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Rédigé le 18/04/2023 à 12:18 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 18/04/2023 à 11:57 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
1Dans une communication intitulée : « La guerre d’Algérie revisitée : zones d’ombre, points aveugles » datant de 2002, l’historien Guy Pervillé notait que des événements importants de la guerre d’Algérie restaient « méconnus ou mal connus, soit parce que les enquêtes sérieuses qui ont été faites sont trop peu diffusées et trop peu relayées par les médias, soit parce qu’aucune enquête méthodique n’a pu être faite » [1][1]Guy Pervillé, « La guerre d’Algérie revisitée : zones d’ombre,…. Parmi ces zones d’ombre, il évoquait des événements relatifs à la période qui suit les accords d’Évian. C’est en effet au moment des négociations du cessez-le-feu que le Comité des Affaires Algériennes (CAA) prend la décision de créer une force complètement hybride, aux multiples dénominations dont l’appellation la plus courante est celle de « force locale [2][2]C’est pourquoi nous retiendrons cette dénomination dans notre… ». Rares sont les ouvrages sur la guerre d’Algérie qui évoquent son rôle durant la période de transition du pouvoir. Pourtant cette force inédite de par sa composition a connu la période trouble qui s’est déroulée du 19 mars 1962, date de la proclamation du cessez-le-feu en Algérie, aux premiers jours de l’indépendance. De fait durant environ cent cinq jours, le Haut-Commissaire de la République Christian Fouchet et l’Exécutif provisoire, institution mixte dirigée par Abderrahmane Farès [3][3]L’Exécutif provisoire est composé de douze personnes : trois… s’accordent sur des mesures de maintien de l’ordre, en particulier dans les deux principales villes d’Algérie, Alger et Oran, où l’Organisation Armée Secrète (OAS) conteste activement le cessez-le-feu par une série d’attentats. L’Exécutif provisoire a également la charge d’organiser le scrutin sur l’autodétermination de l’Algérie [4][4]El Watan, 1er octobre 2004. « L’Exécutif provisoire entre le…. C’est à cette fin qu’il a obtenu la création d’une force locale qui devra garantir le bon déroulement du référendum [5][5]Vitalis Cros, Le Temps de la violence, Paris, Presses de la…. Pour les autorités françaises elle pourra également faire concurrence à l’Armée de Libération Nationale (ALN), le bras armé du Front de Libération Nationale (FLN) en devenant l’embryon de la future armée algérienne bien qu’elle inclue des recrues européennes. Analyser le rôle de la force locale, c’est donc non seulement mettre en lumière la création d’une force militaire sans précédent mais aussi mettre en évidence les nombreux événements tragiques de la fin de la guerre d’Algérie.
2L’historique de la force locale révèle que sa création, d’essence française car préparée en amont par le gouvernement français, a été sévèrement discutée aux Rousses et à Évian voire contestée par les deux parties [6][6]Chantal Morelle, Comment de Gaulle et le FLN ont mis fin à la…. Si elles sont d’accord sur cette création, la pierre d’achoppement porte sur sa composition et son effectif [7][7]François-Xavier Hautreux, « L’armée française et les…. Ainsi c’est au CAA que revient l’initiative de la formation d’une force algérienne. Mais il faut attendre le mois de mars 1962 pour que la force locale soit définitivement créée. La valse hésitante des civilo-militaires n’a donc pas laissé un grand souvenir d’efficacité et révèle une grande improvisation.
3Le 20 janvier 1961, un groupe de travail civilo-militaire dépendant du CAA prévoit pour la fin de l’année la constitution d’une force qui comptera entre 30 000 et 35 000 hommes. Placée sous l’autorité d’un délégué général, elle sera transférée « le cas échéant, à un organisme algérien chargé de préparer l’autodétermination [8][8]Ibid., p. 342. ». Le 24 octobre, son nom est modifié. Elle est désormais appelée : « force d’ordre, locale » et en théorie sa composition serait la suivante : elle comprendrait 4 500 gendarmes auxiliaires, 11 000 gardes des Groupes Mobiles de Sécurité (GMS) et 18 000 moghaznis, sous l’autorité d’une personnalité civile musulmane, assistée d’un officier supérieur musulman [9][9]Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique…. Initialement, les autorités françaises et le FLN s’opposent au recrutement de supplétifs dans la force locale. Redha Malek négociateur à Évian, rappelle dans son livre que les « harkis et groupes d’autodéfense en seront exclus [10][10]Redha Malek, L’Algérie à Évian. Histoire des négociations… ». En réalité les auxiliaires de gendarmerie sont des supplétifs qui ne sont pas désignés par leur appellation courante : « harkis gendarmerie [11][11]François-Xavier Hautreux, « L’armée française et les… ». Selon l’historien François-Xavier Hautreux, la force locale représente donc une solution de reclassement pour l’ensemble des GMS et de nombreux harkis [12][12]Ibidem, p. 345.. D’ailleurs le lieutenant Georges Grillot, chef du « Commando Georges » crée en 1959, demandera en vain l’intégration de ses supplétifs dans la force locale afin qu’ils ne rejoignent pas l’OAS [13][13]Guy Pervillé, Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la….
4Pourtant, un problème de recrutement est posé en raison du déficit de l’encadrement musulman. Les autorités françaises décident donc de recruter des cadres européens [14][14]Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique…. En février 1962, la composition de la force locale est encore étudiée aux Rousses et elle est l’objet de vives discussions entre les deux parties. D’un effectif de 30 000 à 35 000 hommes, elle comprendrait des unités de sécurité à base de GMS, de maghzens et de pelotons de gendarmes auxiliaires. Néanmoins, la délégation du FLN n’accepte pas qu’il y ait des GMS et des moghaznis. C’est pourquoi, les négociateurs envisagent de remplacer les moghaznis par 19 000 appelés dont 1 000 Européens [15][15]Ibid., p. 71.. Pour Pierre Messmer, le ministre des Armées, qui souhaite la création de la force locale afin de ne pas mêler l’armée aux tâches secondaires :
La moitié des officiers musulmans n’étant pas volontaire pour l’encadrer, il faudra désigner sans faire appel au volontariat (sic) des cadres français, qui ensuite pourront constituer des organismes d’assistance technique de l’armée algérienne, comme cela a si bien réussi au Maroc. Les gendarmes, peuvent fournir 4 500 hommes. Ou bien on obtient 10 000 à 15 000 GMS, complétés par 15 000 appelés. Ou bien aucun GMS, il faudrait alors trouver 25 000 appelés, qui seront « d’une mauvaise qualité technique » [16][16]Ibid., p. 72..
6Une autre alternative est également proposée. Il s’agirait d’utiliser des unités existantes, retaillées en gardant les cadres et en y mettant des appelés [17][17]Ibid.. Selon le capitaine de Camille Renaud – une ancienne recrue de la force locale – cette solution a été confirmée. Il lui aurait dit lors d’un entretien téléphonique en 2000 :
« Votre commando 127, on n’en a plus besoin. On va le transformer en force locale ». Il raconte ensuite : « Après ça, il arrivait des Algériens (appelés) de partout. Alors, on a utilisé les anciens locaux du commando 127 et la structure » [18][18]Entretien avec Camille Renaud..
8Cependant d’emblée, des responsables sont réticents à la création de la force locale. La composition comme la direction de cette force sont controversées [19][19]Le Soir d’Algérie. Abdelmadjid Merdaci, « Actualités :…. Et ce, du côté des autorités européennes comme des autorités algériennes. À Reghaia, le commandement est hostile à cette initiative. Le général Emmanuel Hublot, chef d’état-major, estime que le maintien de l’ordre requiert des forces spécialisées. Tandis que les frontistes refusent cette force qui ferait concurrence à l’ALN [20][20]Chantal Morelle, Comment de Gaulle et le FLN ont mis fin à la…. En effet, pour le général de Gaulle cette force locale pourrait constituer le noyau de la nouvelle armée et boycotter l’ALN :
Plus l’Exécutif provisoire exercera une emprise, plus il souhaitera avoir une armée. Ces forces peuvent être appréciées et devenir le noyau d’une future armée au lieu de l’ALN. Le but à atteindre est de fournir des éléments militaires valables qui puissent constituer l’embryon de cette armée [21][21]Maurice Faivre, Les Archives de la politique….
10Selon Chawki Mostefai, membre de l’Exécutif provisoire, elle sera « l’armée algérienne de demain [22][22]Ibidem, p. 350. ». Cette idée est confirmée par le colonel Mohamed Ramdani, ancien moudjahid, sur son blog :
De grandes opérations ont été menées pour réduire la pression sur les wilayas […] Noyauter le passage à une armée nationale avec la constitution à la veille de l’indépendance, durant la période de cessez-le-feu, précisément, d’une force locale. Pour les Français, la force locale devait servir de colonne vertébrale à la constitution d’une armée nationale [23][23]http://www.mohamedramdani.com « Ramdani Mohamed rend hommage à….
12Par ailleurs l’effectif de cette force est aussi critiqué dès le premier jour des négociations à Évian, le 7 mars. Les nationalistes algériens veulent qu’elle soit nombreuse afin de lutter efficacement contre l’OAS. C’est pourquoi le nombre de 40 000 hommes avancé par les autorités françaises est jugé « dérisoire » par Saâd Dahlab. Celui qui est alors ministre des Af- faires étrangères du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) propose un volume entre 50 000 et 80 000 hommes [24][24]François-Xavier Hautreux, « L’armée française et les….
13En dépit de ces critiques, la force locale est tout de même créée et correspond à la composition déjà prévue par les autorités françaises bien avant les accords d’Évian ; comme le révèle une lettre de Pierre Messmer au commandant supérieur des forces armées en Algérie le général Charles Ailleret, en date du 24 février 1962 [25][25]SHD 1H 2457, dossier 1. Le ministre des Armées à M. le général….
14C’est finalement l’arrêté interministériel du 30 mars 1962 pour l’ap- plication du Titre IV du décret 62-306 du 19 mars 1962 portant sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics en Algérie qui fixe dans l’article 2, la répartition des 40 000 hommes en :
15– une direction des commandements régionaux et départementaux ;
16– 114 GMS ;
17– 110 Pelotons de Garde Territoriale (PGT) constitués par des gendarmes et des auxiliaires de gendarmerie ;
18– 114 compagnies constituées par des appelés, dont la numérotation commence à 401.
19À ces unités s’ajoutent des compagnies sahariennes d’un effectif total de 3 500 hommes. Destinée à être l’embryon de la future armée algérienne, la force locale comporte pourtant des Européens.
20Dans son livre intitulé C’était de Gaulle le ministre de l’Information Alain Peyrefitte, rapporte une discussion au cours du Conseil des ministres du 18 avril 1962 sur la mise en place de la force locale et sa composition : « Diverses unités sont constituées de 90 pour cent de musulmans du contingent et de 10 pour cent de Français de Souche Européenne (FSE) [27][27]Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Fayard, 1994, t. I,…. » Les Unités de Force Locale (UFL) sont donc mixtes [28][28]SHD 1H 3605, dossier 3. Le commandant supérieur des forces…. Majoritairement composées de Musulmans [29][29]SHD 1H 2918, dossier 1. Exécutif provisoire algérien.…, elles comportent aussi quelques Européens ce qui donne lieu à des « compagnies caméléons ».
21De nombreux Européens refusent d’en prendre le commandement. C’est l’exemple du capitaine J. de F., dont le témoignage est rapporté par l’historien Maurice Faivre. Il a été désigné en avril 1962 pour être à la tête d’une UFL par le colonel Bernard, commandant le 19e RC. N’acceptant pas cette responsabilité il est, en conséquence, condamné à une peine d’un mois d’arrêt de forteresse. Finalement il change d’avis et prend le commandement d’une UFL déplacée de Bou Saada à Bouira [30][30]Maurice Faivre, Les Combattants musulmans de la guerre….
22En outre le transfert dans la force locale est très mal vécu par certains Européens. On peut citer à ce propos le témoignage de Camille Renaud. Appelé européen métropolitain de 2e classe, il a appris son incorporation dans la 514e UFL à son retour de permission, en avril 1962. Il insiste sur le changement brutal résultant de l’alliance de l’armée française avec le FLN :
Je m’adressais au capitaine qui me connaissait : « Je n’ai pas demandé cette affectation ! Je ne les considère pas comme mes frères ! Je n’ai rien à faire de la force locale ! » Dès les premiers mots, le capitaine m’arrêta : « Puisque vous le prenez sur ce ton, Renaud, je refuse de vous écouter. » Il me tourna le dos. Fou de rage, je continuais à crier mon désespoir. Le lieutenant Ghazzi, un Arabe, militaire de carrière, me prit par le bras et m’entraîna à l’écart : « Qu’est-ce qu’il y a Renaud ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » J’étais incapable de parler, les larmes me brouillaient les yeux. Et je me dégageais sans douceur. Notre désarroi était total. Nous étions livrés, aux ordres d’une armée arabe, commandés par des Arabes, que nous venions de combattre, un mois auparavant [31][31]Témoignage de Camille Renaud tiré du courrier des lecteurs….
24Quand nous l’interrogeons sur cette réaction, Camille Renaud s’explique a posteriori :
Mon désarroi n’était pas d’être commandé par des Musulmans, mais d’avoir été muté malgré moi, dans une armée étrangère, celle-là que nous combattions, depuis 16 mois pour mes camarades et moi. Comme je l’ai indiqué à ma première entrée dans cette chambrée que je connaissais bien, j’ai instantanément compris que je n’incorporais pas l’armée française mais l’armée du FLN [32][32]Entretien avec Camille Renaud..
26Il avait donc le sentiment de servir l’armée algérienne même si la force locale dépendait clairement des autorités civiles françaises. Les propos de Camille Renaud sont corroborés par le général de brigade Robert-Jacques Frat, commandant la Zone Nord-Constantinois (ZNC) qui affirme au mois de mai 1962 que :
Les cadres européens se trouvent aux ordres d’un organisme pour moitié composé de membres du FLN qu’ils combattent depuis sept ans. Aux difficultés d’ordre interne qu’ils vont connaître va s’ajouter l’impression d’être sous les ordres de l’adversaire [33][33]SHD 1H 3605, dossier 3. Le général de brigade Robert-Jacques….
28En revanche pour certains supplétifs, l’engagement dans la force locale est un moyen de rester en Algérie. En effet alors que J.-P. Sénat, chef de Section Administrative Spécialisée (SAS) à la SAS du barrage de Ghrib, à l’ouest de Médéa, conseille à ses moghaznis d’aller en métropole, certains décident de rejoindre les UFL, à l’image de Z. dont l’entretien est rapporté par l’historien Gregor Mathias. « Moi, on m’a dit que la force locale, c’était comme l’armée », raconte le témoin qui s’est engagé volontairement dans la force locale, de mars à juillet 1962 [34][34]Gregor Mathias, Les Officiers des SAS et des SAU et la….
29Ce n’est pas le point de vue de M. Saadi. Abandonné par ses supérieurs, ce moghazni doit essayer de rejoindre la métropole par ses propres moyens. Le chef de SAS d’Azrou M’Béchar, le capitaine J.M. a mis ses affaires dans un conteneur et l’armée a récupéré ses armes et ses munitions. M. Saadi semble alors très perplexe quant à son intégration dans la force locale, qu’il attribue à tort à Ahmed Ben Bella, où se côtoient des recrues de diverses origines :
On nous a dit de nous débrouiller et de faire ce qu’on voulait. De toute façon, Ben Bella va nous intégrer soi-disant dans une force locale : comme si on pouvait mettre ensemble un chien et un chat [35][35]Ibid., p. 759..
31Finalement se dégage une impression de force hybride voire « fourre-tout », qui est confirmée par le témoignage de Jean Kersco, auteur du livre : Quand le merle sifflera. Algérie, 1961-1962, du putsch à l’indépendance :
On en profite pour déverser le tout-venant des harkas, des maghzens, des forces supplétives de gendarmerie, etc. qui déserte au bout de quelques jours avec son arme afin de donner des gages tardifs au FLN. C’est la démarche du patron qui veut licencier sans respecter ses obligations légales : il crée une structure provisoire dans laquelle il entasse les candidats au licenciement. Un véritable fiasco, un tonneau des Danaïdes qui se vide aussitôt qu’il se remplit [36][36]Jean Kersco, Quand le merle sifflera. Algérie, 1961-1962, du….
33À cela s’ajoute le problème de la gestion de la force locale : son autonomie est théorique.
34La force locale est censée être sous l’autorité de l’Exécutif provisoire selon l’article 3 de l’arrêté interministériel du 30 mars 1962 :
Les pelotons de garde territoriale, les compagnies de force de l’ordre ainsi que les personnels militaires désignés pour servir dans la direction et les commandements, sont mis pour l’emploi à la disposition de l’Exécutif provisoire.
36L’article 4 précise que :
L’emploi des unités de la force de l’ordre relève normalement des autorités préfectorales. L’Exécutif provisoire peut, toutefois donner à une partie d’entre elles, normalement aux groupes mobiles de sécurité et exceptionnellement seulement aux autres formations, des missions particulières hors de la région où elles sont stationnées. Les pelotons de garde territoriale et les compagnies agissent en principe dans les limites de l’arrondissement où ils sont implantés.
38En effet si elle est d’abord organisée par le général de gendarmerie Corberant [37][37]Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique…, à partir du mois d’avril cette responsabilité est confiée au colonel Ghenim et au commandant Yazid, attachés au cabinet d’Abderrahmane Farès. Son commandement est quant à lui, assuré par le préfet de Saida, le commandant Omar Mokdad [38][38]Omar Mokdad a servi dans l’infanterie comme officier entre 1941… et par son adjoint le lieutenant-colonel Abdelkrim Djebaili, nommés au début du mois d’avril par l’Exécutif provisoire [39][39]Journal Officiel de la République française, 10 avril 1962.. Enfin la force locale est supervisée par Abdelkader El Hassar [40][40]Guy Pervillé, Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la….
