La « Radio de l'Algérie libre et combattante » et autres stations. Récit de Lamine Bechichi (Préface de Zahir Ihaddaden). Assala Culture Editions, Alger 2023, 71 pages en français, 80 pages en arabe et album photos de 53 pages
Un livre passé alors inaperçu. Et pourtant, son contenu a une valeur historique indéniable. L'Auteur, Lamine Bechichi, raconte, avec clarté et concision, la grande aventure de la radio algérienne, aventure qui a commencé, dit-on, en 1955, avec Larbi Ben M'hidi : en cherchant une station radio sur son récepteur, alors qu'il était chef de la Zone V (Oranie), il a l'idée d'utiliser les ondes radio pour les mettre au service de la cause algérienne. Il confie alors à son second, Abdelhafid Boussouf, le soin de mettre sur pied le projet le plus rapidement possible.
On a donc une phase itinérante, qui a débuté avec des tests de vieux appareils utilisés durant la Seconde Guerre mondiale. Des émetteurs-récepteurs rafistolés. Puis entre en scène Messaoud Zeggar (Rachid Casa ou Mister Harry) qui permet l'acquisition (auprès des Américains basés à Kenitra) d'un émetteur radio de moyenne puissance. Le jeudi 16 décembre 1956, on a la première émission en arabe, en kabyle et en français d'« Ici la Voix de l'Algérie libre et combattante, la voix du Fln et de l'Aln qui vous parle d'Algérie ». Le reste qui a duré jusqu'au 5 juillet 1962 est une longue et très belle histoire de présence (au Maroc d'abord à Rabat, puis à Tétouan et enfin à Tanger, Tunisie, Libye à Tripoli et à Benghazi, Egypte, Syrie, Irak,... mais aussi et surtout avec une station fixe, « Sawt El Djazaïr », à Nador, tout particulièrement après la proclamation en septembre 1958, du Gpra) d'engagement, de scoops, de sacrifices, de bombardements, de vie pénible... et de créativité avec des noms de légende et aux styles et voix (dont celles de Aissa Messaoudi, Bouzidi Mohamed...) aujourd'hui encore inimitables. On a eu, aussi, avec la continuation du combat libérateur, des actions, des initiatives, des soutiens... et des frictions (avec certaines autorités de certains pays qui servaient de base... et on a même eu un petit « arrêt de travail » de Aissa Messaoudi et de Madani Haouès qui se sentaient abandonnés... une « secousse imprévue ») qui ont obligé, parfois, à changer de lieux et de dénomination. Ainsi, le vocable « Sawt El Djazaïr n'a jamais été utilisé sur les ondes égyptiennes... qui préféraient « La voix du Fln et de l'Aln qui vous parle à partir du Caire »
Une aventure formidable... !
Reste, aujourd'hui encore, le problème des Archives, celles de Nador, de Radio-Tunis, des radios du Caire. « Qu'en reste-t-il » ? Et, surtout où sont-elles exactement et indisponibles jusqu'à quand ? Une interrogation douloureuse de l'auteur, lui-même acteur de premier plan d'une grande aventure médiatique.
L'Auteur : Lamine Bechichi, né à Sedrata le 19 décembre 1927, s'est éteint jeudi 23 juillet 2020 à l'âge de 93 ans.
Lamine Bechichi, un excellent bilingue, avait appris l'arabe et le Coran à quatre ans. Ayant participé, au sein de l'Aln, à la fabuleuse aventure de la communication révolutionnaire durant la guerre, à la fin des années 1960, Lamine Bechichi est conseiller au ministère de l'Education et, en parallèle, il composait des chants éducatifs. Il avait, entre autres, composé les musiques de l'émission télévisée « Al Hadika sahira » (le jardin magique). Le générique de fin était en fait un chant destiné pour fêter l'Au-revoir à l'école en juin et pour rendre hommage aux enseignants.
Il avait ensuite participé à l'organisation du Premier Festival culturel panafricain (PANAF) en 1969, puis dirigé l'Institut national de musique. Lamine Bechichi, violoniste et comédien aussi, était parmi les membres fondateurs de l'Académie musicale arabe en 1971. Il avait composé le générique du feuilleton « Al Hariq » (L'incendie) de Mustapha Badie en 1974 et écrit la partition musicale de la célèbre chanson de la Sud-Africaine Miriam Makéba, « Ana houra fel djazair ».
Après un passage du ministère de la Culture, au début des années 1980, Lamine Bechichi avait été chargé de la direction générale de la Radio algérienne, entre 1991 et 1995, avant d'être nommé ministre de la Communication en 1995.
Sommaire : Préface / Introduction/Chapitre I : Phase itinérante/ Chapitre II : « Sawt El Djazaïr » sur les radios amies/Chapitre III : La station fixe/ Bibliographie/ Témoignages (10) / Annexe (liste des militants ayant collaboré à la « Radio de l'Algérie libre et combattante » (53).
Extraits : « Il est à rappeler que le peuple libyen était tellement lié à la cause algérienne qu'une expression prit naissance grâce à notre révolution. Les Libyens disaient qu'ils voyaient le sourire de la militante Djamila Bouhired à travers la lune. Tout un symbole » (p 41), « Le vocable « Sawt El Djazaïr » n'a jamais été utilisé sur les ondes égyptiennes. On entendra plutôt « La voix du Front de libération et de l'Armée de libération nationale qui vous parle à partir du Caire » (p45), « L'équipe de l'Aln ( note : la toute première de football, comprenant alors des joueurs locaux... comme Krimo de l'Usma, Mohamed Laïfa, de l'As Skikda, Lakhdar Lack et Mostefa Titi de l'Us Tébessa, Saâyoud du Moc...) ne jouera que deux matches en Irak, le premier à Bagdad et le second à Kirkouk» (p49).
Avis : Un (petit mais formidable) recueil d'informations absolument indispensable pour connaître les extraordinaires exploits des combattants de l'Information au service de la Révolution armée.
Citations : « A L'Onu, M'hamed Yazid eut un coup magistral. Il demanda aux jeunes secrétaires de l'Onu de répéter en boucle l'appel suivant : « La délégation algérienne est priée de rejoindre la salle ». Ce fut fait au grand dam de ceux qui ne voulaient nullement la reconnaissance de notre pays » (p51), « Sawt El Djazaïr » émettant sur les ondes des pays frères est certes d'un apport appréciable, surtout pour l'opinion publique, mais rien ne vaut sa propre radio, cette arme inégalée » (p55), « Celui qui ne revendique rien, n' a rien, ni son passé lointain, ni celui récent, qu'il nous faut sauvegarder à tout prix « (p67).
Messaoud Zeghar. L'iconoclaste algérien. La véritable histoire de Rachid Casa. Biographie-essai par Seddik S. Larkeche . Casbah Editions, Alger 2015, 381 pages, 1 500 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits. Fiche de lecture complète inwww.almanach-dz.com/histoire/bibliotheque dalmanach)
A ses côtés, tous les autres « milliardaires » du pays ne sont que des « petits » malgré tous leurs exploits ou leurs réussites.
Voilà donc un jeune homme né le 8 décembre 1926, à Saint-Arnaud (« Satarno » pour nous les Indigènes de l'époque, aujourd'hui El Eulma) qui va se lancer, dès l'âge de 15 ans, dans les « affaires » en « négociant » d'abord avec les Américains de la base militaire de Sétif. A 20 ans, grâce aux amitiés nouées, tout en militant au sein du Ppa (dont un des responsables n'était autre que Belaïd Abdesselam qu'il retrouvera plus tard sur son chemin), il se lança dans le commerce en tous genres, à partir d'Oran Avec la guerre, il est obligé de se réfugier au Maroc, avec un surnom, Rachid Casa (il a plusieurs surnoms dont « Mister Harry ») et un patron, le Colonel Boussouf.
Il fut chargé de créer au Maroc un atelier d'armement et d'approvisionner la révolution en matériel de tous genres (de transmission, d'armes ). C'était le décollage (56) et l'envol, à la tête d'un véritable empire international (...). Cela dura jusqu'au 8 janvier 83 avec son arrestation (par des agents de la Sécurité militaire), son long emprisonnement (quasi-secret) durant plus de 1000 jours, jusqu'au 16 octobre 1985 en Algérie. « Descente aux enfers » et mort à Madrid en 87 (empoisonné selon A Berrouane) !
L'Auteur : De formation interdisciplinaire (sciences de gestion, sciences politiques, avocat, expert en gestion stratégique des risques, professeur-chercheur ), il a mis quatre années pour rechercher des informations, pour rencontrer des personnes concernées par la vie de son héros. (...)
Avis : Un ouvrage qui devrait être étudié dans les Écoles de Management et d'Affaires du pays La mondialisation-globalisation ainsi que l' « esprit d'entreprise » compris et pratiqués par un Algérien de formation moyenne mais visionnaire, bien avant l'heure. Dommage qu'il ait été « abattu » en plein vol par ses « frères » et « amis » (...)
Extraits : « Zeghar était par excellence un entrepreneur international qui était déjà dans la mondialisation, avec un sens aigu de la recherche d'opportunités diverses et de montages complexes » (p 142)(...)
Analysant les écrits et les prises de position du prix Nobel de littérature, Olivier Gloag met en lumière ses ambiguïtés et son attachement à l’Algérie française.
Dans Oublier Camus, Olivier Gloag, professeur associé à l’université de Caroline du Nord à Asheville et déjà auteur d’Albert Camus. A Very Short Introduction (Oxford University Press, 2020), s’attache à déconstruire le mythe qui entoure le prix Nobel de littérature, en particulier concernant ses engagements politiques lors de la guerre d’Algérie. Comme l’écrit Fredric Jameson dans sa préface, les « critiques [du livre d’Olivier Gloag] visent moins Camus que sa canonisation mainstream ; et, par-dessus le marché, la canonisation de son image plutôt que de son œuvre. »
Le « dernier grand écrivain colonial » ?
Albert Camus est en effet l’objet de nombreuses appropriations contemporaines et la diversité des bords politiques de ses admirateurs a de quoi surprendre. Dans son essai, Olivier Gloag souligne l’ambiguïté des positions politiques de Camus et estime que « se réclamer de Camus constitue une façon de revendiquer un humanisme aussi vague qu’ostentatoire. » Ainsi, le consensus autour de l’écrivain, envisagé comme « un saint laïque, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonisatiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain », « s’accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néolibéral ».
L’histoire de l’Algérie française voit ainsi s’opposer deux camps aux conceptions antagonistes de la colonisation du pays : ceux en faveur d’un « contrôle indirect » par la métropole incarné par Napoléon III, Clemenceau, Maurice Violette ; et ceux qui souhaitent un « contrôle absolu des Algériens », soit la majorité des Français d’Algérie. Pour Olivier Gloag, l’auteur de L’Étranger se range, avec quelques fluctuations, parmi les premiers, qui envisagent donc une participation des Algériens, mais considèrent que leur nation doit rester néanmoins dans le giron du colonisateur : « Camus n’a jamais su résoudre cette contradiction entre l’humanisme républicain et le colonialisme. Pourtant, le voici aujourd’hui consacré emblème d’une synthèse impossible. »
Son œuvre littéraire, à commencer par son roman le plus connu (L’Étranger), témoigne d’un « déni de l’Arabe en tant qu’être humain », voire d’une certaine « indifférence » à son égard. Ses personnages arabes ne sont guère décrits et ne parlent pas, ou peu. Pour Olivier Gloag, Camus est le « dernier grand écrivain colonial […] à rebours de l’Histoire », d’autant qu’il privilégie le thème du rapport à une nature idéalisée. L’universitaire estime même que, dans La Peste, la maladie éponymene renvoie pas à « l’Allemagne ou [aux] Allemands, [mais à] la résistance du peuple algérien à l’occupation française ».
« L’anti-Sartre »
Olivier Gloag, également spécialiste de Jean-Paul Sartre, revient longuement sur les rapports d’abord amicaux, puis conflictuels, entre les deux écrivains, Sartre étant partisan de la violence anticoloniale, comme il l’expose dans sa préface au livre de Franz Fanon, Les Damnés de la Terre. De son côté, Camus a toujours renvoyé dos-à-dos la violence du colonisateur et celle du colonisé, faisant, pour Olivier Gloag, le jeu du statu quo et ignorant donc la domination du colonisateur : « Leslectures contemporaines selon lesquelles Sartre était favorable à la tyrannie, tandis que Camus soutenait la liberté, s’articulent autour de l’engagement anticolonial du premier et de l’anticommunisme du second, plutôt que d’après un bilan objectif de leurs itinéraires et de leurs prises de position. » De même, les conduites des deux hommes pendant l’Occupation sont souvent opposées, Sartre étant peint en collaborateur et Camus en résistant de la première heure, au mépris des réalités historiques.
Sur la peine de mort, là encore, « ses engagements […] furent intermittents et contradictoires », en fonction du contexte, ce qui n’empêche pas qu’il soit aujourd’hui considéré comme une figure importante de l’abolitionnisme. Sa correspondance et ses écrits révèlent en outre, pour Olivier Gloag, « un profond sexisme ». « [R]écupéré par absolument tout le monde […], [Camus] reste l’écrivain emblématique de la social-démocratie française, des belles âmes convaincues d’avoir adopté la bonne position politique du moment », sans prendre le temps de faire leur introspection sur le passé colonial de la France et son poids dans le racisme contemporain.
