L'ordre du parc et le gardien arabe si sympathique. Il avait posé avec nous.
D'après mes petites recherches, le musée a été créé en 1955. Nous le visitions peu après sa création. Seigneur, comme le temps passe.
Et les copains ? Que sont-ils devenus ? Ils vivent à Nice pour la plupart et je suis en contact avec les familles. Ils sont mariés, ont des enfants et coulent une retraite paisible. Ils parlent souvent de Marengo, de Tipasa et le pays leur colle à la peau. Peut-être pour mieux voir La Vénus de Tipasa.
Ah !.. L'ombre fraîche de ces journées d'été dans le parc Trémaux. Puis-je redire combien je garde comme des trésors, ces vieilles photos prises en 1956, 1957 et 1958 ?
Camus :
"Vers le soir, je regagnais une partie du parc plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps."
En 1854, un entrepreneur parisien, Demonchy, eut l'idée grandiose de rebâtir Tipasa. L'administration lui accorda une vaste concession; à charge pour lui de construire, à côté de sa ville, un village agricole. L'année suivante Demonchy meurt du paludisme (dans la vallée du Nador au pied du massif du Chenoua subsistait des marais), puis c'est le tour de son épouse du fait du climat malsain qui régnait alors. Le fils, découragé, vend la concession à son beau-frère, Jean-Baptiste Trémaux.
La ville de Tipasa ne renaîtra pas, mais Trémaux crée le jardin-musée pour protéger l'ancienne cité du vandalisme moderne, à côté du futur Parc Trémaux, parc national qui groupe l'essentiel des ruines romaines.
http://tipasa.eu/z_tipasa/le_parc_tremaux.html
Camus. La fin du Retour à Tipasa (1952 donc dix ans avant notre définitif départ d’Algérie.
« Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais. »
Camus quand il avait 39 ans.
« Le secret que je cherche est enfoui dans une vallée d'oliviers, sous l'herbe et les violettes froides, autour d'une vieille maison qui sent le sarment. Pendant plus de vingt ans, j'ai parcouru cette vallée, et celles qui lui ressemblent, j'ai interrogé des chevriers muets, j'ai frappé à la porte de ruines inhabitées. Parfois, à l'heure de la première étoile dans le ciel encore clair, sous une pluie de lumière fine, j'ai cru savoir. Je savais en vérité. Je sais toujours, peut-être. Mais personne ne veut de ce secret, je n'en veux pas moi-même sans doute, et je ne peux me séparer des miens. Je vis dans ma famille qui croit régner sur les villes riches et hideuses, bâties de pierres et de brumes. Jour et nuit, elle parle haut, et tout plie devant elle qui ne plie devant rien : elle est sourde à tous les secrets. Sa puissance qui me porte m'ennuie pourtant et il arrive que ses cris me lassent. Mais son malheur est le mien, nous sommes du même sang. Infirme aussi, complice et bruyant, n'ai-je pas crié parmi les pierres ? Aussi je m'efforce d'oublier, je marche dans nos villes de fer et de feu, je souris bravement à la nuit, je hèle les orages, je serai fidèle. J'ai oublié, en vérité : actif et sourd, désormais. Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais. » (1952)
José Lenzini nous explique que lors de ses pérégrinations dans le parc Trémaux, à Tipasa, Camus observait souvent les "génies des saisons" figurant sur un sarcophage. Il se penchait aussi sur les stèles.
José Lenzini nous explique dans son très beau livre L’Algérie de Camus : « Dans cette ignorance qui prend, au fil du temps, des allures de marginalisation, de «sectarisation» (1), les petits Européens en arrivent à ignorer les «indigènes» ou les «Arabes», à telle enseigne que ce dernier qualificatif -largement employé- n'a rien de péjoratif. Les deux "communautés" vivent éloignées dès l'enfance. Le plus souvent c'est le terme "Arabe" qui était employé. Si bien que les Algériens furent très étonnés quand, en 1956, ils entendirent Camus, dans son appel "pour une trêve civile" parler des "Arabes" qui se considéraient déjà comme des "Algériens". (1)Un mot que je n’ose pas changer.
Tipasa, pour nous, pour moi, c'est d'abord Albert Camus. Albert Camus que ma mère et son frère Antoine avaient bien connu lorsqu'ils habitaient le quartier de Belcourt à Alger. Albert et Antoine étaient nés en 1913. Leur jeunesse à tous les trois, on la retrouve et on l'imagine dans L'été à Alger, un essai extrait des Noces ainsi que dans L'Etranger, deux œuvres maîtresses d'Albert Camus. Mes notes : Je me souviens de cette sortie ou longue promenade du printemps à Tipasa. C'était en 1957. Nous étions partis d'Alger tôt le matin. Nous étions quatre copains dans la voiture et c'est moi, le plus passionné, qui racontais Tipasa : Ville phénicienne puis romaine qui gardait de nombreux vestiges du passé.
La route : la Pointe-Pescade, les Bains-Romains, le cap Caxine, Guyotville, Staouéli, Zéralda, Daouda, Fouka, Castiglione, Chiffalo, Bou Aroun,
Bérard, Bérard et ses merveilleux platanes aux deux bords de la route et Tipasa. Tant de noms que je prends plaisir à récrire. Le port, j'en garde encore l'image distincte. Sur le bord, des pêcheurs avaient étendu leurs filets. Et encore bien des réminiscences.
J'ai revu Tipasa en 1977. Camus nous avait quittés depuis dix-sept ans et il était toujours là, nous semblait-il et il nous regardait.
Camus :
"Au printemps, Tipasa est habité par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil."
Ecoutons encore Albert Camus (La mort heureuse, chapitre IV)
"Après un peu moins de deux heures Mersault arriva en vue du Chenoua. (. . .) C'était là qu'il allait vivre. Sans doute la beauté de ces lieux touchait son cœur. C'était pour eux qu'aussi bien il avait acheté cette maison. Mais le délassement qu'il avait espéré trouver là l'effrayait maintenant. Et cette solitude qu'il avait recherchée avec tant de lucidité lui paraissait plus inquiétante maintenant qu'il en connaissait le décor. Le village n'était pas loin, à quelques centaines de mètres. Il sortit. Un petit sentier descendait de la route vers la mer. Au moment de le prendre, il s'aperçut pour la première fois qu'on apercevait de l'autre côté de la mer la petite pointe de Tipasa. Sur l'extrémité de cette pointe, se découpaient les colonnes dorées du temple et tout autour d'elles les ruines usées parmi les absinthes qui formaient à distance un pelage gris et laineux. Les soirs de juin, pensa Mersault, le vent devait porter vers le Chenoua à travers la mer le parfum dont se délivraient les absinthes gorgées de soleil.
Camus :
"Il lui fallait installer sa maison et l'organiser. Les premiers jours passèrent rapidement. Il peignit les murs à la chaux, acheta des tentures à Alger, recommença l'installation électrique. Et dans ce labeur coupé dans la journée par les repas qu'il prenait à l'hôtel du village et par les bains de mer, il oubliait pourquoi il était venu ici et se dispersait dans la fatigue de son corps, les reins creusés et les jambes raides, soucieux du manque de peinture ou de l'installation défectueuse d'un va-et-vient dans le couloir. (...) ; les filles qui se promenaient le soir sur la route qui dominait la mer (elles se tenaient par le bras et leurs voix chantaient un peu sur les dernières syllabes des mots); Pérez, le pêcheur, qui fournissait l'hôtel en poissons et n'avait qu'un bras. Ce fut là aussi qu'il rencontra le docteur du village, Bernard. Mais le jour où dans la maison tout fut installé, Mersault y transporta ses affaires et revint un peu à lui. C'était le soir. Il était dans la pièce du premier, et derrière la fenêtre deux mondes se disputaient l'espace entre les deux pins. Dans l'un, presque transparent, les étoiles se multipliaient. Dans l'autre, plus dense et plus noir, une secrète palpitation d'eau annonçait la mer.
Texte d´un Hadjouti amoureux comme nous tous de Tipaza.
Qui, après Camus, ose écrire sur Tipasa sans trembler ? La ville est tellement marquée par son empreinte qu'on est saisi de frayeur à l'idée d'en parler. C'est que Noces et Retour à Tipasa donnent le vertige. Ils demeureront à tout jamais l'étalon d'or pour évaluer tout texte que quiconque osera écrire sur une ville qui, si elle n'est peut-être pas habitée par les dieux, l'est certainement par l'âme de Camus. Qui ose défier Camus ? Tipasa lui appartient comme Paris appartient à Zola, Dublin à James Joyce et La Havane à Hemingway.