39Néanmoins pour Redha Malek, son autonomie est fictive car elle dépend de la logistique française [41][41]Redha Malek, L’Algérie à Évian. Histoire des négociations…. Initialement, le but était de créer une force indépendante des autorités françaises et du FLN, uniquement aux ordres de l’Exécutif provisoire [42][42]François-Xavier Hautreux, « L’armée française et les…. En réalité cette institution n’a que trop peu de pouvoir et de légitimité en Algérie. De plus le maintien de l’ordre relève, en dernier ressort, de l’autorité du Haut-Commissaire de la République en Algérie : Christian Fouchet. D’ailleurs, lorsque le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe demande au général Philippe de Camas d’exposer les conceptions françaises sur la façon d’assurer l’ordre en Algérie pendant les mois critiques il affirme que :
En cas de situation grave et, si la force locale était débordée, l’Armée française interviendrait sous la requête du Haut-Commissaire [43][43]Robert Buron, Carnets politiques de la guerre d’Algérie par un….
41Il est vrai que le maintien de l’ordre restera finalement essentiellement entre les mains de Christian Fouchet [44][44]Hubert Michel, « Les institutions politiques algériennes »,…. C’est donc conjointement que le Haut-Commissaire et le président de l’Exécutif provisoire inspecteront les rangs de la force locale [45][45]« Christian Fouchet et Abderrahmane Farès inspectent la force….
42Selon l’article 1 de l’arrêté interministériel du 30 mars 1962 sa principale mission est de faire régner l’ordre :
La force de l’ordre créée par l’article 19 du décret 62-306 du 19 mars 1962 est chargée d’assurer la surveillance de générale, la protection des personnes et des biens et le maintien de l’ordre à l’exclusion de toutes des missions en matière de police judiciaire et de police militaire.
44Le 14 avril 1962 lors d’une réunion de l’Exécutif provisoire, Abdelkader El Hassar annonce que la force locale doit servir à lutter contre l’OAS. Cette idée est soutenue par Chawki Mostefai [46][46]Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique…. En revanche pour Abderrahmane Farès, la force locale devrait être employée dans les maquis du Sud afin de combattre les opposants aux accords d’Évian [47][47]Abderrahmane Farès, La Cruelle vérité. L’Algérie de 1945 à…. Mais Abdelkader El Hassar maintient sa volonté de déplacer des UFL dans les villes, lors de la réunion du 19 avril. Puis le 24 avril, il propose également la création de policiers auxiliaires car il estime que la force locale n’est pas assez efficace [48][48]Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique….
45Il est vrai que dans les grandes villes fortement européanisées : Alger et Oran, les activistes pratiquent la stratégie de la tension qui se manifeste par de nombreux attentats [49][49]Jean Monneret, La Phase finale de la guerre d’Algérie, Paris,…. C’est pourquoi Rabah Zerari, dit Si Azzedine, le commandant de la Zone Autonome d’Alger (ZAA), attend avec impatience le déploiement de la force locale dans Alger afin de liquider les groupes de l’OAS [50][50]Si Azzedine est un combattant de l’Algérois. Il passe à…. À la suite de l’attaque orchestrée par l’OAS à l’encontre des dockers musulmans qui a eu lieu le 2 mai sur le port d’Alger, le chef de la ZAA décide de riposter ouvertement en opérant une série d’attentats visant des commerces européens dans la ville, le 14 mai. Puis lors d’une conférence de presse, il réclame la force locale insistant sur le fait que les autorités françaises ne luttent pas assez contre l’OAS [51][51]Jean Monneret, La Phase finale de la guerre d’Algérie, op.…. Cet argument récurrent dans le discours nationaliste est peu justifié : au même moment, commence l’opération Fouchet, une série de mesures prises par le Haut-Commissaire afin de dissoudre l’OAS [52][52]Soraya Laribi, « Le plan Simoun ou l’appel anticipé des…. Mais la présence d’une force composée majoritairement de Musulmans est aussi réclamée par Si Azzedine à des fins stratégiques car elle serait plus bienveillante envers les nationalistes.
46Le gouvernement français renforce ainsi la lutte contre l’OAS en déplaçant dans les grandes villes des UFL, comme le montre un article du journal Le Monde datant du 14 mai 1962 qui a pour titre : « La reprise en mains dépend de l’emploi de la force locale. L’absence de la force locale à Alger. » D’ailleurs certaines recrues de la force locale protestent elles aussi contre leur affectation dans des zones relativement calmes. Elles demandent à être transférées à Alger où leur rôle serait, selon elles, plus utile : « Dans la région de Batna en particulier deux groupements ont protesté contre leur maintien dans une région où ils n’ont rien à faire alors que leur présence paraissait beaucoup plus nécessaire à Alger [53][53]Le Monde, 14 mai 1962, p. 3.. » Les UFL sont également aidées par les Auxiliaires Temporaires Occasionnels (ATO), désignés dès le mois de mai 1962 [54][54]Soraya Laribi, « Le dernier “gouverneur général” de l’Algérie :…. Ce sont des policiers musulmans au nombre de 1 200 à 1 500 qui seront encadrés par des gendarmes mobiles, dont 150 venant du Maroc [55][55]Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique…, et établis dans huit commissariats d’Alger. Ils poursuivront la lutte contre les activistes sous la houlette du commandant Omar Oussedik, officier de liaisons et de renseignements de la wilaya 4 [56][56]Libération, 13 mai 1962, p. 3. Cependant il sera difficile pour….
47Mais la force locale a aussi d’autres missions comme le montre le témoignage de Jacques Macé – sergent de la 3e compagnie du 3e Zouaves dans le Constantinois – affecté au sein de la 403e UFL au mois de mars 1962 :
Début avril, la 403e UFL, rassemblée à Ouled Rahmoun-important nœud ferroviaire au sud de Constantine-était transférée en plein bled, à la Cheffia à une quarantaine de kilomètres au sud de Bône.
Sa mission nous allions l’apprendre progressivement-était triple :
– protéger le chantier d’un important barrage hydraulique en construction dans le cadre du Plan de Constantine ;
– assurer la sécurité d’un regroupement de population situé près de notre camp ;
– ouvrir le barrage de la frontière tunisienne (la Ligne Morice) pour permettre l’entrée en Algérie des unités de l’ALN stationnées de l’autre côté de la frontière [57][57]Jacques Macé, « Mes cent jours dans la force locale », Guerre….
49Pour Jean-Claude Enard, 2e classe, transféré dans le Sud Constantinois avec une trentaine de soldats européens et environ 300 Musulmans dans une SAS à Henchir Toumghani afin d’encadrer la 413e UFL :
[La] mission consistait notamment à les former à la discipline militaire. J’étais moi-même secrétaire, trésorier et je devais enseigner à un jeune Algérien comment gérer les effectifs, effectuer la paye, acheter la nourriture pour les hommes [58][58]« J’ai rencontré pour vous : Jean-Claude Enard », L’Ancien….
51Une autre mission est d’assurer le bon déroulement du référendum sur l’autodétermination en veillant à la protection des urnes et au maintien de l’ordre aux abords des bureaux [59][59]Vitalis Cros, Le Temps de la violence, op. cit., p. 258.. Yvon Marie-Noël Priou – 2e classe du 4e Bataillon de Chasseurs à Pied (BCP) – affecté dans la 434e UFL à T’kout puis à Guyotville raconte :
Au milieu d’une circulation imposante et d’une foule assourdissante, le matin du 1er juillet 1962, j’avais accompagné le capitaine […] de l’unité 434 et le nouveau chauffeur de la jeep J… M. du 86, pour aller vérifier l’installation des bureaux de vote de Guyotville, pendant que l’armée française était consignée dans leurs cantonnements respectifs [60][60]http://wwww.marienoelyvonpriouforcelocale19mars1962.e.monsite.co….
53Les recrues de la force locale se sentent pourtant en danger car elles ont connaissance de l’insécurité grandissante avec notamment les vols de voi- tures, les occupations abusives d’appartements, les enlèvements d’Européens et le sort des supplétifs. Les missions des UFL sont donc risquées [61][61]ANOM. MA 155, dossier 1. Ce dossier contient des lettres des…. Certes un plan a été rédigé afin d’assurer le repli des UFL et de garantir la sécurité des civils qui dépendaient des autorités françaises. Appelé « Carrousel », ce plan en trois volets prévu pour les mois de juin et de juillet 1962 n’était que théorique et il ne fut pas appliqué en dépit des nombreux accrocs au cessez-le-feu. Par ailleurs il concernait le Constantinois [62][62]Soraya Laribi, « Le plan Carrousel, mesures à prendre contre…. Il semble qu’aucun plan similaire n’ait été préparé pour l’Algérois ou l’Oranie.
54Finalement les UFL n’ont pas pu mener à bien leurs missions car elles souffraient de nombreuses carences comme le raconte rétrospectivement Bernard Tricot, secrétaire du Haut-Commissaire durant cette période troublée :
Une force algérienne de l’ordre fut créée et le préfet Omar Mokdad en fut nommé directeur début avril. Les premiers éléments de cette force commencèrent tout de suite à intervenir ; mais bien qu’elle ne fût pas sortie d’un coup du néant, elle manquait d’entrainement et de cohésion [63][63]Bernard Tricot, Les sentiers de la paix. Algérie 1958/1962,….
56D’ailleurs, le rôle de la force locale est très vite limité par les nombreuses désertions et le noyautage.
57Très rapidement, des désertions avec emports d’armes sont notables dans les UFL. Charles Koenig membre de l’Exécutif provisoire raconte que : « Ses effectifs fondaient comme neige au soleil, ses membres désertant pour aller grossir les rangs de l’ALN avec armes et bagages [65][65]Guy Pervillé, Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la…. » De fait au printemps 1962 beaucoup de Musulmans souffrent d’une « crise d’identité ». Ils sont écartelés entre l’armée française dans laquelle ils combattaient auparavant, la force locale, nouvel organisme, et le FLN qui les incite à déserter et à rejoindre ses rangs [66][66]Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, Paris, Fayard,…. Ceux qui prennent le parti de rejoindre le FLN, sont appelés les « marsiens ». Ces désertions sont grandement favorisées par le FLN car elles ont pour but de renforcer son potentiel militaire [67][67]François-Xavier Hautreux, « L’armée française et les…. Ainsi en témoignent les propos du général Lennuyeux commandant la zone de l’Oranais qui dans une lettre du 2 avril 1962 évoque les difficultés à « maintenir les appelés Français de Souche Nord-Africaine [FSNA] sous les drapeaux ou au sein de la force locale ». Il est impossible alors, selon lui d’accorder « la moindre confiance » à ces hommes ce qui entraîne une « discrimination entre “Français de Souche Européenne” et “Français de Souche Nord-Africaine” dans l’usage des armes ». Il propose ainsi leur démobilisation [68][68]SHD 1H 1393, dossier 1. Le général Lennuyeux à M. le général…. Ces désertions ont aussi lieu dans le Constantinois, comme le révèle le général Frat, à la date du 18 avril :
Le FLN les considère comme un objectif prioritaire dans son action subversive. Il empêche leur mise sur pied sous le drapeau français ou tout au moins les rend inefficaces, laissant le champ libre à l’action de ses propres forces. De surcroît, il y trouve, sans bourse délier, des armements supplémentaires [69][69]SHD, 1H 3605, dossier 3. Le général de brigade Robert-Jacques….
59Michel Passicos – sous-lieutenant au 51e Régiment d’Infanterie (RI) dans l’Ouest-Constantinois – affecté après le cessez-le-feu dans une UFL dans la région de Grarem, met en évidence, dans son récit, le climat de peur suscité par les nombreuses désertions et les emports d’armes des Musulmans :
Pour les cadres européens, de moins en moins nombreux, au fil des jours, les choses n’étaient pas simples, les inquiétudes et la méfiance régnaient de façon insidieuse. Le bruit courait que des compagnies des forces locales, sans attendre l’indépendance, étaient passées de l’autre côté après avoir liquidé les “roumis” encore présents [70][70]Bulletin de l’association des officiers de réserve de Bordeaux,….
61À ces désertions et noyautages s’ajoute une certaine méfiance de toutes parts. Du côté des Européens, certains pensent à tort, que ce sont des membres de la force locale qui auraient tiré sur la foule durant la manifestation de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 [71][71]Jacques Macé, « Mes cent jours dans la force locale », op. cit.. La mise en place de l’opération Fouchet qui vise à lutter contre l’OAS ainsi que l’installation des UFL et des ATO dans Alger suscite aussi l’inquiétude des Pieds-Noirs comme Francine Dessaigne qui écrit dans son journal, à la date du 13 mai, les lignes suivantes :
Hier, au Rocher Noir, on a pris des mesures en vue de détruire l’OAS et de réduire la résistance des Européens. Des milices musulmanes vont être armées, quinze mille hommes de la force locale implantés en ville, et dans les commissariats il y aura des gardes mobiles assistés de policiers musulmans. Ces mesures avivent l’inquiétude au moment où on retire aux Européens l’autorisation de posséder des armes mêmes déclarées [72][72]Francine Dessaigne, Journal d’une mère de famille Pied-Noir,….
63Du côté des nationalistes la méfiance est également de mise. Le commandant Si Azzedine, qui avait pourtant insisté pour que la force locale s’installe à Alger, révèle qu’elle était surveillée par ses hommes :
La ZAA doit s’assurer, de son côté, que la force locale sert la paix et la sécurité. Nous la contrôlons en douce, car des milliers d’hommes armés et formés par l’ennemi d’hier ne peuvent avoir, d’un coup de baguette magique, les mêmes aspirations que les militants FLN/ALN [73][73]Si Azzedine, Et Alger ne brûla pas, op. cit., p. 322..
65Face à l’échec de cette force hybride contestée par tous, plusieurs options ont été proposées. Sa suppression et sa relève par l’ALN. La création d’une gendarmerie mobile algérienne ou le maintien dans sa forme actuelle [74][74]Maurice Faivre, Les Archives de la politique algérienne.…. Par ailleurs, lors des accords OAS/FLN, respectivement signés le 17 juin 1962 par Jean-Jacques Susini et Chawki Mostefai mais désavoués par les représentants des deux parties, une clause signalait que les Européens pourraient rejoindre la force locale [75][75]Chantal Morelle, Comment de Gaulle et le FLN ont mis fin à la…. Finalement elle a été maintenue jusqu’aux premiers jours de l’indépendance qui furent critiques pour ses recrues.
66Les premiers jours de l’indépendance, proclamée le 3 juillet et célébrée le 5 juillet ont été très difficiles pour les membres de la force locale. Les UFL se retrouvent mêlées au conflit intra-FLN qui oppose les groupes de Tlemcen et de Tizi-Ouzou. Il y a des prises d’otages dans un contexte de guerre entre les wilayas comme le rappelle Yvon Marie-Noël Priou :
Au soir des élections, il [Yvon Priou] fut considéré comme déserteur, les 3 et 4 juillet 1962, comme tous ses camarades, par toute la presse les radios françaises et la télévision, ainsi que par des hauts responsables de son régiment et de l’armée française, lors d’une mutinerie. Mutinerie et prise d’otage par des éléments civils et armés d’une wilaya, sur l’unité 434 de la force de l’ordre algérienne cantonnée à Guyotville-Alger, au cours du soulèvement des wilayas, en dissidence entre elles, et, contre le Gouvernement Provisoire de la République algérienne pour la prise de pouvoir [76][76]Témoignage d’Yvon Marie-Noël Priou, op. cit..
68Dans la même logique Jean-Claude Enard raconte que le 5 juillet son UFL devait se rendre à Djidjelli. Après avoir passé plusieurs barrages de l’ALN, elle est arrêtée à Ain M’lila où la population en liesse fêtait l’indépendance et acclama les recrues de la 413e UFL. Au Nord de la ville, le convoi fut arrêté par un barrage de l’ALN et les Européens assistèrent impuissants à la désertion des 212 Musulmans qui faisaient partie de l’unité. Puis survint le pillage des paquetages, des vivres, des armes, des munitions, des dix-huit véhicules par la foule. Celle-ci était soutenue par l’ALN qui tenait en joue les chauffeurs [77][77]« J’ai rencontré pour vous : Jean-Claude Enard », op. cit.,….
69Tandis que l’UFL de Brahim X, un supplétif dont le témoignage est rapporté par Maurice Faivre, est désarmée par l’ALN. Le préfet Mokdad l’avait affecté en mai 1962 au 6° Régiment des Chasseurs d’Afrique (RCA) et il commandait un peloton half-track de la force locale. Mais le 4 juillet, l’ALN fait emprisonner les cadres de la force locale. Brahim X arrive à s’évader et à rejoindre le 1er RCA à Fort de l’Eau [78][78]Maurice Faivre, Les Combattants musulmans de la guerre….
70Seules quelques UFL sont restées intactes à l’image de celle du lieutenant Rabah Kheliff. La 4e compagnie du 30e BCP dont il était lieutenant a été transformée en 430e UFL [79][79]Id., p. 162.. Contrairement aux ordres du général Joseph Katz, ce lieutenant a décidé d’intervenir au secours des personnes menacées lors des massacres du 5 juillet à Oran [80][80]Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique…. Il en fut de même pour l’officier musulman R.B. qui commandait la 502e UFL [81][81]Jean Monneret, La Phase finale de la guerre d’Algérie, op.….
71La déflation des effectifs de la force locale a lieu quelques jours plus tard. De Gaulle décide de replier rapidement les recrues européennes des UFL ce qui confirme l’échec total de cette force militaire. Il écrit à Messmer le 10 juillet : « Étant donné l’anéantissement de la force locale par désertion, il paraît nécessaire de reprendre les cadres français que nous y avons encore [82][82]Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets. 1961-1963, Paris,…. » L’ordre est confirmé le 17 juillet : « Le retrait des cadres de la force locale doit être achevé dans les meilleurs délais [83][83]Décisions prises le 17 juillet 1962 et notifiées le 21 juillet.…. » C’est la fin de la force locale.