Tout au long de son essai, Olivier Gloag relit l’œuvre et la réception de Camus à travers le prisme colonial, au risque de laisser de côté d’autres facteurs expliquant sa popularité, comme ses qualités littéraires, ignorées au profit du seul politique. Olivier Gloag a également tendance à faire des personnages de Camus les porte-parole des convictions de l’auteur. De même, estimer que le parti-pris camusien de la non-violence fait de l’écrivain un allié des colonisateurs occulte le fait que le mouvement d’indépendance indien, incarné par Gandhi, a fait ce même choix. Cela étant, Oublier Camus a le grand mérite de dépasser l’image d’Épinal de l’auteur et de montrer toute son ambiguïté sur la question coloniale comme sur d’autres sujets d’une actualité encore brûlante.
Sartre et l'Algérie. Essai de Kamal Guerroua (Préface de Salah Guemriche). Tafat Editions, Alger 2023, 239 pages, 1200 dinars
C'est, je crois, le premier ouvrage consacré pleinement au « couple »: Sartre/Algérie. Faut-il s'en étonner avec l'auteur qui comble ainsi une carence bibliographique dommageable pour la connaissance de la lutte de libération nationale d'une part et, d'autre part, pour mieux comprendre les engagements des intellectuels étrangers à notre cause. On peut comprendre cela côté ultra-marin (la France « colonialiste ») qui n'a pas encore digéré sa défaite et qui cultive toujours sa « haine » des autres, c'est-à-dire les gens de gauche (dont les porteurs de valises et les signataires du Manifeste des 121) et leurs amis « bougnoules », tout particulièrement. On le comprend bien moins chez nous où Sartre est évité aussi bien à l'Université qu'à l'extérieur... Il est vrai que ces derrières décennies, avec l'émergence d'idées religieuses radicales qui tendent à jeter aussi bien les contenus que les contenants, la haine de la philosophie « existentialiste » (ne voyant que l'athéisme de l'auteur) et le nationalisme mal placé ont bloqué toute réflexion et toute ouverture.
Côté Algérie, l'auteur vient donc de réparer une immense injustice politique et intellectuelle en osant le pari (réussi) d'étudier le parcours médiatico-politique algéro-français d'un intellectuel de « légende », admirateur et ami de Frantz Fanon (on apprend qu'ils avaient passé trois jours de discussions enflammées ensemble à Rome): « Sartre et Fanon, c'était presque la même veine combative : deux voix rebelles, hypersensibles à la condition des indigènes et indéniablement engagées dans la voie de l'anticolonialisme le plus radical », écrit-il. Il étudie, analyse et détricote avec détails le cheminement d'un anticolonialiste « enra (g) agé » dont le domicile parisien avait été plastiqué deux fois par les criminels de l'Oas... et que De Gaulle n'avait pas osé « emprisonner » (car on « n'emprisonne pas Voltaire », avait-il répondu à ses ministres de droite). L'auteur n'a nullement tenté de se substituer au rôle d'historien ni de camper celui du biographe de Sartre ni moins encore de privilégier une écriture panégyrique mais seulement de donner au philosophe la place qu'il mérite dans un pays, l'Algérie, pour lequel il s'était engagé corps et âme au nom de l'idéal de vérité.
A la base, J-P Sartre s'est abreuvé et inspiré dans le côté révolutionnaire de Jean-Jacques Rousseau lequel en 1762 avait écrit la première phrase du « Contrat social » : « L'homme est né libre et partout est dans les fers ». Un prélude à l'existentialisme sartrien. Aussi avait-il pris parti, à partir de 1950, dans ses œuvres littéraires, sa philosophie et son action, des pays de l'Est, en rupture avec le bloc soviétique, défendu le Tiers monde et ses luttes pour se libérer des griffes de l'impérialisme occidental (Vietnam, Cuba, Algérie...).
L'Auteur : Né en 1982 en ???? (Kabylie).Etudes et Algérie puis en France. Journaliste, poète et écrivain. Plusieurs publications dont « Le Chant des sirènes » (premier roman en 2019), « Le Souffle du printemps », « La contagion du bonheur », « L'Algérie révoltée », « Hymne à l'espérance », « Journal d'un hittiste)...
Sommaire : Préface (de Salah Guemriche)/ Naissance d'une idole/Influence philosophiques/L'engagement chez Sartre/L'étincelle algérienne/Le fait colonial/Sartre et Camus ou la déchirure algérienne/ Division ou débâcle morale des élites/Dans l'impasse : le manifeste des 121/Le pacte sacré avec les porteurs de valises/La question de la torture/Le mythe gaullien/L'empreinte fanonienne/La déroute républicaine/Le sacre indépendantiste/Conclusion/Notes (572)/ Sigles/Bibliographie (9 pages)
Extraits : « Sartre avait pris acte d'une chose :l'écrivain était, qu'il le veuille ou non, « dans le coup », obligé de résister, de prendre parti, de militer, de se battre avec le monde et la réalité qui s'imposait à lui, chargé de témoigner sur son temps, d'inscrire son écriture et son combat dans le cours de l'histoire, de transformer ses exigences esthétiques en revendications matérielles concrètes » (p 46), Camus avait vigoureusement dénoncé la violence , surtout celle commise par les révolutionnaires et les « terroristes » qui disaient vouloir rendre le monde meilleur alors qu'il n'avait pas soufflé un mot contre la violence étatique et systémique du capitalisme ni, durant les années 1950, contre celle du colonialisme ayant sévi en Algérie. A l'inverse, Sartre avait su identifier la violence étatique et systémique partout où il l'avait rencontrée, et avait défendu des individus et des mouvements qui luttaient contre elle » (p 80), « Camus était, au fond, pour Albert Memmi, « un colonisateur de bonne volonté », celui « qui ne regrette rien » selon la formule typique de Meursault dans « l'Etranger » ( p 88), « Nous sommes en 1961. Pour Sartre, l'indépendance de l'Algérie était d'ores et déjà acquise et elle interviendra dans un an ou dans cinq ans, par accord avec la France ou contre elle, après référendum ou par l'internationalisation du conflit » (p117), « La dénonciation de la torture pratiquée par l'armée française ainsi que le thème de la culpabilité personnelle et collective, jouèrent un rôle important dans l'argumentation sartrienne contre la guerre d'Algérie » ( p139), « A partir de 1958, Sartre l'anti-Pcf, Sartre l'anti-« Gauche molle », Sartre l'anti-guerre totale, Sartre l'anticolonialiste, Sartre l'antigaulliste, Sartre l'antigénéral, Sartre l'antimilitariste » (p145)
Avis : Un essai aussi pertinent par son approche que percutant par son contenu. De la recherche fine et ciblée qui nous réconcilie avec un philosophe qui (en dehors de ses autres positions politiques), grand admirateur et ami de Fanon, a été un fervent défenseur - et sans concessions - de la cause indépendantiste algérienne.
Citations : « Etre intellectuel est une attitude et non pas un métier » (J-P Sartre cité, p 42), « Mais, enfin, qu'est-ce que vraiment un « intellectuel engagé » ? Le philosophe le définissait d'abord comme « technicien du savoir pratique » (p 56), « Sartre et l'Algérie. Deux mots qui pourraient résumer l'essentiel : engagement et solidarité révolutionnaire (...) Par sa folle fringale de l'action nourrie par son devoir d'éthique de moraliste, ce fut, irrévocablement, le digne représentant de la France des Lumières face à celle des ténèbres... » (p 181)
Camus et le Fln. Essai de Tarik Djerroud. Tafat Editions, Alger 2022, 240 pages, 1 000 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel seulement. Extraits. Pour fiche de lecture complète voir in www.almanach-dz.com/vie politique/bibliothèque dalmanach)
Traiter dans une même œuvre deux itinéraires objectivement antagoniques (un intellectuel se disant progressiste d'un côté et de l'autre un mouvement, révolutionnaire qui plus est) n'est pas une mince affaire. Et, jusqu'ici, peu d'auteurs s'y sont frottés.
Analyser la démarche et les comportements d'Albert Camus, un pied-noir, « fils de pauvres », né à Drean (Mondovi, près de Annaba), ayant vécu à Belouizdad, un quartier populaire (Belcourt), devenu prix Nobel de littérature, humaniste (cf. son reportage sur la misère en Kabylie pour « Alger Républicain » alors qu'il était journaliste), fou amoureux de l'Algérie et de son soleil, mais pas partisan de son indépendance et la naissance et l'évolution du mouvement révolutionnaire qu'était le Fln L'auteur ne s'est pas laissé enfermer dans les dogmes dominants, tant culturels que politiques et idéologiques. Il s'est seulement et totalement fié aux textes... Des textes, ces empreintes indélébiles, pour certains oubliés, qui mettent en lumière les parties obscures d'une histoire nationale encombrée de tragédies, de douleurs, d'injustices, de lâchetés, dincompréhensions... et d'espoirs.
L'Auteur :Né à Semaoune, au pied de l'Akfadou (Ath Weghlis/Kabylie) en 1974. Etudes universitaires en électronique (Université de Tizi Ouzou). Passionné de littérature et pour l'histoire contemporaine de l'Algérie. Romancier et essayiste, auteur de plusieurs ouvrages dont des romans (« Le sang de mars », « Hold-up à la Casbah »...)
Table des matières : Introduction/ 14 chapitres/Notes/ Sigles/Bibliographie
Extraits : « La colonie allait se faire sans les Algériens, et surtout contre les Algériens, en décidant derechef de faire une terre de peuplement où l'arrivant était privilégié, où l'autochtone était spolié » (p22),... Camus commençait à pousser les portes d'un pays où se dressaient des murs entre deux communautés qui ne communiquaient pas ; on s'empiffrait d'un côté, on souffrait de l'autre » (p33), « En refusant d'avancer masqué, le Fln s'estimait solide, sûr de lui. Il n'était pas un caillou dans une chaussure mais un vrai rocher auquel on devait faire face » (p139), « Camus pouvait être lucide sur beaucoup de problèmes de son temps. Mais, il resta très aveugle sur l'art d'écraser l'ignominie coloniale en Algérie. Aussi, demeura-t-il angoissé à l'idée d'une Algérie indépendante (p 204).
Avis : Une étude minutieuse et bien documentée supportée par une écriture au style léger et attrayant
Citations : « Qu'est-ce qu'une insurrection ? C'est le peuple en armes. Qu'est-ce que le peuple ? C'est ce qui dans une nation ne veut jamais s'agenouiller » (Albert Camus cité, p 79), « La guerre, c'est comme l'histoire, est un vaste espace qui se labourait « les armes à la main » (p131), « La guerre était l'affaire de tous, la révolution était l'affaire de tout un peuple ! »( p143), « A l'Elysée et sa proche banlieue, certes, on aimait beaucoup le couscous, mais on n'aimait pas du tout les porteurs de burnous » (p 188), « En fait, sur la terre des hommes et des femmes, si la guerre est temporaire ; la justice, elle , demeure une quête permanente » (p 216).
Sartre et l'Algérie. Essai de Kamal Guerroua (Préface de Salah Guemriche). Tafat Editions, Alger 2023, 239 pages, 1200 dinars
C'est, je crois, le premier ouvrage consacré pleinement au « couple »: Sartre/Algérie. Faut-il s'en étonner avec l'auteur qui comble ainsi une carence bibliographique dommageable pour la connaissance de la lutte de libération nationale d'une part et, d'autre part, pour mieux comprendre les engagements des intellectuels étrangers à notre cause. On peut comprendre cela côté ultra-marin (la France « colonialiste ») qui n'a pas encore digéré sa défaite et qui cultive toujours sa « haine » des autres, c'est-à-dire les gens de gauche (dont les porteurs de valises et les signataires du Manifeste des 121) et leurs amis « bougnoules », tout particulièrement. On le comprend bien moins chez nous où Sartre est évité aussi bien à l'Université qu'à l'extérieur... Il est vrai que ces derrières décennies, avec l'émergence d'idées religieuses radicales qui tendent à jeter aussi bien les contenus que les contenants, la haine de la philosophie « existentialiste » (ne voyant que l'athéisme de l'auteur) et le nationalisme mal placé ont bloqué toute réflexion et toute ouverture.
Côté Algérie, l'auteur vient donc de réparer une immense injustice politique et intellectuelle en osant le pari (réussi) d'étudier le parcours médiatico-politique algéro-français d'un intellectuel de « légende », admirateur et ami de Frantz Fanon (on apprend qu'ils avaient passé trois jours de discussions enflammées ensemble à Rome): « Sartre et Fanon, c'était presque la même veine combative : deux voix rebelles, hypersensibles à la condition des indigènes et indéniablement engagées dans la voie de l'anticolonialisme le plus radical », écrit-il. Il étudie, analyse et détricote avec détails le cheminement d'un anticolonialiste « enra (g) agé » dont le domicile parisien avait été plastiqué deux fois par les criminels de l'Oas... et que De Gaulle n'avait pas osé « emprisonner » (car on « n'emprisonne pas Voltaire », avait-il répondu à ses ministres de droite). L'auteur n'a nullement tenté de se substituer au rôle d'historien ni de camper celui du biographe de Sartre ni moins encore de privilégier une écriture panégyrique mais seulement de donner au philosophe la place qu'il mérite dans un pays, l'Algérie, pour lequel il s'était engagé corps et âme au nom de l'idéal de vérité.
A la base, J-P Sartre s'est abreuvé et inspiré dans le côté révolutionnaire de Jean-Jacques Rousseau lequel en 1762 avait écrit la première phrase du « Contrat social » : « L'homme est né libre et partout est dans les fers ». Un prélude à l'existentialisme sartrien. Aussi avait-il pris parti, à partir de 1950, dans ses œuvres littéraires, sa philosophie et son action, des pays de l'Est, en rupture avec le bloc soviétique, défendu le Tiers monde et ses luttes pour se libérer des griffes de l'impérialisme occidental (Vietnam, Cuba, Algérie...).