Marquée de l'empreinte des dieux et d'un chantre par ces mêmes dieux inspiré, Tipasa n'a plus rien à recevoir mais tout à offrir, pourvu seulement qu'on en soit digne. Et cette passion qu'elle reçoit en retour est son dû, la dîme à payer en échange des parfums et des sons et de ces jeux d'ombres et de lumières sur un rocher ou sur une barque au bord de l'eau. C'est le prix à payer pour que la ville reste encore là et ne disparaisse dans une brume matinale, faute d'être aimée. Déjà que Tipasa a un pied ici et un autre posé sur la rive opposée qui, par deux fois, l'a engendrée. N'est-elle pas issue de ces innombrables va-et-vient des marchands et des guerriers aux impatients navires ? N'est-elle pas née de l'échange entre les races et les cultures méditerranéennes, elle qui fut phénicienne puis romaine pendant des siècles et qui a beaucoup appris de la Grèce comme sa voisine Cesarea (Cherchel) et comme en témoigne son musée ? Succédant aux Romains en 534, 534 ap. J.-C., les Byzantins occupèrent Colonia Aelia Tipasensis pendant deux siècles et lui redonnèrent sa ferveur chrétienne mais aussitôt après leur départ, la cité sombra dans le silence des ruines. Cependant, au XIXe siècle, le fabuleux site ne laissa pas insensibles les derniers conquérants, qui y édifièrent une ville au milieu des figuiers et des ruines. Tant de poésie à la fois ! Après l'oubli, Tipasa Oppidium, la cité ainsi nommée dans la cosmographie de Julius Honorius, renaissait comme le sphinx de ses cendres, ville blanche d'Occident posée telle une perle sur une rive d'Afrique. Depuis, Tipasa ne cesse de se prosterner face à la mer et peu importe que nous ne sachions pour quel dieu. A tous ces mythes et ces charmes, ajoutez les parfums de bougainvilliers et de jasmin et les odeurs enivrantes de l'absinthe ! Mais c'est trop ! Même pour Camus, c'est irrésistible.
Tipasa, tel un mirage
Au sortir de Bérard, entre pins maritimes et roseaux, surgit le Chenoua, gigantesque odalisque couchée sur le dos avec presque tout le ciel pour lit. Etendue bleue sur fond bleu. Un panache d'excès. On a hâte d'y être. Voilà, voilà qui coupe le souffle ! Mais c'est depuis la colline ardente de la Sainte Salsa que l'on voit mieux la ville splendide émerger dans un écrin de verdure : blancheur immaculée et chapeaux de tuiles rouges. De ce promontoire, à l'aube, elle jaillit tel un mirage : un halo tremblant ou une espèce de voile blanchâtre qui soudain se déchire et c'est déjà le jour. Une lumière écrue, torride vient de frapper la ville de plein fouet ! Cinglée par tant de lumière, Tipasa se remue un peu, puis apparaît dans son absolue nudité, majestueuse dès cet instant. Sur le quai, la sardine frétille dans les cageots. Des grappes humaines se déversent dans les rues, les rideaux grincent, les commerçants arrosent les trottoirs, des bus bondés s'ébranlent. Ici le nouveau jour toujours recommencé est jour de noces pour les uns et synonyme de labeur et parfois de peine pour d'autres. Le soleil est oblique. La ville hurle déjà sous ses dards. Même les bougainvilliers, cascades purpurines sur les façades, implorent pitié ; les pierres se calcinent et les rues semblent vouloir, dans la ville, laisser s'engouffrer la mer, comme si un naufrage valait mieux qu'un incendie. Mais la mer ne se fait jamais prier. Les clameurs habitent déjà la ville. Souveraine est la mer. Plus souveraine encore est la mer à Tipasa. De quelque direction que l'on arrive ici, on accède toujours par les lieux où se reposent les morts. A l'ouest, nous accueille un petit cimetière punique et à l'est, l'immense nécropole chrétienne antique, presque mitoyenne du cimetière musulman où les géraniums sourient à fleurs rouges et roses au soleil qui se fracasse sur une ville comme née de ses entrailles. Alors, pour la mémoire des morts et des peuples bâtisseurs d'autrefois - qui ne nous ont pas légué des pierres seulement la beauté de l'esprit - entrons dans le royaume des ruines avant d'entrer dans la ville limpide. Un soleil vorace tournoie comme un vautour avant d'abattre sur Tipasa une nuée de rayons semblables à des coups de poing. La mer : multitude de paillettes d'acier sous un ciel, plutôt une tôle chauffée à blanc, d'un éclat insoutenable. On croit entendre hurler la pierre. Allons nous réfugier dans le cœur des ruines, auprès de nos ancêtres ! Certes, venir ici pour y rechercher des légendes et des mythes n'est pas une passion commune, mais peut-on vraiment aimer des paysages si on ne sait pas à quel point d'autres avant nous les ont aimés ? Il est des moments où on oublie même les siens et on se rapproche des pierres, alors, fidèle aux légendes, moi je m'en vais là-haut sur la colline. “La basilique Sainte Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques.” ( Noces, Albert Camus).
Cette colline est une immense zone d'inhumation, considérée comme l'une des plus belles nécropoles du monde occidental. Les excavations ont livré un important mobilier funéraire dont une partie est exposée au musée de la ville. Utilisé dès l'époque punique, ce cimetière continua à l'être jusqu'au Ve s. ap. J.-C.
Sarcophages et pierres taillées
Un sentier sinueux se faufile au milieu d'enclos funéraires, de tombes à caissons et de sarcophages, par centaines, par milliers peut-être, et de toutes tailles ! Il nous promène. Nous prenons même le temps de regarder la mer, à l'ombre bienvenue d'un figuier ou d'un tamaris. Toutes ces tombes, tous ces sarcophages, alignés dans un ordre parfait, comme pour le jour où les âmes rejoindraient le Seigneur, nous deviennent vite familiers. Déjà nous avons l'impression que nous ne nous promenons pas au milieu des mânes mais dans le domaine d'êtres encore en vie. En tout cas, leur esprit est là, dans la beauté nue des sarcophages, dans cet alignement mathématique et dans l'austérité et la dignité qui s'en dégagent. Non, ce lieu n'est pas habité par la mort mais par la force lisse, diamantine de l'esprit !
L'air est léger. Quelques arbres ébouriffés par la brise. La mer palpite à peine - grande colère contenue - mais à son bruit sourd, on sait qu'elle est en train de mordre la falaise. En haut, le soleil guette une proie. Dans cette harmonie, qui soudain apparaît comme un brouillon de choses incompatibles, comme un chaos d'éléments jetés au hasard, seules les sépultures semblent ordonnées, profondément sereines dans leur alignement, dans leur grâce et leur dignité. Et c'est là, grâce à la beauté nue des sarcophages, que je comprends que sans toutes ces pierres taillées et retaillées par les hommes, tout le site, aussi loin que porte le regard, ne serait qu'un vulgaire paysage, qu'un ordonnancement banal d'arbres, de collines, de falaises… Une force x a créé la Nature, mais c'est l'Homme qui rends cette dernière plus belle, plus digne d'admiration, puis les Hommes créent des dieux pour se sentir peut-être plus humbles. Voilà pourquoi même la mer paraît fade devant cet alignement tombal plus remuant en nous que la vulgaire tache bleue qui pourtant va plus loins que l'horizon. Quelques pierres façonnées par les hommes pour y mettre leurs morts nous parlent soudain un langage plus fort que celui de la nature toute entière ! Les arbres, les rochers, les collines et le ciel où tournoie un soleil devenu fou, semblent pathétiques. Et plus pathétique encore, la mer ! Devant ces sarcophages, qui ne bougent pas, qui ne s'agitent pas inutilement, qui ne remuent rien et que rien ne remue, pas même le ciel s'il venait à voler en éclats. Le temps s'est arrêté et les ruines sont là, traces éternelles de la main humaine qui, dans la mutité du minéral, à immortaliser la force de l'esprit. Tous les hommes ne le savent peut-être pas mais nous venons tous à Tipasa pour ces pierres et non pas pour la mer qui, d'ailleurs, partout est toujours la même : bleue, inutilement bleue. H2O. C'est avec ces certitudes que je me dirige enfin vers la basilique de la Sainte Salsa, avec la certitude aussi que ce n'est pas pour y voir un amoncellement de ruines mais pour y découvrir la quintessence de l'esprit humain, cette lumière plus vive que le soleil et que rien, oui, rien, pas même les ténèbres dites éternelles ne pourront effacer ni éteindre. Enfant, j'y allais avec d'autres collégiens y chercher des pièces romaines, aujourd'hui c'est le parfum de l'âme que je suis convaincu d'y trouver, l'âme des Berbères Maures, l'âme des Puniques, l'âme romaine, tous ces bâtisseurs d'antan. Les côtés sombres, il faut s'en f… car désormais nous sommes convaincus que l'histoire à enseigner aux hommes ne doit plus être une histoire de haine mais une histoire d'amour. Elle doit nous apprendre à aimer l'Autre pour le bien qu'il nous a fait et pour toutes les leçons d'art et de sciences qu'il nous a apprises - et Dieu sait qu'elles sont nombreuses - et seulement pour cela, d'autant qu'il est notre semblable. Il ne sert à rien de rappeler les fracas des armes et les factices épopées guerrières ni de faire tinter les os de nos martyrs car il a aussi les siens, qui sont aussi les nôtres, comme les nôtres sont siens. Approcher cette basilique avec des pensées d'exclusion ou de règlement de comptes avec d'autres peuples par l'entremise de l'histoire, c'est offenser Sainte Salsa, la martyre si douce, “plus douce que le nectar” et qui est Tipasienne, notre lointaine compatriote dont l'âme avait été illuminée par la foi nouvelle. Chrétienne était-elle ? Ou seulement une agnostique révoltée contre des pratiques cruelles ? L'hagiographie nous dit que “Salsa avait quatorze ans quand, dans son indignation de voir adorer une idole de bronze, elle la jeta à terre, la brisa et en jeta la tête à la mer. Revenant au temple pour y rechercher d'autres fragments, elle se heurta à la population déchaînée qui la lapida et, à son tour, la précipita dans les flots… La mer se déchaîna dès qu'elle reçut le corps de l'enfant. Et un voyageur venant de Gaule retrouva miraculeusement la petite morte… Dès lors, la mer s'apaisa et le vent tomba. Et le corps de la jeune martyre fut porté dans une humble chapelle au-dessus même du port.” (J. Bardez, cité dans un texte de F. Djelti et S. Ferdi, intitulé Site et antiquités de Tipasa). Nous aimons cette adolescente à peine pubère qui a ennobli l'esprit par un acte de révolte et parce qu'elle était une martyre, sans pour autant haïr ceux qui l'ont tuée. D'ailleurs, cette histoire est trop lointaine pour pouvoir susciter de la haine. Néanmoins, dans dix mille ans, elle nourrira encore de l'amour comme si elle était de la veille. Quelques murs, une abside, des arcades, voilà ce qui reste de la basilique qui, vers le IVe s., lui fut dédiée, mais avec les yeux du cœur vous verrez que tout l'édifice est là, suspendu sur ses colonnes de lumière, éternel comme l'esprit qui habite la colline. Venez ici en automne ou en hiver par un jour de soleil frileux et vous entendrez, entre les rafales de vent et le hurlement des vagues, une espèce de souffle, je dirais divin. Ou sont-ce les soupirs chagrinés de Sainte Salsa qui pleure l'égarement des âmes hors des sentiers lumineux de sa foi ? Pourtant, même lorsque souffle le vent le plus glacial, des pêcheurs viennent ici jeter leurs hameçons et Sainte Salsa se sent moins seule. C'est peut-être pour cela que parfois, on croit entendre un chant qui caresse la colline et descend vers Tipasa à l'heure où, en toussotant, des barques bleues et blanches reviennent au port. Mais ce n'est plus dans les ruines qu'on trouvera le fil d'Ariane de la ville aujourd'hui paresseuse comme les bougainvilliers qui couvrent encore quelques murettes de ses villas comme ses ruelles qui déambulent en pentes douces vers le port, le point où convergent à la fois le labeur, l'ennui quotidien et une certaine douceur de vivre. C'est qu'on ne peut pas être plus exigeant que cela dans une ville où une beauté nue, désormais sans esprit, épouse l'innocence. Il est (pourtant) des jours où, en flânant à Tipasa, on s'attend à rencontrer un esprit éclairé, Camus ou Juba II - qui, quoique roi, fut un intellectuel et un homme très sensible - mais aussitôt on se ravise et on va rejoindre la foule, à la plage ou dans un café sombre où l'on remue des dominos - on est aussi venu pour ça, pardi ! Ensuite on les quitte définitivement, ces ruines, on disparaît, mais elles restent toujours là, vestiges de la première intelligence, témoins vivants de l'esprit qui a su épouser les contours du grès.
