il explique tout naturellement le silence du régime algérien (ou du moins les méandres complexes de l'écriture de l'histoire), qui, sous l'influence des militaires, a jusqu'à ces dernières années peu utilisé ces essais à des fins de propagande ou de critiques contre la France. Ce sont donc les associations de droits de l'homme qui se sont battues sur cette question et ont pris les "mannequins de Reggane" comme un totem de leur combat, certes juste au niveau de leur quête de savoir, mais fondé sur une image trompeuse.
De fait, de nombreuses études ces dernières années ont montré que les populations de Reggane et d'In-Ekker à Tamanrasset souffrent encore des effets de ces essais qui ont coûté la vie à des milliers de personnes et engendré des maladies graves. À Reggane, où les essais ont été atmosphériques et ont couvert une vaste zone non protégée, l'exposition aux radiations ionisantes provoque plus de vingt types de cancer selon les médecins. À Reggane, avant les essais, on y cultivait des céréales et des dattes. On y trouvait des cheptels et des animaux. Tout cela a disparu.
L'affaire des "150 prisonniers"
Le fil de l'histoire allait rencontrer ce drame écologique majeur. On commence à évoquer désormais le témoignage d'un légionnaire qui aurait participé au regroupement de 150 prisonniers en mars 1960 — ce que reprend très vite la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme — fait rapporté par un héros de l'anticolonialisme : le cinéaste René Vautier. Inattaquable. En fait, René Vautier, qui montait alors son film "Algérie en flammes", aurait été informé de cette histoire par un autre réalisateur : Karl Gass. Un témoignage de seconde main, jamais recoupé. Mais, pour beaucoup, on tiendrait là une preuve irréfutable.
Puis des photos sont publiées dans un dossier du "Canard enchaîné". Des médecins légistes valident ces photographies. On commence à parler de beaucoup d'autres photographies, mais on ne les voit jamais. On parle de nombreux témoignages qui prouvent que les prisons auraient été vidées de 150 prisonniers par l'armée française, amenés sur le site de Reggane. Désormais, tout le monde ne voit plus des mannequins mais bien des corps humains enveloppés de vêtements. Il faut que cette photographie soit la preuve, qui manque, pour sensibiliser les opinions. En fait, on s'égare et l'enquête piétine.
Le 29 décembre 1960 à l'aéroport du Bourget, un militaire réceptionne, en provenance de Reggane, des cages de cochons d'Inde, exposés aux radiations du tr
oisième essai nucléaire français en vue d'analyser les effets biologiques du rayonnement. (AFP)
Les témoins mélangent les dates et les preuves. Qu'importe que l'affaire des "150 prisonniers" soit datée de mars-avril 1960 et que cette photographie date de décembre 1960, elle est devenue une icône, une preuve en image. Des témoins confirment les faits, comme Mostefa Khiati, médecin à l'hôpital d'El-Harrach. Certains commencent à dénoncer les articles secrets des accords d'Évian autour de ces essais, les négociations qui ont duré du 20 mai 1961 au 19 mars 1962, ne pouvant en aucun cas mettre en cause la responsabilité française. Le FLN a accepté alors que la France puisse utiliser des sites sahariens pour des essais nucléaires, chimiques et balistiques pendant cinq années supplémentaires. Il ne pouvait y avoir de mise en accusation des Français, hier comme aujourd'hui.
En Algérie, l'avocate Fatima Ben Braham déclare :
"L'étude iconographique, de certaines de ces photos, nous a permis de constater que la position des soi-disant mannequins ressemblait étrangement à des corps humains enveloppés de vêtements. A côté de cela, nombre d'Algériens détenus dans l'ouest du pays et condamnés à mort par les tribunaux spéciaux des forces armées [français] nous ont apporté des témoignages édifiants.
Certains condamnés à mort n'ont pas été exécutés dans les prisons, mais ils avaient été transférés pour ne plus réapparaître. Ils avaient, selon eux, été livrés à l'armée. Après consultation des registres des exécutions judiciaires, il n'apparaît aucune trace de leur exécution et encore moins de leur libération. Le même sort a été réservé à d'autres personnes ayant été internées dans des camps de concentration."
Confusion des faits, des preuves et des dates
Mais ces témoignages ne sont pas publiés, ni vérifiables. L'avocate aurait retrouvé une scène des informations télévisées montrant un combattant mort sur une civière entièrement brûlé. Mais là aussi, impossible de voir cette archive. De même, le documentariste Saïd Eulmi va dans le même sens. Le médecin Mostefa Khiati témoigne de nouveau :
"Les corps de ces martyrs (...) ont été retrouvés durcis comme du plastique."