L'Auteur : Né en 1982 en ???? (Kabylie).Etudes et Algérie puis en France. Journaliste, poète et écrivain. Plusieurs publications dont « Le Chant des sirènes » (premier roman en 2019), « Le Souffle du printemps », « La contagion du bonheur », « L'Algérie révoltée », « Hymne à l'espérance », « Journal d'un hittiste)...
Sommaire : Préface (de Salah Guemriche)/ Naissance d'une idole/Influence philosophiques/L'engagement chez Sartre/L'étincelle algérienne/Le fait colonial/Sartre et Camus ou la déchirure algérienne/ Division ou débâcle morale des élites/Dans l'impasse : le manifeste des 121/Le pacte sacré avec les porteurs de valises/La question de la torture/Le mythe gaullien/L'empreinte fanonienne/La déroute républicaine/Le sacre indépendantiste/Conclusion/Notes (572)/ Sigles/Bibliographie (9 pages)
Extraits : « Sartre avait pris acte d'une chose :l'écrivain était, qu'il le veuille ou non, « dans le coup », obligé de résister, de prendre parti, de militer, de se battre avec le monde et la réalité qui s'imposait à lui, chargé de témoigner sur son temps, d'inscrire son écriture et son combat dans le cours de l'histoire, de transformer ses exigences esthétiques en revendications matérielles concrètes » (p 46), Camus avait vigoureusement dénoncé la violence , surtout celle commise par les révolutionnaires et les « terroristes » qui disaient vouloir rendre le monde meilleur alors qu'il n'avait pas soufflé un mot contre la violence étatique et systémique du capitalisme ni, durant les années 1950, contre celle du colonialisme ayant sévi en Algérie. A l'inverse, Sartre avait su identifier la violence étatique et systémique partout où il l'avait rencontrée, et avait défendu des individus et des mouvements qui luttaient contre elle » (p 80), « Camus était, au fond, pour Albert Memmi, « un colonisateur de bonne volonté », celui « qui ne regrette rien » selon la formule typique de Meursault dans « l'Etranger » ( p 88), « Nous sommes en 1961. Pour Sartre, l'indépendance de l'Algérie était d'ores et déjà acquise et elle interviendra dans un an ou dans cinq ans, par accord avec la France ou contre elle, après référendum ou par l'internationalisation du conflit » (p117), « La dénonciation de la torture pratiquée par l'armée française ainsi que le thème de la culpabilité personnelle et collective, jouèrent un rôle important dans l'argumentation sartrienne contre la guerre d'Algérie » ( p139), « A partir de 1958, Sartre l'anti-Pcf, Sartre l'anti-« Gauche molle », Sartre l'anti-guerre totale, Sartre l'anticolonialiste, Sartre l'antigaulliste, Sartre l'antigénéral, Sartre l'antimilitariste » (p145)
Avis : Un essai aussi pertinent par son approche que percutant par son contenu. De la recherche fine et ciblée qui nous réconcilie avec un philosophe qui (en dehors de ses autres positions politiques), grand admirateur et ami de Fanon, a été un fervent défenseur - et sans concessions - de la cause indépendantiste algérienne.
Citations : « Etre intellectuel est une attitude et non pas un métier » (J-P Sartre cité, p 42), « Mais, enfin, qu'est-ce que vraiment un « intellectuel engagé » ? Le philosophe le définissait d'abord comme « technicien du savoir pratique » (p 56), « Sartre et l'Algérie. Deux mots qui pourraient résumer l'essentiel : engagement et solidarité révolutionnaire (...) Par sa folle fringale de l'action nourrie par son devoir d'éthique de moraliste, ce fut, irrévocablement, le digne représentant de la France des Lumières face à celle des ténèbres... » (p 181)
Camus et le Fln. Essai de Tarik Djerroud. Tafat Editions, Alger 2022, 240 pages, 1 000 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel seulement. Extraits. Pour fiche de lecture complète voir in www.almanach-dz.com/vie politique/bibliothèque dalmanach)
Traiter dans une même œuvre deux itinéraires objectivement antagoniques (un intellectuel se disant progressiste d'un côté et de l'autre un mouvement, révolutionnaire qui plus est) n'est pas une mince affaire. Et, jusqu'ici, peu d'auteurs s'y sont frottés.
Analyser la démarche et les comportements d'Albert Camus, un pied-noir, « fils de pauvres », né à Drean (Mondovi, près de Annaba), ayant vécu à Belouizdad, un quartier populaire (Belcourt), devenu prix Nobel de littérature, humaniste (cf. son reportage sur la misère en Kabylie pour « Alger Républicain » alors qu'il était journaliste), fou amoureux de l'Algérie et de son soleil, mais pas partisan de son indépendance et la naissance et l'évolution du mouvement révolutionnaire qu'était le Fln L'auteur ne s'est pas laissé enfermer dans les dogmes dominants, tant culturels que politiques et idéologiques. Il s'est seulement et totalement fié aux textes... Des textes, ces empreintes indélébiles, pour certains oubliés, qui mettent en lumière les parties obscures d'une histoire nationale encombrée de tragédies, de douleurs, d'injustices, de lâchetés, dincompréhensions... et d'espoirs.
L'Auteur :Né à Semaoune, au pied de l'Akfadou (Ath Weghlis/Kabylie) en 1974. Etudes universitaires en électronique (Université de Tizi Ouzou). Passionné de littérature et pour l'histoire contemporaine de l'Algérie. Romancier et essayiste, auteur de plusieurs ouvrages dont des romans (« Le sang de mars », « Hold-up à la Casbah »...)
Table des matières : Introduction/ 14 chapitres/Notes/ Sigles/Bibliographie
Extraits : « La colonie allait se faire sans les Algériens, et surtout contre les Algériens, en décidant derechef de faire une terre de peuplement où l'arrivant était privilégié, où l'autochtone était spolié » (p22),... Camus commençait à pousser les portes d'un pays où se dressaient des murs entre deux communautés qui ne communiquaient pas ; on s'empiffrait d'un côté, on souffrait de l'autre » (p33), « En refusant d'avancer masqué, le Fln s'estimait solide, sûr de lui. Il n'était pas un caillou dans une chaussure mais un vrai rocher auquel on devait faire face » (p139), « Camus pouvait être lucide sur beaucoup de problèmes de son temps. Mais, il resta très aveugle sur l'art d'écraser l'ignominie coloniale en Algérie. Aussi, demeura-t-il angoissé à l'idée d'une Algérie indépendante (p 204).
Avis : Une étude minutieuse et bien documentée supportée par une écriture au style léger et attrayant
Citations : « Qu'est-ce qu'une insurrection ? C'est le peuple en armes. Qu'est-ce que le peuple ? C'est ce qui dans une nation ne veut jamais s'agenouiller » (Albert Camus cité, p 79), « La guerre, c'est comme l'histoire, est un vaste espace qui se labourait « les armes à la main » (p131), « La guerre était l'affaire de tous, la révolution était l'affaire de tout un peuple ! »( p143), « A l'Elysée et sa proche banlieue, certes, on aimait beaucoup le couscous, mais on n'aimait pas du tout les porteurs de burnous » (p 188), « En fait, sur la terre des hommes et des femmes, si la guerre est temporaire ; la justice, elle , demeure une quête permanente » (p 216)
J'habite en mouvement. Poésie. Anthologie (2001-2021) de Samira Negrouche. Editions Barzakh, Alger 2023, 281 pages, 900 dinars
Une œuvre à nulle autre pareille tant dans le fond que dans la forme. Assurément sortant de l'ordinaire. De la poésie, de la prose mais aussi, en filigrane, de l'essai. Une anthologie qui puise dans la totalité de l'œuvre de Samira Negrouche durant deux décennies. Une œuvre ample et protéiforme où résonne «la profondeur du chant du monde». Une œuvre qui au fil des ans et des créations s'est complexifiée, interrogeant les lisières, les frontières, toutes les frontières, le dialogue avec l'Autre, le lien à la Terre et ses subtilités, aux langues, au corps, à l'amour... Bref, comme elle le dit assez bien dans un entretien de presse, «un livre né d'une concordance de désirs et de la fin d'un cycle manquant».La sélection s'est faite à partir de livres publiés entre 2001 et 2021, certains n'ayant jamais été publiés en Algérie. Les textes ne se suivent pas par ordre chronologique, l'important étant, semble-t-il, que la sélection tienne d'un tenant, «qu'elle soit construite comme un livre avec plusieurs fils tendus du début à la fin»
L'Auteure : Née à Alger où elle y vit. Poète, essayiste et traductrice. Médecin de formation. Plusieurs publications .Elle a, aussi, coordonné, durant dix ans, à Alger, un festival de poésie. Traduite dans une trentaine de langues et plusieurs publications. Elle collabore avec nombre d'artistes (peintres, musiciens...)
Extraits : «Nous nous aventurons un soir sur des mots déjà peints à chaque vingt ans palpitants, nous écrivons les mêmes paysages et en sommes les seuls créateurs» (p 49), «Il y a des pages sans écriture qui vous traversent au bout de la nuit celles qu'un éditeur n'attend pas et qui sont le chemin vers un livre imaginaire que vous regardez s'éloigner à mesure que le temps passe vous préférez penser qu'il est à jamais dans la mémoire morte de l'ordinateur» (p 99)
Avis : Il faut aimer l'expression poétique, la gymnastique des mots et l'art de la mise en page pour apprécier pleinement. Un ensemble thématique, musical et visuel très original. Il faut seulement ne pas se décourager. A lire. Puis à relire... et bien regarder.
Citations : «C'est avec des «nœuds en zigzag» qu'on va au bout de soi -au bout du monde» (Nimrod, poète, romancier et essayiste tchadien, préface, p 10), «Les poètes sont des êtres de solitude. Ils embrassent tout : vivants et non-vivants, lesquels les envahissent pour les faire naître à leur destin» (Nimrod, poète, romancier et essayiste tchadien , préface, p 10), «Il me semble difficile/qu'un mot-clé/puisse ouvrir quoi que ce soit/qui en vaille la peine/les mots n'ouvrent rien/véritablement/la fonction paralyse le mot/j'assume la statistique/ paralyse/tout logiciel/ par saturation» (p 159), «Je ne dors pas la nuit. Quand le silence tombe, ce sont les visages qui remontent dans ma mémoire, ceux que je n'ai jamais vus aussi» (p245), «Toute vie est mouvement, c'est une des évidences qu'il faut pourtant se rappeler chaque jour, qu'il faut s'entendre dire chaque jour, qu'il faudrait observer à chaque instant» (p251)
En ouvrant le livre de ma vie... Récit(s) de Fatiha Belkacem. Editions El Qobia, Alger 2023, 204 pages, 900 dinars
Souvenirs au coin du feu... Souvenirs d'un temps passé... Souvenirs de moments de bonheur, de joies partagées, mais aussi de craintes, de peines, de douleurs, de souffrances, mais aussi d'espérance continuelle. C'est là tout le contenu de cette œuvre toute de tendresse, de pudeur et d'émotions, mais aussi d'idées bien arrêtées sur la société... celle d'hier, et celle d'aujourd'hui. Idées formulées simplement et franchement.
L'auteure nous raconte son enfance, sa jeunesse, sa famille, la société environnante (celle durant la colonisation, celle de l'Algérie indépendante... et celle d'aujourd'hui). Elle décrit (presque) toute sa vie, ses espoirs, son parcours, ses craintes, ses désirs, ses colères, ses questions sur son devenir porté en son cœur... Aussi son amour pour le sport, la pêche, le savoir culinaire, tout particulièrement celui hérité. Résumé ainsi : Des instants de petits bonheurs ou de coups de gueule, des chagrins, des craintes, des jalousies sur des pages sans retenue.
43 grands et courts textes, tous aussi prenants les uns que les autres. Avec un summum atteint dans le chapitre consacré à la «cellule familiale» où le père et la maman sont les piliers sécurisants et formateurs ; dans le chapitre consacré l' «apparition du Corona», un mal qui a ravagé tout ce qui se trouvait sur son chemin», Blida ayant été une seconde «Wuhan» ; et dans le chapitre consacré à «mon coloc, le cancer»... un mal ayant atteint le corps de la «guerrière» qui continue à «réfuter le mot Impossible».
L'Auteure : Née à Boufarik en 1949. Etudes en philosophie, correspondante d'un journal, carrière dans une banque en tant que cadre dirigeante... Aujourd'hui, résidant à Blida, elle gère un établissement de restauration où l'on consomme, dit-on, de la très, très bonne cuisine. Note : sœur du défunt journaliste Kamel Belkacem.
Sommaire : Préface (de Dehbia Ammour, poétesse) / 43 chapitres (Chapitre I : Le village de Sidi Moussa... Chapitre 42 : Apparition du Corona... Chapitre 43 : Mon coloc, le cancer)
Extraits : «Pour moi, les enseignantes étaient synonymes d'aptitude, d'érudition, de respect» (p27), «Après l'indépendance, (note : à Blida), plus de concours, plus de bataille des fleurs, plus de princesses sur des chars fleuris, ces derniers ont fini au cimetière de la ferraille» (p36), «Être indigène ne voulait pas dire nécessairement être vêtu de haillons ou guenilles» (p38), «Les Fatma, les Mohamed, les Indigènes, les Bougnoules étaient des termes adoptés par les Colons français racistes» (p 89), «Les mentalités du respect étaient ancrées dans notre subconscient et tous nos faits et gestes durant nos balades étaient liés à la protection de la nature ; une prise de conscience héritée de nos parents» (p121), «C'était la guerre, et pourtant il existe et il y aura toujours des souvenirs désagréables durs à oublier, des étapes douloureuses à surmonter, des moments ineffaçables de la mémoire mais chaque minute est là pour nous ramener à la valeur de la vie. Tout cela, c'était autrefois !» (p139), «Autrefois, malgré la lutte acharnée des Algériens à arracher leur indépendance, il n'existait pas cette morosité chez les gens .Tout était occasion de festoyer, rire et partager et, malgré les deuils, les chagrins, la misère, l'allégresse était partout» (p171.)