Mémoire des ruines
C'est l'heure où le soleil repeuple de ses flèches chaque pierre, chaque grain de sable. Il s'attarde sur une colonne, balaie le péristyle d'une demeure en ruines, se projette avec violence sur les toits rouges de la ville maintenant muette et cloîtrée dans la sieste qui la sauve du grand vautour en furie, pénètre à travers les frondaisons d'oliviers où crécelle un grillon inconsolable, griffe un mur et se faufile derrière une ombre bleue pour fendre de tous ses dards sur la place nue près du port où l'on vient se faire écorcher vif par cette charrue qui vous laboure tout entier. Si vous êtes venu pour le culte du bronzage, le soleil à son zénith s'impatiente de vous rôtir. Des pêcheurs reviennent au port. En toussotant, la barque fait une ellipse et caracole lentement vers l'abri où depuis plus de deux millénaires un immense tombeau punique, jeté là par Dieu sait quel hasard ou quelle force, se prend lui aussi pour un bateau. Pour l'anecdote, chère aux archéologues, c'est ce mausolée à moitié englouti qui a permis de dater Tipasa de l'époque punique. En été, même les jetées servent de plongeoirs pour tous ces corps jeunes et bronzés qui célèbrent le culte immortel de Dionysos, mais dans leurs plongeons, dans leur regard et même dans leurs rires qui pourtant éclatent comme des pastèques trop mûres, on décèle une impatience : celle de revoir les touristes d'antan. Ici, les jeunes ont les plages pour unique passion, voilà pourquoi ils s'ennuient en hiver, car en concevant des espaces pour festoyer le corps, la ville a oublié l'esprit. Puis, Tipasa nous étreint avec son charme, alors on oublie l'hiver et on se fait à l'idée qu'une belle ville n'est pas forcément une ville de l'esprit, d'autant que Tipasa n'a pas la prétention d'être une Rome ou une Syracuse en miniature. Site archéologique et balnéaire sans plus ! Et si Camus l'a rendue célèbre, la ville quant à elle n'a jamais cherché à glaner des lauriers. Pourtant, son passé la raccorde aux villes prestigieuses et c'est pour cela que vers le crépuscule, lorsque la mer est outremer et que le ciel flamboie, on a l'impression que la ville tremble comme pour s'arracher à la terre et s'en aller rejoindre la Grèce ou l'Italie. Depuis la fin de l'empire romain, Tipasa a perdu cette assurance royale qui ancrait les hommes à leur présent et une ville à une plus vaste contrée. Et si, aujourd'hui encore, il n'est pas rare d'entendre quelques-uns se vanter d'une certaine filiation latine, c'est tout simplement parce que le passé est têtu et qu'il n'est pas seulement dans la mémoire des ruines mais aussi dans celle des hommes. Il y a à peine quinze siècles de cela, ici on parlait à la fois le punique, le latin et le berbère. Il y avait aussi un théâtre et un amphithéâtre. C'est dans le crépuscule, une lumière rose se pose sur les épaules du Chenoua. Des milliers d'automobilistes prennent la route, repus de clameurs marines, d'orgies de soleil et d'agapes inoubliables dans une ville comme conçue pour le culte de Dionysos. Les Tipasiens, quant à eux, continueront à travailler pour ceux qui sont venus y passer tout l'été. Ah, j'allais l'oublier : à l'heure où le soleil bourdonne, prêt à exploser en bourrasques de plomb fondu, il vous est peut-être arrivé de voir, comme il m'arrive souvent de voir, sur l'esplanade du Forum, près de la Nymphée ou du Temple anonyme, quelques silhouettes anciennes habillées de toges ou de pagnes et qui disparaissent aussitôt qu'apparues. Pour moi, ces fantômes sont aussi réels que ces ruines et ce sont eux surtout qui m'attirent à Tipasa.
de quel célèbre gangster le personnage de Depardieu est-il inspiré ?
La comédie policière "Inspecteur la Bavure" est diffusée cet après-midi sur France 2. A cette occasion, petit focus sur la source d'inspiration du gangster joué par Gérard Depardieu : Jacques Mesrine.
Dans Inspecteur la Bavure, qui réunit deux des acteurs les plus demandés de la fin des années 1970, Coluche et Gérard Depardieu, Michel Clément obtient de justesse son diplôme d'inspecteur stagiaire et rêve d'arrêter l'ennemi public numéro un, Roger Morzini. Celui-ci, devenu méconnaissable suite à une opération de chirurgie esthétique, se lie d'amitié avec lui... A l'occasion de la diffusion de cette comédie policière cet après-midi sur France 2, retour sur la source d'inspiration principale du personnage de Morzini : Jacques Mesrine, ex-véritable ennemi public numéro un tué par la police en 1979.
Après avoir rejeté l'école, Jacques Mesrine officie en tant que parachutiste commando lors de la guerre d'Algérie et est même décoré. A son retour, il se tourne rapidement vers la criminalité en région parisienne et enchaîne les braquages et autres cambriolages, tout en se mariant et fondant une famille. En 1962, ses activités illicites l'amènent pour la première fois en prison. A sa sortie, un an plus tard, il trouve un travail mais le perd rapidement pour cause de licenciement économique. Il redevient alors criminel, et sévit en France, mais aussi à l'étranger, comme à Majorque ou en Suisse.
A la fin des années 1960, Jacques Mesrine se rend au Québec, où ses nombreux braquages le mènent dans une prison de haute sécurité, de laquelle il s'évade de manière spectaculaire. De retour en France, il se retrouve, là encore, condamné à une longue peine à la prison de la Santé, mais d'où il se fait, à nouveau, la malle (avec son complice François Besse). Il s'engage alors dans une longue et très médiatisée cavale, ponctuée de nombreux crimes. Jacques Mesrine est finalement abattu par la police en 1979, Porte de Clignancourt, dans sa voiture.
Un tel parcours a bien évidemment eu droit à ses adaptations au cinéma. Hormis le film de Claude Zidi qui s'en est inspiré de manière comique, l'histoire de ce criminel aguerri a plusieurs fois été racontée dans des polars et/ou biopics : La Guerre des polices de Robin Davis, Mesrine d'André Génovès et bien sûr le diptyque de Jean-François Richet, permettant à Vincent Cassel de livrer une prestation anthologique (Gérard Depardieu y joue d'ailleurs, dans le premier volet L'Instinct de mort, le malfrat expérimenté Guido qui se lie d'amitié avec le natif de Clichy).
Pour concevoir le personnage de Roger Morzini, le gangster se faisant passer pour un auteur dans Inspecteur la Bavure, les scénaristes Claude Zidi et Jean Bouchaud se sont donc inspirés de Jacques Mesrine (sans retranscrire sa violence comme il s'agit d'une comédie) : pour la capacité de ce dernier à passer inaperçu en se déguisant (il était surnommé "l'homme aux mille visages"), mais aussi pour son audace, son charisme et son éloquence. Des particularités ayant contribué à forger sa réputation et qui se retrouvent clairement dans le personnage de Depardieu !
A sa sortie, en 1983, Inspecteur la Bavure a réalisé pas loin de 3,7 millions d'entrées sur le sol français. Une solide performance, même si plusieurs comédies mises en scène par Claude Zidi ont mieux marché.