Tout semble aller dans le même sens. Et pourtant il y a confusion des faits, des preuves et des dates. Le mélange est sur plusieurs strates désormais : il y a les faits — que s'est-il passé à Reggane en pleine guerre d'Algérie, au cœur d'une violence alors sans limite ? —, il y a les témoignages et les preuves — impossibles d'en mesurer la pertinence —, et il y a cette photographie devenue "la preuve" d'une exaction. Bien sûr, cela ne veut pas dire que ce crime supposé n'a pas de fondement... mais cela veut dire qu'une photographie a une histoire et qu'elle ne peut servir de preuve sans être questionnée.
Cette image raconte en fait une autre histoire, celle de la France qui en Algérie pendant la guerre, et après la guerre — avec au total onze essais qui se sont déroulés après l'indépendance, jusqu'en février 1966 — a testé sa bombe, en contaminant sans aucun doute des soldats français, des scientifiques, des milliers de civils. Un gouvernement qui a sans doute fait des tests sur des corps — vivants ou morts, comme le reconnaît de manière imprudente Jean-François Bureau, en 2007, alors porte-parole du ministère de la Défense. Mais l'enquête ne fait que commencer.
Tout cela mérite donc une étude en profondeur désormais. La mauvaise utilisation de l'image impliquée peut nous empêcher de connaître la vérité. Une erreur devenue celle de notre temps, qui prétend sans preuve, qui affirme sans enquête, qui privilégie des fake news à un travail de fond. C'est le rôle des historiens et des journalistes de questionner les faits et les images pour traverser les apparences et de chercher à comprendre ce qui s'est vraiment passé à Reggane. En 1960. En pleine guerre froide. En pleine course atomique. Les images nous parlent d'histoire, elles peuvent faire l'histoire, mais comme les faits elles doivent être contextualisées, analysées et validées.
Farid Abdelouahab, Pierre Haski et Pascal Blanchard
[1] Entre autres l'ancien ministre des Moudjahidine, Mohamed Cherif Abbas et plusieurs historiens et scientifiques comme M. Amar Mansouri, chercheur à l'Institut d'études nucléaires d'Alger, ou Abdelmadjid Chikhi, directeur des archives nationales.
[2] Rapport n° 18 (2009-2010), Marcel-Pierre Cléach, fait au nom de la commission des Affaires étrangères, déposé le 7 octobre 2009.
[3] Fabienne Le Moing, "Tribunal administratif : les conséquences des essais nucléaires en Algérie" [archive], France 3, 4 septembre 2014.
[4] Brunot Barillot, "le Document choc sur la bombe A en Algérie", "le Parisien", 14 février 2014.
[5] Pierre Billaud (direction), "la Grande Aventure du nucléaire militaire français. Des acteurs témoignent", Paris, L'Harmattan, 2016.
[6] Journal d'actualité Gaumont de décembre 1960 (Référence 6101GJ 00006) .
[7] Comme ce cliché des archives de l'Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (Réf. : F 60-20 R651).
[8] "Essais nucléaires : 'Gerboise verte', la bombe et le scoop qui font plouf..." (actualisé-3), blog du journaliste Jean-Dominique Merchet , 16 février 2010 (mise à jour : 28 janvier 2015), "Libération, secret défense".
Malika Rahal : Il est difficile d’expliquer comment se décide un métier de vocation… C’est d’ailleurs en rencontrant des témoins dans le cadre de mes recherches que j’ai réalisé qu’il y avait toujours, dans les familles, une personne qui se sentait responsable de l’histoire familiale – et qui n’était ni toujours l’aîné, ni toujours le garçon. Dans ma famille, cette responsabilité par rapport au passé, c’est à moi qu’elle est échue.
Pourtant, le choix de la discipline historique n’allait pas de soi : j’avais commencé des études pluridisciplinaires, mêlant économie, sociologie, histoire, géographie – pour laquelle j’avais d’ailleurs un goût prononcé. Les historiens étaient à mes yeux, à Bordeaux où je faisais mes études, trop conservateurs, plus que les sociologues en tout cas. Étonnamment, je me suis accrochée à l’histoire – peut-être pour lui donner un caractère plus social, plus critique et non fatalement réactionnaire.
Et vous avez fait le choix de l’« histoire du temps présent »… Comment se définit ce champ historique ?