Avis : Un recueil de souvenirs, une sorte de bloc-notes du temps passé et du présent proche, pleins de fraîcheur (s) et de nostalgie qui détricotent le temps et se souvenir. Il faut, pour bien apprécier, se laisser «aller» et se souvenir... de son enfance, de sa jeunesse, de ses parents, de sa famille, de ses amis, de ses voisins, de ses joies, de ses peines, des souffrances du pays...Un livre que chacun de nous (sexagénaires et plus) porte en soi. Car, selon la préfacière, une «histoire mise en chair», relatant les souvenirs indélébiles d'une vie qu'il fallait tracer quelque part.
Citations : «De propriétaires d'origine, ces Algériens sont devenus (note : sous la colonisation) esclaves sur leurs terres « (p 39), «Être seul, c'est être en mauvaise compagnie, c'est hériter d'une maladie grave aux douleurs incontrôlables enrobées de regrets et d'amertume sans aucune reconnaissance. Pour beaucoup, la mort reste une délivrance face à la souffrance morale» (p 71), «Ne pas oublier, c'est bien, mais reconstruire c'est mieux. Le passé ne doit pas être l'alibi pour zapper le présent» (p150).
Poussières d'itinérances. Récits de voyage de Badr'Eddine Mili. Apic Editions, Alger 2023, 187 pages, 800 dinars
Il avait produit, entre 2009 et 2015 une trilogie romanesque («La brèche et le rempart», «Les miroirs aux alouettes», «Les abysses de la passion maudite»). Puis, il a produit une trilogie politique.
On pensait qu'il avait fait le tour de «la question algérienne», côté cour et côté maison, côté obscur et côté lumineux. Mais non !
Cette fois-ci, il se penche sur l'extérieur, c'est-à-dire sur toutes (ou presque toutes, ses passages à la présidence de la République puis à l'Aps n'ayant été évoqué que très brièvement) ses expériences professionnelles, en Algérie et surtout à l'étranger, lors de missions au service de son entreprise du moment. Car il est passé par plusieurs avec une affection toute particulière pour le secteur qui l'a accueilli à sa sortie de l'Université et qui l'a rattrapé en fin de parcours : la radiotélévision en particulier et l'audiovisuel en général.
Au total, 22 haltes présentées totalisant, en 40 ans, une trentaine de pays et une cinquantaine de villes. Les Balkans, Sarajevo, le Kilimandjaro, le Canada, le lac Victoria, Paris, Tunis, Casablanca, Londres, Rome, Barcelone, Dubrovnik, Palerme, l'Espagne, Chypre, Anvers, Bruxelles, Bucarest..., le veinard ! Heureusement qu'il n'a choisi de ne raconter que ceux qui «présentaient un intérêt un rapport avec la période, la durée, la portée culturelle et esthétique, les rencontres et la dimension politique concernées...». Il est vrai que certains ont fait bien plus ou bien mieux. Hélas, pour lui, comme pour bien des cadres voyageurs, mis à part quelques exceptions, il ne s'agissait pas de voyages touristiques et de loisirs mais avant tout de voyages de travail. Certes, les lieux traversés puis, à l'occasion, visités, sont décrits avec subtilité et art, tant l'auteur sait y faire avec les mots (il fut assez longtemps, éditorialiste politique à la Chaîne 3), mais le plus important se trouve dans le contenu des missions effectuées, parfois bien délicates car engageant souvent l'image et la présence internationale du pays, quelquefois périlleuses (surtout lorsque le «parapluie diplomatique» n'est pas au rendez-vous) et toujours éreintantes, sinon dangereuses. Une exception, une large visite, en famille, dans le sud de la France et au nord de l'Espagne. Après l'effort, le réconfort... bien mérité.
L'Auteur : Né à Constantine, études de Droit et de Sciences politiques (Université d'Alger). Plusieurs postes de responsabilité au sein des médias étatiques (radio, Anep, Dr au ministère de la Communication et de la Culture, Dg Aps, Chargé de mission à la présidence de la République sous le mandat de Liamine Zeroual...). Auteur d'une trilogie romanesque et de trois essais politiques : «L'opposition politique en Algérie», «Les présidents algériens à l'épreuve du pouvoir» et «Le système politique algérien. Formation et évolution (1954-2020)».
Extraits : «De ces circonvolutions autour du nombril du monde, il revint avec des impressions, des sensations et des images fabuleuses, parfois métaphysiques» (Prologue, p 7), «Mon père m'avait appris, depuis ma petite enfance, que s'habiller convenablement était le signe extérieur de la plus grande des dignités» (p 141), «Chaque voyage se suffit à lui-même, avec son charme ou son sel spécial, unique. Certains sont plus réussis que d'autres et laissent des traces, ce qui n'est valable que pour quelques-uns «(p 185).
Avis : Un long voyage dans le temps et dans l'espace... à travers le monde. Un riche circuit certes touristique, mais aussi et surtout professionnel : l'utile, parfois le futile et l'agréable. Des descriptions de lieux se doublant de réflexions et de leçons politiques.
Une petite erreur à signaler (il fallait bien en trouver une) : Mohamed Benzeghiba n'a jamais été Dg de l'Anep (il a été par contre DG/pi de l'Aps) (p 84). C'est votre serviteur qui avait succédé, durant moins d'une année, à Madani Haouès, avant d'aller à la Dg de l'Aps et remplacé par Mohamed Raouraoua. Un genre d'ouvrage à encourager pour maintenir les mémoires trop rapidement oublieuses de ce qui s'est fait «avant».
Citations : «Il y a comme cela des circonstances qui se croisent et nous rappellent combien, fatalement, nous demeurons prisonniers de nos vieux mythes et de nos vieilles querelles, incapables de nous en libérer» (p 49), «Derrière les lumières d'une Révolution forte de son peuple résistant, de ses intellectuels avant-gardistes et de ses brillants systèmes de santé et d'éducation, j'ai vu se profiler l'ombre de la faim, les démons de l'autoritarisme et la tentation d'exporter le «modèle» (A propos de Cuba, p 64), «Si je ne me trompe pas, dans voyage, il y a à voir» (p 185), «Le voyage est la réalisation, sinon la continuation, d'un rêve qui débouche toujours sur le savoir» (p 186).
Talelat. Mystères de «la Main du Juif». Roman-essai de Djamel Laceb. Editions Frantz Fanon, Editions Frantz Fanon, Boumerdès, 2023, 181 pages, 1.000 dinars
Ni roman, ni essai, mais les deux, ce qui est tout de même une performance pas toujours réussie ailleurs. En fait, l'auteur n'a pas voulu raconter une histoire mais plutôt raconter le quotidien d'une «population unique», de par sa culture, ses travers, ses peines et ses espoirs..., de raconter un monde «sur la route de l'absence», avec des cimes qui s'évacuent chaque jour un peu plus «avec des partants qui emportent avec eux les dernières coutumes d'une culture ancestrale non pour les perpétuer, mais pour les corrompre dans des bourgs informes».
Bien sûr, il y a, hélas, plusieurs «populations uniques» en Algérie qui empruntent ce chemin, avec, peut-être des mentions particulières pour certaines d'entre-elles.
L'auteur, donc, raconte, en fait, le quotidien, triste mais vivable et bien (ce qui ne veut pas dire obligatoirement bon) vivant d'un lieu et d'une population attachée à sa terre, à sa langue et à ses us et coutumes, bonnes et (ou) mauvaises. Une terre devenue ingrate car trop abandonnée (sauf le «Grand Parking national» et ses singes, très, trop bien gardés), une langue riche mais complexe, des traditions parfois gênantes mais nécessaires... poussant au départ vers des ailleurs pourtant incertains. On a donc, au final, un roman-essai parsemé d'informations puisées dans des lectures et autres sources dont la tradition orale n'est pas des moindres. Sans oublier un penchant pour l'histoire de l'Egypte antique ainsi que pour la mythologie.
Au départ du récit, il y a, au milieu de l'immense et imposant Djurdjura, «la Main du Juif» (Talelat), un rocher à plusieurs pointes, sorte de «paluche géante», baptisée ainsi par les Français, dont tout le monde, à Dawdar (1.100 mètres d'altitude, parle avec vénération..., car, semble-t-il, liée à d'anciennes civilisations ayant enfoui on ne sait quels secrets. Il y a, aussi, un Sphinx gigantesque que ne peuvent voir que les initiés..., soumis au silence... Des rochers «qui parlent d'eux-mêmes», et, paraît-il, il suffit de tendre l'oreille et de regarder dans la bonne direction. Tout un mystère bien gardé (et transmis par bribes) par des personnages originaux : Dda Slimane, Moh Pompidou, Cheikh Mohand...
L'Auteur : Né à Souk Ahras, inspecteur d'administration dans l'Education nationale, conseiller au Haut-Commissariat de l'amazighité, lauréat du grand prix Assia Djebar pour son roman «Nna Ghni» et il a publié un recueil de chroniques (2019), «Escapades en terre amazighe».
Extraits : «Un Sudiste comme son nom l'indique travaille au sud du pays. Il en existe deux catégories : les chanceux et les misérables. Les premiers sont dans les sociétés pétrolières algériennes et perçoivent des salaires mirobolants tandis que les seconds sont les esclaves des sous-traitants» (p 38), «Dans le monde des mânes et des i!essasen, le pays du Djurdjura est l'équivalent de la Chine. Un pays surpeuplé d'esprits et d'âmes» (p 48), «Le chiffre cinq est le chiffre de l'équilibre, du centre, il est associé à la vie et aux saisons car depuis la nuit des temps, les Amazighs comptent cinq saisons» (p 63), «Personne ne sait pourquoi les singes s'appellent Messaoud et les chacals Mhand, mais une chose est sûre : ils se reconnaissent» (p 66), «Dans notre région, il y a deux façons de trouver quelque apaisement : le grand plongeon dans les cuves ou bien se faire tatouer sur le front et sur les chevilles les trois marques de l'obéissance et de la prosternation» (p 84), «C'est dans les magasins que sont commentées toutes les nouvelles colportées, tous les ragots; mais le plus grand, c'est le«Sénat»». L'établissement tient sa réputation du fait qu'il est fréquenté par les phénomènes des environs... On parle quand on sait quelque chose, on parle aussi quand on ne sait rien. Au «Sénat», il faut parler, parler; au moindre silence, vous cessez d'exister et alors, le sujet de discussion, c'est vous» (pp 87-88), «Un cassé est un homme qui, ayant tenté sa chance en ville, revient brisé par le chômage, la misère ou autre vicissitude de la vie. Un cassé n'avoue jamais son état; il est facile de déceler l'amertume du vaincu. Les villageois les appellent aussi les «revenants» parce qu'ils ont la démarche et l'existence légères : comme s'ils avaient honte d'être présents parmi les vivants» (p 111).
Avis : Bien écrit. Style fluide. De l'humour plein les pages. De la critique et de l'autocritique. On en arrive à oublier que de roman il n'y en a presque point, mais beaucoup d'analyses psychosociologiques d'une région et de sa population. A lire... avec compréhension car l'auteur a l'air d'adorer sa région maternelle. Un critique a écrit que «c'est un roman étincelant qui réinterroge avec une originalité déconcertante les lieux de la culture berbère et les mystères d'une langue qui a résisté aussi bien aux bourrasques du temps qu'aux accidents de l'Histoire».
Citations : «Éduquer use toutes les facultés, au point de faire des maîtres au mieux des dadais, sinon des démons» (p 15), «La rêve commun des habitants d'un pays crée l'image du pays» (p 51), «Pour parler des gens, il faut les aimer et moi j'en suis à me demander s'il faut leur pardonner d'abord» (p 93), «Au pays le plus dépensier du monde, les économistes ne pouvaient que chômer» (p 113).
La main du juif : de quel juif s’agit-il au juste ?
La Main des juifs
Matin, midi et soir, on ne peut s’empêcher de lever nos yeux vers notre majestueux Djurdjura. Bien sûr, il est toujours question d’admirer ces imposants sommets de l’Atlas tellien qui affichent fièrement la force et la noblesse qui caractérisent notre éternelle Kabylie.
Notre chaîne montagneuse compte beaucoup de sommets dont l’un des plus célèbres d’entre eux porte curieusement le nom de « Main du juif » ou « Thaletat » qui signifie l’auriculaire. Il faut d’ailleurs se trouver du côté de ce sommet pour pouvoir profiter d’une splendide vue panoramique sur le territoire des Igawawen d’une part et des Iflissen de l’autre part.
Mais interrogeons-nous d’abord sur l’origine de cette appellation qui semble avoir un rapport avec un personnage juif.
On peut remarquer autant que le juif a été depuis les nuits des temps ce produit à appliquer à toutes les sauces, et ce n’est que pour cela les gouvernants arabes ne voient encore que la traumatisante main du juif ou la main juive derrière toute révolte de leurs populations respectives.
Que nous restons bien dans le cadre de notre sujet et de la très bonne réponse à trouver. Alors, s’agit-il de l’un de ces juifs installés en Tamazgha (Afrique du Nord) depuis l’époque romaine ?