Après la défaite de Thapsus, en avril 46 avant J.C, Juba I avait tenté de regagner sa capitale, Zama mais, les Romains l’ayant devancé, il ne put accéder à la ville où était restée sa famille. Sur le point d’être capturé, le roi numide préféra se donner la mort. Son fils, le jeune Juba, fut pris et envoyé à Rome.
En septembre de la même année, César le fit figurer à son triomphe, aux côtés des chefs qu’il avait vaincu, dont Vercingétorix. L’enfant, qui avait tout juste cinq ans, suivit le char du vainqueur, à la place de son père.
Le même César prit sous sa protection le jeune Numide. A sa mort, ce dernier passa sous la protection d’Octave qui se chargea de son éducation. Intelligent et doté d’une grande mémoire, Juba s’initia à toutes les disciplines qu’on apprenait alors. Il parlait, avec la même aisance, le latin et le Grec, ce qui fit dire à Plutarque que " le Barbare numide était devenu le plus fin des lettrés grecs ". Le destin du petit captif ne devait pas s’arrêter là. Octave, qui était devenu son ami, lui fit obtenir la citoyenneté romaine et l’associa à ses campagnes d’Egypte, dans la guerre contre Antoine et Cléopâtre (31-29 avant J.C). Le même Octave, devenu Auguste, le rétablit dans ses droits de souverain et lui tailla un royaume sur le territoire de la Maurétanie dont Rome s’était emparé après la mort du roi Bocchus. En fait, Auguste avait trouvé en Juba la personne qu’il fallait pour administrer un pays réfractaire à la domination étrangère mais peut-être prêt à accepter un souverain d’origine africaine. Bien que numide, Juba fut, en effet, accepté par ses sujets auxquels il apporta, il est vrai, la stabilité.
Sur ordre d’Auguste, sans doute, Juba épousa quelques années plus tard Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre d’Egypte et du triumvir Antoine. La jeune princesse avait été, elle aussi, enlevée à sa patrie, après la défaite et la mort de ses parents et élevée à Rome. Auguste voulait, par cette union, montrer au monde la grandeur et la magnanimité de Rome qui, après avoir vaincu ses ennemis, s’alliait leurs enfants, allant jusqu’à les faire gouverner pour son compte. Conformément à la tradition égyptienne, Cléopâtre fut associée au règne de son époux : les monnaies frappées en son nom, entre 20 et 19 avant J.C., ainsi que les symboles égyptiens qui y figurent, le prouvent. Nous ne savons rien de la vie du couple sauf que Cléopâtre donna à Juba un fils, Ptolémée, appelé ainsi du nom d’un de ses aïeux égyptiens, et qui devait lui succéder. Cléopâtre Séléné mourut vers 6 ou 5 avant J.C. et, selon la tradition, Juba lui aurait élevé le fameux Mausolée Royal de Maurétanie (Tombeau de la Chrétienne), aux environs de Tipaza, à l’Est d’Alger
Le règne de Juba II, long d’une cinquantaine d’année, fut plutôt calme, même s’il fut traversé par des révoltes, comme celle des Gétules, en l’an 6 de l’ère chrétienne.
Jusqu’à sa mort, en 23 ou 24 après J.C, il fut un fidèle vassal de Rome et ne manqua pas de mettre à sa disposition, comme dans la guerre menée contre Tacfarinas, son armée et ses biens.
Son royaume connut, grâce à la stabilité dont il jouissait, une certaine prospérité. Sa capitale, Iol (l’actuelle Cherchell), rebaptisée Caesarea, en l’honneur d’Auguste, connut, sous son règne, un grand essor. Il l’agrandit, la dota d’un port et l’embellit de monuments et de statues de style grec.
Le commerce et l’industrie y florissaient, notamment les teintureries qui produisaient la célèbre pourpre de Gétulie, chantée par les poètes latins
Mais le tombeau a aussi sa légende, la voici : Un Arabe de la Mitidja, Ben Kassem ayant été fait prisonnier lors d’une attaque pirate, fut emmené en Espagne et vendu comme esclave à un vieux savant. Un jour, son maître lui dit : " Ben Kassem, je peux te rendre à ta famille et à ton pays, si tu peux me jurer de faire tout ce que je vais te demander. " L’arabe promis car ce qu’on lui demandait était très simple. Arrivé sur l’autre coté de la Méditerranée, il se rendit au tombeau de la Chrétienne et, là, il obéit à son ancien maître en faisant brûler un papier que le vieux savant lui avait confié. A peine le papier qu’il avait jeté dans le brasier fut-il consommé, qu’il vit le tombeau s’entrouvrir pour donner passage à un nuage de pièces d’or et d’argent qui s’élevait et filait vers l’Espagne. Ben-Kassem, pétrifié, réagit en lançant son burnous sur les dernières pièces et en ramena quelques-unes. Quant au tombeau, il s’était déjà refermé, le charme était rompu… Ben-Kassem garda longtemps le silence mais, finalement, ne put se retenir de conter cette aventure aussi prodigieuse. Le Pacha Salah-Rais, qui régna (1552 à 1556), envoya un grand nombre d’ouvriers pour démolir pierre par pierre le tombeau et en ramener le trésor. Le monument venait à peine d’être attaqué par les pics des démolisseurs qu’une femme chrétienne apparut sur le sommet du tombeau, étendit les bras en s’écriant " Halloula !! Halloula ! à mon secours ! " et aussitôt une nuée d’énormes moustiques dispersa les travailleurs. Plus tard, Baba-Mohamed-ben-Othmane, pacha d’Alger de 1776 à 1791, fit démolir à coup de canon le revêtement Est, toujours sans succès.
Puisque nous sommes à Tipasa, allons-nous promener dans les ruines, dans un site prestigieux en bordure de mer, avec comme fond la montagne du Chenoua.
Et si vous êtes vraiment curieux, imaginez ce que devait être la basilique chrétienne, construite après la mort de Juba II .
Si vous mêliez les vielles pierres, le site et l’esprit d’Albert Camus alors quelle belle journée vous aurez passée !
« […] Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d’où l’on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. […]
La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu’on regarde par une ouverture, c’est la mélodie du monde qui parvient jusqu’à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres.
La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l’espace »
C’est ainsi qu’Albert Camus décrit le village de Tipasa et ses ruines antiques dans les célèbres Noces à Tipasa publiées en 1938.
Donnant sur la mer Méditerranée, située à quelques kilomètres à l’ouest d’Alger, la ville de Tipasa possède à la fois un site romain et une nécropole punique. Ils ont été classés à l’UNESCO en 1982.
Histoire
Tipasa signifierait « passage » ou « point de passage » en phénicien. Située entre Icosium (Alger) et Iol (Cherchell), la cité protégée par des falaises était devenue un point de relâche des navigateurs phéniciens qui venaient s’y ravitailler en eau mais aussi s’arrêter la nuit.
Elle se développe sous le règne du roi numide Juba II et de Cléopâtre Séléné, l’unique fille d’Antoine et de Cléopâtre VII. Mais en 39 ap. J.-C le fils de Juba II, Ptolémée, est exécuté sur ordre de l’empereur Caligula. Le royaume de Maurétanie est alors annexé à l’empire romain.
En 46 ap. J.-C, le successeur de Caligula, Claude, accorde le droit latin à Tipasa selon Pline l’Ancien. Moins avantageux que le droit romain, il permet aux élites d’obtenir la citoyenneté romaine et accélère ainsi l’assimilation des populations locales.
En effet, environ un siècle plus tard, Tipasa devient une colonie romaine, Aelia Tipasensis, entre 145 et 150 ap. J.-C. L’agglomération va alors s’accroître considérablement, et atteindre son apogée dans la seconde moitié du IIe siècle ap. J.-C.
C’est le site romain que nous allons vous présenter dans cet article.
Visite du site romain
L’amphithéâtre
L’amphithéâtre est le premier monument que l’on rencontre en entrant dans le parc archéologique de Tipasa.
Il est dédié aux spectacles et notamment ceux de gladiateurs. Née en Italie, cette tradition s’est répandue en Afrique par les armées romaines. Il est notamment possible de remarquer un grand mur qui borde l’arène, ce qui permettait de protéger les spectateurs des bêtes sauvages utilisées dans les spectacles.
Son plan est celui d’une ellipse dans un rectangle, avec un grand axe de 80 mètres de longueur. Il est encore possible d’apercevoir ses gradins en grande partie détruits, leurs vomitoires, et les deux portes Est et Ouest. De nombreuses bases honorifiques ont été réutilisées en remploi pour le construire. Un petit columbarium fût également retrouvé, et serait soit un réemploi soit un cimetière des gladiateurs tués dans l’arène.
Enfin il s’agit certainement d’un monument tardif car il empiète sur la cella d’un temple du decumanus.
Les deux temples du decumanus
Entrons maintenant sur le decumanus maximus, un des deux grands axes des villes romaines avec le cardo.Large de 14 mètres il était doté de plusieurs temples et d’un arc monumental à quatre baies, dont on ne conserve plus que les soubassements. Il s’élargissait vers l’est pour former une grande place avec deux temples encore visibles aujourd’hui qui se font face.
Le temple anonyme. Il ne subsiste de ce sanctuaire que le podium et l’escalier menant à la cella. La cour était également ornée d’un triple portique. Si une jambe d’une statue colossale a été retrouvée, la divinité honorée dans ce temple n’a pas été identifiée.
