Le 10 décembre 1957, Albert Camus reçoit son prix Nobel à Stockholm, au cours d'une cérémonie très solennelle. Il a alors 44 ans.
Une phrase célèbre :"Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice". Elle est morte après lui.
Pour ce prix Nobel, il faut user d'un éclairage que je ne puis donner tout seul. Voici une lettre qui fait partie de la correspondance de Jean Sénac avec Albert Camus, Jean Sénac que je n'avais jamais lu. Il aura fallu que je travaille sur ce livre Albert Camus et Tipasa pour que je m'intéresse à cet écrivain.
Les lettres inédites, réunies par Hamid Nacer-Khodja et son essai Le Fils rebelle, racontent l'histoire de l'amitié profonde qui lia un temps Camus et Sénac. Hamid est le frère de mon fidèle lecteur Rabah dont j'ai publié une photo dans Alger Le Clos-Salembier.
Voici donc ce que j'ai trouvé pour donner un peu de lumière à des pages qui peuvent être sombres. Je souligne que la prose et les lignes qui suivent, ne sont pas toutes de moi. J'ai aussi recopié certaines lignes et ce n'est pas du plagiat.
Je suis très aidé par Hamid.
Jean Sénac (1926-1973). Né de père inconnu à Béni-Saf en Oranie, le " poète qui signait d'un soleil ", fut assassiné à Alger le 30 août 1973. Son meurtre reste encore, volontairement (?) non élucidé (il se savait traqué par le FLN et la cible d'un assassinat proche).
Lorsque le crime fut annoncé par les media ma mère s'écria :"Voilà, justice est faite. Il a trahi son peuple (Il fallait entendre "le peuple des Français d'Algérie") eh bien il y a laissé sa vie. Adios Sénac !
Etait-il Algérien ou Français, ce Sénac ? Européen par son ascendance et Algérien à coup sûr si l’on considère que la naissance de la nation algérienne fut par lui revendiquée. Il chanta la lutte révolutionnaire en laquelle il mettait toute son espérance. Il y associa son propre combat : recherche d'identité profonde, à la fois personnelle et culturelle et sa lutte pour faire accepter son homosexualité :
"Ce pauvre corps aussi
Veut sa guerre de libération".
Grand admirateur de Nerval, de Rimbaud, d'Artaud, de Genet.
Lorsque Sénac, qui était encore un jeune poète de 20 ans, écrivit pour la première fois à Albert Camus, ce dernier était déjà internationalement connu.
L'Étranger date de 1942 et La Peste venait de paraître. L'écrivain répondit pourtant aussitôt à Jean Sénac (24 juin 1947). (Camus avait aussi répondu à ma mère mais tous deux se connaissaient bien). On peut penser que ces deux lettres inaugurèrent une correspondance presque affectueuse, peut-être exigeante et en tous les cas, confiante. Elle dura, cette correspondance, jusqu'en 1958. Les lettres témoignent d'une époque riche et bouillonnante : les deux hommes parlaient de littérature tandis que l'œuvre de Jean Sénac s'ébauchait. Camus devenait Prix Nobel, plusieurs écrivains de l'époque étaient mentionnés dans ces échanges. Cette correspondance concernait aussi leur histoire personnelle face à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, que Sénac soutenait de toute son âme en métropole, oui en métropole sinon en Algérie il aurait peut-être été lapidé par ses frères européens. (Pensons aux collaborateurs durant la période de Vichy pendant la deuxième guerre mondiale). Observons ici une « retenue » de Camus qui souffrait de la guerre et des événements tragiques qui déchiraient cette noire période.
En avril 1958, Jean Sénac reprocha son silence avec véhémence à Camus et lui adressa une lettre de rupture. « Camus, notre frère Taleb vient d'être guillotiné. Ils n'ont pas pu avoir Djamila Bouhired et Henri Alleg (Deux personnages du F.L.N.).
Ils se sont vengés. Je sais à quel point je dois vous irriter, mais quoi ! Ne me suis-je pas juré d'être avec vous d'une insupportable franchise ? De ceux qui voudraient faire de vous le Prix Nobel de la Pacification ne pouviez-vous exiger la grâce de l'étudiant Taleb ? » (Introduction à un entretien de Hamid Nacer-Khodja publié dans La Dépêche de Kabylie,
Le "frère" Taleb a été guillotiné et Albert Camus n'a pas sourcillé. La tête d'un Arabe venait de rouler dans la sciure et il a dû se sentir à la fois très loin et très près de son ouvrage L'étranger. L'étranger qui n'était pas un "indigène" mais un Arabe, L'étranger écrit au passé composé avec des dialogues rapportés et qui se trouvait depuis seize ans sur les rayons des bonnes librairies, L'étranger, un récit qu'il avait beaucoup travaillé alors qu'il ne contenait que cent quatre-vingts petites pages et par lequel il disait son horreur de la peine de mort. Je crois que le passé composé a été utilisé pour indiquer une période morte.
En Algérie, les hommes du peuple refusent le mot « indigène ». Pourquoi ? Mystère.
Une fois encore, devant la justice ou l'injustice d'une exécution, Camus choisissait la vie de sa mère et de son peuple.
L'étranger qui n'était pas un "indigène" mais un Arabe.
Et puis un jour ce fut la fin.
Carnets de Camus. mai 1935 – février 1942
« La seule liberté possible est une liberté à l'égard de la mort. L'homme vraiment libre est celui qui, acceptant la mort comme telle, en accepte du même coup les conséquences –c'est-à-dire le renversement de toutes les valeurs traditionnelles de la vie. Le « Tout est permis » d'Ivan Karamazov est la seule expression d'une liberté cohérente. Mais il faut aller au fond de la formule. »
(Fragment qui servira pour le Mythe de Sisyphe).