S’agit-il encore une fois de cet Amazigh juif issu d’une très ancienne tribus berbères judaïques ?
On ignore toujours quand et pourquoi on a ainsi baptisé ce flan de montagne qui nous renvoie à une sculpture d’une main ouverte vers le ciel, sauf que l’une des légendes nous apprend que ce plus haut endroit de notre montagne était un lieu de prière d’un ascète juif.
La célèbre main n’a pu, comme on s’aperçoit par ailleurs,, laissé indifférent Ernest Renan (appelé le Breton des Ouadhias) qui a, à travers son magnifique ouvrage « La société berbère, mélange d’histoire et de voyages» publié en 1878, témoigné en poésie de son émerveillement.
Certes, cette belle poésie nous réconforte et nous détend, mais nous restons hélas sur notre soif de cette ultime bonne réponse à notre vraie question. On continue de croire que quelqu’un de vous en sait quelque chose pour pouvoir gentiment nous l’apprendre.
Yazid Sadat
Poésie d’Ernest Renan
Main ouverte dressée dans le ciel de Kabylie
Et jaillissant du Djurdjura en seigneurie
Comme pour saluer l’arrivée d’un soldat vainqueur
Qui apporte un butin de guerre à son empereur ;
Il n’en fallait pas plus pour qu’on la baptisât
« Main du Juif » pour la sortir de l’anonymat.
Main figurative d’un chef d’œuvre bien charpenté
Que le peintre a lissé d’un vernis argenté
Auréolant de lumière le vert paysage
Agenouillé à ses pieds pour lui rendre hommage ;
Il n’en fallait pas davantage pour qu’on aimât
Cette « Main du Juif » au port altier et délicat.
Main immortelle qui fait la fierté des « aarouchs »,
Qui malgré sa hauteur, ses airs un peu farouches,
Veille d’un œil attendri sur tous les habitants
Comme une mère qui protège ses petits, ses enfants ;
Première fille à aller à l’école dans sa famille en Algérie colonisée, première femme maghrébine à intégrer l’École normale supérieure puis l’Académie française, la romancière algérienne Assia Djebar (1936-2015) s’impose comme une figure majeure de la littérature française. Itinéraire en quatre volets d’une pionnière.
LeLe 3 mars 1999, Fatma Zohra Imalhayène soutient une thèse à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3. Son titre est le suivant : Le roman maghrébin francophone entre les langues, entre les cultures : quarante ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997.
L’intitulé n’a rien d’étonnant, ni même le thème. À cette époque, Assia Djebar est une autrice installée et une (la ?) figure majeure de la littérature contemporaine algérienne.
Le destin de l’écrivaine s’entrelace avec celui du pays. De la colonisation à la guerre d’indépendance, en passant par les années noires du terrorisme des années 1990, Assia Djebar a tout vécu, tout subi, tout raconté, tout sublimé et transcendé.
L’autrice a produit une œuvre foisonnante, complexe, avec plusieurs facettes à décomposer roman après roman. Quant à Fatma Zohra Imalhayène, elle est la personne la mieux placée pour réaliser cette exégèse puisqu’elle et Assia Djebar forment une seule et même personne.
Le dernier est le nom de plume de la première, emprunté pour ne pas embarrasser sa famille lorsque est paru, en 1957 aux éditions Julliard, son premier roman, La Soif. Mais nous y reviendrons. Assia signifie « consolation » et djebar, « intransigeance ».
En 1980, Assia Djebar a refusé d’assister à la soutenance de la thèse d’une étudiante consacrée à son œuvre pour ne pas assister, « vivante », à sa « propre autopsie ». Elle a préféré tenir le scalpel et explorer elle-même son chemin littéraire. Dans le compte-rendu de sa thèse, il est souligné que ce travail, « en sa démarche, n’obéit ni à une structure ni à un discours canoniques ».
Plus loin, il est présenté « comme visant à éclairer pas à pas l’aventure de l’écriture djébarienne à la lumière des expériences et des conflits idéologiques ou existentiels que la femme, la citoyenne, l’écrivaine a eu à résoudre au cours des quarante années de son parcours ».
Cette entreprise universitaire n’est pas mue par un ego hypertrophié de l’autrice. Loin de là. Tout part d’une nécessité administrative. Pour enseigner aux États-Unis, il était préférable pour Assia Djebar de posséder un doctorat. L’autrice saisit cette occasion pour raconter comment une petite fille, née indigène, selon la terminologie de l’époque en Algérie colonisée, a embrassé l’écriture et pourquoi.
Même si cette question confine parfois à l’interrogatoire de justice, regrette-t-elle dans Ces voix qui m’assiègent (Albin Michel, 1999), ouvrage réflexif nourri par ce travail universitaire introspectif.
« Le petit miracle »
Fatma Zohra Imalhayène, d’ascendance berbère, comme la sonorité de son nom le laisse deviner, est née à Mihoub, dans la wilaya de Médéa, le 30 juin 1936, selon l’année communément évoquée – à moins que ce ne soit un an plus tôt, comme l’indique son acte de naissance. Les ancêtres maternels, les Berkani, se sont rebellés contre l’armée française lors de la conquête de l’Algérie dans les années 1830.
En 1871, la résistance s’organise contre l’armée française coloniale sous la férule du caïd des Beni Menacer, qui meurt au combat. Assia Djebar rendra hommage à cette frange révoltée de sa famille dans un documentaire-fiction, La Nouba des femmes du mont Chenoua.
Son père, Tahar, instituteur à Mouzaïa, une petite ville de la Mitidja, jouera un rôle important dans la vie de sa fille. À tel point que la figure paternelle traversera l’œuvre djébarienne. En 1939, Assia intègre l’école élémentaire, où son père « audacieux » enseigne, noyée par la majorité de garçons arabes de la classe. L’incipit de son chef-d’œuvre, L’Amour, la fantasia, paru en 1985, démarre sur cet événement fondateur, acte transgressif dans l’Algérie coloniale, à la politique de scolarisation erratique. Le roman commence par une image. « Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française. »
Dans un discours prononcé à Francfort en 2000, Assia Djebar évoque, reconnaissante, l’attachement de son père à ce qu’elle poursuive des études. « Il est clair, en effet, que je n’aurais jamais été écrivain si, à 10 ou 11 ans, je n’avais pu continuer mes études secondaires ; or ce petit miracle fut rendu possible grâce à mon père, instituteur, homme de rupture et de modernité face au conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à l’enfermement des fillettes nubiles. »
Tahar Imalhayène, né en 1911, est « un enfant de montagnard » scolarisé sur le tard, retrace Sakina Imalhayène, la sœur d’Assia Djebar. Il a 9 ans lorsque l’instituteur de sa ville de Cherchell – jadis Césarée – convainc son père analphabète et pauvre de le laisser fréquenter l’école, quitte à l’aider à rattraper son retard. Ce qu’il fera si bien que Tahar intégrera l’école normale de la Bouzaréah, pépinière des instituteurs « indigènes », selon la terminologie en vigueur à l’époque.
Ces « hommes-frontières », comme le racontait l’anthropologue Fanny Colonna, seront condamnés leur vie durant à un entre-deux inconfortable, instruments d’une stratégie de scolarisation aux objectifs ambigus. Émanciper mais pas trop, pour éviter que les indigènes ne se retournent contre la mécanique coloniale discriminatoire.
Convaincu de l’apport de l’école, Tahar Imalahyène apprendra aussi à lire et à écrire le français, la langue parlée par la famille, à son épouse analphabète, « niveau certificat d’études ».« On a eu un père exceptionnel toutes les deux »,juge encore Sakina Imalhayène. Une autre décision capitale prise par l’homme va infléchir la vie d’Assia Djebar, toujours Fatma Zohra Imalhayène.
La sœur cadette de l’autrice raconte à Mediapart la trajectoire de celle qu’elle appelle toujours Assia. Elle se souvient d’une lycéenne déjà studieuse, interne la semaine à Blida. « Le week-end, elle s’enfermait dans une chambre et elle ne faisait que lire et écouter de la musique. » Assia Djebar nourrissait alors une passion pour les auteurs russes. « Je ne sais pas pourquoi, peut-être que cette société pouvait rappeler la nôtre, tiraillée entre le traditionnel et la modernité. Ou alors c’est son côté un peu dramatique qui lui plaisait. » Elle nourrit aussi une grande admiration pour Colette.
Ses études au lycée se déroulent à merveille. « Elle était brillante, et quand elle a passé son bac, les enseignants ont dit qu’elle avait toutes les chances de réussir l’École normale supérieure. Nous sommes allés à Alger, j’étais en CM2, pour qu’elle intègre la prépa littéraire du lycée Bugeaud. En première année, le directeur convoque mon père pour lui dire qu’il n’a jamais eu de réussite à Normale sup à partir de la prépa d’Alger. Il a ajouté : “Si vous avez le courage de l’envoyer à Paris, au lycée Fénelon, son dossier sera accepté.” »
Tahar Imalhayène, « contre l’avis de la famille », envoie sa fille, seule, à Paris. Assia Djebar est admise du premier coup à l’École normale supérieure (ENS) de Sèvres, première femme maghrébine à intégrer le prestigieux établissement. Déjà pionnière. Plusieurs décennies plus tard, en 2005, elle ouvrira encore une voie en faisant son entrée à l’Académie française.
Dans une lettre datée de juin 1955, publiée par la spécialiste et amie de l’autrice Mireille Calle-Gruber dans Le Manuscrit inachevé (Presses Sorbonne Nouvelle, 2021), Assia Djebar s’ouvre à ses parents juste après ce succès scolaire.
Elle formule dans ce courrier une sorte de « serment de fidélité » aux siens, qu’elle remercie de l’avoir portée là. Être reçue à l’École normale supérieure à Paris l’a rendue « heureuse ». Mais elle ajoute : « Dans ma joie il n’y avait aucune satisfaction d’amour-propre ni d’orgueil. Non, je sentais que mon succès vous causerait de la joie ; je savais que mon succès était important, très important. Parce que je suis la première Arabe à entrer à l’ENS et que je représente, que je dois représenter notre peuple. »
Elle promet ensuite de se « perfectionner » et de se « surpasser », pour que les siens soient « fiers » d’elle, « et aussi parce que ce sera [s]a façon à [elle] de mieux être arabe, profondément arabe ».
La jeune étudiante est consciente, un an après le début de la guerre d’Algérie, qu’elle appartient à un « peuple qui souffre, qui crève de misère », et promet de servir son pays.
La lettre, d’une remarquable maturité, laisse entrevoir ce qui guidera Assia Djebar toute sa vie. Elle perçoit très vite les implications de cet événement personnel, la réussite à un concours sélectif, à une échelle plus large, qui la dépasse presque. Elle lie enfin sa vie, sa carrière à l’Algérie et à son histoire, imbriquées comme elles le seront toujours.
Les soubresauts de la guerre d’Algérie (1954-1962) percutent la vie de Fatma Zohra Imalhayène. L’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema), liée au Front de libération nationale (FLN), appelle le 19 mai 1956 à la grève illimitée des cours et des examens en France. Elle invite les jeunes à rejoindre « le combat libérateur ».
Assia Djebar décide de répondre à l’appel, ne passe pas ses examens de licence. Elle est exclue de l’ENS. Avec son fiancé de l’époque, Ahmed Ould-Rouis, dit « Walid Garne »,qu’elle épousera en 1958, « il y a une espèce de jeu », raconte Assia Djebar dans un entretien en 2008 à la BPI : on peut écrire un roman en un mois, « un roman superficiel ».
Ce qu’elle fait. Le roman s’appelle La Soif. Il raconte l’histoire de Nadia, une jeune étudiante de vingt ans, issue de la bourgeoisie algérienne, qui s’ennuie beaucoup un été. Elle a rompu ses fiançailles deux mois plus tôt, à la surprise générale. Un jeune homme, Hassein, est amoureux d’elle mais elle ne sait que faire de ses avances, les repousser ou non.
Françoise Sagan de l’Algérie musulmane
Au même moment, elle retrouve une amie du lycée, Jedla, perdue de vue et qui la fascine. Celle-ci est mariée avec Ali, un journaliste prometteur voulant fonder un journal bilingue à Alger. Déterminée à sortir de sa torpeur, Nadia entreprend de séduire Ali, avec le soutien inespéré de Jedla.
Le roman continue de mettre en scène les péripéties de ce carré amoureux. L’autrice manifeste une volonté patente de tisser une intrigue fine, et dénonce l’inanité de la bourgeoisie sclérosée contre laquelle l’héroïne s’élève. La Soif reste assez classique, comme l’est une œuvre de jeunesse écrite en quelques semaines. Sa forme et son style, malgré quelques indices, ne rendent pas justice au talent qu’Assia Djebar déploiera un peu plus tard.
En 1957, le fiancé d’Assia Djebar soumet le manuscrit aux éditions Julliard, qui acceptent de le publier. Les mêmes qui publient Françoise Sagan, à laquelle Assia Djebar sera forcément comparée, qualifiée par les chroniqueurs littéraires de l’époque de « Françoise Sagan de l’Algérie musulmane ».