Le nouveau temple. Ce dernier est daté de la fin du IIe siècle ou du début du IIIe siècle ap. J.-C. Comme le temple anonyme il est constitué d’un podium et d’une cour bordée d’un portique.
Il faut désormais rejoindre le cardo qui court jusqu’à la mer Méditerranée en contrebas. Au carrefour du decumanus et du cardo, se trouve le forum.
La basilique et le forum
Dominant la mer, le forum constituait le cœur de la vie romaine. On y prononçait l’oraison funèbre des citoyens importants, on y célébrait des sacrifices grâce aux autels qui s’y trouvaient et les magistrats pouvaient y présider le conseil municipal. Il est constitué d’une place piétonnière entièrement dallée, occupée par des magasins, dont on conserve encore des jarres qui contenaient notamment de l’huile d’olive, mais aussi des bases honorifiques et une basilique.
Sur un plan d’inspiration hellénistique, la basilique était composée de trois nefs. La majorité de son décor a disparu mais on conserve une de ses très belles mosaïques, aujourd’hui déposée au musée de Tipasa. On y distingue trois captifs ce qui permettrait d’affirmer qu’il s’agissait d’un lieu où l’on rendait la justice.
Les captifs, peut-être des Maures, sont entourés de portraits d’Africains où on pourrait reconnaître des portraits d’habitants de Tipasa, ou la représentation des différentes ethnies pacifiées et désormais assimilées aux Romains.
Elle se situait dans l’abside de la basilique et daterait du IIe siècle ap. J.-C, alors que la ville connaît un essor important.
Pour autant le forum n’est pas uniquement constitué de bâtiments publics, mais aussi d’une des plus belles maisons de la cité antique,
La villa des fresques
C’est la découverte de décors muraux sur enduit qui a donné le nom à la maison. La villa des fresques a été construite sur l’emplacement d’une ancienne nécropole, probablement au milieu du IIe siècle ap. J.-C. Elle fût remaniée de nombreuses fois, et c’est un état tardif qui est visible aujourd’hui.
La maison couvre une superficie de 1000 m2.
On y entre par une porte cochère doublée d’une entrée pour piétons car le portique donne sur le cardo. On arrive ensuite sur une cour intérieure bordée d’un péristyle autour de laquelle s’organise les pièces d’habitation :
Un salon oecus qui offre la meilleure vue sur la cour intérieure et possède une belle mosaïque encore visible sur place.
Un solarium, en face du salon, qui donnait sur la Méditerranée.
Deux salles à manger, triclinia.
Trois chambres, cubicula.
Et enfin des thermes privés, des celliers…
Il paraît probable que la maison ait reçu un étage. Ainsi, s’il existe plusieurs autres demeures luxueuses à Tipasa, la villa des fresques est une des mieux conservées et montrent l’adoption du modèle architectural romain en Afrique.
Après le forum et la villa des fresques, il faut reprendre le decumanus maximus pour rejoindre le nymphée et le théâtre.
Le nymphée
Le nymphée est un édifice public qui amène l’eau aux habitantsde Tipasa. Il est découvert par l’archéologue Adrien Berbrugger peu avant 1864 sur un terrain appartenant à un colon français, Trémaux. La fontaine constitue l’aboutissement d’un aqueduc qui alimente la ville en eau. Cet aqueduc prend naissance à 9 kilomètres au sud-ouest de Tipasa, près des oueds (rivières) Meurad, Bourkika et Bou Yersen. Le cours de cet aqueduc est en grande partie invisible, car souterrain.
L’eau descendait en cascade, degré par degré, jusqu’au bassin du bas où elle était puisée. Plusieurs éléments de décor de ce nymphée ont été conservés. On peut notamment voir six colonnes, des chapiteaux et des parements. Si dans un premier temps Serge Lancel dans sa monographie, Tipasa de Maurétanie en 1966, supposa que les colonnes et le parement du mur du fond étaient en marbre bleu, il s’agirait plus vraisemblablement de colonnes en calcaire gris indigo et bleuâtre, et de gneiss pour le placage du fond. En effet une fois poli, le gneiss permet d’imiter l’éclat du marbre. Les chapiteaux seraient quant à eux en tuf. Cette hypothèse paraît tout à fait probable car le calcaire, le gneiss et le tuf se trouvent dans les environs de Tipasa. Ils sont de plus beaucoup moins coûteux que le marbre.
Le décor permet de dater le nymphée entre lafin du IIIe et le début du IVe siècle ap. J.-C selon Stéphane Gsell et Pierre Aupert.
Les colonnes sont au nombre de six actuellement, mais Gsell pense qu’il y en avait dix à l’origine. Il y a également deux bases vides, qui devaient recevoir des statues aujourd’hui disparues. Le propriétaire français Trémaux possédait à la fin du XIXe siècle un fragment de statue masculine désormais disparue. De plus, Stéphane Gsell rapporte que le premier fouilleur du nymphée, Berbrugger, racontait avoir retrouvé une « belle statue de marbre blanc » qui avait ensuite été taillée en bénitier. Bien que cette information surprenne, il serait possible qu’il s’agisse de la deuxième statue disparue du nymphée.
Par sa fonction, le nymphée est lié aux divinités aquatiques. Il serait donc possible que les statues les représentaient. Enfin l’ordre des chapiteaux est corinthien selon la règle de Vitruve pour les fontaines.
Ainsi, bien que le nymphée soit fortement abîmé, il est possible de se faire une idée de sa magnificience. Si les matériaux ne sont pas des plus riches (il n’y a pas de marbre par exemple), ses jeux de cascade et sa décoration témoignent d’un grand raffinement.
L’archéologue Pierre Aupert propose une restitution du nymphée en 1974 :
Le théâtre
Il s’agit du dernier monument du site romain, étant situé à l’extrémité ouest du decumanus et donc à la sortie de la ville antique.
A la différence de l’amphithéâtre qui est un monument d’origine romaine, le théâtre vient des Grecs. S’il est moins bien conservé que le théâtre de Timgad, autre grand site romain algérien, le théâtre de Tipasa comporte encore des gradins, des vomitoires mais aussi les piliers qui supportaient le plancher de la scène.
Serge Lancel pense que le théâtre de Tipasa a été influencé par les théâtres grecs où le décor naturel jouait une grande place. En effet il se situe parmi la végétation (cyprès, oliviers…), en retrait de l’agitation du forum.
Conçu pour accueillir 3000 personnes, son plan est composé de trois gradins avec un orchestre semi-circulaire séparé de la scène par un mur de briques auparavant paré de marbre. Une grande partie de ses gradins a été démontée en 1847 pour la fondation de l’hôpital de Marengo destiné aux cholériques.
Conclusion
Bien que sa partie basse ait certainement disparue dans la mer Méditerranée, Tipasa reste un témoignage des tentatives d’assimilation des Africains par les Romains, que ce soit par les monuments, l’architecture ou le décor. Il connaîtra ensuite une occupation punique et chrétienne.
Pour visiter Tipasa
Tipasa est composé de trois sites distincts avec une tarification individuelle :
Le site archéologique romain que l’article vous a présenté
La nécropole punique
Le musée archéologique au cœur de la ville
Conseil de visite : Sur la route entre Alger et Tipasa, vous pouvez également vous arrêter pour visiter le mausolée, probablement de Cléopâtre Séléné, dit le Tombeau de la Chrétienne.
Bibliographie
AUPERT Pierre,
Le nymphée de Tipasa et les nymphées « septizonia » nord-africains, Rome : Ecole française de Rome, 1974
BLAS DE ROBLES Jean-Marie et SINTES Claude,
Sites et monuments antiques de l’Algérie, Aix-en-Provence : Archéologies, 2003
BOUCHENAKI Mounir,
Cités antiques d’Algérie, Alger : Ministère de l’Information et de la Culture, Collection Art et Culture, 1978
FERRANTI Ferrante,
Algérie antique, Arles : Actes Sud, 2013
LANCEL Serge,
Tipasa de Maurétanie, Alger : Direction des Affaires culturelles, 1966
SINTES Claude,
Algérie antique, catalogue d’exposition (Musée de l’Arles et de la Provence antiques du 26 avril au 17 août 2003), Arles : Editions du Musée de l’Arles et de la Provence antiques, 2003
Camus : La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace. Encore une fois, sur l'écran de ma mémoire défilent les images d'un week-end passé à la ferme de Marengo. Nous avions déjeuné dans la grande cuisine paysanne et c'est la mauresque de la maison qui nous avait servis. Mes cousins s'adressaient à elle en arabe. Jean-Claude affirma que les fellaghas venaient toutes les nuits sur les hauteurs de la grande propriété et qu'elle était obligée de leur servir un repas. C'était connu, même de l'armée. Elle n'avait pas le choix si elle tenait à la vie. Elle jouait sur deux tableaux : elle se dévouait pour les Français dans la matinée et nourrissait les hommes de la rébellion dans la nuit.
Nous avions décidé de passer l'après-midi à Tipasa et nous sommes partis dans la 2 CV ainsi que dans la Simca Aronde, en nous serrant un peu. Un jeune lieutenant basé dans la région, passa la journée avec nous. Il ne disait pas les fellaghas mais les fells ou les fellouzes . Il ajouta que lorsque les militaires envoyaient un message, le code était HLL , traduire Hors La Loi . Nous étions tous chaussés pour marcher confortablement dans la campagne car la terre n'était pas très sèche. J'eus envie d'aller flâner vers Sainte Salsa et Jocelyne, la sœur de Jean-Claude, trouva que j'avais des goûts morbides. Elle a quand même fini par acquiescer et elle est venue avec nous. Camus écrivait :
« Les tombeaux de Sainte-Salsa. (Les sarcophages pleins d’eau noire, sous les tamaris détrempés). »
J'ai cheminé devant les autres, le nez au vent et nous avons attendu le que ciel s'assombrît un peu pour rentrer.