72En somme la force locale ne fut jamais qu’une création de circonstance, une force mixte, de maintien de l’ordre au moment du changement de souveraineté sur l’Algérie. Les diverses appellations de la force locale dite : « force bancale » à Alger ou « petit monstre » [84][84]Entretien avec Yvon Marie-Noël Priou. reflètent l’échec de cette création [85][85]Maurice Faivre quant à lui, parle d’un « constat de faillite ».…, en raison des nombreuses désertions des Musulmans et du refus d’y adhérer des Européens, notamment. Cette force n’est plus qu’un témoignage du drame de la fin de la guerre d’Algérie. C’est pourquoi, pour les anciennes recrues un sentiment d’incompréhension est encore très vivace plus de cinquante ans après. Ainsi en témoigne la conclusion de Camille Renaud :
73Qu’une force de l’ordre algérienne ait été décidée cela semble normal. Qu’elle ait été créée durant la période transitoire peut s’admettre. Que cette force locale ait été saupoudrée de soldats métropolitains, cela semble aberrant surtout pour d’anciens combattants de la France Libre ayant connu le chaos qui a suivi la libération de la France [86][86]Entretien avec Camille Renaud..
Rédigé le 18/04/2023 à 11:42 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Hier soir à 20h30 Frantz Fanon « Trajectoire d'un révolté » en replay ci-dessous :
Disponible du au
À lui seul, Frantz Fanon incarne toutes les problématiques de l'Histoire coloniale française. Résistant martiniquais, il s'engage, comme des millions de soldats coloniaux, dans l'Armée Libre par fidélité à la France et à l'idée de liberté qu'elle incarne pour lui. Écrivain, il participe au bouillonnement de la vie de Saint-Germain avec Césaire, Senghor ou encore Sartre, débattant sans relâche sur le destin des peuples colonisées. Médecin, il révolutionne la pratique de la psychiatrie allant chercher dans les rapports de domination des sociétés coloniales les fondements des pathologies de ses patients de Blida. Militant, il rassemble par son action et son histoire, les colères des peuples écrasés par des siècles d'oppression coloniale.
Mais au-delà de ce parcours exceptionnel qui rend sensible la permanence du colonialisme français des petites Antilles aux portes du désert algérien, il laisse une oeuvre incomparable qui lui vaut d'être aujourd'hui l'un des auteurs français les plus étudiés Outre-Atlantique.
Cliquez sur ce lien :
https://lcp.fr/programmes/frantz-fanon-trajectoire-d-un-revolte-174709
Racisme post-colonial : quelle ampleur ? |
Les débats de Débatdoc
Le débat qui a eu lieu après
le documentaire
Frantz Franon, médecin psychiatre en Algérie, a révolutionné la pratique médicale en analysant les effets socio-économiques et psychiatriques de la structure coloniale sur ses patients. Militant et révolutionnaire, il symbolise aussi par son parcours et ses écrits les colères des peuples victimes de la domination coloniale. L'influence contemporaine de la pensée de Frantz Fanon nous invite à nous interroger sur le poids du racisme post-colonial dans notre société. Pour en parler, Jean-Pierre Gratien reçoit en plateau Mathieu Glissant, auteur-réalisateur, Rachida Brahim, psychanalyste et sociologue, et Dominique Sopo, président de SOS racisme. LCP fait la part belle à l'écriture documentaire en prime time. Ce rendez-vous offre une approche différenciée des réalités politiques, économiques, sociales ou mondiales... autant de thématiques qui invitent à prolonger le documentaire à l'occasion d'un débat animé par Jean-Pierre Gratien, en présence de parlementaires, acteurs de notre société et experts.
http://www.micheldandelot1.com/
Un documentaire éclairant sur le parcours du médecin et militant martiniquais, figure toujours verte de la lutte contre les opprimés. Ce soir sur LCP.
Militant anticolonialiste, psychiatre, écrivain, Frantz Fanon est l’incarnation du farouche défenseur des peuples pour leur indépendance. Son parcours et son engagement sont retracés dans ce documentaire didactique, ponctué d’extraits de ses écrits lus par le comédien Alex Descas. Cinquième d’une fratrie de huit, Fanon est né en Martinique en 1925. A l’âge de 15 ans, il rejoint la France libre du général de Gaulle, au sein du sixième régiment des tirailleurs sénégalais. « Il a cette espèce d’indignation d’aller sauver la « Mère » France. Il appelle ça « des éclats de conscience » », explique l’écrivain Patrick Chamoiseau. A l’armée, il découvre la discrimination, la différence de traitement des troupes coloniales.
Décoré de la croix de guerre, il obtient une bourse, s’initie à la vie parisienne et part étudier la psychiatrie à Lyon. Proche de ses patients, il cherche lui-même sa place, ne se sentant pas français comme les autres. Il écrit sur son expérience de la guerre dans « Peau noire, masques blancs » en 1952. Son constat ? Le racisme provoque des troubles mentaux. L’ironie n’est pas mince de le voir nommé l’année suivante comme médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. L’établissement a été créé par le Dr Antoine Porot, fondateur de l’idéologie raciste du « primitivisme musulman »… Atterré, Fanon mesure la réalité et les injustices de la société coloniale, de même que la déshumanisation des patients et le mépris que leur témoigne le personnel soignant. Il élabore des méthodes prenant en compte la culture et la personne pour traiter les effets psychologiques du système colonial sur les opprimés.
Lorsque la guerre d’Algérie éclate, il n’hésite pas à secourir les combattants des deux camps sans distinction, avant de démissionner en 1956. Révolté, il prend fait et cause pour l’indépendance algérienne. Exilé à Tunis, il devient la voix du FLN. Alors qu’il rêve d’une révolution panafricaine, il meurt d’une leucémie en 1961. Il n’a que 36 ans et ne verra ni l’indépendance algérienne ni celle du continent. Depuis, Fanon reste un symbole par ses écrits. Son livre « les Damnés de la Terre » (1961) demeure une référence pour tous les révoltés, notamment ceux du mouvement Black Lives Matter.
https://www.nouvelobs.com/teleobs/20230417.OBS72285/frantz-fanon-trajectoire-d-un-revolte-aux-sources-du-racisme.html
https://www.dailymotion.com/video/x8k5o0j
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Rédigé le 18/04/2023 à 08:55 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Les accords d’Evian, qui ont mis fin à la guerre d’Algérie ont plus de soixante ans. En France, ceux qui ont combattu ont peu parlé des « événements » comme on les nommait à l’époque, souvent synonyme de honte. Les lois d’amnistie, la reconnaissance tardive de la guerre n’ont pas contribué à faire émerger la parole. Emmanuel Vigier, réalisateur marseillais, est fils d’appelé. Dans sa ville natale, en Auvergne, il a interrogé son père et ses proches. Un silence toujours pesant.
http://www.micheldandelot1.com/
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Rédigé le 18/04/2023 à 08:37 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
8 Mars .....ou crève.
Gardez votre demie journée de permission de sortie de prison , vos fleurs aussi plastiques que vos intentions , vos gâteaux aussi rassis que vos arguments , vos tarifs de promotion , vos cadeaux de consolation et vos crooners démodés que vous dépoussiérez pour l'occasion.
J'ai passé l'âge de me faire taire avec un bonbon.
Si cette journée est celle de la femme c'est que je n'en suis pas une vraie , je refuse d'être un corps qu'on instrumentalise pour endoctriner , je ne porterai pas de tenue traditionnelle dans la rue pour folkloriser mon identité , je ne balancerai pas mes hanches pour faire croire à ma liberté , je ne marcherai pas une fleur à la main pour donner l'illusion d'exister.... l'espace d'une demie journée .
Je ne suis pas un bien de la communauté qu'on cache ou qu'on exhibe , habille ou déshabille au grès des convictions , qu'on brandit comme étendard politique ou de religion , qu'on utilise comme chair à pâté pour déchaîner les passions et détourner l'attention sur les véritables tares de la nation .
Ne me souhaitez pas bonne fête , ce n'est pas une fête pour moi ; c'est la journée commémorant la lutte pour mes droits . Vous vouliez que je fasse entendre ma voix ? Prenez garde , ce que j'ai à dire vous ne l'aimerez pas : JE VEUX TOUS MES DROITS .
Je ne suis pas une femme selon vos critères de féminité , je suis un être humain entier sans aucune infériorité ; je suis la moitié de la société qui enfante l'autre moitié , on ne me célèbre pas une demie journée pour me mépriser le reste de l'année.
Le 8 Mars comme tous les jours , je vais travailler et continuer à lutter.
Taous Ait Mesghat , à Alger
TERRORISME
Petite on lui a appris à craindre Dieu , à faire et ne pas faire des choses pour éviter le courroux de son créateur et son infernal châtiment .
On lui a aussi appris à craindre son père , son frère , les gardiens de sa vertu , à faire et ne pas faire des choses pour éviter de les décevoir et risquer une correction.
Ensuite on lui a appris à craindre ses enseignants , à faire et ne pas faire des choses pour éviter leurs blâmes et leurs sanctions.
Comme on lui a appris à craindre tous les hommes , à faire et ne pas faire des choses pour éviter d'éveiller leurs instincts et risquer une agression.
Plus tard on lui a appris que pour être une femme bien il fallait qu'elle craigne son mari , à faire et ne pas faire des choses pour le contenter et éviter sa colère et une "légitime" punition.
Elle vivra ainsi prisonnière de la peur de son créateur , de la famille , du mari , des on-dits ; pour être une femme bien dans une société qui apprend à terroriser jusqu'à la mort plutôt que d'apprendre le respect et l'amour de Dieu , de l'homme et de la vie .
Triste et dommage , Dieu dans sa grandeur n'est pas un tortionnaire et l'homme n'est pas un maître mais un partenaire .
On ne gagne jamais un coeur qui a peur .
Bonsoir le monde , bonsoir l'humanité !
Taous Ait Mesgaht. à Alger
Puisque dévoiler mes jambes cause des tremblements de terre et mes cheveux cyclones et vents froids.
Puisque un bout de ma gorge fait monter la mer et des terrains glissent au son de ma voix.
Puisque mon sein qui allaite provoque famine et misère et que mes bras nus réchauffent le climat.
Puisque mon sourire déstabilise l'univers et réveille tous les instincts bas.
Puisque je suis derrière toutes les catastrophes naturelles, alors crains-moi.
Car force divine je suis et le misérable mortel c'est toi.
Taous Ait Mesghat, à Alger
C'est la vie .....
La vie t'apprendra que les assassins des âmes d'enfants sont souvent pour les leurs de bons parents.
Que la mûre bienveillance d'un proche censée te guider est parfois celle d'un prédateur avide d'innocents.
Que la main qui se tend pour te sortir d'un gouffre peut être cette même main qui pousse vers le fond.
La vie t'apprendra aussi que le bien n'a pas de couleur précise et qu'on a vu le mal s'habiller en blanc.
Que celui qui fait le serment de soigner tes maux douloureusement inoculera un létal poison.
Que certains ne complimentent ton sourire que pour couvrir de tristesse plus tard ton visage rayonnant.
La vie t'apprendra ainsi qu'il n'y a pas de vérité absolue et que les anges flirtent avec les démons.
Que les apparences sont souvent trompeuses et que nul ne doit juger à sa couverture un roman.
Qu'on peut tout ignorer d'une personne tout en partageant son lit pendant plus de vingt ans.
La vie t'apprendra qu'avec de l'argent tu construits de hauts murs et qu'avec de l'amour tu bâtis des ponts.
Que plus les murs vieillissent plus ta somptueuse demeure devient ta personnelle prison.
Que tout s'achète et se vend dans ce monde mais sans prix restent les purs sentiments.
La vie t'apprendra pareillement que pour quelques plaisirs éphémères on piétinera ton cœur aimant.
Que ceux dont tu feras la première de tes priorités ne feront de toi que la dernière de leurs options
Que les liens que tu tisseras patiemment avec tendresse peuvent devenir la corde de ta pendaison.
La vie t'apprendra également que tu peux tout donner à un être et que ton tout ne soit pas suffisant.
Que celui qui est habitué à toujours prendre ne peut pas comprendre la signification du don.
Que plus tu te montreras indulgent moins on estimera nécessaire de demander ton pardon.
La vie t'apprendra bien-sûr que les paroles ne sont que littérature si elles ne sont pas suivies d'actions.
Que les beaux parleurs d'auditorium ne sont pas forcément détenteurs de véritables arguments.
Qu'on écoute parfois religieusement des silences plus éloquents que mille dissertations.
La vie t'apprendra finalement que plus tu apprends d'elle et moins tu comprends les gens.
Que ce qui ne te tue pas blesse, écorche, saigne, te détruit et ne te rend pas plus fort forcément.
Mais que rien ne sert de répondre au mal par le mal si c'est pour ressembler aux méchants.
La vie t'apprendra beaucoup de choses mais jamais tu ne retiendras ses leçons.
Bonsoir le monde, bonsoir l'humanité !
Taous Ait Mesghat. à Alger
FEMMES EN MOUVEMENTS - L ' Algérie en démocratie
Des images d'archives pour ne pas oublier... Au lendemain des émeutes d'octobre 1988, armé d'une petite caméra vidéo (une des premières prêtée par un ami) j'ai filmé au quotidien l'émergen...
Des images d’archives pour ne pas oublier… Au lendemain des émeutes d’octobre 1988, armé d’une petite caméra vidéo (une des premières prêtée par un ami) j’ai filmé au quotidien l’émergence soudaine de la société civile (intellectuels, artistes, journalistes, etc) et son intervention dans la vie politique de l’Algérie encore sous parti unique. Ces documents réunis et montés sous le titre L’APRES OCTOBRE" furent diffusés principalement à la Cinémathèque algérienne et au sein des associations de l’époque. En 1989, j’ai poursuivi ce travail personnel et artisanal en promenant ma caméra dans le milieu des nouvelles associations féminines. Grâce à la collaboration active de la romancière Assia Djebar, ainsi que d’autres amies et amis, j’ai réalisé ce deuxième volet intitulé FEMMES EN MOUVEMENT. J’ai perdu la trace de ce document pendant des années. Je l’ai heureusement retrouvé dernièrement et numérisé. La qualité de l’image et du son est médiocre, mais ce que je nommais à l’époque "un documentaire d’intervention" donne aujourd’hui une idée de l’effervescence politique qui régnait à Alger avant le basculement dans la violence. Vous reconnaitrez des visages de femmes, dont certaines sont malheureusement disparues. C’est à elles que je dédie ce petit morceau de mémoire d’une époque qui ne fût qu’une courte parenthèse.
https://www.poesielavie.com/2017/03/une-grande-dame-taous-ait-mesghat-a-alger.html
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Merzak Allouache
Rédigé le 17/04/2023 à 21:34 dans Divers | Lien permanent | Commentaires (0)
Des barrières métalliques bloquent la rue devant le siège du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) situé aux Berges du Lac, un quartier d’affaires huppé près de Tunis. Malgré la pluie, des enfants jouent entre les tentes et les abris de fortune. Une centaine de réfugiés et de migrants – hommes, femmes et enfants – campe là depuis plus d’un mois.
« Nous ne pouvons plus rester en Tunisie », déplore Mohamed Salah, un Soudanais de 35 ans à la voix posée. Détenteur du statut de réfugié délivré par le HCR – il a fui la répression au Darfour en 2018 –, M. Salah avait pu se poser à Tunis, où il avait trouvé à s’employer sur les chantiers de la ville.
Mais sa vie a basculé le 21 février, lorsque le président tunisien, Kaïs Saïed, s’est lancé dans une diatribe contre les « hordes de migrants clandestins », source, à ses yeux, « de violence, de crimes et d’actes inacceptables ». « Après la déclaration de Kaïs Saïed, c’est devenu infernal », grince M. Salah, qui a aussitôt perdu son travail et son logement. « Nous n’avons plus aucun futur ici », opine Mohamed Ali, un jeune Sierra-Léonais qui, lui aussi, se retrouve à la rue. Et espère, en campant devant le siège du HCR, que la communauté internationale voudra bien l’aider à regagner son pays.
L’infortune qui frappe Mohamed Salah et Mohamed Ali est un symptôme. L’indice d’un nouvel air du temps, celui des crispations identitaires et des raidissements xénophobes, ciblant les ennemis de l’extérieur et leurs « complices » intérieurs. Cette régression national-autoritaire saisit l’ensemble des pays du Maghreb, déclinaison nord-africaine des convulsions réactionnaires qui secouent bien d’autres régions du monde, dont l’Occident, en proie aux démangeaisons illibérales.
Le président tunisien, Kaïs Saïed, est l’illustration presque caricaturale de cette nouvelle séquence historique, qui referme la parenthèse pluraliste et chaotique, née des « printemps arabes » de 2011. L’affaire se noue à la charnière de manipulations d’Etats en quête de consolidation et de courants d’opinion sensibles à la résurgence du nationalisme, sur fond d’aspirations au conservatisme sociétal.
En Tunisie, la rencontre entre Kaïs Saïed, qui ne cesse d’agiter le spectre du « complot » (local et étranger) depuis son « coup de force » du 25 juillet 2021, à l’occasion duquel il s’est arrogé les pleins pouvoirs, et les idées xénophobes du groupusculaire Parti nationaliste tunisien (PNT) a été explosive. Le 21 février, le chef d’Etat tunisien a ouvert la boîte de Pandore des mauvais génies du racisme en associant ce qu’il appelle « les hordes de migrants clandestins » à une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle, pour changer la composition démographique de la Tunisie », à rebours de son « identité arabo-islamique ».