Il s’agit, comme première définition, de l’histoire d’un temps dont les témoins sont encore vivants : l’historien peut les rencontrer, les interviewer, et en retour, ces témoins peuvent le lire, lui répondre, l’appeler au beau milieu de la nuit, voire comme me l’a dit justement Henry Rousso, le poursuivre en justice pour diffamation !
Cette dimension d’histoire orale fait la spécificité de notre discipline au sein de la recherche historique ; elle la rapproche à la fois de la sociologie, de l’anthropologie et du slow journalism. À ceci près que nous sommes encore plus lents que les slow journalists et que nous traitons les témoignages oraux, les tweets et les posts d’une page Facebook avec la même distance critique que nos collègues antiquisants le font pour une inscription romaine ou un tesson de poterie. La particularité de notre travail est que nous sommes co-auteurs des entretiens : la distance critique est moins évidente, mais elle s’apprend. À la différence des journalistes, nos sources aussi, une fois collectées, devraient être intégralement conservées pour constituer un corpus consultable par d'autres.
Avez-vous personnellement été confrontée à des échanges difficiles avec les témoins ?
J’ai eu quelques coups de fil délicats, comme celui passé à la veuve d’Ali Boumendjel avant la publication de la biographie que j’avais écrite sur son mari. J’évoquais ce qui a été présenté par l’armée comme deux tentatives de suicide et dont la deuxième, qui a conduit à sa mort est, en toute certitude, non pas un suicide mais bien un assassinat. En revanche, à l’issue de mes recherches, et au vu de la torture psychologique à laquelle Ali Boumendjel avait été soumis, je ne pouvais exclure que le premier épisode avait été bel et bien une tentative de suicide. Mme Boumendjel, quand je lui en ai fait part au téléphone, m’avait répondu : « Alors, les parachutistes ont gagné ». Pour la famille, la thèse du suicide était exclue et mon hypothèse restait, à ses yeux, difficile à accepter.
Ces témoins attendent-ils donc de l’Histoire une réparation ?
L’Histoire n’est pas la justice, mais il est indéniable que les objectifs des familles ne sont pas ceux des chercheurs et qu’elles nourrissent des attentes qui peuvent être déçues. À nous historiens de prendre toutes les précautions nécessaires pour bien les informer et ne pas leur donner de faux espoirs.
C’est ce que nous avons essayé de faire pour le site 1000autres, consacré aux disparus de ce qui a été bien mal nommé « la bataille d’Alger ». Plutôt que de chercher la preuve des disparitions forcées du côté de l’armée, et en tirant parti de l’expérience des historiens de l’Amérique latine où les listes de disparus n'ont pas attendu les archives militaires pour être constituées, nous avons souhaité nous tourner vers les témoins pour aborder la bataille d’Alger par le vécu des Algérois et la replacer dans une histoire longue des familles.
Le site conçu comme un appel à témoignages est devenu, pour les familles, une sorte de mémorial en ligne, consultable partout et notamment en France, ce qui lui donne à leurs yeux une valeur symbolique forte : le déni est désormais impossible. Cette fonction de monument est un bénéfice involontaire, pour les familles, de notre travail d’historiens.
Au-delà des témoignages, avez-vous accès aux archives pour cette histoire récente ?
Il est très fréquent que les entretiens conduisent les témoins à sortir leurs propres archives : on a ainsi accès à des journaux, des tracts, des documents internes aux groupes de militants, des photos de familles, des lettres – par exemple, pour les disparus de la bataille d'Alger, des réponses de l’administration. On peut alors tirer le fil, rechercher dans les archives de l’administration le courrier initial et croiser les deux types de sources, en profitant de cette complémentarité entre archives privées et archives publiques – quand ces dernières sont accessibles.
Car depuis plusieurs années, malgré les grandes annonces récurrentes sur une meilleure accessibilité des archives en France, nous ne faisons pas de grands progrès. Les recherches des particuliers se heurtent souvent à la très grande technicité du classement en France. Nous sommes ralentis par le manque d’archivistes pour inventorier le contenu de cartons laissés en attente et nous permettre de savoir ce qu'ils contiennent. Certaines archives restent inexplorées : celles de la DST qui concernent l'Algérie – la direction a participé activement aux disparitions forcées – seraient très précieuses, mais à ce jour, elles ne sont pas accessibles. Nous sommes mobilisés en tant qu’historiens pour que la culture des archives se transforme et que des initiatives de guichets citoyens soient relancées pour aider les particuliers à enquêter sur leurs histoires familiales, même lorsqu’elles concernant l’ancien empire colonial.