Une note précisant le caractère fictif de l’œuvre est ajoutée dans le roman : « Dans une atmosphère à la fois tendre et pure, où la franchise n’est que le revers de la tendresse, ce roman n’a rien d’autobiographique, bien que l’auteur appartienne au monde qu’elle dépeint. »
Cette publication, presque inopinée, met mal à l’aise Assia Djebar, qui confiera avoir eu des difficultés à en faire la promotion. Et ce même si elle écrit depuis toute petite. Une inquiétude la tiraille : la réaction de sa famille face à ce roman d’amour. « Sur le chemin pour aller signer mon contrat, je me disais surtout : pourvu que mon père ne sache pas que c’est moi. »
Sakina Imalhayène raconte le regard paternel qui finalement découvre l’œuvre de sa fille. « Elle pensait qu’il serait choqué qu’elle écrive un roman d’amour. Qu’elle écrive, ça lui paraissait normal. Mais il s’imaginait qu’elle publierait des livres d’histoire. Il était très sensible à la forme, même si elle avait déjà une très belle écriture et qu’on voyait la graine d’écrivain en elle, mais à ses yeux, c’étaient presque des romans de gare. »
Les femmes de la famille soutiennent davantage l’incursion littéraire d’Assia Djebar. « Moi, j’étais en sixième ou cinquième à sa parution et je l’ai lu, ça m’avait plu,se remémore encore Sakina Imalhayène. Ma mère était, elle, plus partagée. Elle vient d’un milieu plus austère. Mais elle était quand même fière qu’on mette sa fille sur le même plan que Françoise Sagan. Pour sa vanité personnelle, c’était quelque chose. »
Rétrospectivement, Assia Djebar, qui dit avoir une « haute idée de la littérature », aurait préféré « sortir quelque chose qui [lui] aurait demandé trois ou quatre ans d’efforts. […] [S]on entrée en littérature s’est faite par la petite porte ».
Sitôt paru, alors que la guerre d’indépendance entre dans sa quatrième année, deux auteurs et intellectuels de renom, Malek Haddad et Mostefa Lacheraf, jugent ce roman décalé, eu égard aux préoccupations d’alors des Algérien·nes. Il parle d’amour alors que le sang coule pour leur liberté. Assia Djebar, dans Ces voix qui m’assiègent, sait qu’on attend d’elle qu’elle écrive « des essais nationalistes », pas des romans « qui semblaient gratuits ».
Or ces parenthèses littéraires lui offrent « un espace de légèreté imaginative » et la changent « de [s]a gravité alors d’étudiante algérienne puis de [s]es silences de femme exilée ». Les critiques la poursuivront longtemps. Dans le même ouvrage, Assia Djebar raconte : « Autre souvenir : en 1976, un poète à la radio algérienne attaquait encore avec hargne le non-engagement politique (et le succès éditorial) de mon premier roman publié... en 1957 ! »
Avec le recul, elle analyse ce « dénigrement hâtif » comme la manifestation d’un sexisme frappant toute « expression féminine novice au Maghreb ».
La chercheuse en littérature Beïda Chikhi raconte, dans son ouvrage Assia Djebar, histoires et fantaisies (Pups), que ces critiques ont blessé l’autrice, la forçant à désavouer quelque peu ce premier roman, le ravalant à un simple « exercice de style ». Elle développe : « Sensible au tribunal de l’opinion, Assia Djebar a dû, pendant de longues années, dissimuler sa grande tendresse pour son premier roman, attendant de nouvelles générations de lecteurs capables de comprendre que “pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante”. »
Longtemps introuvable, ce roman a été republié en 2017 par les éditions Barzakh, en Algérie seulement, et suivi d’une postface de Beïda Chikhi retraçant les péripéties du texte.
Sofiane Hadjadj, cofondateur de la maison d’édition algérienne, juge cette polémique injuste et déplacée. « À ce moment-là, que peut faire un écrivain, comment peut-il apporter sa contribution à la guerre sachant que ce qu’il produit va être jugé avec des critères et avec une approche biaisés et faussés d’emblée ? Surtout qu’Assia Djebar s’est engagée pour la cause, elle sort de Normale, ce que tous ne font pas. Elle a 20 ans, elle écrit ce livre qui en apparence semble détaché, presque cool, mais il ne l’est pas ! »
Il confie beaucoup aimer ce texte, plus subtil et subversif qu’il n’y paraît. Parler d’amour ouvertement dans les années 1950 ne va pas de soi. D’où la volonté de rendre de nouveau accessible ce classique, notamment aux jeunes générations. « Il raconte les rapports de classe et met en scène la transgression des interdits. C’est pour moi un texte fondateur. »
L’année suivante, en 1958, Djebar publie Les Impatients, republié également par Barzakh en 2022. Là encore, elle met en scène une étudiante révoltée contre l’ordre établi, en proie à des émois amoureux puissants.
Après son mariage – son père, qui désapprouve le choix de l’époux, n’assiste pas aux noces à Paris –, Assia Djebar s’exile à Tunis. Elle y travaille comme journaliste avec le psychiatre et essayiste Frantz Fanon pour le journal El Moudjahid. Fanon l’encourage à continuer à écrire malgré tout.
Dans les camps de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, à la frontière algéro-tunisienne, elle enquête auprès des paysans algériens réfugiés après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef par l’armée française en février 1958. Après un détour par le Maroc, où elle enseigne l’histoire et la littérature, Assia Djebar retrouve sa terre natale le 1er juillet 1962. Elle y réalise des reportages sur les premiers jours de l’indépendance pour L’Express de Françoise Giroud.
La même année, elle publie Les Enfants du Nouveau Monde.Cette fois-ci, le roman raconte des épisodes de la guerre d’Algérie à Blida, à travers le regard des femmes. Assia Djebar a été inspirée par les récits de sa belle-mère, venue lui rendre visite à Rabat. Elle publie cinq ans plus tard Les Alouettes naïves, un roman d’amour en pleine guerre d’indépendance, qui clôt ce premier cycle de quatre romans.
Puis Assia Djebar disparaît et s’ensuivent treize années de silence littéraire, brisées par la parution en 1980 de Femmes d’Alger dans leur appartement, que l’autrice considère être comme sa véritable entrée en littérature. Par la grande porte.
En dénonçant l’hégémonie française et en soulignant les injustices de la colonisation, les écrivains maghrébins[1] opposent leur propre littérature et leur regard propre aux romans lénifiants des écrivains français d’Algérie.
Kateb Yacine, auteur de Nedjma (1956) et poète algérien aux trois langues
La génération des années 50 -comme les Algériens Mouloud Feraoun[2], Mouloud Mammeri[3], Mohammed Dib[4], le Marocain Driss Chraïbi[5], le Tunisien Albert Memmi[6], ou le très médiatique Kateb Yacine[7]– mettait en cause, dans des romans réalistes et populaires, l’impérialisme colonial, non sans critiquer aussi le passéisme et le traditionalisme islamiques, et invitait implicitement à la conquête d’une identité collective trop longtemps sacrifiée.
La génération des années 60 -comme les Algériens Malek Haddad[8] et Rachid Boudjera[9]– traitait des séquelles de la guerre d’indépendance, mais évoquait déjà les problèmes d’adaptation au monde moderne et au progrès.
À partir des années 70, des écrivains comme le Marocain Tahar Ben Jelloun[10] ou l’Algérien Nabile Farès[11], évoquent le problème de l’émancipation et de l’exil, donc de l’intégration. De jeunes femmes comme les Algériennes Yamina Mechakra[12] ou Aïcha Lemsine, dénoncent la condition de la femme dans la civilisation musulmane, et transgressent les tabous[13].
Si le théâtre était resté en retrait jusqu’en 1962 -date à laquelle Kateb Yacine peut faire jouer ses pièces en Algérie-, il se développe à partir des années 80, touchant un public fervent de plus en plus populaire. À l’inverse, la poésie, engagée au temps de la guerre d’indépendance (Anna Grebi), évolue vers des recherches esthétiques qui la réservent à un public de lettrés et partant la marginalisent. Des poètes[14] comme Hedi Bouraoui, Malek Alloula et surtout Abdellatif Laâbi cherchent à subvertir les formes classiques du vers par des rythmes syncopés et des images télescopées.
De nos jours, les préoccupations des écrivains prennent une ampleur nouvelle : dépassant le domaine politique, ils s’interrogent désormais, à partir d’une réflexion sociologique et philosophique, sur le devenir de leur civilisation.
Indépendance politique : vers quelle autonomie linguistique et quelle identité littéraire ?
Parler de littératures francophones plutôt qu’illustrer encore une fois l’universalité de la langue française en déroulant la saga des écrivains qui, de par le vaste monde, ont choisi la langue de Racine et de Voltaire, c’est déjà manifester que la littérature dite jusque-là « d’expression française » n’est plus un phénomène qui aille de soi. Les littératures francophones, singulièrement au Maghreb, n’existent qu’à deux conditions, l’une négative -ne pas être une simple variante provinciale ou exotique de la littérature parisienne-, l’autre positive, être le lieu d’une recherche et d’une interrogation communes à tout un peuple.
Le problème linguistique n’est souvent qu’un des éléments d’une problématique plus complexe. Les rapports de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie avec la France présentent toujours une profonde ambiguïté. Après avoir rejeté politiquement la greffe d’une conquête somme toute récente, le Maghreb va-t-il se dégager définitivement de la voie du bilinguisme et assumer les traditions fondamentalistes de la culture arabe ?
Les cinquante dernières années ont vu le Maroc, la Tunisie, l’Algérie enfin, conquérir leur indépendance nationale. La colonisation française y avait pris des formes différentes : en Algérie, elle avait abouti à la création de « départements » français, et recherchait, au moins théoriquement, « l’intégration » des colonisés. En fait, malgré un siècle de cohabitation, le fossé restait profond, trop profond, entre la minorité européenne et la masse des musulmans, fort loin d’être des « Français à part entière » faute d’être des « Français de souche ». Au Maroc et en Tunisie, la France, plus tard venue, plus respectueuse des traditions nationales, exerçait un « protectorat » qui recouvrait cependant un régime colonial.
Le Maroc, la Tunisie, l’Algérie qui ont conservé après l’indépendance des rapports étroits de coopération tumultueuse avec la France n’ont rejeté brutalement ni sa langue, ni sa culture.
Dans ces trois pays, dès 1945, la vigueur des revendications, la violence des troubles annoncent le début d’une décolonisation, rendue plus difficile que partout ailleurs par la présence de deux millions de Français installés dans le Maghreb et attachés à cette terre de soleil. Le Maroc et la Tunisie, après des conflits dramatiques, obtiennent l’indépendance en 1956.
L’Algérie n’y accède qu’en 1962, avec les accords d’Évian qui mettent fin à huit ans « d’événements », de guerre et de souffrances. Par de Gaulle, l’empire français (re)devient hexagonal. L’âpreté du conflit qui a opposé le Maghreb à la France durant ces années tragiques n’a pourtant jamais rompu les liens qui les unissent.
Certes, le Maghreb trouve son unité dans la langue arabe, dans la religion musulmane et dans la civilisation islamique. Il se tourne donc naturellement / culturellement vers l’ensemble du monde arabe dont il s’est toujours senti solidaire ; mais il renoue de la sorte les traditions d’amitié qui unissent ce monde arabe à la France, comme on le voit au Liban et en Égypte. Après les déceptions de l’époque coloniale, les révoltes de la décolonisation, l’Afrique du Nord a établi avec la France, aux printemps comme aux automnes, sur un pied d’égalité, des rapports durables et fructueux, malgré les crises inévitables qui les traversent, sur fond de terrorisme.
La littérature maghrébine « d’expression française » n’est pas séparable de cette histoire douloureuse : elle en a reflété toutes les phases, exprimant aussi bien l’attachement profond à la culture française que le refus d’une domination étrangère.
La première génération d’écrivains arabes ou berbères a voulu s’intégrer à la littérature française, comme le citoyen algérien était invité à s’intégrer à la nation française.
La première génération a mis tous ses espoirs dans cet effort d’assimilation et en a vécu l’échec – inévitable. Jusqu’en 1945, les écoles françaises et les missions chrétiennes n’ont touché qu’une fraction très marginale de la population musulmane : elles ont dégagé ce qu’on appelait alors des « élites », mais elles les ont aussi profondément séparées de leurs compatriotes. La vie de Jean Amrouche manifeste bien ce drame : ce Kabyle de religion chrétienne, après de brillantes études, s’est d’abord considéré comme un « écrivain français ». Nul ne s’est mieux que lui inséré dans la vie littéraire française : poète, directeur de revue, essayiste, il dialogue avec Claudel et Gide dans de remarquables entretiens radiodiffusés, jouant auprès d’eux le rôle tenu par Eckermann auprès de Goethe.
Rien ne le distingue, dans ses débuts, de ces écrivains d’origine européenne, nés en Algérie, qu’on a parfois hâtivement regroupés dans une « École d’Alger » : passionnément attachés à l’Afrique du Nord, respectueux du monde musulman, ils cherchaient à définir un univers « méditerranéen » qui concilierait les valeurs de l’Europe et celles de l’Afrique du Nord. À travers le lyrisme du soleil et de la mer, les premières œuvres de Camus et de Jules Roy, celles de Gabriel Audisio et d’Emmanuel Roblès allaient dans ce même sens. Mais Amrouche ne pouvait se satisfaire longtemps d’un accord aussi vague. Quand il cherche à définir le « héros méditerranéen », il choisit une figure de la révolte et de la résistance, Jugurtha, l’ennemi des Romains. Le ton est donné. Peu à peu, il se découvre, à la manière d’un irréductible Algérien comme d’autres furent Gaulois, magrébin. Alors qu’il est nommé directeur des informations à la radiodiffusion française, il prend parti avec éclat pour l’insurrection algérienne en 1958, et dénonce dans ses derniers poèmes – des « chants de guerre » – le mirage d’une « intégration » impossible, qui l’a exilé de sa seule patrie : l’Algérie.