Cliché que j’avais pris sur la plage de Matarès où venait se baigner Albert Camus en compagnie de José Lenzini et du sculpteur Louis Bénisti. Sur la photo, Jocelyne, tout à fait à droite. La route n'était pas longue et l'armée veillait mais nous n'étions jamais à l'abri d'un attentat. Le lieutenant qui nous avait demandé de le tutoyer, n'était pas armé. J’ai parlé à mes cousins d'Albert Camus qui était contre la peine de mort. Jean-Claude s'est exclamé que Camus ferait bien de revenir à Marengo et qu'il aurait vite fait de comprendre. Pour le moment, l'armée française montrait son courage et les officiers leur bravoure, souvent aussi leur audace dans les combats, ils croyaient avec beaucoup de fermeté à l’Algérie française, mais, mais, mais... Cette guerre ne serait-elle pas sans fin? Ce soir-là, j'avais été bien pessimiste.
Voici une lettre écrite par Camus à destination de Jean Sénac, deux mois avant notre sortie à Tipasa avec les cousins de Marengo et les copains. Des sorties, des promenades il y en eut tant et tant que souvent les souvenirs se bousculent et les dates s'emmêlent dans ma tête. Les photos sont un point de repère. C'était au printemps 1957. Cette lettre a été publiée, d'après ce que je lis, par Nicolas Philippe pp.174-176. Albert Camus. Réflexion sur le terrorisme avec la contribution de Jacqueline Levi-Valensi, Antoine Garapon et Denis Salas. Samedi 1er mars 2003 par Francis BOUCHER. Je travaille avec le livre d’Hamid Nacer-Khodja, Hamid à qui je dois une fière chandelle. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu'il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu'on peut. » Albert Camus
Il me semble que cette lettre n’est pas trop difficile à lire, elle n’a pas ce côté pénible que nous redoutons tous lorsqu’il nous faut déchiffrer du blabla. Bien sûr, c’est du Camus. Dois-je la laisser telle quelle ou retirer les phrases principales pour les faire publier.Il me semble que cette lettre n’est pas trop difficile à lire, elle n’a pas ce côté pénible que nous redoutons tous lorsqu’il nous faut déchiffrer du blabla. Bien sûr, c’est du Camus. Dois-je la laisser telle quelle ou retirer les phrases principales pour les faire publier ?
Paris, le 10 février 1957 Mon cher Sénac, Je suppose que c'est à vous que je dois l'envoi de votre article d'Exigence. Je suis surpris cependant d'y trouver une note qui mérite que j'y réponde, bien que j'aie décidé de me taire en ce qui concerne l'Algérie, afin de n'ajouter ni à son malheur, ni aux bêtises qu'on écrit à son propos.
Je vous rappelle votre note : « Celui qui écrit ne sera jamais à la hauteur de ceux qui meurent, déclarait naguère Camus, à une époque où il ne reniait pas encore l'injustice des Justes. » Ce « pas encore » est de trop. Le sujet des Justes est précisément celui qui nous occupe aujourd'hui et je pense toujours ce que je pensais alors. Le héros des Justes refuse de lancer sa bombe lorsqu'il voit qu'en plus du grand-duc qu'il a accepté d'abattre, il risque de tuer deux enfants. Ce refus, cette certitude passionnée qu'il y a dans le meurtre et dans l'injustice une limite à ne pas dépasser, je les ai donnés en exemple, dans ma pièce et dans l'Homme révolté parce qu'ils sont les seuls selon moi à garder à la révolte sa vérité et sa grandeur. Ma position n'a pas varié sur ce point, et si je peux comprendre et admirer le combattant d'une libération, je n'ai que dégoût devant le tueur de femmes et d'enfants. La cause du peuple arabe en Algérie n'a jamais été mieux desservie que par le terrorisme civil pratiqué désormais systématiquement par les mouvements arabes. Et ce terrorisme retarde, peut-être irréparablement, la solution de justice qui finira par intervenir. L'objection qui consiste à dire que les Français en font autant pourrait être discutée utilement si des intellectuels ou des responsables arabes avaient protesté contre ces meurtres d'innocents, comme nous l'avons fait, et publiquement, contre la répression collective. Il n'en a rien été. Nous sommes donc restés seuls avec nos bons sentiments pendant qu'on tirait sur (phrase inachevée, ajoutée à la plume à la dactylographie) Que du moins vous ne me fassiez point approuver, fût-ce dans le passé, des actes qui me répugnent. Je continue au contraire, non pas à renier mais à condamner absolument, aujourd'hui comme hier, l'assassinat de civils innocents. J'ajouterai enfin que votre « pas encore » n'est pas seulement inexact, il est encore légèrement injurieux, s'adressant à un homme dont vous savez qu'il a été seul de son état, en Algérie, il y a vingt ans, à prendre la défense du peuple arabe. Je n'ai pas certes de leçon à vous donner. Laissez-moi vous dire cependant que je continue de penser que celui qui écrit n'est jamais à la hauteur de ceux qui meurent. Il y a beaucoup de gens qui meurent aujourd'hui en Algérie, et des deux côtés. Vous qui écrivez, pensez bien, avant de vous donner l'air, contre moi, d'accepter la trop fameuse injustice des justes. Cette formule, légère ici, pèse là-bas son poids de sang. Tout ce qu'un écrivain doit veiller à faire, tant qu'il ne se bat pas, est de ne pas ajouter, en cédant aux facilités de langage, à ce poids de sang. Vôtre A.C.
En arrivant d’Alger, on voyait, à droite, le cimetière, près de la basilique de Sainte-Salsa. Là, des chrétiens se firent enterrer pour reposer près de leur sainte, martyrisée au IVème siècle. Albert Camus : "La lune s'est levée. Elle illumine d'abord faiblement la surface des eaux, elle monte encore, elle écrit sur l'eau souple. Au zénith enfin, elle éclaire tout un couloir de mer, riche fleuve de lait qui, avec le mouvement du navire, descend vers nous, inépuisablement, dans l'Océan obscur. Voici la nuit tiède, la nuit fraîche que j'appelais dans les lumières bruyantes, l'alcool, le tumulte du désir."
Parfois, la nuit, j'imagine la nécropole sous le vent et la pluie de l'hiver, dans un pays où les chrétiens sont partis et ne reviendront plus tant que je vivrai. Tant que je vivrai... J'ai appris à ne plus m'effrayer du temps qui passe. Camus : « Cette distance, ces années qui séparaient les ruines chaudes des barbelés, je les retrouvais également en moi, ce jour-là, devant les sarcophages pleins d'eau noire, sous les tamaris détrempés. Elevé d'abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j'avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés (...) »
Lorsque nous sommes arrivés aux ruines, en 1977 et avant de passer les barbelés, une horde de petits Arabes nous ont poursuivis pour nous vendre des cartes postales rougies par la terre du lieu. Je n’aime pas renvoyer les enfants. Encore une contrariété que j’enregistre dans ce pays que j’ai aimé.
Ecoutons le Camus du Retour à Tipasa. Encore, oui, du grand Camus. "(...) Si nous pouvions le nommer, quel silence ! Sur la colline de Sainte-Salsa, à l'est de Tipasa, le soir est habité. Il fait encore clair, à vrai dire, mais, dans la lumière, une défaillance invisible annonce la fin du jour. Un vent se lève, léger comme la nuit, et soudain la mer sans vagues prend une direction et coule comme un grand fleuve infécond d'un bout à l'autre de l'horizon. Le ciel se fonce. Alors commence le mystère, les dieux de la nuit, l'au-delà du plaisir". « Il apprit à se promener. L'après-midi, quelquefois il marchait le long de la plage jusqu'aux ruines sur l'autre pointe. Il se couchait alors dans les absinthes et la main sur la chaleur d'une pierre il ouvrait les yeux et son cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. »
Albert Camus et Tipasa par Marc Boronad http://tipasa.eu/z_tipasa/Accueil.html
José Lenzini nous explique dans son très beau livre L’Algérie de Camus : « Dans cette ignorance qui prend, au fil du temps, des allures de marginalisation, de «sectarisation» (1), les petits Européens en arrivent à ignorer les «indigènes» ou les «Arabes», à telle enseigne que ce dernier qualificatif -largement employé- n'a rien de péjoratif. Les deux "communautés" vivent éloignées dès l'enfance. Le plus souvent c'est le terme "Arabe" qui était employé. Si bien que les Algériens furent très étonnés quand, en 1956, ils entendirent Camus, dans son appel "pour une trêve civile" parler des "Arabes" qui se considéraient déjà comme des "Algériens". (1)Un mot que je n’ose pas changer.
Tipasa, pour nous, pour moi, c'est d'abord Albert Camus. Albert Camus que ma mère et son frère Antoine avaient bien connu lorsqu'ils habitaient le quartier de Belcourt à Alger. Albert et Antoine étaient nés en 1913. Leur jeunesse à tous les trois, on la retrouve et on l'imagine dans L'été à Alger, un essai extrait des Noces ainsi que dans L'Etranger, deux œuvres maîtresses d'Albert Camus. Mes notes : Je me souviens de cette sortie ou longue promenade du printemps à Tipasa. C'était en 1957. Nous étions partis d'Alger tôt le matin. Nous étions quatre copains dans la voiture et c'est moi, le plus passionné, qui racontais Tipasa : Ville phénicienne puis romaine qui gardait de nombreux vestiges du passé. La route : la Pointe-Pescade, les Bains-Romains, le cap Caxine, Guyotville, Staouéli, Zéralda, Daouda, Fouka, Castiglione, Chiffalo, Bou Aroun, Bérard, Bérard et ses merveilleux platanes aux deux bords de la route et Tipasa. Tant de noms que je prends plaisir à récrire. Le port, j'en garde encore l'image distincte. Sur le bord, des pêcheurs avaient étendu leurs filets. Et encore bien des réminiscences.