Dans les heures qui ont suivi sa saillie, les Africains subsahariens ont été la cible, à Tunis et dans d’autres villes, d’une vague d’agressions physiques et verbales, expulsés de leurs emplois et de leurs logements au motif de l’irrégularité de leur statut. Jamais la Tunisie n’avait été le théâtre d’une telle éruption de violence raciale. En réaction, les cercles progressistes opposés à la dérive autoritaire de Kaïs Saïed se sont organisés en un « front antifasciste ». Que le débat politique en Tunisie tourne désormais autour d’une nouvelle théorie conspirationniste, proche de celle du « grand remplacement » chère à Eric Zemmour – lequel s’est d’ailleurs fendu d’un tweet de soutien à Kaïs Saïed –, et d’une résistance antifasciste à lui opposer donne la mesure du chamboulement en cours dans ce berceau des révolutions de 2011.
Ces évolutions ne se limitent pas à la Tunisie. En Algérie et au Maroc, le champ politique voit également éclore, au-delà de la spécificité de chaque pays, des courants d’opinion relevant de nationalismes vindicatifs centrés sur la célébration de l’Etat, de l’armée et des valeurs traditionnelles, et stigmatisant comme « néocoloniale » toute influence libérale venant de l’étranger. L’hostilité visant des migrants subsahariens à la visibilité grandissante – verrouillage des frontières de la « forteresse Europe » oblige – travaille de la même manière les trois sociétés, même si la Tunisie se distingue comme le seul pays où la xénophobie a été validée au plus haut niveau de l’Etat.
En Algérie, le phénomène a pris la forme du courant dit « Badissia-novembria », qui s’était manifesté durant le Hirak, le soulèvement pacifique antirégime en 2019 et 2020. La formule a été forgée en associant la doctrine prônée par le cheikh Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), le fondateur de l’Association des oulémas musulmans algériens, et la date du 1er novembre 1954, jour du déclenchement de la guerre d’indépendance. Elle désigne une forme de synthèse entre nationalisme et islamisme, parfois qualifiée de « national-islamisme », un courant qui existait de manière latente mais a gagné en visibilité à la faveur du Hirak. Clairement encouragé par le régime, il visait à allumer un contre-feu aux mots d’ordre de la rue contre l’emprise de l’armée sur le système politique (« Etat civil et non militaire », « Les généraux à la poubelle »).
Ses cibles de prédilection étaient les autonomistes kabyles, qualifiés de « zouaves », en référence à des supplétifs enrôlés dans l’armée coloniale, les « laïques extrémistes », les « francs-maçons » et autres « traîtres » complotant contre la patrie, etc. Cette rhétorique, principalement confinée aux réseaux sociaux, a pu rencontrer un certain écho dans les franges de la population les plus inquiètes de l’instabilité, de l’inconnu et des « ingérences étrangères » auxquels le Hirak risquait, à leurs yeux, d’exposer le pays. Des milliers d’Algériens se reconnaissant dans cette sensibilité avaient manifesté ostensiblement leur émotion lors des funérailles du chef d’état-major Gaïd Salah, décédé d’une attaque cardiaque le 23 décembre 2019.
Ce courant, que l’éditeur algérien Amar Ingrachen rattache à l’« extrême droite arabo-islamique », fait écho, à l’autre bout du spectre politique national, au durcissement identitaire du mouvement amazigh (berbère) à travers les positions du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie. « Il s’agit d’une extrême droite suprémaciste kabyle », qui évoque « le sang kabyle » et prétend que « les Kabyles seraient ontologiquement supérieurs aux autres Algériens », ajoute M. Ingrachen. La fuite en avant sécuritaire d’un régime ayant opté pour l’écrasement du Hirak n’est pas étrangère à cette évolution. « Les politiques répressives menées depuis deux ans ont encouragé ce repli et cette radicalisation de l’extrême droite kabyle », soutient M. Ingrachen.
De son côté, le Maroc a vu émerger sur les réseaux sociaux, à partir de 2017, le mouvement Moorish, se revendiquant sans complexe de la droite nationaliste. Nostalgiques de l’empire marocain, qui étendit sa suzeraineté sous différentes dynasties – à l’est, sur l’ensemble de l’Afrique du Nord ; au sud, en Mauritanie et au Mali ; au nord, en Andalousie –, ces activistes exaltent la « grandeur marocaine », tout en se livrant, à l’occasion, à des campagnes de cyberharcèlement contre les « traîtres » à la patrie. Leurs cibles favorites sont les intellectuels de gauche, les journalistes critiques du makhzen (palais), les militantes féministes, les défenseurs des droits des homosexuels et toute personne soupçonnée de mollesse vis-à-vis de l’Algérie rivale et des indépendantistes du Sahara occidental (Front Polisario).
Purement numérique à ses débuts, le courant Moorish a gagné en audience, au point de peser aujourd’hui sur le débat public. « Ses idées ultranationalistes s’étendent désormais bien au-delà de quelques conversations en ligne, observe la chercheuse Cristina Moreno Almeida, maîtresse de conférences à l’université Queen Mary de Londres, qui a enquêté sur le mouvement. On l’a vu lors du dernier Mondial de football, quand les pages Facebook Moorish ont réussi à populariser l’idée que les victoires marocaines sur le Portugal et l’Espagne relevaient d’une reconquête de l’Andalousie. »
Les médias généralistes ont fini par s’intéresser au phénomène. L’hebdomadaire Telquel a consacré un article à ce « nationalisme new age » luttant « contre le défaitisme et pour la préservation du patrimoine marocain » (17 février 2021). Le journal en ligne Médias24 s’est, lui, penché sur ce « mouvement nationaliste d’un nouveau genre » animé par « des chevaliers de l’identité marocaine » à « l’influence grandissante » (14 mars 2021).
Mouvement nostalgique d’un passé glorifié, le courant Moorish est aussi symptomatique de la porosité des droites nationalistes du Nord et du Sud dans une sorte de mondialisation idéologique. La graphie et l’esthétique de ses pages Facebook s’inspirent très clairement de l’univers visuel de l’alt-right américaine, notamment avec la reprise du mème « Pepe the Frog » affublé des couleurs marocaines. Le roi Hassan II (1929-1999), dont la figure est adulée par les Moorish, est pour sa part représenté arborant la casquette « MAGA » (« Make America great again ») à la Donald Trump, rebaptisée pour l’occasion « MMGA » (« Make Morocco great again »). Sous cet angle, le mouvement Moorish peut être appréhendé comme une « version marocaine » de la droite radicale internationale, relève Mme Moreno Almeida.
« La figure tutélaire de l’homme providentiel qui remet de l’ordre résonne très bien avec ces sociétés conservatrices et patriarcales » – Karima Dirèche (CNRS)
Faut-il voir dans ces diverses manifestations l’émergence d’une extrême droite au Maghreb ? Le terme fait débat chez les spécialistes de la région, en raison de son eurocentrisme difficilement transposable sur les réalités maghrébines.
« Le concept d’extrême droite est très lié à l’histoire politique de l’Europe, objecte Karima Dirèche, directrice de recherche au CNRS. Il s’agit plutôt de nationalismes exacerbés qui peuvent devenir ultra-exclusifs dans leur rejet de toute forme d’altérité. » Plus proche de la tradition régionale serait le modèle du raïs (« président ») ou du zaïm (« leader »), ces chefs charismatiques qui ont galvanisé les peuples, à l’image de l’Egyptien Nasser à la grande époque nationaliste arabe, dans les années 1950 et 1960.
« La figure tutélaire de l’homme providentiel qui remet de l’ordre et fait preuve d’autorité résonne très bien avec ces sociétés conservatrices et patriarcales », ajoute Karima Dirèche. Le président tunisien, Kaïs Saïed, s’inscrit clairement dans cette lignée. La vague populaire qui l’a porté lors de son « coup de force » de juillet 2021 exprimait avant tout l’aspiration à rétablir une sorte de « verticale du pouvoir » après la séquence dysfonctionnelle et instable de la transition démocratique post-2011.
L’« Etat profond » – les organes sécuritaires – n’est d’ailleurs jamais étranger à ces fièvres nationalistes, comme on a pu l’observer en Algérie avec l’agitation très téléguidée autour de Badissia-novembria. Le 13 juillet 2021, un article du journal El Watan établissait un lien direct entre ce courant et des hauts gradés à la faveur d’une procédure judiciaire. Ironie des règlements de comptes qui secouent rituellement le régime, Abdelhamid Ghriss, ex-secrétaire général du ministère de la défense nationale (2018-2021), avait été placé sous mandat de dépôt pour – outre des faits de corruption – avoir été un « acteur important » de la « guerre électronique » menée sous le label Badissia-novembria.
Rien de bien surprenant, puisque ce courant a « toujours nourri la sève du pouvoir algérien », assure l’éditeur Amar Ingrachen. L’Etat, ajoute-t-il, « sous-traite la gestion de la société à cette obédience arabo-islamique qui dicte sa loi dans tous les domaines, notamment la culture et l’éducation ». De la même manière, le cyberactivisme nationaliste des Moorish au Maroc s’inscrit dans un écosystème numérique très encadré par les organes sécuritaires.
Au-delà de la sphère virtuelle, cette centralité de l’Etat s’est consolidée dans les pays maghrébins à la faveur de la pandémie de Covid-19, qui a vulnérabilisé des pans entiers des sociétés. « Même s’il est considéré comme défaillant, l’Etat continue de concentrer les ressources, souligne Amel Boubekeur, sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Pour la majorité, il n’y a donc point de salut en dehors de l’allégeance à ceux qui le dirigent. » Une attitude plus opportuniste, voire cynique, qu’idéologique, mais qui renforce d’autant la capacité de ces Etats à imposer leur récit.
Dans ce contexte resurgit un discours anti-néocolonialiste ciblant particulièrement Paris, telle une réplique nord-africaine de la montée de l’hostilité à la France en Afrique subsaharienne. Dopée par les nouvelles réalités géopolitiques, en particulier l’émergence d’un « Sud global » élargissant ses partenariats à de nouveaux parrains non occidentaux – Chine, Russie, Turquie –, cette rhétorique trouve un écho croissant au sein des opinions publiques.
Elle séduit en particulier une jeunesse appelant à parachever une décolonisation à ses yeux inaboutie et à forger une voie autochtone affranchie des sirènes occidentales. Kaïs Saïed ne cesse de chevaucher cette vague souverainiste, qui renvoie à sa propre formation idéologique, celle du nationalisme arabe. Ses discours sont truffés de dénonciations des « diktats étrangers », des « ingérences étrangères » et des « traîtres à la patrie », ainsi que de références totémiques à une lutte de « libération nationale » à poursuivre. Soit un rapport conflictuel avec l’Occident qu’avait récusé en son temps Habib Bourguiba, le « père » de l’indépendance tunisienne.
En Algérie, cette phraséologie reste plus classique, organiquement liée à la légitimité d’un régime né d’une sanglante guerre de libération contre la France. Elle a toutefois toujours été millimétrée pour épouser les cycles diplomatiques bilatéraux, cette alternance de crises et de retrouvailles qui se succèdent avec la régularité d’un métronome. Depuis l’éclatement du Hirak, qui a plongé le régime dans une frayeur quasi existentielle, elle connaît une nouvelle vigueur.
« On entend aujourd’hui les expressions d’un ultranationalisme qu’on n’avait même pas connu dans les années 1960, relève Karima Dirèche. Ce nationalisme est devenu mortifère, avec un discours sur le peuple algérien soudé autour de ses morts. » Paradoxalement, ce raidissement est un effet collatéral de la réconciliation souhaitée par Emmanuel Macron autour des récits sur la guerre d’Algérie, comme si tout apaisement sur le front mémoriel menaçait potentiellement la légitimité du régime.
Au Maroc, la montée d’une rhétorique antifrançaise est plus inédite au regard de la francophilie qui avait jusque-là caractérisé les élites politiques et intellectuelles du royaume chérifien. Elle n’en est pas moins virulente depuis que le makhzen a décidé, à partir de 2021, de faire plier Paris sur le dossier du Sahara occidental, c’est-à-dire de lui faire avaliser les revendications marocaines de souveraineté sur ce territoire disputé. « Le jeu diabolique de Paris », avait titré, en septembre 2022, Maroc Hebdo, proche du palais, en évoquant les résistances de M. Macron à entériner la position de Rabat.
La vague raciste qui a embrasé la Tunisie a illustré combien il est difficile pour le Maghreb de passer, en matière de migrations, de pays de « transit » à pays de « destination »
Outre le jeu des Etats, orfèvres dans l’art de canaliser les émotions patriotiques au service de leurs intérêts, les fièvres identitaires au Maghreb se nourrissent d’un paysage migratoire en mutation. Confrontée à la montée des populismes xénophobes sur son propre sol, l’Europe tend à se barricader en « forteresse ». A cette fin, elle sous-traite de plus en plus aux Etats de la rive sud de la Méditerranée – par le biais de la formation et du financement de leurs gardes-côtes – l’endiguement de la migration irrégulière au large de leur littoral.
L’effet est double. Pour la jeunesse maghrébine en proie au mal-être à domicile – chômage, inégalités, pesanteurs sociales –, c’est un horizon qui se ferme. « En dépit de leur talent et de leur potentiel, ces jeunes ne se sentent pas compter dans le monde, y avoir une influence, souligne la sociologue Amel Boubekeur. Pour toute une génération, il est plus sécurisant de s’accrocher aux discours sur le réenchantement de l’identité nationale. »
Sources : Consilium ; Reliefweb, Rhipto, UNHCR, OIM, Acled, Frontex, Euromesco, Infomigrants ; « Politique migratoire marocaine entre pressions européennes et chantage marocain » de Salaheddine Lemaizi, www.racines-aisbl.org, 2022 ; Le Monde
Infographie Le Monde : Nouhaïla Amari, Flavie Holzinger et Xemartin Laborde
Infographie Le Monde : Nouhaïla Amari, Flavie Holzinger et Xemartin Laborde
Techniquement, les structures d’accueil manquent. Et, culturellement, la cohabitation réveille des préjugés anti-Noirs puisant dans la mémoire des traites négrières en terre arabo-musulmane. En témoignent les qualificatifs péjoratifs toujours utilisés pour désigner les citoyens à la peau noire, notamment les termes abid ou wsif (« esclave »).
Les discours stigmatisants sont parfois relayés par certains officiels, tel Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme en Algérie, qui avait déclaré, en décembre 2016, que la présence de ces migrants exposait la population « au risque de la propagation du sida ».
Au Maroc, les réseaux sociaux sont régulièrement le théâtre de poussées d’animosité contre les migrants d’Afrique subsaharienne, mais le verbe officiel est beaucoup plus policé. « Les autorités sont très prudentes, dit Karima Dirèche. Elles doivent prendre en considération la politique de soft power et de rayonnement du Maroc en direction de l’Afrique de l’Ouest. » Des trois pays maghrébins, le Maroc est celui dont la stratégie d’influence en Afrique – religieuse (formation des imams) ou économique (implantation de ses banques) – est en effet la plus volontariste. Une force de rappel face aux tentations xénophobes travaillant certaines franges de la population.
La Tunisie offre l’exact contraire depuis l’installation, en 2021, du régime autocratique de Kaïs Saïed, dont les penchants conspirationnistes affaiblissent sévèrement la diplomatie du pays.
La manière dont le chef d’Etat a épousé les thèses sur la question migratoire d’un micro-parti identitaire, le Parti nationaliste tunisien, né en 2018, a stupéfié jusqu’aux plus blasés. Quand M. Saïed brandit, le 21 février, la menace d’« un plan criminel » visant à éloigner la Tunisie de ses racines arabo-islamiques par le biais d’un changement démographique, il s’inspire en effet d’un rapport du PNT sur « le projet de colonisation des Africains subsahariens en Tunisie »
Le fondateur du parti, Sofiane Ben Sghaïer, agent de contrôle qualité dans une usine pharmaceutique, avait commencé à s’intéresser au sujet en 2020, en pleine pandémie de Covid-19. Lui parvenaient alors de Sfax, ville portuaire d’où part l’essentiel des embarcations clandestines vers l’île italienne de Lampedusa, les échos d’un discours antimigrants de plus en plus agressif, accusant les ressortissants d’Afrique subsaharienne d’être à l’origine de l’essor de la criminalité locale. Ainsi se persuade-t-il rapidement de l’existence d’un complot visant à « coloniser » la Tunisie.
« Il y a des revendications publiques de ce projet de colonisation par des personnes se réclamant d’un “nationalisme noir” », explique-t-il au Monde. « Ils affirment que Carthage est à eux », ajoute-t-il en référence à des vidéos d’inconnus ou de militants noirs africains, qui d’ailleurs ne résident pas en Tunisie. L’originalité de cette construction est qu’elle se situe à la charnière de la xénophobie anti-Noirs et du nationalisme anti-européen.
La conviction de M. Ben Sghaïer est en effet que les Européens sont à l’origine de ce « projet », « comme ils l’ont fait en Palestine », avec la création d’un « foyer national juif » (proposée par Lord Balfour, ministre des affaires étrangères britannique, en novembre 1917).
Selon lui, les financements étrangers destinés aux ONG assistant les migrants subsahariens en Tunisie n’auraient d’autre objet que de « rendre la vie plus agréable aux migrants pour qu’ils aient envie de rester ». Cette idée a précisément été reprise par Kaïs Saïed quand il a fustigé, le 21 février, « certaines parties [qui] ont reçu de grosses sommes d’argent après 2011 » pour faciliter des flux migratoires. Là est la grande réussite du PNT, cénacle confidentiel dont les idées ont subitement enflammé le débat public par la grâce de l’adoubement présidentiel. « Notre but est atteint, se réjouit M. Ben Sghaïer. La cause est devenue un sujet dans l’opinion. »
Et qu’importent les dégâts diplomatiques, l’image de la Tunisie pulvérisée à travers le continent et au-delà. Mardi 11 avril, le camp de fortune des migrants et réfugiés devant le siège du HCR à Tunis a été démantelé manu militari par la police. Le Soudanais Mohamed Salah et le Sierra-Léonais Mohamed Ali ont disparu du trottoir des Berges du Lac. Le seul petit carré d’où ils pouvaient encore témoigner au monde de leur infortune dans une Tunisie devenue méconnaissable.