La deuxième génération qui apparaît en force aux alentours de 1952 revendiquent leur nationalité ou tout au moins leur singularité magrébine.
Solidaires du combat de leur peuple pour l’indépendance, ils engagent avec la France, adversaire et partenaire à la fois, l’indispensable dialogue. Ils décrivent, avec la précision de l’étude sociologique, les injustices du système colonial, mais aussi les problèmes complexes d’une société musulmane traditionaliste.
Composant un tableau du Maghreb, ils présentent à la France, sans ménagement, l’addition d’années de dédoublement, « le double portrait du colonisé et du colonisateur », pour reprendre le titre de l’essai d’Albert Memmi paru en 1956. Cet écrivain tunisien décrit dans La Statue de sel (1952) la condition particulière de l’israélite. Le marocain Driss Chraïbi, dans Les Boucs (1955) dont il se fait l’émissaire, présente la situation des travailleurs nord-africains en France. L’Algérie, elle, apparaît à travers les romans de Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun enfin (singulièrement La Terre et le Sang, 1953), qui devait trouver la mort dans les massacres commis par l’O.A.S. en 1962. Toutes ces œuvres, d’une facture classique, solide, visent surtout à mettre en lumière des problèmes sociaux et politiques. Chez Kateb Yacine, en revanche, on découvre l’ambition d’exprimer sous la forme du mythe la tragédie de l’Algérie. Emprisonné dès l’âge de seize ans pour avoir participé en 1945 à des manifestations nationales, le romancier de Nedjma (1956) et le dramaturge du Cercle des représailles, a donné les œuvres les plus vertigineuses et rigoureuses qu’ait inspirées l’insurrection algérienne.
Avec la conquête de l’indépendance, cette littérature militante qui s’adressait aussi bien au public français qu’au public arabe perdait sa raison d’être. Dès lors l’écrivain du Maghreb semble ne pas pouvoir éluder un choix difficile : s’il s’exprime en langue française, il tend à se détacher de son pays, et à devenir un Français d’adoption ; s’il veut s’adresser à ses compatriotes, il doit cesser d’écrire dans une langue qui leur est étrangère.
Avant même la fin de la guerre d’Algérie, des écrivains exprimaient leurs doutes sur l’avenir d’une littérature nationale d’expression française. Le poète Malek Haddad estimait que, « même s’exprimant en français, les écrivains d’origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifiquement algérienne, une pensée qui aurait trouvé la plénitude de son expression si elle avait été véhiculée par un langage et une écriture arabes ». Albert Memmi, dès 1956, après avoir analysé son « drame linguistique », affirmait : « la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée à mourir jeune », et il annonçait la venue de nouvelles générations d’écrivains abandonnant le français pour l’arabe.
Ainsi, la littérature maghrébine d’expression française tend de plus en plus à distinguer ses trois domaines, algérien, marocain et tunisien.
Une importante pléiade de poètes et de romanciers ont ainsi illustré les lettres algériennes depuis l’indépendance, on l’a dit, autour de Mohammed Dib, Kateb Yacine. Le roman se montre particulièrement novateur au niveau de la forme. Violent, iconoclaste, le texte adopte volontiers une esthétique torturée, provocatrice – avec Rachid Boudjedra et Nabile Farès. Après le succès rencontré en 1967 par la romancière Assia Djebar avec les Alouettes naïves, s’amorce un nouveau mouvement parmi les jeunes écrivains, qui ne craignent plus d’analyser, à Alger même, les contradictions nationales.[15] L’histoire des années 80 sert de cadre aux Bandits de l’Atlas (1983) d’Azzedine Bounemeur. Enfin naît en France, dans le milieu des « beurs », une jeune littérature de l’émigration à l’instar de Nacer Kattane, Leïla Sebaar et Medhi Charef.
Le travail idéologique autant que littéraire d’Abdellatif Laâbi, au Maroc, lui vaut la prison[16], mais aussi une autorité considérable sur sa génération. Des talents volcaniques en font partie, comme le poète Mostafa Nissaboury[17], le « romancier » Mohammed Khaïr-Eddine, [18]le sociologue Adbelkébir Khatibi[19]. Enfin, Tahar Ben Jelloun est devenu un « classique » de la francophonie internationale, touchant aux angoisses humaines les plus stables à travers une mythologie subtile[20], récoltant le Prix Goncourt 1987 avec La nuit sacrée. Le roman marocain est sorti d’une longue période de révolte textuelle pour chercher de la profondeur dans le récit de vie et le constat social[21].
Le roman tunisien -dominé on l’a vu jusque-là par Albert Memmi- a trouvé sa voie dans les années 70 : Mustapha Tlili traite de l’aliénation[22] ; Abdelwahab Meddeb veut bousculer tous les interdits[23]. Cette inspiration emportée laisse toutefois place, comme en Algérie et en Tunisie, à des évocations plus intimes, plus apaisées, chez Souad Guellouz[24] ou Hélé Béji[25].
Les États du Maghreb se sont en effet engagés dans une politique d’arabisation : modérée en Tunisie, elle se concilie avec le bilinguisme et l’attachement à la « francophonie » ; beaucoup plus nette en Algérie et au Maroc, elle fait du français une langue étrangère privilégiée. Il est évident que l’écrivain maghrébin n’a pas cessé brusquement d’écrire en français. Jacques Nantet, l’intellectuel et journaliste, dans une enquête sur le roman algérien, constatait que sur dix romans d’auteurs algériens, huit sont écrits directement en français.
Un roman comme La Répudiation de Rachid Boudjedra montre avec force que l’écrivain algérien peut donner, en français, une image critique du monde musulman, mais il semble bien que cette littérature francophone, écrite le plus souvent par des auteurs maghrébins qui ont choisi de résider en France et de fréquenter la rue Sébastien-Bottin ou d’être publiés par le consortium Gallimard-Grasset-Le Seuil[26], n’ait plus la même portée ; elle témoigne moins de la volonté d’exprimer les problèmes et les espoirs d’une nation que de l’ascendant qu’exercent la langue et la culture françaises au-delà de ses frontières sur les écrivains étrangers. Elle se rapproche ainsi de la littérature française, très vivante au Liban[27], ou en Egypte[28] : la langue française traduit plus alors les révoltes et les conflits communs à l’écrivain et à son peuple, elle est l’objet d’un choix et d’une prédilection.
[2] Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre (1950), L’Anniversaire (1959).
[3] Mouloud Mammeri, La Colline oubliée (1952), La Traversée (1982).
[4] Mohammed Dib, La Grande Maison (1952), L’Incendie (1954).
[5] Driss Chraïbi, Le Passé simple (1954), Succession ouverte (1962), La Civilisation, ma mère !… (1972).
[6] Albert Memmi, La Statue de sel (1953).
[7] Kateb Yacine, Nedjma (1956), Le Polygone étoile (1966).
[8] Malek Haddad, Je t’offrirai une gazelle (1959).
[9] Rachid Boudjera, La Répudiation (1969), Les Mille et unes années de la nostalgie (1977).
[10] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, poèmes (1972), A l’insu du souvenir (1980) et le fameux La Nuit sacrée (1987).
[11] Nabile Farès, Yahia, pas de chance (1970).
[12] Yamina Méchakra, La Grotte éclatée (1979).
[13] Voir également Femmes d’Alger dans leur appartement de Assia Djebar.
[14] L’auteur de cette chronique recommande particulièrement le recueil de poèmes de l’Algérien Henri Kréa, Tombeau de Jugurtha (1968).
[15] Tahar Djaout, Les Chercheurs d’or, 1984 ; Rachid Mimouni, Le Printemps n’en sera que plus beau, 1978.
[16] Sous le bâillon, le poème, 1981.
[17] La Mille et deuxième nuit, 1975.
[18] Le Déterreur, 1973.
[19] La Mémoire tatouée, 1971
[20] L’Enfant de sable, 1985.
[21] Driss Chraïbi, Une Enquête au pays, 1981.
[22] La Rage aux tripes, 1975.
[23] Talismano, 1979.
[24] La Vie simple, 1975.
[25] L’Œil du jour, 1985.
[26] Six grands jurys littéraires, dont le fonctionnement et les décisions sont mis en question tous les ans sans que le système en souffre le moins du monde, jouent un rôle décisif pour la sélection des « valeurs » romanesques, la régulation du public, et, partant, la santé financière des éditeurs. Des esprits chagrins voire acerbes observent que trois grandes maisons d’édition (Gallimard, Grasset, Le Seuil) se partagent la (grande) majorité des (grands) prix [Grand prix du roman de l’Académie française ; Prix Goncourt ; Prix Renaudot ; Prix Femina ; Prix Interallié ; Prix Médicis], et par conséquent des grands tirages, et ceci en raison de la solidarité littéraire, mais aussi économique, qui unirait ces éditeurs et les jurés.
[27] Pays martyrisé qui se dévore lui-même, le Liban célèbre d’une voix douloureuse et forte ses morts et ses plaies. Poète et romancière, Vénus Khoury-Ghâta chante Les Ombres et leurs cris (1980) ; Salah Stetié (Fragments : Poèmes, 1981) et Andrée Chédid (L’Epreuve du vivant, 1982) disent le désenchantement de leur âme à l’image de leur peuple. Ces écrivains intègrent la culture orientale dans une forme résolument contemporaine à l’image de leur prestigieux prédécesseur, poète et dramaturge Georges Schéhadé l’un des maîtres du nouveau théâtre… en France. Une voie à suivre par les voix maghrébines ?
Kateb Yacine, auteur de Nedjma (1956) et poète algérien aux trois langues
La génération des années 50 -comme les Algériens Mouloud Feraoun[2], Mouloud Mammeri[3], Mohammed Dib[4], le Marocain Driss Chraïbi[5], le Tunisien Albert Memmi[6], ou le très médiatique Kateb Yacine[7]– mettait en cause, dans des romans réalistes et populaires, l’impérialisme colonial, non sans critiquer aussi le passéisme et le traditionalisme islamiques, et invitait implicitement à la conquête d’une identité collective trop longtemps sacrifiée.
La génération des années 60 -comme les Algériens Malek Haddad[8] et Rachid Boudjera[9]– traitait des séquelles de la guerre d’indépendance, mais évoquait déjà les problèmes d’adaptation au monde moderne et au progrès.
À partir des années 70, des écrivains comme le Marocain Tahar Ben Jelloun[10] ou l’Algérien Nabile Farès[11], évoquent le problème de l’émancipation et de l’exil, donc de l’intégration. De jeunes femmes comme les Algériennes Yamina Mechakra[12] ou Aïcha Lemsine, dénoncent la condition de la femme dans la civilisation musulmane, et transgressent les tabous[13].
Si le théâtre était resté en retrait jusqu’en 1962 -date à laquelle Kateb Yacine peut faire jouer ses pièces en Algérie-, il se développe à partir des années 80, touchant un public fervent de plus en plus populaire. À l’inverse, la poésie, engagée au temps de la guerre d’indépendance (Anna Grebi), évolue vers des recherches esthétiques qui la réservent à un public de lettrés et partant la marginalisent. Des poètes[14] comme Hedi Bouraoui, Malek Alloula et surtout Abdellatif Laâbi cherchent à subvertir les formes classiques du vers par des rythmes syncopés et des images télescopées.
De nos jours, les préoccupations des écrivains prennent une ampleur nouvelle : dépassant le domaine politique, ils s’interrogent désormais, à partir d’une réflexion sociologique et philosophique, sur le devenir de leur civilisation.
Indépendance politique : vers quelle autonomie linguistique et quelle identité littéraire ?
Parler de littératures francophones plutôt qu’illustrer encore une fois l’universalité de la langue française en déroulant la saga des écrivains qui, de par le vaste monde, ont choisi la langue de Racine et de Voltaire, c’est déjà manifester que la littérature dite jusque-là « d’expression française » n’est plus un phénomène qui aille de soi. Les littératures francophones, singulièrement au Maghreb, n’existent qu’à deux conditions, l’une négative -ne pas être une simple variante provinciale ou exotique de la littérature parisienne-, l’autre positive, être le lieu d’une recherche et d’une interrogation communes à tout un peuple.
Le problème linguistique n’est souvent qu’un des éléments d’une problématique plus complexe. Les rapports de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie avec la France présentent toujours une profonde ambiguïté. Après avoir rejeté politiquement la greffe d’une conquête somme toute récente, le Maghreb va-t-il se dégager définitivement de la voie du bilinguisme et assumer les traditions fondamentalistes de la culture arabe ?
Les cinquante dernières années ont vu le Maroc, la Tunisie, l’Algérie enfin, conquérir leur indépendance nationale. La colonisation française y avait pris des formes différentes : en Algérie, elle avait abouti à la création de « départements » français, et recherchait, au moins théoriquement, « l’intégration » des colonisés. En fait, malgré un siècle de cohabitation, le fossé restait profond, trop profond, entre la minorité européenne et la masse des musulmans, fort loin d’être des « Français à part entière » faute d’être des « Français de souche ». Au Maroc et en Tunisie, la France, plus tard venue, plus respectueuse des traditions nationales, exerçait un « protectorat » qui recouvrait cependant un régime colonial.
Le Maroc, la Tunisie, l’Algérie qui ont conservé après l’indépendance des rapports étroits de coopération tumultueuse avec la France n’ont rejeté brutalement ni sa langue, ni sa culture.
Dans ces trois pays, dès 1945, la vigueur des revendications, la violence des troubles annoncent le début d’une décolonisation, rendue plus difficile que partout ailleurs par la présence de deux millions de Français installés dans le Maghreb et attachés à cette terre de soleil. Le Maroc et la Tunisie, après des conflits dramatiques, obtiennent l’indépendance en 1956.