'ai revu Tipasa en 1977. Camus nous avait quittés depuis dix-sept ans et il était toujours là, nous semblait-il et il nous regardait.
Camus : "Au printemps, Tipasa est habité par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil."
Ecoutons encore Albert Camus (La mort heureuse, chapitre IV)
"Après un peu moins de deux heures Mersault arriva en vue du Chenoua.... C'était là qu'il allait vivre. Sans doute la beauté de ces lieux touchait son cœur. C'était pour eux qu'aussi bien il avait acheté cette maison. Mais le délassement qu'il avait espéré trouver là l'effrayait maintenant. Et cette solitude qu'il avait recherchée avec tant de lucidité lui paraissait plus inquiétante maintenant qu'il en connaissait le décor. Le village n'était pas loin, à quelques centaines de mètres. Il sortit. Un petit sentier descendait de la route vers la mer. Au moment de le prendre, il s'aperçut pour la première fois qu'on apercevait de l'autre côté de la mer la petite pointe de Tipasa. Sur l'extrémité de cette pointe, se découpaient les colonnes dorées du temple et tout autour d'elles les ruines usées parmi les absinthes qui formaient à distance un pelage gris et laineux. Les soirs de juin, pensa Mersault, le vent devait porter vers le Chenoua à travers la mer le parfum dont se délivraient les absinthes gorgées de soleil.
Camus :
"Il lui fallait installer sa maison et l'organiser. Les premiers jours passèrent rapidement. Il peignit les murs à la chaux, acheta des tentures à Alger, recommença l'installation électrique. Et dans ce labeur coupé dans la journée par les repas qu'il prenait à l'hôtel du village et par les bains de mer, il oubliait pourquoi il était venu ici et se dispersait dans la fatigue de son corps, les reins creusés et les jambes raides, soucieux du manque de peinture ou de l'installation défectueuse d'un va-et-vient dans le couloir. (...) ; les filles qui se promenaient le soir sur la route qui dominait la mer (elles se tenaient par le bras et leurs voix chantaient un peu sur les dernières syllabes des mots); Pérez, le pêcheur, qui fournissait l'hôtel en poissons et n'avait qu'un bras. Ce fut là aussi qu'il rencontra le docteur du village, Bernard. Mais le jour où dans la maison tout fut installé, Mersault y transporta ses affaires et revint un peu à lui. C'était le soir. Il était dans la pièce du premier, et derrière la fenêtre deux mondes se disputaient l'espace entre les deux pins. Dans l'un, presque transparent, les étoiles se multipliaient. Dans l'autre, plus dense et plus noir, une secrète palpitation d'eau annonçait la mer.
C’est dans la pénombre que je croyais retrouver l’odeur du maquis et des absinthes chères à Camus. Cette fausse fenêtre, une illusion.
Je pensais à nos plages, aux filles qui me complimentaient lorsque je nageais, je revoyais nos petits ports, nos paysages de garrigue et de ruines. Mes jours de repos, je me promenais interminablement, à toute heure et de préférence à des heures insolites. C’est en me déplaçant à pied que j’ai connu Paris. Parfois, par temps brumeux, je marchais sur les quais et je regardais la Seine rouler ses eaux grises. La Conciergerie m’intriguait.
Camus (La chute) : « Paris est loin, Paris est beau, je ne l’ai pas oublié. Je me souviens de ses crépuscules, à la même époque, à peu près. Le soir tombe, sec et crissant, sur les toits bleus de fumée, la ville gronde sourdement, le fleuve semble remonter son cours. J’errais alors dans les rues. Ils errent aussi, maintenant, je le sais ! Ils errent,s faisant semblant de se hâter vers la femme lasse, la maison sévère… Ah ! mon ami, savez-vous ce qu’est la créature solitaire, errant dans les grandes villes ? . .
Moi aussi, dans Paris, j’errais dans les rues en 1962 et 1963. Je pensais à Tipasa et au Chenoua où j’avais été si heureux.
Au fond le Chénoua.
Albert Camus et Tipasa par Marc Boronad http://tipasa.eu/z_tipasa/Accueil.html
Le 10 décembre 1957, Albert Camus reçoit son prix Nobel à Stockholm, au cours d'une cérémonie très solennelle. Il a alors 44 ans. Une phrase célèbre :"Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice". Elle est morte après lui. Pour ce prix Nobel, il faut user d'un éclairage que je ne puis donner tout seul. Voici une lettre qui fait partie de la correspondance de Jean Sénac avec Albert Camus, Jean Sénac que je n'avais jamais lu. Il aura fallu que je travaille sur ce livre Albert Camus et Tipasa pour que je m'intéresse à cet écrivain. Les lettres inédites, réunies par Hamid Nacer-Khodja et son essai Le Fils rebelle, racontent l'histoire de l'amitié profonde qui lia un temps Camus et Sénac. Hamid est le frère de mon fidèle lecteur Rabah dont j'ai publié une photo dans Alger Le Clos-Salembier. Voici donc ce que j'ai trouvé pour donner un peu de lumière à des pages qui peuvent être sombres. Je souligne que la prose et les lignes qui suivent, ne sont pas toutes de moi. J'ai aussi recopié certaines lignes et ce n'est pas du plagiat. Je suis très aidé par Hamid. Jean Sénac (1926-1973). Né de père inconnu à Béni-Saf en Oranie, le " poète qui signait d'un soleil ", fut assassiné à Alger le 30 août 1973. Son meurtre reste encore, volontairement (?) non élucidé (il se savait traqué par le FLN et la cible d'un assassinat proche). Lorsque le crime fut annoncé par les media ma mère s'écria :"Voilà, justice est faite. Il a trahi son peuple (Il fallait entendre "le peuple des Français d'Algérie") eh bien il y a laissé sa vie. Adios Sénac ! Etait-il Algérien ou Français, ce Sénac ? Européen par son ascendance et Algérien à coup sûr si l’on considère que la naissance de la nation algérienne fut par lui revendiquée. Il chanta la lutte révolutionnaire en laquelle il mettait toute son espérance. Il y associa son propre combat : recherche d'identité profonde, à la fois personnelle et culturelle et sa lutte pour faire accepter son homosexualité : "Ce pauvre corps aussi Veut sa guerre de libération". Grand admirateur de Nerval, de Rimbaud, d'Artaud, de Genet.
Lorsque Sénac, qui était encore un jeune poète de 20 ans, écrivit pour la première fois à Albert Camus, ce dernier était déjà internationalement connu.
L'Étranger date de 1942 et La Peste venait de paraître. L'écrivain répondit pourtant aussitôt à Jean Sénac (24 juin 1947). (Camus avait aussi répondu à ma mère mais tous deux se connaissaient bien). On peut penser que ces deux lettres inaugurèrent une correspondance presque affectueuse, peut-être exigeante et en tous les cas, confiante. Elle dura, cette correspondance, jusqu'en 1958. Les lettres témoignent d'une époque riche et bouillonnante : les deux hommes parlaient de littérature tandis que l'œuvre de Jean Sénac s'ébauchait. Camus devenait Prix Nobel, plusieurs écrivains de l'époque étaient mentionnés dans ces échanges. Cette correspondance concernait aussi leur histoire personnelle face à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, que Sénac soutenait de toute son âme en métropole, oui en métropole sinon en Algérie il aurait peut-être été lapidé par ses frères européens. (Pensons aux collaborateurs durant la période de Vichy pendant la deuxième guerre mondiale). Observons ici une « retenue » de Camus qui souffrait de la guerre et des événements tragiques qui déchiraient cette noire période. En avril 1958, Jean Sénac reprocha son silence avec véhémence à Camus et lui adressa une lettre de rupture. « Camus, notre frère Taleb vient d'être guillotiné. Ils n'ont pas pu avoir Djamila Bouhired et Henri Alleg (Deux personnages du F.L.N.). Ils se sont vengés. Je sais à quel point je dois vous irriter, mais quoi ! Ne me suis-je pas juré d'être avec vous d'une insupportable franchise ? De ceux qui voudraient faire de vous le Prix Nobel de la Pacification ne pouviez-vous exiger la grâce de l'étudiant Taleb ? » (Introduction à un entretien de Hamid Nacer-Khodja publié dans La Dépêche de Kabylie, Le "frère" Taleb a été guillotiné et Albert Camus n'a pas sourcillé. La tête d'un Arabe venait de rouler dans la sciure et il a dû se sentir à la fois très loin et très près de son ouvrage L'étranger. L'étranger qui n'était pas un "indigène" mais un Arabe, L'étranger écrit au passé composé avec des dialogues rapportés et qui se trouvait depuis seize ans sur les rayons des bonnes librairies, L'étranger, un récit qu'il avait beaucoup travaillé alors qu'il ne contenait que cent quatre-vingts petites pages et par lequel il disait son horreur de la peine de mort. Je crois que le passé composé a été utilisé pour indiquer une période morte. En Algérie, les hommes du peuple refusent le mot « indigène ». Pourquoi ? Mystère. Une fois encore, devant la justice ou l'injustice d'une exécution, Camus choisissait la vie de sa mère et de son peuple.