En Algérie, où est restée une partie des fonds coloniaux, l’accès aux archives est très variable. En ce moment, aux archives nationales, la complexité des démarches les rend presque inaccessibles. Là aussi, les historiens sont mobilisés pour améliorer l’accès.
Même quand les archives sont accessibles, la presse reste l’une des premières sources de l’histoire du temps présent. Celle de 1962, par exemple, aura été une caisse de résonance des émotions qui ont entouré l’indépendance. Après six années d’interdiction de la presse nationaliste, les journaux sont à nouveau autorisés et c’est Alger Républicain, de tendance communiste, qui est le premier à paraître à nouveau.
Son retour en kiosque suscite une très grande émotion, dont le journal lui-même se fait l’écho deux ou trois numéros après : certains Algérois ont pleuré, embrassé le journal, d’autres l’ont placardé au mur pour en faire une lecture collective, témoignant non seulement de l’attachement à ce titre du parti communiste mais aussi de la portée symbolique forte d’une parution qui incarne véritablement la fin de la guerre.
Très vite, à partir de juillet 1962, les journaux voient leur rubrique de petites annonces croître avec d'innombrables recherches de personnes disparues. Ils deviennent alors un outil essentiel de la quête des morts, déroulant le fil macabre de la Guerre d’Indépendance algérienne – des lycéens partis au maquis en vague en 1956 à la répression de la bataille d’Alger ou aux enlèvements d’Européens et d'Algériens en 1962.
Cette histoire du temps présent peut aller jusqu’à l’actualité immédiate, que vous vous employez parfois à décrypter, notamment sur Textures du temps, carnet de recherche en ligne dans lequel vous vous êtes lancée en 2010….
La création de ce carnet de recherche répondait à un objectif de restitution aux témoins, dans une forme plus accessible que les revues savantes, sans barrière payante et en leur offrant la possibilité de réagir. Puis le blog est devenu également un outil de recherche, permettant de toucher de nouveaux témoins, et un espace où, en tant qu’historienne, je peux expliciter certaines résonances historiques, par exemple, lors du mouvement de manifestations du hirak de 2019 : le parallélisme avec les festivités de 1962 était évident, non seulement pour moi, mais également pour tous ceux qui étaient dans la rue. La joie collective, impressionnante, de 2019 semblait réveiller un pays quelque peu endormi et venait réparer le corps collectif des Algériens. Les manifestants faisaient d’ailleurs explicitement allusion à 1962. Au fil des semaines, certains conflits des années 1990 ont été réactivés, notamment lors de la mort d’Abassi Madani, fondateur du Front islamique du Salut : il était indispensable de décoder les références historiques souvent implicites pour aider à saisir ce qui se jouait là.
En donnant une place importante aux témoins, cette histoire récente évolue avec le passage des générations. Quelle est l’histoire qui s’écrit avec les témoins d’aujourd’hui ?
Ceux qui peuvent témoigner désormais de la guerre d’Algérie étaient trop jeunes au moment des faits pour avoir participé aux combats. On assiste donc à l’émergence d’histoires plus intimes, plus familiales, plus locales, notamment des histoires d’enfances. On s’aperçoit aussi que les familles se sont fabriquées leurs propres récits de la guerre, en accumulant ici et là des bribes de savoir. Ce processus narratif sert de sous-bassement à la vie familiale.
La Guerre d'Indépendance algérienne n’a pas l’apanage de ces récits, qui se retrouvent aussi à la suite d’autres guerres qui ont décimé les populations dans des proportions comparables, comme la Première Guerre mondiale ou la Guerre de Sécession. Ces guerres plus anciennes, déjà beaucoup mieux connues, doivent aider à se poser les bonnes questions pour écrire ces pans méconnus de l’histoire de l’Algérie.
–
Spécialiste de l’Algérie contemporaine, Malika Rahal est chargée de recherche HDR au CNRS, et directrice de l'Institut d'Histoire du Temps Présent. Auteure d’une biographie d’Ali Boumendjel, militant assassiné durant la Bataille d’Alger, en 1957, elle s’est vu décerner en octobre 2022 le Grand prix des Rendez-vous de l'Histoire de Blois pour son dernier ouvrage, Algérie 1962 – Une histoire populaire (éditions La Découverte)
le 16/12/2022 par Malika Rahal , Alice Tillier-Chevallier
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