L’Algérie n’y accède qu’en 1962, avec les accords d’Évian qui mettent fin à huit ans « d’événements », de guerre et de souffrances. Par de Gaulle, l’empire français (re)devient hexagonal. L’âpreté du conflit qui a opposé le Maghreb à la France durant ces années tragiques n’a pourtant jamais rompu les liens qui les unissent.
Certes, le Maghreb trouve son unité dans la langue arabe, dans la religion musulmane et dans la civilisation islamique. Il se tourne donc naturellement / culturellement vers l’ensemble du monde arabe dont il s’est toujours senti solidaire ; mais il renoue de la sorte les traditions d’amitié qui unissent ce monde arabe à la France, comme on le voit au Liban et en Égypte. Après les déceptions de l’époque coloniale, les révoltes de la décolonisation, l’Afrique du Nord a établi avec la France, aux printemps comme aux automnes, sur un pied d’égalité, des rapports durables et fructueux, malgré les crises inévitables qui les traversent, sur fond de terrorisme.
La littérature maghrébine « d’expression française » n’est pas séparable de cette histoire douloureuse : elle en a reflété toutes les phases, exprimant aussi bien l’attachement profond à la culture française que le refus d’une domination étrangère.
La première génération d’écrivains arabes ou berbères a voulu s’intégrer à la littérature française, comme le citoyen algérien était invité à s’intégrer à la nation française.
La première génération a mis tous ses espoirs dans cet effort d’assimilation et en a vécu l’échec – inévitable. Jusqu’en 1945, les écoles françaises et les missions chrétiennes n’ont touché qu’une fraction très marginale de la population musulmane : elles ont dégagé ce qu’on appelait alors des « élites », mais elles les ont aussi profondément séparées de leurs compatriotes. La vie de Jean Amrouche manifeste bien ce drame : ce Kabyle de religion chrétienne, après de brillantes études, s’est d’abord considéré comme un « écrivain français ». Nul ne s’est mieux que lui inséré dans la vie littéraire française : poète, directeur de revue, essayiste, il dialogue avec Claudel et Gide dans de remarquables entretiens radiodiffusés, jouant auprès d’eux le rôle tenu par Eckermann auprès de Goethe.
Rien ne le distingue, dans ses débuts, de ces écrivains d’origine européenne, nés en Algérie, qu’on a parfois hâtivement regroupés dans une « École d’Alger » : passionnément attachés à l’Afrique du Nord, respectueux du monde musulman, ils cherchaient à définir un univers « méditerranéen » qui concilierait les valeurs de l’Europe et celles de l’Afrique du Nord. À travers le lyrisme du soleil et de la mer, les premières œuvres de Camus et de Jules Roy, celles de Gabriel Audisio et d’Emmanuel Roblès allaient dans ce même sens. Mais Amrouche ne pouvait se satisfaire longtemps d’un accord aussi vague. Quand il cherche à définir le « héros méditerranéen », il choisit une figure de la révolte et de la résistance, Jugurtha, l’ennemi des Romains. Le ton est donné. Peu à peu, il se découvre, à la manière d’un irréductible Algérien comme d’autres furent Gaulois, magrébin. Alors qu’il est nommé directeur des informations à la radiodiffusion française, il prend parti avec éclat pour l’insurrection algérienne en 1958, et dénonce dans ses derniers poèmes – des « chants de guerre » – le mirage d’une « intégration » impossible, qui l’a exilé de sa seule patrie : l’Algérie.
La deuxième génération qui apparaît en force aux alentours de 1952 revendiquent leur nationalité ou tout au moins leur singularité magrébine.
Solidaires du combat de leur peuple pour l’indépendance, ils engagent avec la France, adversaire et partenaire à la fois, l’indispensable dialogue. Ils décrivent, avec la précision de l’étude sociologique, les injustices du système colonial, mais aussi les problèmes complexes d’une société musulmane traditionaliste.
Composant un tableau du Maghreb, ils présentent à la France, sans ménagement, l’addition d’années de dédoublement, « le double portrait du colonisé et du colonisateur », pour reprendre le titre de l’essai d’Albert Memmi paru en 1956. Cet écrivain tunisien décrit dans La Statue de sel (1952) la condition particulière de l’israélite. Le marocain Driss Chraïbi, dans Les Boucs (1955) dont il se fait l’émissaire, présente la situation des travailleurs nord-africains en France. L’Algérie, elle, apparaît à travers les romans de Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun enfin (singulièrement La Terre et le Sang, 1953), qui devait trouver la mort dans les massacres commis par l’O.A.S. en 1962. Toutes ces œuvres, d’une facture classique, solide, visent surtout à mettre en lumière des problèmes sociaux et politiques. Chez Kateb Yacine, en revanche, on découvre l’ambition d’exprimer sous la forme du mythe la tragédie de l’Algérie. Emprisonné dès l’âge de seize ans pour avoir participé en 1945 à des manifestations nationales, le romancier de Nedjma (1956) et le dramaturge du Cercle des représailles, a donné les œuvres les plus vertigineuses et rigoureuses qu’ait inspirées l’insurrection algérienne.
Avec la conquête de l’indépendance, cette littérature militante qui s’adressait aussi bien au public français qu’au public arabe perdait sa raison d’être. Dès lors l’écrivain du Maghreb semble ne pas pouvoir éluder un choix difficile : s’il s’exprime en langue française, il tend à se détacher de son pays, et à devenir un Français d’adoption ; s’il veut s’adresser à ses compatriotes, il doit cesser d’écrire dans une langue qui leur est étrangère.
Avant même la fin de la guerre d’Algérie, des écrivains exprimaient leurs doutes sur l’avenir d’une littérature nationale d’expression française. Le poète Malek Haddad estimait que, « même s’exprimant en français, les écrivains d’origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifiquement algérienne, une pensée qui aurait trouvé la plénitude de son expression si elle avait été véhiculée par un langage et une écriture arabes ». Albert Memmi, dès 1956, après avoir analysé son « drame linguistique », affirmait : « la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée à mourir jeune », et il annonçait la venue de nouvelles générations d’écrivains abandonnant le français pour l’arabe.
Ainsi, la littérature maghrébine d’expression française tend de plus en plus à distinguer ses trois domaines, algérien, marocain et tunisien.
Une importante pléiade de poètes et de romanciers ont ainsi illustré les lettres algériennes depuis l’indépendance, on l’a dit, autour de Mohammed Dib, Kateb Yacine. Le roman se montre particulièrement novateur au niveau de la forme. Violent, iconoclaste, le texte adopte volontiers une esthétique torturée, provocatrice – avec Rachid Boudjedra et Nabile Farès. Après le succès rencontré en 1967 par la romancière Assia Djebar avec les Alouettes naïves, s’amorce un nouveau mouvement parmi les jeunes écrivains, qui ne craignent plus d’analyser, à Alger même, les contradictions nationales.[15] L’histoire des années 80 sert de cadre aux Bandits de l’Atlas (1983) d’Azzedine Bounemeur. Enfin naît en France, dans le milieu des « beurs », une jeune littérature de l’émigration à l’instar de Nacer Kattane, Leïla Sebaar et Medhi Charef.
Le travail idéologique autant que littéraire d’Abdellatif Laâbi, au Maroc, lui vaut la prison[16], mais aussi une autorité considérable sur sa génération. Des talents volcaniques en font partie, comme le poète Mostafa Nissaboury[17], le « romancier » Mohammed Khaïr-Eddine, [18]le sociologue Adbelkébir Khatibi[19]. Enfin, Tahar Ben Jelloun est devenu un « classique » de la francophonie internationale, touchant aux angoisses humaines les plus stables à travers une mythologie subtile[20], récoltant le Prix Goncourt 1987 avec La nuit sacrée. Le roman marocain est sorti d’une longue période de révolte textuelle pour chercher de la profondeur dans le récit de vie et le constat social[21].
Le roman tunisien -dominé on l’a vu jusque-là par Albert Memmi- a trouvé sa voie dans les années 70 : Mustapha Tlili traite de l’aliénation[22] ; Abdelwahab Meddeb veut bousculer tous les interdits[23]. Cette inspiration emportée laisse toutefois place, comme en Algérie et en Tunisie, à des évocations plus intimes, plus apaisées, chez Souad Guellouz[24] ou Hélé Béji[25].
Les États du Maghreb se sont en effet engagés dans une politique d’arabisation : modérée en Tunisie, elle se concilie avec le bilinguisme et l’attachement à la « francophonie » ; beaucoup plus nette en Algérie et au Maroc, elle fait du français une langue étrangère privilégiée. Il est évident que l’écrivain maghrébin n’a pas cessé brusquement d’écrire en français. Jacques Nantet, l’intellectuel et journaliste, dans une enquête sur le roman algérien, constatait que sur dix romans d’auteurs algériens, huit sont écrits directement en français.
Un roman comme La Répudiation de Rachid Boudjedra montre avec force que l’écrivain algérien peut donner, en français, une image critique du monde musulman, mais il semble bien que cette littérature francophone, écrite le plus souvent par des auteurs maghrébins qui ont choisi de résider en France et de fréquenter la rue Sébastien-Bottin ou d’être publiés par le consortium Gallimard-Grasset-Le Seuil[26], n’ait plus la même portée ; elle témoigne moins de la volonté d’exprimer les problèmes et les espoirs d’une nation que de l’ascendant qu’exercent la langue et la culture françaises au-delà de ses frontières sur les écrivains étrangers. Elle se rapproche ainsi de la littérature française, très vivante au Liban[27], ou en Egypte[28] : la langue française traduit plus alors les révoltes et les conflits communs à l’écrivain et à son peuple, elle est l’objet d’un choix et d’une prédilection.
[26] Six grands jurys littéraires, dont le fonctionnement et les décisions sont mis en question tous les ans sans que le système en souffre le moins du monde, jouent un rôle décisif pour la sélection des « valeurs » romanesques, la régulation du public, et, partant, la santé financière des éditeurs. Des esprits chagrins voire acerbes observent que trois grandes maisons d’édition (Gallimard, Grasset, Le Seuil) se partagent la (grande) majorité des (grands) prix [Grand prix du roman de l’Académie française ; Prix Goncourt ; Prix Renaudot ; Prix Femina ; Prix Interallié ; Prix Médicis], et par conséquent des grands tirages, et ceci en raison de la solidarité littéraire, mais aussi économique, qui unirait ces éditeurs et les jurés.
[27] Pays martyrisé qui se dévore lui-même, le Liban célèbre d’une voix douloureuse et forte ses morts et ses plaies. Poète et romancière, Vénus Khoury-Ghâta chante Les Ombres et leurs cris (1980) ; Salah Stetié (Fragments : Poèmes, 1981) et Andrée Chédid (L’Epreuve du vivant, 1982) disent le désenchantement de leur âme à l’image de leur peuple. Ces écrivains intègrent la culture orientale dans une forme résolument contemporaine à l’image de leur prestigieux prédécesseur, poète et dramaturge Georges Schéhadé l’un des maîtres du nouveau théâtre… en France. Une voie à suivre par les voix maghrébines ?
Manifestation du PCF contre la guerre en Algérie. D. R.
Les communistes, pionniers du nationalisme algérien ou la véritable histoire de l’Etoile nord-africaine de Hocine Kémal Souidi ? qui vient de paraître aux éditions Nombre7, en France, remet en question l’ensemble des tentatives d’explication sur les conditions de la naissance de l’Etoile nord-africaine qui «n’a jamais été une organisation nationaliste musulmane», précise l’auteur. «Messali Hadj ne fut pas le fondateur du nationalisme algérien : ni la construction de l’Etoile nord-africaine ni son programme ne sont à mettre à son crédit», précise l’auteur de Messali Hadj, libérateur ou traître ? «Enfin, elle n’a pas vu le jour dans la mouvance du Parti communiste français», poursuit-il.
«Le premier parti nationaliste algérien, l’Etoile nord-africaine (ENA), a vu le jour à Paris en 1926. Dissous en 1937, il renaissait immédiatement sous le nom de Parti du peuple algérien (PPA) pour devenir le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) après la Seconde Guerre mondiale. Les militants qui ont déclenché l’insurrection armée le 1er novembre 1954 étaient tous militants de ce parti», rappelle Hocine Kémal Souidi, docteur en sciences politiques.
«L’Etoile nord-africaine a été construite de toutes pièces par le Parti communiste français sous les injonctions de l’Internationale communiste. Ses dirigeants, y compris Messali, étaient tous communistes. Ils avaient été chargés, en premier lieu, de construire un parti nationaliste en Algérie. Ils échouèrent dans la réalisation de cette tâche car aucune personnalité, aucun groupe politique algérien n’était prêt à s’engager dans cette voie. A cette période, malgré une répression impitoyable, seuls les communistes, en Algérie (presque tous Européens) et en France, luttaient pour l’indépendance de l’Algérie», précise encore l’auteur, selon lequel l’Etoile nord-africaine «qui ne devait être qu’une fédération de France de ce parti, devint, ironie de l’histoire, le véritable parti nationaliste algérien».
«Ce livre retrace la véritable histoire de l’Etoile nord-africaine évitant toute tentation de la magnifier ou de la falsifier», souligne Hocine Kémal Souidi.
L’ouvrage, qui nous permet de découvrir ce pan de l’histoire contemporaine de l’Algérie sous un nouvel angle, est référencé chez Dilicom, Electre et Babelio et disponible sur internet chez la FNAC, Amazon, Cultura, les librairies Mollat, Decître, Eyrolles, Cufay et chez l’éditeur.
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