L'étranger qui n'était pas un "indigène" mais un Arabe.
Et puis un jour ce fut la fin.
Carnets de Camus. mai 1935 – février 1942
« La seule liberté possible est une liberté à l'égard de la mort. L'homme vraiment libre est celui qui, acceptant la mort comme telle, en accepte du même coup les conséquences –c'est-à-dire le renversement de toutes les valeurs traditionnelles de la vie. Le « Tout est permis » d'Ivan Karamazov est la seule expression d'une liberté cohérente. Mais il faut aller au fond de la formule. » (Fragment qui servira pour le Mythe de Sisyphe). Albert Camus mourut dans un accident d'auto avec Michel Gallimard (à droite). L'été à Alger : "Les dimanches d'Alger sont parmi les plus sinistres. Comment ce peuple (1) sans esprit saurait-il habiller de mythes l'horreur profonde de sa vie ? Tout ce qui touche à la mort est ici ridicule ou odieux. Ce peuple, sans religion et sans idoles meurt seul après avoir vécu en foule. Je ne connais pas d'endroit plus hideux que le cimetière du boulevard Bru, en face d'un des plus beaux paysages du monde. Un amoncellement de mauvais goût parmi les entourages noirs laisse monter une tristesse affreuse de ces lieux où la mort découvre son vrai visage. "Tout passe, disent les ex-voto en forme de cœur, sauf le souvenir." Et tous insistent sur cette éternité dérisoire que nous fournit à peu de frais le cœur de ceux qui nous aimèrent. Ce sont les mêmes phrases qui servent à tous les désespoirs. Elles s'adressent au mort et lui parlent à la deuxième personne :"Notre souvenir ne t'abandonnera pas", feinte sinistre par quoi on prête un corps et des désirs à ce qui au milieu est un liquide noir. Ailleurs, au milieu d'une abrutissante profusion de fleurs et d'oiseaux de marbre, ce vœu téméraire : " Jamais ta tombe ne restera sans fleurs." Mais on est vite rassuré : l'inscription entoure un bouquet de stuc doré, bien économique pour le temps des vivants (comme ces immortelles qui doivent leur nom pompeux à la gratitude de ceux qui prennent leur tramway en marche). Comme il faut aller avec son siècle, on remplace quelquefois la fauvette classique par un ahurissant avion de perles, piloté par un ange niais que, sans souci de la logique, on a muni d'une magnifique paire d'ailes.
(1) Le peuple des Français d'Algérie. Encore une fois il occulte bien naturellement les Arabes. Lorsqu'il parle des autochtones, c'est pour les placer, et c’est peut-être vrai, en toile de fond. En revanche, dans L'Etranger oui, il campe un Arabe et il le sort vraiment du lot ... pour le tuer. Je n’invente rien.
Voici du beau et grand Camus. Quatre lignes de ses carnets 1939-1942 que ma mère lisait en pleurant : " 18 mars 1941. Les hauteurs au-dessus d'Alger débordent de fleurs au printemps. L'odeur de miel des roses jaunes coule dans les petites rues. D'énormes cyprès noirs laissent gicler à leur sommet des éclats de glycine et d'aubépine dont le cheminement reste caché à l'intérieur. Un vent doux, le golfe immense et plat. Du désir fort et simple – et l'absurdité de quitter tout cela." -Et l'absurdité de quitter tout cela, soupirait encore ma mère en reniflant un peu. Enfin, il nous a quittés sans voir notre drame. Notre drame aurait été le sien. Il avait quand même un cœur. Ah, cet absurde accident ! Camus : La mer au plus près. « Certaines nuits dont la douceur se prolonge, oui, cela aide à mourir de savoir qu'elles reviendront après nous sur la terre et la mer. Grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit ! Elle nous lave et nous rassasie dans ses sillons stériles, elle nous libère et nous tient debout. A chaque vague, une promesse, toujours la même. Que dit la vague ? Si je devais mourir, entouré de montagnes froides, ignoré du monde, renié par les miens, à bout de force enfin, la mer, au dernier moment, emplirait ma cellule, viendrait me soutenir au-dessus de moi-même et m'aider à mourir sans haine. » Quand en 1958 il acquiert sa maison de Lourmarin, il écrit à son maître Jean Grenier : « Je mets mes pas dans les vôtres ». Remarquons qu'avec l'argent du prix Nobel, il a donc acheté une ferme à Lourmarin, près de Marseille. Il n'a pas investi son argent en Algérie. Il a entendu, de loin, les « événements » et le coup d’Etat de mai 1958. Il était bien trop intelligent pour se faire berner par les promesses du général. Il ne nous a rien dit. Il a laissé faire. Albert Camus : «La mer, le soleil, le sable chaud, les géraniums et... les bois d'eucalyptus ? On touche le bonheur. Je ne pourrai jamais vivre en dehors d'Alger. Jamais. Je voyagerai car je veux connaître le monde mais, j'en ai la conviction, ailleurs, je serai toujours en exil. » Oui, il était en exil. C'est ainsi que les grands écrivains fixent l'Histoire ou plutôt leur Histoire. J'ai souvent pensé à ma pauvre grand-mère qui soupirait : « Que veux-tu que je te dise ? Les Camus, comme nous, c'était des pauvres... » Quant à ma mère, elle s'exclamait dans son studio (car mes parents se sont retrouvés dans un studio) de la rue Maurice Ripoche dans le XIVème arrondissement de Paris, qu’elle avait connu Camus avec des souliers troués mais que le prix Nobel lui avait tourné la tête. Elle tordait ses mains et entre deux sanglots elle disait : « Il nous a laissés tomber, à nous les Français d’Algérie, des Français comme lui. Et des Arabes fidèles à la France, il n'en a rien eu à faire. Nous sommes revenus une main devant, une main derrière et les yeux pour pleurer. » C’était le langage de ma mère avec ses côtés fleuris et excessifs. Mon père, lui, a toujours baissé la tête et gardé le silence dans la misère de notre rapatriement. Une misère sans haillons, sans soupe populaire, sans abus de mauvais vin. Une misère révélée dans notre regard et dans les beaux yeux bleus de mon père. Il est resté noble jusqu'à la fin de sa vie.
Albert Camus et Tipasa par Marc Boronad http://tipasa.eu/z_tipasa/Accueil.html
Camus : "Vers le soir, je regagnais une partie du parc plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps." En 1854, un entrepreneur parisien, Demonchy, eut l'idée grandiose de rebâtir Tipasa. L'administration lui accorda une vaste concession; à charge pour lui de construire, à côté de sa ville, un village agricole. L'année suivante Demonchy meurt du paludisme (dans la vallée du Nador au pied du massif du Chenoua subsistait des marais), puis c'est le tour de son épouse du fait du climat malsain qui régnait alors. Le fils, découragé, vend la concession à son beau-frère, Jean-Baptiste Trémaux. La ville de Tipasa ne renaîtra pas, mais Trémaux crée le jardin-musée pour protéger l'ancienne cité du vandalisme moderne, à côté du futur Parc Trémaux, parc national qui groupe l'essentiel des ruines romaines.
Camus. La fin du Retour à Tipasa (1952) .
« Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais. »
Camus quand il avait 39 ans. « Le secret que je cherche est enfoui dans une vallée d'oliviers, sous l'herbe et les violettes froides, autour d'une vieille maison qui sent le sarment. Pendant plus de vingt ans, j'ai parcouru cette vallée, et celles qui lui ressemblent, j'ai interrogé des chevriers muets, j'ai frappé à la porte de ruines inhabitées. Parfois, à l'heure de la première étoile dans le ciel encore clair, sous une pluie de lumière fine, j'ai cru savoir. Je savais en vérité. Je sais toujours, peut-être. Mais personne ne veut de ce secret, je n'en veux pas moi-même sans doute, et je ne peux me séparer des miens. Je vis dans ma famille qui croit régner sur les villes riches et hideuses, bâties de pierres et de brumes. Jour et nuit, elle parle haut, et tout plie devant elle qui ne plie devant rien : elle est sourde à tous les secrets. Sa puissance qui me porte m'ennuie pourtant et il arrive que ses cris me lassent. Mais son malheur est le mien, nous sommes du même sang. Infirme aussi, complice et bruyant, n'ai-je pas crié parmi les pierres ? Aussi je m'efforce d'oublier, je marche dans nos villes de fer et de feu, je souris bravement à la nuit, je hèle les orages, je serai fidèle. J'ai oublié, en vérité : actif et sourd, désormais. Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais. » (1952) José Lenzini nous explique que lors de ses pérégrinations dans le parc Trémaux, à Tipasa, Camus observait souvent les "génies des saisons" figurant sur un sarcophage. Il se penchait aussi sur les stèles.
Camus : « Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis :"Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs." Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ? Est-il même à Démèter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte :"Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses."Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Eleusis, il suffisait de contempler. » Notre musée. J’avais pris la photo et coupé les pieds des copains peut-être pour mieux voir le hall d’entrée.
Camus : "Les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces ravagées seront nés cependant dans le cœur de la terre". "Le ciel se fonce. Alors commence le mystère, les dieux de la nuit, l'au-delà du plaisir. Mais comment traduite ceci ? La petite pièce de monnaie que j'emporte d'ici a une face visible, beau visage de femme qui me répète tout ce que j'ai appris dans cette journée, et une face rongée que je sens sous mes doigts pendant le retour.
Albert Camus et Tipasa par Marc Boronad http://tipasa.eu/z_tipasa/Accueil.html
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