Par Karim Amrouche (Alger, correspondance), Frédéric Bobin et Monia Ben Hamadi (Tunis, correspondance)
Rédigé le 17/04/2023 à 20:28 dans Immigration, Racisme, Société | Lien permanent | Commentaires (0)
Durant la colonisation française, au cœur de La Casbah, noyau historique de la capitale, je garde le souvenir, enfant, d’une ambiance festive durant le mois sacré du ramadan.
Cette période est traditionnellement symbole de partage, de rassemblement et de communauté et de réunion familiale. Le ramadan, durant la colonisation française, pour les Algériens musulmans, c’est la fierté d’appartenir à une communauté, la oumma et le sentiment d’avoir une identité réelle intimement liée à la religion musulmane. Avec le ramadan, le Mawlid Ennabaoui (ou le Mouloud, la naissance du Prophète) et le sacrifice du mouton, nous étions bien différents des Européens d’Algérie.
La Casbah, mon berceau El Mahroussa (la bien gardée), inscrite au titre du patrimoine mondial de l’Unesco, a vécu les tragédies de la guerre de Libération nationale et les joies de l’indépendance. Ce passé est cimenté dans ma mémoire, foisonnant de croyances et de traditions d’antan.
Ce mois sacré, si attendu, est accueilli dans un environnement de propreté et renouvellement de la vaisselle. Les femmes avaient un rôle primordial dans la transmission des traditions.
La propreté du domicile, les ustensiles de cuisine en terre cuite, les préparations culinaires traditionnelles, les jeux de la boqala, les habits traditionnels, le hammam, les visites au cimetière d’El Kettar et au mausolée de Sidi Abderrahmane sont un symbole de la culture algéroise.
Quelques jours avant ce mois sacré, c’était le grand ménage à la maison ; nous habitions à la rue Randon, à La Casbah d’Alger. Ma mère, mes sœurs et nos voisines procédaient à des nettoyages et lavages à grande eau et badigeonnaient à la chaux blanche les murs de l’intérieur des appartements et de notre immeuble.
Le Ramadhan c’est aussi la préparation des ingrédients (des réserves de tout un mois) composant les menus spécifiques de ce mois sacré, dont le séchage de la tomate, l’épluchage de l’ail, pilonner les épices avec el mehrez (mortier en cuivre ou en bois), rouler le couscous et toutes les pâtes traditionnelles à sécher, dont les feuilles de «dyoul» pour le bourek.
La terrasse est le lieu indispensable, même essentiel pour l’accomplissement de ces tâches. Une grande complicité entre voisins se partageant tout et s’échangeant souvent les plats était palpable.
Je me souviens aussi d’un religieux qui venait dans notre immeuble pour initier les enfants à la pratique du jeûne. Sa technique ? C’est de jeûner durant une demi-journée un jour sur deux, soit la matinée jusqu’à la prière de d’hor ou à partir de ce moment-là jusqu’à el maghreb pour rompre le jeûne. J’avais droit aussi au moment du f’tour à une pièce, une citronnade et un gâteau au miel.
A cette époque, c’est le berrah (le crieur public) qui se chargeait d’informer les habitants que l’heure du s’hour approchait. Ce «crieur de rue» parcourait les ruelles de La Casbah, vêtu d’un costume traditionnel et d´une chéchia Stamboul. Je ne sais par quelle magie il recevait ces informations du calendrier lunaire à propos des horaires du mois de ramadan !
Le ramadan à Alger était aussi rythmé par les fameux deux coups de canon, tirés à partir de Fort l’empereur qui annonçaient la rupture du jeûne (l’iftar) et par l’imam de Djamaâ El Kebir (La Grande Mosquée).
Si je fais le jeûne depuis mon plus jeune âge, c’est aussi une façon de ne pas oublier mes parents, de penser à eux dès el Iftar et de me remémorer ces veillées inoubliables avec ces bons plats et sucreries. Ces repas n’étaient pas gargantuesques, au contraire si on mangeait, par exemple, des boureks, c’était, peut-être, une fois par semaine et encore. Pour tous ces achats, il fallait économiser toute l’année, pour vivre ce mois sacré, et serrer la ceinture !
Le Ramadhan, c’était une ambiance impossible à oublier. Les odeurs émanant de la cuisine, les couleurs, les étals de la rue Randon proposant des bricks purée, viande hachée et œufs, le khfafdji tunisien (marchands de beignets), l’attente de la rupture du jeûne, l’appel du muezzin à la prière par l’imam sont des moments incrustés dans ma mémoire.
Les senteurs des épices exposées proposées à la vente à travers les rues de Porte Neuve, persil, coriandre, menthe fraîche et des tables ornées de jasmins proposant des qalb el louz, zlabia de Boufarik, beignets… Enfant, j’aimais les odeurs de viandes grillées, des pastèques sur les étals, les cris des hommes dehors assis, regards perdus qui passent le temps.
Un fait marquant ce mois sacré, chaque famille aisée réservait une «meida» à l’entrée de l’habitation pour les personnes de passage, les étrangers loin de leurs familles et les besogneux. Ce mois rime avec solidarité, convivialité et aide aux nécessiteux. Ce n’est que durant les nuits ramadanesques que les Algérois veillent tard, en se permettant des moments de farniente et de distraction.
Mon père, ayant dégusté ses dattes et bu son verre de lait caillé, sortait tous les soirs pour aller à la Grande mosquée puis au cercle du Progrès, rejoindre ses amis et Ben Badis dont il était le trésorier.
Des milliers de croyants se dirigeaient vers les mosquées pour accomplir la prière des Tarawih. Puis après la fin de cette prière, ce sont les veillées prolongées dans les cafés où se disputaient des parties de dominos autour d’un thé à la menthe ou d’un café arrosé de «ma zhar» (fleur d’oranger) avec des confiseries dont khobz el bey, zlabia, makrout, qalb elouz, pour les uns.
Et pour les autres, les mélomanes de la musique chaâbie se réunissaient au célèbre Qahwate (café) Malakoff situé entre la rue du Vieux Palais et la rue de Bab El Oued pour écouter les grands chanteurs chaâbis de l’époque, comme le Cardinal Hadj M’hamed El Anka, Hadj M’rizek... On dit que même Camille Saint-Saëns (mort à Alger en 1921) venait s’inspirer de la musique algéroise. D’ailleurs, la nouba Zidane a été une source d’inspiration pour son Opéra d’Alger.
Il y a une tradition qui existe encore de nos jours : le mois de ramadan est celui aussi des circoncisions, principalement le 27e jour. Je me rappelle ce jour de 1957, j’étais âgé de 7 ans, ma mère m’a fait porter une belle tenue traditionnelle ; la circoncision s’est faite à notre domicile, le matin, par un coiffeur célèbre sur la place d’Alger.
Pour me faire oublier la douleur, on m’a donné des friandises et des sous. Plus tard, quand j’étais un peu plus âgé, pour la fête de l’Aïd, avec tout l’argent que je gagnais en vendant des cigarettes, ma mère m’achetait des vêtements à la dlala (marché aux puces), je l’accompagnais avec joie pour choisir mes habits.
Et nous en profitions pour aller rendre visite (quand c’était possible) à mes deux frères Mohamed et Lâadi à la prison Barberousse (Serkadji), arrêtés pour leurs activités au service de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Car il faut dire aussi que ce mois de Ramadhan était une période d’attentats et de rébellion dans les zones urbaines et les maquis.
Pour moi mon enfance a été géniale, je jouais au foot dans les rues, à cache-cache, je vendais des cigarettes, faisais l’école buissonnière et j’aidais ma famille, tant bien que mal, à se nourrir. Ni résilience, ni syndrome psycho-pathologique, des termes chers à Boris Cyrulnik. Ma liberté, je ne l’ai pas choisie, elle m’a été imposée par la réalité d’une tragédie qui s’appelle la guerre.
Ce mois de Ramadhan, souvent attendu avec impatience, revêt pour moi une toute autre signification culturelle qui ne s’explique pas. La guerre est un malheur pour un enfant né dans la misère. A ma naissance, mon milieu affectif, ma niche sensorielle, mon environnement sensoriel, ma sécurité mentale et ma résilience neuronale, c’était grâce à ma maman, analphabète, et ma Casbah mon berceau.
Aujourd’hui, ces traditions n’existent presque plus. Ni la guerre ni la France coloniale ne réussissaient à troubler ces moments inoubliables des soirées ramadanesques et des journées de jeûne. Tout était amour, entraide, solidarité, piété, rassemblement des familles et voisins. Un charme perdu à tout jamais.
Flici Omar
Gynécologue obstétricien
https://elwatan-dz.com/mois-de-ramadhan-durant-la-colonisation-nostalgie-dun-gamin-de-cette-epoque
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Rédigé le 17/04/2023 à 15:58 dans Algérie, Islam | Lien permanent | Commentaires (0)
Ami, tu m’as dit :
« Pour construire la démocratie, il faut que l’État restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même ».
Et je te réponds :
« Pour construire la démocratie il faut savoir que la démocratie signifie la protection de l’intégrité de l’individu contre le nombre. Il faut se rappeler qu’aucun État n’a jamais accordé totale liberté d’expression aux gens. Qu’aucune armée n’a jamais protégé un peuple. Que la seule parole qui peut être prise se situe sur la place publique et dans l’espace intime des personnes. La parole indépendante ne surgit que du palais de ta bouche où elle est reine si tu lui fais entendre ton propre cœur. Maintenant, pour être toi-même, tu aimeras ta compagnie dans les moments de solitude. Alors, après avoir fait ce tour du monde tel qu’il est toujours et que tu ne peux changer, tu feras le tour de toi-même. Puis, prenant la liberté d’être libre, et recherchant l’amitié dans l’égalité entre les amis, tu parleras avec les personnes qui osent parler d’elles-mêmes avec leur langue personnelle, tu leur feras tes dons et exprimeras ta curiosité. Car, fraternels nous sommes avec le vivant lorsque nous laissons aller notre chant pour chanter, lorsque nous aimons pour aimer. Il n’existe dans la nature nulle obligation de posséder une autorisation pour pouvoir dire ce qui est propre aux humains.
Pierre Marcel MONTMORY
KATEB YACINE
- poète -
« Ce qui tue certains écrivains, chez nous, c’est qu’ils se font une idée aristocratique de ce qu’ils sont. Ils croient être des gens à part, qui vivent dans une tour d’ivoire ou en solitaires incompris, ou qui sont faits pour vivre dans une société qui les comprend, protégés par des mécènes et entourés d’une cour.
Ce n’est pas possible, surtout à notre époque.
Le monde entier est en révolution. Même un sourd ou un aveugle est obligé de le comprendre.
Ce n’est pas possible d’en rester là. Beaucoup ici l’ont compris, je crois, depuis notre révolution. Ce peuple qui passe devant eux tous les jours et qu’ils ne remarquent même pas, c’est ce peuple qui l’a faite, la révolution. Ils ont tendance à l’oublier en permanence.
Or ce peuple parle, ce peuple lit, ce peuple fait des trouvailles chaque jour et c’est lui qui fait la langue. Il faut revenir à une conception vivante de la culture. Le peuple est une force.
Venir au peuple, ce n’est pas descendre, c’est monter. »
Kateb Yacine
Il y a trente ans disparaissait celui qui a révélé le potentiel littéraire algérien au monde et renouvelé le théâtre populaire, s’adressant aux Algériens sans distinction d’âge ni de niveau d`instruction. Le romancier, dramaturge et metteur en scène Kateb Yacine s’est éteint un 28 octobre 1989 à l’âge de soixante ans.
Né en 1929 à Constantine, Kateb Yacine aura laissé une œuvre littéraire universelle, « Nedjma », publié en 1956 aux éditions françaises « Le seuil ». Ce roman qui va se propager en fragments sur toute l’œuvre théâtrale de son auteur, a fait l’objet de nombreuses thèses universitaires en Algérie et en France, jusqu’aux États-Unis et le Japon, entre autres.
C’est à la prison de Sétif, où il s’est retrouvé après les manifestations du 8 mai 1945, que le jeune Kateb Yacine a découvert l`oppression, la mort, le vrai visage de la colonisation et surtout son peuple, comme il le confiera lui-même.
Suite à cette expérience, traumatisante pour un adolescent de 16 ans, Kateb entame en 1946 l’écriture de son premier recueil de poésie « Soliloques ». « J’ai commencé à comprendre les gens qui étaient avec moi, les gens du peuple (…). Devant la mort, on se comprend, on se parle plus et mieux », écrira-t-il en préface.
Au lendemain de l’indépendance, Kateb Yacine se tourne vers le théâtre populaire, soucieux de s’adresser au peuple dans sa langue. « L`homme aux sandales de caoutchouc » est jouée, pour la première en 1971, au Théâtre national d`Alger. La pièce est le fruit d’une collaboration entre l’auteur, l’homme de théâtre Mustapha Kateb, et la troupe du « Théâtre de la mer » dirigée par Kaddour Naïmi.
Cette expérience donnera ensuite naissance à l’Action culturelle des travailleurs (Act).
Sous la direction de Kateb Yacine, la troupe sillonnera pendant près de dix ans villages et places publiques dans la région de Bel Abbas où elle a élu domicile pour faire découvrir le théâtre à ceux qui n`y ont pas accès: « On ne choisit pas son arme. La nôtre, c’est le théâtre », disait-il pour souligner son engagement politique et social.
Durant toute cette période, Kateb Yacine n’aura de cesse de modifier ses œuvres, jouant avec les personnages, pour mieux coller à l`actualité et aux préoccupations populaires.
Définitivement focalisé sur l’écriture dramaturgique, traduite vers l’arabe dialectal, ainsi que la mise en scène, Kateb Yacine produira « La guerre de deux mille ans », une œuvre universelle, inspirée du théâtre grec et qui a valu à la troupe une tournée de trois ans en France.
« A cette époque, Kateb était la coqueluche à Paris, ses pièces se jouant à guichet fermé tous les soirs », se souvient encore un des comédiens de l’Act, Ahcen Assous.
Selon le comédien, cette pièce évolutive « pouvait se jouer plusieurs jours de suite (…) et s’arrêter sur différentes stations importantes de l’histoire de l’humanité ».
En 1986, Kateb Yacine approche son idéal d’œuvre historique universelle en écrivant un extrait de pièce sur Nelson Mandela, puis « Le bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Manceau ». Cette dernière était une commande française pour marquer la célébration du bicentenaire de la révolution française.
Se réapproprier Kateb Yacine
Au théâtre comme dans la littérature et la poésie, l’œuvre de Kateb Yacine est « faite pour que la jeune génération se l’approprie, la revisite et la retravaille », estime l’historien de l’art et romancier Benamar Mediene, auteur de « Kateb Yacine, le cœur entre les dents ».
En fait, le dramaturge est « réfractaire » à la sacralisation de son œuvre, appuie ce compagnon de langue date de l’écrivain.
Depuis la disparition de Kateb Yacine, son œuvre dramaturgique n’a jamais cessé d’alimenter les planches algériennes. Des pièces ont été traduites vers Tamazight et l’Arabe littéraire, d’autres ont été montées en fragments, alors que sa touche en matière de mise en scène garde toute sa fraîcheur.
Cependant, en dehors de « Le cadavre encerclé » ou de « Les ancêtres redoublent de férocité », de nombreuses autres œuvres restent encore méconnues du public et rares encore sont les troupes qui consentent à s’attaquer à un texte de Kateb Yacine.
Au-delà de la recherche universitaire, le roman « Nedjma » a été adapté au théâtre par le metteur en scène et comédien Ahmed Benaïssa qui souhaitait « désacralisé ce roman, réputé inaccessible », alors qu’un collectif d’artistes, étudiants et universitaire ont entamé la traduction du roman vers l’arabe dialectal et son enregistrement en livre audio.
L’auteur de « Nedjma » a également laissé des interviews et des écrits où il expose sa vision de l’Algérie. Une Algérie progressiste qu’il a toujours souhaitée « défendre contre toutes les formes d’intégrisme », ainsi qu’il le soulignait dans sa dernière apparition dans les média à l’été 1989.
Une foule immense d’hommes et de femmes de tous âges a accompagné la dépouille de Kateb Yacine au cimetière d’El Alia d’Alger où il repose.
Scène de la pièce la Kahena aux Bouffes du Nord à Paris en 1974. Photo : Youcef Ait Mouloud
Témoignage par Youcef Aït Mouloud en hommage à Kateb Yacine, alias Si Amar.
La rencontre avec Kateb Yacine
J’ai rencontré Kateb Yacine par l’intermédiaire d’Abdela Bouzida en 1970, il venait de débarquer d’exil. Il avait conçu le projet de faire pénétrer le théâtre chez les travailleurs et les paysans. Il voulait un vrai théâtre qui s’adressait aux Algériens, avec la langue de tous les jours, de nos mères et de l’Algérie profonde, l’arabe dialectal et le tamazight. Grâce au concours d’Ali Zamoum, qui l’a mis en contact avec la jeune troupe de théâtre de la Mer, qui activait au sein de la formation professionnelle.
C’est ainsi qu’il m’a proposé de rejoindre l’équipe, afin de suivre le travail de création et traduire le texte en kabyle, celui qui allait devenir plus tard la célèbre pièce « Mohamed prends ta valise », ainsi que la version kabyle montée avec un groupe d’étudiants à Ben Aknoun pour la première fois dans l’histoire du théâtre amazigh ayant reçu le premier prix au festival universitaire de Carthage.
Mon premier contact a eu lieu à Kouba, au local du théâtre de la Mer. Au début, j’étais intimidé avant de le rencontrer, je m’attendais à voir un écrivain genre académique tel que représenté par les médias français.
A mon étonnement, je n’ai pas reconnu Kateb Yacine devant le groupe tellement il était effacé : ça aurait pu être, un maçon, un plombier ou un éboueur, avec sa tenue de bleu de Chine et ses sandales ; mais pas un personnage de renommée universelle.
Kateb Yacine et le problème identitaire
Ma première question fut la suivante et la dernière : L’Algérie est-elle arabe, son peuple alors ? On fait comme si l’histoire de l’Algérie s’arrêtait à l’arrivée des arabes. On fait comme si l’Algérie était à perpétuité arabe et musulmane. Or, cela est très grave, car avant de dire l’Algérie arabe, on a dit l’Algérie française aussi : or, il faut voir l’Algérie tout court.
Cette Algérie ne peut renoncer ni à sa langue, ni à son histoire. Elle ne peut s’accommoder du scandale qu’on connait beaucoup plus dans notre pays Jeanne d’arc que la Kahina. Il est temps que ceci cesse.
La Kahina pose donc beaucoup de problèmes, celui de la langue, de l’histoire, de la nation, de la femme…Nous avons posé ces problèmes et les hostilités ont commencé sous forme d’émissions radio, d’ailleurs lamentables.
Des émissions de théâtre qui essayaient de prendre à contre-pied ce que nous faisions et qui tentaient de présenter la Kahina sous la forme d’une espèce de sorcière, de meurtrière, d’ignorante, de monstre… Les choses ne sont pas claires, il ne faut pas que les Algériens soient séparés par de faux problèmes. Certains pensent que nous sommes anti-arabes. C’est un mythe. Ce terme lui-même a été tellement galvaudé qu’il recouvre des conceptions devenues douteuses.
Pendant trois heures, j’ai eu droit à un cours magistral sur l’histoire du Maghreb des peuples, et sur Ibn Khaldoum qu’il regrette qu’il ne soit pas étudié à l’école et à l’université, une façon à lui de tirer la sonnette d’alarme, pour que l’Algérie retrouve son algérianité, et éviter aux générations futures de ne pas avoir de repères de leur identité.
Je dirais revisiter Kateb Yacine est une urgence, et en particulier ses œuvres, et serait un salut pour l’avenir du théâtre, de la littérature et de la culture algérienne en général.
Ce n’est pas les textes de Kateb Yacine qui sont complexes, c’est l’Algérie elle-même qui l’est, depuis l’antiquité à nos jours. C’est cet amalgame de civilisations, qui a fécondé cette lucidité insaisissable qu’on retrouve dans le génie du peuple.
Il y a quelque chose de sacré, un lien ombilical, qui lie et divise le peuple algérien, sans vraiment le diviser. C’est cette équation qui fait que cette diversité pose un problème, alors qu’en réalité, ce n’est qu’un écran de fumé qui faut franchir pour être soit même, un Algérien tout simplement. C’est dans la simplicité de la vie et la limpidité de la nature que navigue Kateb
La fameuse équation on la trouve dans « Nedjma » dont la structure est basée sur la notion de temps-espace. Un aller-retour continuel : midi c’est minuit, minuit c’est midi. Le problème à résoudre pour Kateb Yacine est : comment classer les différents chapitres ? Où est le début et où est la fin ?
La solution était finalement dans le cadran de la montre. Voyager dans le temps et revenir à la même heure, l’éternel ressac de la mer.
Tout Algérien peut comprendre « Nedjma », s’il parle la langue de sa mère.
Ce sont les Français qui ont mystifié l’œuvre à travers des symboles car ils n’ont rien compris à l’Algérie : un tabou à casser pour les générations à venir.
Il nous parlait souvent de Faulkner, d’Ibn Khaldoum, de Joyce, d’Hemingway, de Si Mohand Ou Mhand qu’il comparait à Rimbaud ; de Jean Marie Serrault qui lui a fait découvrir le théâtre ; de ses compagnons d’exil : Issiakhem, Mohamed Zinet et Moh Saïd Ziad qui étaient d’ailleurs nos amis ; de Taous Amrouche ; de Jacqueline Arnaud, amie sincère qui le vénérait et venait souvent de Paris lui rendre visite.
Il nous parlait aussi de ses déboires sous le régime de Ben Bella et de la nomenklatura du pouvoir.
Son génie et sa force de caractère, il les puisait des contacts permanents avec l’Algérie profonde. Il aimait sentir l’odeur de la sueur de l’ouvrier et du paysan. Cette odeur le maintenait proche de la vérité et de la misère des gens.
Il détestait les mondanités, les salons feutrés, les intellectuels de salons, les faux douctours de la télévision. Il n’avait pas de temps à perdre avec la racaille éparpillée dans le système.
Il détestait également l’égocentrisme et le narcissisme ; le monde de la bourgeoisie lui donnait la nausée.
Dans la rue, il rasait les trottoirs ; il se faisait tout petit et s’abaissait au niveau du peuple dont il avait un profond respect. Il préférait l’écouter et lui poser des questions afin de comprendre ses souffrances et épouser sa douleur.
Le véritable écrivain est le peuple, il suffit de l’écouter et lui prêter sa plume.
Il disait que pour construire la démocratie, il fallait que l’Etat restitue la parole confisquée depuis l’indépendance et que les intellectuels arrachent la liberté d’être soi-même.
La révolution, il en a fait un devoir et une religion. La douleur des opprimés le hante et le ronge à chaque instant de sa vie. Sa vraie famille, sa tribu, était sa troupe dont les membres sont venus des quatre coins d’Algérie. C’était sa raison de vivre depuis son retour d’exil.
Décès et enterrement
Une année avant sa mort, on s’est revu au théâtre de Bel Abbès, on venait de commencer les répétitions de « La poudre d’intelligence », tout en lui expliquant, les raisons et le choix du décor, ainsi que les différentes phases de la mise en scène.
La seule intervention qu’il a faite, c’est d’intégrer une scène de 20mn qui ne figurait pas dans le texte officiel « La démystification des idoles ou la mise à nu du pouvoir ». Scène qui a été censurée dans la version filmée et diffusée par l’ENTV, seule pièce filmée du répertoire de la troupe, grâce aux évènements du 5 octobre 1988. Rien ne présageait qu’il était atteint d’une maladie incurable, et condamné à une mort certaine ; aucun signe ne trahissait sa force de caractère et sa douleur qu’il assumait avec dignité.
Le 29 octobre dans l’après-midi, ma femme m’a informé qu’Ali Zamoum a téléphoné pour nous informer du décès de Yacine à l’hôpital de Grenoble et il devait être rapatrié le lendemain, ainsi que la dépouille de son cousin Mustapha, le frère de Nedjma.
Deux jours avant son enterrement, des milliers de gens sont venus lui rendre un dernier hommage au centre familial de Ben Aknoun, sa dépouille est exposée au restaurant du centre, puis dans son humble bicoque d’une pièce-cuisine, pour sa famille, ses amis et ses compagnons de lutte.
Le 31 octobre, l’imam El Ghazali, sortit une fatwa de son génie enturbanné, que cette « lucidité » ne pouvait être enterrée en Algérie, terre d’Islam, sans que le pouvoir ne réagisse à ce dépassement inqualifiable. Le comble de l’ironie a atteint son paroxysme : au lieu d’un message de condoléances de la présidence de la république, ce fut une invitation du président Chadli Ben Djedid sollicitant la présence de Yacine aux festivités du 1er Novembre.
Kateb a préféré commémorer le 1er Novembre à sa manière au cimetière d’El Alia, avec les martyrs de la Révolution trahie.
Les Frères monuments, étaient présents, protocole oblige, se tenant à l’écart du peuple pour s’assurer que le spécimen algérien est bel et bien sous terre.
Des chants berbères et l’Internationale, entonnés par la foule à la gueule des barbes flen et cacique du pouvoir qui ont préféré par sécurité se placer à l’entrée du cimetière. Pour la première fois, le 1er Novembre a été fêté à sa juste valeur, les martyrs étaient de la fête grâce à l’un des leurs.
Plusieurs années après sa mort, sa tombe est restée un amas de terre anonyme. Il a fallu que les compagnons de Nedjma, chômeurs en majorité, se mobilisent pour ériger enfin une tombe plus ou moins décente, que les autorités ont voulu effacer de la mémoire collective. Hélas pour elles! Les étoiles ne s’éteignent jamais.
Youcef Aït Moulou
L’enterrement de Kateb Yacine, ce jour-là…
Par Djaffar Benmesbah
Comme je me contente, aujourd’hui, du rejet du pouvoir algérien par son propre peuple, en guise de similitude, je prends de ma mémoire un événement : l’enterrement de Kateb Yacine. Ce jour-là, le pouvoir était mis à mal.
Autour du cercueil de Kateb Yacine se jouait par effet de prophétie, une fois encore, sa propre pièce : Le cadavre encerclé. Dans Nedjma, il insistait sur le mont Nador sous lequel il admirait Nedjma surgir du chaudron où elle prenait son bain, innocemment nue.
Ce mont de Tipaza fut secoué par un tremblement de terre au lendemain de sa mort. Il est mort un samedi 28 octobre 1989 et il fallut que son cousin, Mustapha Kateb, 1er directeur du Théâtre national algérien (TNA), décède le même jour, pour que la sœur de celui-ci, Nedjma, en ramenant sur Alger la dépouille de son frère, accompagne en même temps, celle de son éternel amoureux. Nedjma, de son vrai nom, Zouleikha. Elle avait aussi un prénom judéo-chrétien, Odette.
Le ministre de l’intérieur osa une parole, mal lui en prit ; à peine il prononça le nom de Kateb Yacine, la voix de Youcef Aït Mouloud (Mouloud Ait) debout derrière lui, le regard sévère, résonna tel un coup de feu : « votre présence dans sa demeure est une insulte à sa mémoire !!! » Le ministre tenta la sagesse du diable, rester calme les pieds sur du charbon ardent ! Mais Mouloud Aït n’était pas disposé au relax : » Fouttez le camp d’ici !!! » ; » Ya dyouba » (chacals). Malgré la manière seyante qu’eut un larbin pour le retenir, Mouloud posa sur lui un regard insistant en lui retirant la main de son bras. Le ministre crispa les yeux comme si une brusque migraine lui serrait les tempes tandis qu’un autre goût d’insultes lui venait du fond de la salle, celui de Zohra Djazouli.
« Charognards, videz les lieux, vous n’êtes pas les bienvenus ». Ce soir-là, elle était venue habillée comme simple femme au foyer, elle avait noué un léger foulard sur ses cheveux qu’elle avait roulé avec des épingles. Bouzbid, voulant la calmer, se pressa dans sa direction d’une courtoisie simulée ; étrange, pour un directeur général de la police nationale. Il la salue et voulut une bise, feignant une ancienne connaissance. Il avait tendu la joue dans le vide. Zohra s’était faufilée comme une ombre pour harceler le ministre de la culture. Puis, l’Internationale est déclenchée.
L’étonnement des ministres frisait le sinistre. Jamais ils n’auraient imaginé que de simples citoyens viendraient sous leur barbe et crier leur ras-le-bol. Ils avaient habitude du souffle courtisan des larbins comme un naturel des choses. Les usurpateurs ne s’embarrassent pas – c’est le moins qu’on puisse dire- de principes, de dignité et de vérités. Ils restaient toutefois dans un semblant de satisfaction codifiable. Ils se montraient aspirés par un joyeux déferlement d’énergie de toute une foule de jeunes qui manifestaient devant eux et criaient haut et fort leur détermination à défendre leur identité en rejetant d’entrain les iniquités de bases. Dans la litanie commune se répétaient conjointement la guerre d’Algérie, les insurgés du printemps de Prague, le mouvement berbère de 80, les enfants d’octobre, et puis des noms, Rosa Luxembourg, Che Guevara, Issiakhem, Nazim Hekmet, le duo Sacco-Vanzitti et surtout Kateb Yacine.
La hargne commençait à convulsionner les visages des ministres que le sourire narquois ne pouvait dissimuler. Et de notre côté, on se livrait d’une mesure sauvageonne, comme brûlés par une passion refoulée d’une longue aubade tumultueuse où les mots avaient tout leur sens. Des fois des insultes grossières fusaient, tant pis pour les ligues de vertus, tellement, toute notre contestation ce moment-là était légitime.
Comme des vautours, les ministres encerclaient un mort, « un cadavre politique » mais ils prenaient conscience que le mort était là, vivant. Alors, il fallait qu’ils partent, qu’ils s’enfuient, qu’ils se dérobent. Le mot « liberté » surgissait régulièrement et les harcelait à chacun de leurs pas, jusqu’à leur disparition en cortège bringuebalant de leurs berlines noires aux vitres fumées.
La veillée débuta entre camarades et finira entre camarades autour d’un cercueil orné de fleurs. Chants révolutionnaires dans les répertoires de Smail Habar, de Ferhat, Debza, Cheikh Imam, se succédaient dans le souci de perpétuer les vertus de la lutte. De temps à autre, des comédiens de talent surgissaient pour faire revivre un texte de Yacine.
Ils étaient tous là, du militant savourant l’anonymat à l’icône digne de la culture. Tous avaient d’une manière ou d’une autre participé au combat et avaient chacun un souvenir illustre planqué au champ d’honneur dans lequel reposait le poète.
Je suis sorti à l’extérieur avec deux camarades, poussé par une bouffée d’anxiété qui allait progressivement croître et m’envahir. Chaque fois, la porte s’ouvrait, chaque fois une émanation de lumière, de chaleur et de chants nous sautait aux visages.
Plus bas, sur la chaussée, un homme aux bras couvert de durillons était assis grignotant du pain. Son visage témoignait de la dureté de la vie. Les pommettes saillantes et les lèvres scellées, il me souriait à chaque fois que je le regardais. J’étais occupé à déchiffrer tous ces insignes mouvants, ces inscriptions et ces pressentiments mystérieux gravés sur son corps en tatouages, puis Mouloud Ait m’informe que c’était l’un des personnages de Yacine dans Nedjma.
Toujours dans le réfectoire, le mendole aux accents inspirés du poète Ait Menguellet surinait l’air grave et doux de « Agu », une chanson que Kateb chérissait et dont il disait que si un jour elle serait comprise par le peuple, ça serait une vraie révolution. Et la chanson et reprise en cœur par l’ensemble comme un adieu qui s’échappe des âmes attendries, longtemps muettes.
Merzouk et moi avions dîné tristement en face l’un de l’autre sans parler. Merzouk Hamiane, mangeait vite et buvait à grand coup, puis s’arrêtait subitement et songeait. Il était très affairé pour jeter son bonnet par-dessus les moulins.
Nous dormirons dans le pavillon du cinéaste Jean pierre Lledo, parmi d’autres camarades de la Troupe Debza, rivés les uns aux autres sur une couche proportionnellement étroite.
Au matin du 1er novembre, le centre grouillait de monde. Le peintre Aitou avait l’air si malheureux que le poète Djamel Amrani n’eut pas le courage de lui faire des reproches, il venait par étourderie de piétiner ses lunettes. Djamel ne laissait pas à la douleur le privilège de lui ôter son humour; il me dit, le visage caché de sa main en m’observant entre ses doigts ouverts » tiens, voilà Rachid Kassidy et Habilly le Kid qui arrivent » Il parlait des journalistes Rachid Kaci et Mohamed Habili.
Puis arrivait vers nous à pas lents, un peu maigrichonne, dégingandée par une foulure au pied, Khalida Messaoudi, la rousse à la taille sexy et aux cheveux courts avec quelques mèches de feu. C’était juste avant le temps où la circonscription d’El Biar se gaussait de sa candidature gauche et gauchisante et qui ne lui offrit que 7 voix sous l’égide de l’ANDI, parti de son lointain parent, l’honorable poète Mustapha Toumi, auteur de la chanson Soubhan Allah Ya ltif de M’Hamed Hadj El Anka.
Le centre vibre, quatre bus arrivent de Tizi-Ouzou et de Bejaia. Ils étaient nombreux à venir de Kabylie en un élément complémentaire qui allait assurer l’énergie nécessaire à la résistance. Résonne encore « γuri yiwen umeddakkel »de Ferhat Imazighen Imoula, sous le regard consolé, plein de découvertes de Hans -de son vrai prénom, Hans Mohamed Staline- le fils de Kateb Yacine, né d’une allemande, en Allemagne, là où a jalonné l’itinéraire du père.
Mouloud Kacim Nait Belkacem, l’ancien ministre, fanatique de la langue arabe, tente une entrée dans le domicile de Kateb, des œillades complices s’échangent. Mouloud Aït refoule le dignitaire du régime sans ménagement, le poussant à des justifications stériles.
Au moment de la levée du corps, à l’intérieur du pavillon ne sont restés que la famille, les proches du défunt et ses amis de combat. L’internationale tonne au plus fort et à côté de moi, je vis Amazigh, le fils du poète, chanter le poing levé, avec toutes les peines du monde à retenir ses larmes. Il avait juste 17 ans.
Un Mazda transporte la dépouille et des centaines de militants donnent le maximum de cris sous le tempo d’un chef d’orchestre invisible à l’œil du mortel ; « Yacine Amazigh, Yacine communiste » fusaient comme pour entendre le diptyque qui forme l’armature théorique de la pensée berbéro-marxiste.
Les dizaines de voitures progressaient lentement sous la chaleur écrasante, d’à peine dix mètres par minute. Aux carrefours, les conducteurs de voitures extra cortège, émus, taisaient délibérément le répertoire d’injures qu’ils éclataient énergiquement dans des moments d’embouteillage.
Le gouvernement actionne deux motards pour escorter le cortège, plus précisément, pour lui imposer un itinéraire.
On voulait nous incliner directement vers la route moutonnière comme des individus de sacs et de cordes qu’Alger ne saurait voir. Il n’en n’était pas question. Nous avions changé de direction au cortège et l’événement prenait un autre sens, celui de réhabiliter le 1er novembre, ne serait-ce que pour sa seule journée. Du champ de manœuvre, le cortège en klaxons, en slogans et en chants prend la rue Hassiba Benbouali, puis l’avenue du Colonel Amirouche. Arrivées devant le commissariat central de police toutes les voitures freinent, Tout le monde descend et tout le monde crie: YACINE AMAZIGH ! YACINE COMMUNISTE ! Face aux policiers éberlués, sommés pour une fois à la retenue.
À notre arrivée à la Glacière le pneu arrière de la Mazda éclate, en à peine 5 mn, Mouloud Nait, Amazigh, Ahcene Djouzi et Merzouk qui étaient à l’intérieur, changent de roue.
Dans le cimetière El Alia, les membres du gouvernement à leur tête Messaadia, l’ancien chef du Parti FLN, sont surpris par l’arrivée de cette foule désordonnée chantant à tue-tête l’Internationale et portant le corps de l’écrivain. Arrivée à leur niveau, la foule s’écria de la chanson de Ali Ideflawen « laissez-nous donc passer pourquoi nous craigniez-vous tant ? » Les membres du gouvernement se dispersent tels des reflets séniles, usés et souffrants de paraphasie.
Un imam dépêché par un cousin du défunt tente un compromis, il insistait sur l’obligation de la prière, en revanche l’Internationale reprend. Kateb Yacine est inhumé sous l’œil larmoyant d’une autre revue allègre, suave et blessée, Matoub Lounes, cinq balles dans la peau et deux béquilles planquées sous les aisselles.
Djaffar Benmesbah
Les funérailles de Kateb Yacine racontées par Assia Djeba
La leucémie qui se déclara en lui au printemps 89, au moment où Mammeri venait d'être emporté par un accident de voiture, ne lui laissa plus de relâche tout l'été. Il fut soigné à l'hôpital de Grenoble où il mourut le 28 octobre 89.
Il venait d'avoir soixante ans.
Tandis que Ali Zaamoum, son ami le plus proche, renonce aux solennités de l'enterrement pour l'évoquer seul, sans son village, le corps du poète, débarqué à l'aéroport, après le déroulement de maints discours, fut emmené dans le petit logement, à Ben Aknoun, qui lui avait servi de "pied-à-terre"
La troupe de comédiens de Sidi Bel Abbès, tous les autres amis algérois du poète décidèrent de faire de cette veillée funèbre une fête, un happening. On pleurait, on riait, on déclamait, on s'adressait au corps immobile qui, naturellement, tous en étaient sûrs, les entendait.
Le lendemain, ce furent les funérailles pour lesquelles une bonne partie de la ville se préparait, ainsi que le monde de la culture officielle pour qui se montrer était nécessaire, maintenant que la presse indépendante répercutait tous les événements.
Ceux qui avaient veillé autour de Kateb jusqu'à l'aube partirent les premiers dans le soleil d'automne, comme à une kermesse.
Le cercueil fut juché dans une camionnette qui démarra; un cortège bruyant de véhicules suivait. A mi-chemin, la camionnette tomba en panne. Commentaires ironiques des amis :
-Ainsi, c'est bien un de ses tours à Kateb, il maintiendra le suspense jusqu'au bout !
Dans la rue -on se trouvait encore à El Biar-, des jeunes gens, apprenant qu'il s'agissait du cercueil du grand poète, se proposèrent pour aider : ils insistèrent, c'était un honneur pour eux. La foule s'agglutina. Les jeunes changèrent de pneu, vérifièrent l'huile du moteur. Sur leur lancée, certains d'entre eux -ils étaient quatre- décidèrent de suivre le cortège et d'assister à l'enterrement.
Des comédiens, encore un peu éméchés, leur assurèrent qu'avec l'assentiment de Kateb (ils prétendaient avoir dialogué avec lui cette nuit même), ils allaient faire la fête au cimetière! Et tout ce monde de repartir dans un début de liesse.
La voiture funéraire parvint au cimetière d'El Alia alors que le groupe d'officiels, de rang ministériel, se trouvait déjà là. Face à eux, de l'autre côté, montaient en masse des groupe surtout de jeunes: plusieurs associations berbères, banderoles en tête, avec un portrait du poète et des inscriptions en alphabet tifnagh, arrivaient du fond dans une rumeur sourde.
Les jeunes filles, quelques femmes à l'allure populaire, la tête enturbannée de foulards colorés, étaient presque aussi nombreuses que les hommes. Un brouhaha, des piétinements derrière contribuèrent à calmer le groupe des comédiens qui s'approchaient comme vers une représentation. Ils stationnèrent sur le côté, soudain circonspects et méfiants : cette fois, on n'allait par leur faire la comédie de l'aéroport. (...)
Soudain, le soleil resplendit, comme s'il n'était pas d'automne, comme si l'aube allait s'immobiliser dans son scintillement. (...)
Le désordre s'atténue : "l'imam, l'imam!" chuchote-t-on quand apparaît un personnage assez vénérable qui prend place au premier rang, à côté du groupe officiel.
Tous veulent voir l'instant précis de l'inhumation. Mais après un moment d'hésitation (l'imam s'est placé, comme sur scène, les mains jointes, paumes ouvertes, prêt dans son rôle d'officiant religieux), sans doute parce que, à travers les rangs de la foule, le mot a couru : "l'imam, l'imam...pour la prière." D'un coup, les chants s'enfièvrent : les hymnes, du fond du cimetière par vague refluant jusqu'à la tombe, se croisent, se mêlent : en berbère, en arabe dialectal, en français.
Après un creux qui tangue, un suspens éclate alors, plus fort et plus ample que les autres, le chant de l'INTERNATIONALE. Le couplet fuse, un peu incertain, c'est la première fois dans un cimetière musulman. Au refrain, de multiples voix se joignent, et le chant empli l'espace : des étudiants sont tout joyeux, l'un lève le bras, l'autre brandit la photo de Yacine :
-J'y ai cru une seconde au miracle : Kateb entendait ce chant, son chant ! Au moment où le corps saisi par quatre amis allait s'enfoncer en terre, il a frémi une dernière fois grâce à ce chant ! Il a été heureux ! se souviendra l'un des jeunes témoins.
Les chants patriotiques ont repris d'un autre côté, on fait écourter L'International. Les officiels se sont figés de crainte, comme si la foule allait se débander...contre eux. (...)
La cérémonie des adieux continue. L'imam a tenté, au premier arrêt des choeurs et des chants, d'amorcer son discours mais c'est un ami du poète qui le devance, au nom d'Alger républicain. Il évoque, en dialecte et en français, en termes simples, la jeunesse de Yacine au journal; puis ses amitiés personnelles pendant les années de la guerre d'hier.
L'ami communiste a parlé un peu plus de cinq minutes : le public s'est tu, attentif. Aussitôt après, l'imam fait un pas et commence...en arabe classique.
Hurlements : mots violents contre la fausse majesté; "Trahison!" s'exclame un étudiant. Les chants berbères s'élèvent de toutes parts, cette fois pour couvrir le discours. Du fond, les premiers youyous des femmes vrillent, transpercent le vacarme. Et toujours, les premiers rayons de soleil en oblique auréolent le tableau. (...)
L'imam s'est tu; le visage calme, il dévisage à présent les premières rangées de la foule, ses composantes : là le carré des comédiens, là les étudiants des associations, ici les femmes, des enseignantes avec leurs élèves. Il remarque vite l'hétérogénéité : des notables (d'anciens militants vénérables qui veulent manifester une dernière fois leur estime au poète : le visage tendu, ils sont choqués que l'inhumation ne se passe pas dans la sérénité, ni la gravité nécessaire...Puis les ministres, les officiels en exercice, qui semblent mal à l'aise).
L'imam regarde la tombe ouverte où le corps a été placé; il se concentre sur le défunt, "une créature de Dieu, en cet instant, c'est tout!". Il commence des prières en lui-même pour le mort. Son oreille reste aux aguets : les clameurs vont s'épuiser, juge-t-il.
Pense-t-il encore : "Les clameurs des infidèles", "des inconscients, des enfants"? Son regard, ferme, reste fixé sur le fond de la tombe qui reçoit les rayons du soleil matinal. (...)
A peine les rumeurs et les imprécations mêlées ont-elles fléchi que l'imam, s'avançant à nouveau résolu, lance sa première phrase dans un dialecte vigoureux et clair :
-Ô amis du défunt, que Dieu l'ait en Sa sauvegarde, je vous demande, je vous le demande, mes frères, laissons, laissons ensemble Kateb Yacine se reposer.
L'attention se concentre devant la harangue qui ne joue plus que sur la corde de l'amitié et de la simple humanité. Cet écrivain, "ce grand écrivain" précise-t-il, a lutté toute sa vie, a travaillé toute sa vie: laissons-le, pour la première fois, se reposer", répète-t-il.
Une émotion saisit un groupe de femmes en foulard: l'une éclate en sanglots. Les jeunes se taisent : ainsi, Yacine est vraiment mort. A quoi cela sert d'en faire encore un sujet d'affrontements?
L'imam prononça sur le même ton deux ou trois phrases puis, conscients du répit obtenu, il se mit, d'une autre voix plus nasillarde, celle d'un ténor en concert, à lire la litanie coranique.
Vers la fin du texte sacré - débité de plus en plus vite, les notables n'osant reprendre en écho les versets-, quelques jeunes, au fond, transpercèrent à nouveau le silence rétabli de deux ou trois slogans rageurs : "Vive la berbérité!", "Vive l'Algérie libre!" reprit quelqu'un d'autre. Les noms de Kateb, de Yacine furent à nouveau lancés par des voix claires de femmes et leurs youyous, une dernière fois, éclatèrent en ultimes fusées d'un feu d'artifice.
Le soleil, toujours resplendissant, continuait d'aveugler les groupe qui, à regret, s'éloignaient. Autour de la tombe recouverte de Kateb, il fallut, les jours suivants, réparer les détériorations survenues sur la plupart des sépultures qui l'encerclaient.
Ce furent les dernières funérailles d'une Algérie tumultueuse, certes, mais n'ayant pas encore versé dans le fossé sans fond de la guerre ressuscitée.
In "Le blanc d'Algérie" de Assia Djebar, édition Albin Michel, 1995.
Dans ce très beau texte, Ahmed Akkache, militant indépendantiste, journaliste, écrivain, essayiste, qui a subi la prison et la torture sous l'occupant français mais aussi à la suite du coup d'état de juin 1965, décédé en 2010 à l'âge de 84 ans, évoque son plus fidèle ami, Kateb Yacine, qu'il avait connu dans les locaux du journal "Alger Républicain" en 49.
« J’ai connu Yacine il y a plus de cinquante ans, en 48 ou 49. A l’époque, j’étais journaliste à « Alger Républicain ». Un jour, mandé par le directeur, je me suis entendu dire : « Nous recevons un candidat journaliste, si tu peux t’occuper de lui ».
C’était un jeune homme un peu gauche, un peu timide, un peu maladroit, très blanc de peau, il semblait fragile ; mais j’allais apprendre très vite que cette fragilité n’était qu’une apparence. Au fond, il couvait une force intérieure extraordinaire. J’étais son aîné de deux ou trois ans et nous allions très vite devenir de grands amis, une amitié qui allait durer plus de quarante ans, entrecoupée, bien sûr, de périodes de séparation, mais à la suite desquelles nos itinéraires se rejoignaient toujours, jusqu’au jour où je l’ai accompagné, avec d’autres amis et d’autres camarades, à sa dernière demeure, au cimetière d’El Alia.
La période 1948-1949 milieu du siècle, était une période de bouillonnement extraordinaire et Kateb s’est retrouvé là, au confluent de deux grands évènements qui l’ont profondément marqué : les massacres du 8 mai 1945 et la fin de la seconde guerre mondiale ; une guerre terrible contre le fascisme qui avait duré de longues années, à l’issue de laquelle les alliés européens et américains ont fait aux peuples coloniaux des promesses solennelles de libération, de respect des droits de l’homme et de progrès social.
Et Yacine comme beaucoup de jeunes algériens, avait cru en ces promesses. La désillusion devait être grande. Le colonialisme français tenait bon. Nous cherchions alors de nouveaux repères dans les luttes politiques et syndicales. C’était l’époque de l’essor des mouvements de libération nationale, de progrès du socialisme « le temps des grandes espérances ». Quand nous étions à « Alger Républicain », nous travaillions la nuit, car le journal devait être tiré très tôt le matin. Quand nous terminions notre travail à l’aube, il me demandait de l’accompagner au port.
« Nous sommes fatigués, nous avons besoin de dormir, que veux-tu faire au port ? ».
Il disait qu’il allait voir les dockers, s’enquérir de leurs conditions de travail, faire la chaîne avec eux pour obtenir le jeton nécessaire, pour pouvoir travailler. En fait, il voulait faire lui-même l’expérience du travail au port.
Là parmi les dockers, il était heureux ! Il se trouvait dans son élément. Il aimait discuter avec les ouvriers, des hommes de grande valeur, qui peinent et se sacrifient pour leurs enfants, pour leur pays, des gens dignes et fiers dont les paroles étaient souvent pleines de sagesse et de vérité.
Là, il commandait des bols de loubia, et après il me demandait de passer voir les travailleurs de la manufacture de tabac « Bastos » à Bab-el-oued.
-« Mais pour y faire quoi ? Allons dormir, il est passé six heures du matin ! ». Il faisait ça souvent, pas rien qu’une fois ou deux ! ».
A la rédaction, il était connu pour ses sorties très particulières. Par exemple, quand il a été désigné pour ce qu’on appelait « Les chiens écrasés », c'est-à-dire aller ramasser des petites nouvelles de la ville, des faits divers, il allait au commissariat, au tribunal pour recueillir des informations, mais quand il les exploitait dans ses articles, il allait au fond des problèmes, il parlait de la personne incriminée, cherchait à la comprendre.
Pourquoi et comment a-t-elle commis tel délit ? Il exprimait tout ça dans des papiers très poétiques, jusqu’à ce que le rédacteur en chef lui rappelle qu’on lui demandait de traiter des faits divers et non de faire de la poésie.
Pour parfaire son apprentissage, il est passé par toutes les rubriques du journal, la rubrique nationale, puis la rubrique internationale, etc. Jusqu’à ce qu’il devienne polyvalent !
Enfin, il est devenu reporter, et là c’était vraiment son affaire.
Un jour, le journal l’a envoyé en mission en URSS ; il y est allé et il est revenu, après des semaines, avec un tas de reportages qui étaient très beaux mais aussi très politiques.
Ensuite, il a été à la Mecque, pas en pèlerinage, mais en reportage. Il a embarqué clandestinement, il a été arrêté puis relâché ; des mésaventures terribles qu’il a racontées après, dans des articles et des reportages du journal.
Son apprentissage, il le faisait aussi dans les cafés, auprès des gens pauvres, auprès des travailleurs, du petit peuple. Tous les personnages qu’il a créés après, « nuage de fumée », « pas de chance », étaient des personnages réels, qui ont existé. « Pas de chance » par exemple, était un relégué, un repris de justice qui a été arrêté, emprisonné puis libéré plusieurs fois, un relégué de Cayenne, quelqu’un qui n’a jamais eu de chance, ce qui lui a valu son surnom.
Yacine l’a bien connu, il passait des soirées avec lui, à se faire raconter sa vie, parce qu’il aimait bien tout ce qui est la vie, tout ce qui est l’homme, tout ce qui est les sentiments de l’homme…
Un jour, en 1950 je crois, je fus délégué avec mon ami Bachir Hadj-Ali à un congrès d’intellectuels à Paris. Nous emportâmes avec nous quelques-uns des manuscrits de Yacine. Ayant rencontré au congrès le grand écrivain français Louis Aragon, nous lui avons remis, sans trop y croire le petit recueil de Yacine, en le priant de nous dire si c’était publiable.
Le lendemain matin, quelle surprise extraordinaire ! Aragon vient nous voir, les bras levés : « Mes chers camarades, c’est un génie que vous avez-là, un futur grand écrivain dont le monde parlera ».
Voyant notre scepticisme, Aragon reprit : « Je vous assure que les poèmes de ce jeune homme dénotent un très grand talent. La preuve d’ailleurs, cette semaine je vais consacrer un numéro spécial de mon journal aux textes que vous m’avez donnés ».
Cette fois nous étions convaincus. « Les lettres françaises », le plus grand journal littéraire de France qui fait un numéro spécial sur Kateb Yacine ! Quelle magnifique nouvelle !
C’est aussi au cours de l’année 1950 ou 1951 que nous nous sommes un peu séparés. Yacine s’est rendu en France, moi de mon côté, j’ai été désigné à la direction d’un autre journal « Liberté ». En partant, j’avais pris avec moi des poèmes de Yacine. Il commençait déjà à être connu, à produire des textes parfois très émouvants, le plus souvent liés aux massacres du 8 mai 45, mais débordant déjà sur les luttes ouvrières et les combats politiques contre le colonialisme.
Le premier poème que j’ai reproduit dans « Liberté », se trouve dans « L’œuvre en fragments » de Jacqueline Arnaud :
« Jeunes filles de ma tribu, votre silence me poursuit, et le deuil ajoute au silence …Solitaires jeunes filles de ma tribu décimées ».
C’est dans ce poème qu’il évoquait « les brûlés vifs de Millesimo », petit village où Houari Boumédiene, qui est devenu plus tard président de la république algérienne, est né. C’est dans les environs de ce petit village, que les colonialistes français jetaient des Algériens vivants dans les fours à chaux.
Le génie de Kateb s’est nourri des souffrances de son peuple. Son attachement viscéral à l’Algérie, sa révolte permanente contre l’injustice, son affection pour les humbles, les gens simples, ceux qui vivent de leur sueur, quelle que soient leur race ou leur religion, l’ont amené de façon naturelle au parti communiste algérien. Mais son adhésion n’avait rien de dogmatique. Je ne me rappelle pas l’avoir vu plus de deux ou trois fois à une réunion de cellule.
Il n’aimait pas les appareils bureaucratiques, la langue de bois. Par contre, il participait souvent aux meetings et aux manifestations populaires.
Un jour, revenant d’un déplacement à Constantine, nous sommes passés par les gorges de Kherrata, devant les falaises d’où les soldats de la légion étrangère jetaient dans l’abîme des algériens encore vivants. Nous nous sommes arrêtés pour nous recueillir devant le ravin où les militants ont gravé sur le roc le signe de leur passage.
Yacine était bouleversé. Je ne l’avais jamais vu ainsi livide, figé, les yeux grands ouverts, fixant le gouffre béant comme s’il revivait non seulement les massacres du 8-mai 1945, mais le douloureux martyre de son peuple, à travers la lente sédimentation des siècles.
Bien des années plus tard, en lisant « Nedjma », j’ai éprouvé à nouveau le frisson vertigineux des émotions ressenties ce jour là. Illuminé d’un chant profond, comme surgi des entrailles de la terre, Yacine était devenu Kateb. »
Kateb Yacin et Mohamed Issiakhem,
... l'un poète, l'autre peintre mais les deux génies écorchés. Ils ont cultivé une amitié qui s'est étalée sur plus de trois décennies, jusqu'à la mort en 1985 d'Issiakhem. Amar Mediene, historien de l'art et leur ami, relate poétiquement leur rencontre dans un bistrot d'Alger en 1951.
"Quand, comment, où, Yacine et M’Hamed se sont-ils rencontrés ?
Rappeler d’abord que se sont Armand Gatti et Choukry Mesli qui ont fait les présentations dans un bistro, rue de la Marine, en basse Casbah. Les deux médiateurs se sont éclipsés. Laissons M’hamed et Yacine nous relater ce sommet à deux.
Chacun des deux acteurs écrit sa version, dit sa réplique, rappelle sa perception de l’autre, rencontré au hasard d’une soif à étancher. Seul Kateb, réflexe de dramaturge, a senti la nécessité de transcrire l’événement dans le respect de la règle trinitaire de temps, de lieu et d’action. Le rappel du nom de l’enseigne est important : pour Kateb comme pour Issiakhem, le Café de la Marine, à Bab-el-Oued, est un espace algérois mythique, hors sol, hors temps ; un petit théâtre agité et extensif. Chaque acteur est tête d’affiche et figurant qui, aux heures du midi et du crépuscule, joue son rôle déjà joué la veille et les jours d’avant. Ici règne le réalisme exubérant et la tchatche pataouète, on passe sans le savoir, sans transition, de la réalité à la fiction, n’importe qui peut accéder à une notoriété de vedette qui s’oubliera dès le rideau baissé, l’ébriété évanouie, la migraine soignée. Dans ce spectacle brechtien sans précédent, sans avenir et non écrit, Kateb et Issiakhem sont accoudés à un coin du comptoir. (...) Selon Kateb ce premier face à face fut celui de deux duellistes suspicieux : Yacine introverti et taciturne hésitait à l’engagement direct, M’hamed volubile et excité était prêt à en découdre. Fallait-il chercher la touche décisive, frapper au cœur ou à la bouche, ou prolonger le duel à fleuret moucheté ou boucler l’affaire en un sprint de ‘’cul sec’’ ? Adopter la voie civilisée et attendre que le brouillard alcoolisé fasse baisser les bras et rende pacifiques les deux convives qui se sépareront dès le dernier verre ingurgité ? Quel tempo donner aux échanges entre un manchot furieusement expressionniste et un chétif échevelé et inquiet qui fait gicler des vers éblouissants entre deux rafales d’onomatopées bégayées ? Dramatiser et se lamenter, ironiser et rire, ou banaliser, et vite se fatiguer dans un ennui rédhibitoire, devant un verre vide ou tiédi ? Les libations se prolongent. Kateb, chômeur, sans éditeur, n’a pas le sou et doit, chaque jour, assurer le maigre couffin qu’attendent ses jeunes sœurs, sa tante et sa cousine.
Après le journalisme, à Alger-républicain, il s’est essayé au métier de docker, métier de forçat avec un physique de malingre. Issiakhem, argenté, ouvre ses poches. Les censures se lèvent, les aveux de l’un s’accrochent aux aveux de l’autre. Les silences, les non-dits sont intuitivement décodés. Mon père est mort l’an dernier, dit Yacine. Il ne nous a laissés que le subtil parfum de ses dettes. J’ai fait un faux voyage à la Mecque, un vrai au Soudan, j’ai visité Tachkent. Il me faut repartir à Paris. Je reviens de Paris, précise M’hamed, j’ai fait la connaissance d’une jeune femme, Georgette Pelcat (surnommée plus tard Pouchkina), nous sommes fiancés. Elle est enceinte, nous allons vivre ensemble. Je travaillerai tout en préparant le concours d’entrée à l’École nationale supérieure de Paris. Si tu le veux, nous partirons ensemble. Ou tu me rejoindras. J’habite un meublé nommé Hôtel de l’Avenir. Quel présage ! Ils commencent par parler de sujets non contagieux, qui ne prêtent pas à polémique, des sujets de sympathie, de solidarité. Chacun est sur ses gardes. Aborder la politique ne leur fait pas peur. Il n’y a pas à proprement parler de rapport de force ni de divergences fâcheuses. On n’est quand même pas des traitres, des ‘’retournés’’, des votants en cachette et rémunérés pour le candidat libéral du premier collège. Ce qu’ils craignent, c’est que l’un soit démasqué avant l’autre, en mettant à nu sa désespérance, son côté folie suicidaire. Les pupilles deviennent miroirs, chacun habite l’œil de l’autre. Ils comprennent en même temps qu’ils sont des rescapés, des survivants, des bagnards en fuite. Des survivants coupables, endettés en monnaie de sang. Les deux, implicitement d’accord, veulent endiguer, peut-être noyer, l’indicible secret qui pèse sur leur âme.
(...) Ont-ils vraiment besoin de mots pour se dévoiler ? Qui dira quoi ? Qui interrogera, qui répondra, qui avouera ? Le silence a du sens, pas le déni ou la supercherie. Identifier l’un et l’autre n’a aucune importance ; ils sont jumeaux, des siamois, héros d’une légende oubliée et réincarnée en un Janus imazighen, ancêtre évadé d’une captivité millénaire au cœur du Tassili.
Parler de choses pratiques ou banales n’écarte pas l’intime. Qui es-tu ?, interroge une des deux figures de Janus. Je suis le manchot pyromane et condamné à être peintre… peintre par malédiction, par culpabilité ou par ce qui me reste d’instinct vital, dit l’Autre, l’Abimé, qui agite une manche vide pour chasser une mouche imaginaire ou égarer une pointe de douleur…
Le 27 juillet 1943, la guerre dévorait le monde. Il n’y avait pas assez de terre et de poussière pour couvrir les morts. Du camp américain de Relizane, j’ai volé une grenade, comme on vole le feu ou une pomme. La grenade ressemblait à une noix. J’ai tiré sur un anneau. La chose a explosé. Des enfants gisaient. J’ai perdu un bras, mon âme et l’amour de ma mère. La terrasse de notre maison était devenue Guernica. J’avais quinze ans, j’avais appris la natation pour un jour traverser des mers. J’ai mis le feu à ma maison… Chaque jour ma mère pleure à fleur de peau sur les tombes de ses filles et de son petit-fils, mes deux sœurs et mon neveu, innocentes victimes, sacrifiées au nom d’un défi puéril… Sous la manche vide de ma veste, le bruit de la scie mordant l’os ne cesse jamais de grincer, le bras fantôme est greffé sur mon cerveau et envoie des ondes électriques qui irradient mon corps. Et toi, d’où te vient cette fièvre qui court sur ton front comme une araignée affolée? Je suis un petit Sidna Moussa sétifien, un Moïse sauvé d’un fleuve de sang, poursuivi par un pharaon habillé comme Tartarin de Tarascon. Un Négro lynché, pendu à une branche, la corde tranchée au dernier moment par un Faulkner ivre. De mes jambes grêles, j’ai couru dans les rues de Sétif, poursuivi par une horde de pyromanes et de mouches. Je suis et veux être poète, enfant j’allais au bord de l’oued et bombardais la lune dans la rivière. J’ai connu le poison du vin et le venin de l’amour fou, j’ai fui l’amante, abandonnée sur la couche de l’adultère et de l’inceste. Je l’ai appelée Nedjma. Je ne pouvais ni rester couché à ses flancs ni aller au lycée apprendre l’algèbre.
Le 8 mai 1945, j’ai couru, égaré, la tête enfoncée dans la foule en désordre, j’étouffais et trébuchais sur des corps désarticulés, râlant ou suppliant. Une foudre cosmique était-elle tombée sur Sétif ? Pris d’une démence soudaine, avais-je mis le feu à la ville ? Ivre des odeurs de sang, de poudre et de fumée âcre, agressé par des essaims d’insectes nécrophages, j’ai couru comme un possédé à travers les rues pour éteindre l’incendie… Des colons, vareuse de chasseur et casque colonial, chassaient le bougnoule, fêtaient l’armistice en brailleurs avinés. Ils m’ont ligoté les poignets et attaché à d’autres prisonniers hagards. Troupeau de moutons conduit à l’abattoir … J’appelais : Mère où es-tu ? Je ne voyais ni sa silhouette frêle, ni ses nattes noires descendant sur le buste, ni sa mlaya déployée au-dessus de sa tête pour se signaler à moi. Maintenant elle voyage dans les ténèbres, d’un hôpital à l’autre et dans ses pensées… Pour se distraire elle rit, fume des cigarettes et à toute occasion, allume des feux, joue et rit avec les flammes, comme une fillette avec des chiffons, et tente de les étouffer de ses mains nues, insensibles aux brûlures.
D’où viens-tu, camarade éclopé ? demande Yacine, histoire de revenir à terre et de se repérer dans la vaste Numidie perdue. D’un doigt trempé dans un verre de vin, M’hamed dessina sur le comptoir une carte d’Algérie, traça un cercle, forma la lettre R de Relizane, à l’autre bout un second cercle et le S de Sétif, au milieu, le A d’Alger. Tu es bon géographe, approuva Yacine, qui ajouta : nous sommes de bons marathoniens d’avoir fait jonction dans cette ville qui n’est pas tout à fait la nôtre. Pas encore la nôtre !
D’un coup de torchon agacé, le barman essuya le croquis, fit disparaitre le territoire. M’hamed, têtu, d’un index décapité et rougi de vin redessina la carte, en l’étendant à Bône et Constantine, à l’est, et à Oran et Tlemcen, à l’ouest. Le barman, maniaque, prit cette récidive pour un jeu d’ivrognes, effaça de nouveau la carte géographique (...) Notre pays est un mirage, remarqua Yacine d’un ton philosophique, nous le faisons apparaitre, d’autres l’escamotent. Connais-tu la Source aux illusions et le Bain des maudits ? Je t’en parlerai, quand nous aurons cuvé notre vin et notre amertume.
Ils apprennent à se connaitre en voyageant dans les mots. Pas facile de les extirper de la gorge quand ils sont tranchants comme des silex. Les dits et les non-dits se bousculent, des questions brûlent les lèvres : De quel enfer sors-tu, mon frère ? De quel bois ton enfer se nourrit-il ? Aucun des deux ne cherchait chez l’autre des raisons d’espérer. Qui aurait pu dire : donne-moi un peu de ton optimisme, je te donnerai un peu de mon malheur ? Ils étaient à égalité, armés de la même puissance créatrice, mais si difficile à extirper, à la rendre visible. L’espoir était hors de prix en cette saison de chômage, de famine, d’exil et de bagne. Ils voulaient seulement comprendre ce que dans le monde, notre monde, les désespérait.
Abdel Saifi
https://www.poesielavie.com/2019/10/kateb-yacine-poete.html
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Rédigé le 17/04/2023 à 08:32 dans Poésie/Littérature, Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)
Jean-Claude Perez (photo ci-dessus) mérite mieux que les quelques lignes qui lui sont consacrées dans l’article ci-dessus.
Dès 1955, Pérez est un contre terroriste, terme que les historiens n’apprécient pas mais que le docteur décrit lui-même[1]: […] on ne devient pas contre-terroriste du jour au lendemain ; on ne prend pas un flingue pour aller dans la rue après ses visites à la poursuite…d’un agent qui soutient le FLN…ou d’un porteur d’armes…ou d’un agent de renseignement comme on va organiser un camp scout […]. Les noms des personnes que l’ORAF va assassiner « clandestinement » sont fournis par la police locale et les services spéciaux.
En 1956, Pérez est membre de l’ORAF-organisation de résistance pour l’Algérie française- dont François Mitterrand, déposant le 18 mai 1962 au procès Salan, définira ainsi : « L’ORAF disons que c’était la première mouture de l’OAS. C’était un organisme de combat, le plus brut, le plus simple et, je n’hésite pas à le dire, le plus criminel à mes yeux ». Des membres de l’ORAF seront accusés d’avoir jeté une grenade défensive le 26 septembre 1956 contre la porte du domicile du délégué à l’Assemblée algérienne Boudjema Benjamin Ould Aoudia, ne provoquant que des dégâts matériels.
Arrêté le 6 février 1956 avec un comparse pour reconstitution d’un groupement non reconnu, il passe deux mois à la prison de Barberousse dans des conditions singulières décrites par Henri Alleg lorsque ce dernier s’y trouve emprisonné[2]: […] Des policiers d’Alger, ils avaient la morgue et la désinvolture fanfaronne…C’étaient des locataires de luxe, deux ultras de la bande des bazookistes de Kovacs…ces messieurs confortablement installés dans un quartier du centre de la prison, jouissent d’un régime spécial. Rasés tous les jours, frais et roses, ils ne garderont pas de Barberousse les souvenirs amers qu’en auront les patriotes algériens […].
Le chef d’œuvre dans la vie de ce terroriste restera l’épisode sanglant des Barricades le 24 janvier 1960 qu’il décrit longuement à TF1: […] Je vais sur les lieux, ça avait l’air mou ; alors je dis bon, je vais chercher ceux de Bab el Oued et là je trouve un bataillon d’Unités Territoriales en tenue et casque lourd […] Moi j’avais par exemple un 7,65 armé et un Herstal 9 mm de 14 coups, 13 dans le chargeur et la quatorzième dans le canon. Tout ça c’était sur moi. […]. La suite est hélas bien connue : 14 morts et 125 blessés par balles dans les rangs des gendarmes mobiles, certains mourront de leurs blessures mais le nombre ne sera jamais révélé. L’attirail que Pérez portait sur lui n’a probablement pas servi ?
Assigné à résidence au camp de Téfeschoun, Pérez en sort le 22 avril 1961 sur l’intervention du colonel Godard à l’occasion du putsch, pour entrer dans l’OAS après l’échec du coup de force. Le petit docteur de Bab el Oued connait une belle promotion : lui qui obéissait à la police locale anti républicaine et aux services spéciaux corrompus devient le chef de l’Organisation Renseignement Opération, aux côtés des dignitaires du terrorisme.
Toutefois il n’est guère apprécié par Salan, le chef suprême de l’OAS, et il ne fait pas l’unanimité dans son entourage « […] le mépris dont l’accablait ses collègues ou la discrétion qu’ils manifestaient à son égard m’étonna [3][…]». Anne Loesch dans son livre La valise et le cercueil écrit : […] Le gros Pérez, timoré, hésitant, éclatant d’orgueil, violent en paroles. Sa grossièreté dessert sa qualité de médecin : « Salut la compagnie ! Après l’orage tout va bien. Moral de fer et couilles d’airain ».
Benjamin Stora cite les propos de Jean-Claude Pérez à TF1[4] : « Nous avons fait quelques opérations, effectivement. 5000 morts, 6000 morts peut-être. C’est horrible, mais tout est horrible dans une guerre ».
Comme beaucoup de ces grands patriotes dont le courage commençait à la vue d’un passant arabe pour vite finir en apercevant un gendarme, Pérez fuit en Espagne pour échapper à la justice et attendra qu’une des nombreuses lois d’amnistie concerne les fuyards pour revenir en France. Invité par un Cercle algérianiste, Pérez confirmera que l’ORAF avait recruté le nommé Bud Abott, qui appartenait à la pègre algéroise, pour assassiner maître Boudjema Benjamin Oud Aoudia dans son étude rue de Tanger. Le tueur à gages avait finalement renoncé.
Les toujours partisans de la colonisation et de l’OAS ont la douleur d’avoir perdu l’un de ceux que Germaine Tillion avait appelés « …Les singes sanglants qui font la loi à Alger [5]»
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1 OAS contre de Gaulle, TF1, documentaire de Pierre Abramovici. 2 janvier 1991.
2 Henri Alleg, Prisonniers de guerre, p. 104.
3 Paul Hennissart, Les combattants du crépuscule, Grasset, 1970
4 Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, La Découverte, 2022, p.91
5 Le Monde, 18 mars 1962, p. 1
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Pour de plus amples informations voir Jean-Philippe Ould Aoudia, L’assassinat de Château royal. Alger 15 mars 1962, éd. Tirésias, 1992, pp 135-143.
Jean-Philippe Ould Aoudia
Fils de victime de l’OAS
http://www.micheldandelot1.com/#_ftn4
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Rédigé le 17/04/2023 à 06:58 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (1)
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