Albert Camus mourut dans un accident d'auto avec Michel Gallimard (à droite).
L'été à Alger :
"Les dimanches d'Alger sont parmi les plus sinistres. Comment ce peuple (1) sans esprit saurait-il habiller de mythes l'horreur profonde de sa vie ? Tout ce qui touche à la mort est ici ridicule ou odieux. Ce peuple, sans religion et sans idoles meurt seul après avoir vécu en foule. Je ne connais pas d'endroit plus hideux que le cimetière du boulevard Bru, en face d'un des plus beaux paysages du monde. Un amoncellement de mauvais goût parmi les entourages noirs laisse monter une tristesse affreuse de ces lieux où la mort découvre son vrai visage. "Tout passe, disent les ex-voto en forme de cœur, sauf le souvenir." Et tous insistent sur cette éternité dérisoire que nous fournit à peu de frais le cœur de ceux qui nous aimèrent. Ce sont les mêmes phrases qui servent à tous les désespoirs. Elles s'adressent au mort et lui parlent à la deuxième personne :"Notre souvenir ne t'abandonnera pas", feinte sinistre par quoi on prête un corps et des désirs à ce qui au milieu est un liquide noir. Ailleurs, au milieu d'une abrutissante profusion de fleurs et d'oiseaux de marbre, ce vœu téméraire : " Jamais ta tombe ne restera sans fleurs." Mais on est vite rassuré : l'inscription entoure un bouquet de stuc doré, bien économique pour le temps des vivants (comme ces immortelles qui doivent leur nom pompeux à la gratitude de ceux qui prennent leur tramway en marche). Comme il faut aller avec son siècle, on remplace quelquefois la fauvette classique par un ahurissant avion de perles, piloté par un ange niais que, sans souci de la logique, on a muni d'une magnifique paire d'ailes.
(1) Le peuple des Français d'Algérie. Encore une fois il occulte bien naturellement les Arabes. Lorsqu'il parle des autochtones, c'est pour les placer, et c’est peut-être vrai, en toile de fond. En revanche, dans L'Etranger oui, il campe un Arabe et il le sort vraiment du lot ... pour le tuer. Je n’invente rien.
Voici du beau et grand Camus. Quatre lignes de ses carnets 1939-1942 que ma mère lisait en pleurant :
" 18 mars 1941. Les hauteurs au-dessus d'Alger débordent de fleurs au printemps. L'odeur de miel des roses jaunes coule dans les petites rues. D'énormes cyprès noirs laissent gicler à leur sommet des éclats de glycine et d'aubépine dont le cheminement reste caché à l'intérieur. Un vent doux, le golfe immense et plat. Du désir fort et simple – et l'absurdité de quitter tout cela."
-Et l'absurdité de quitter tout cela, soupirait encore ma mère en reniflant un peu. Enfin, il nous a quittés sans voir notre drame. Notre drame aurait été le sien. Il avait quand même un cœur. Ah, cet absurde accident !
Camus : La mer au plus près.
« Certaines nuits dont la douceur se prolonge, oui, cela aide à mourir de savoir qu'elles reviendront après nous sur la terre et la mer. Grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit ! Elle nous lave et nous rassasie dans ses sillons stériles, elle nous libère et nous tient debout. A chaque vague, une promesse, toujours la même. Que dit la vague ? Si je devais mourir, entouré de montagnes froides, ignoré du monde, renié par les miens, à bout de force enfin, la mer, au dernier moment, emplirait ma cellule, viendrait me soutenir au-dessus de moi-même et m'aider à mourir sans haine. »
Quand en 1958 il acquiert sa maison de Lourmarin, il écrit à son maître Jean Grenier :
« Je mets mes pas dans les vôtres ».
Remarquons qu'avec l'argent du prix Nobel, il a donc acheté une ferme à Lourmarin, près de Marseille. Il n'a pas investi son argent en Algérie. Il a entendu, de loin, les « événements » et le coup d’Etat de mai 1958. Il était bien trop intelligent pour se faire berner par les promesses du général. Il ne nous a rien dit. Il a laissé faire.
Albert Camus : «La mer, le soleil, le sable chaud, les géraniums et... les bois d'eucalyptus ? On touche le bonheur. Je ne pourrai jamais vivre en dehors d'Alger. Jamais. Je voyagerai car je veux connaître le monde mais, j'en ai la conviction, ailleurs, je serai toujours en exil. » Oui, il était en exil.
C'est ainsi que les grands écrivains fixent l'Histoire ou plutôt leur Histoire. J'ai souvent pensé à ma pauvre grand-mère qui soupirait : « Que veux-tu que je te dise ? Les Camus, comme nous, c'était des pauvres... » Quant à ma mère, elle s'exclamait dans son studio (car mes parents se sont retrouvés dans un studio) de la rue Maurice Ripoche dans le XIVème arrondissement de Paris, qu’elle avait connu Camus avec des souliers troués mais que le prix Nobel lui avait tourné la tête. Elle tordait ses mains et entre deux sanglots elle disait : « Il nous a laissés tomber, à nous les Français d’Algérie, des Français comme lui. Et des Arabes fidèles à la France, il n'en a rien eu à faire. Nous sommes revenus une main devant, une main derrière et les yeux pour pleurer. »
C’était le langage de ma mère avec ses côtés fleuris et excessifs. Mon père, lui, a toujours baissé la tête et gardé le silence dans la misère de notre rapatriement. Une misère sans haillons, sans soupe populaire, sans abus de mauvais vin. Une misère révélée dans notre regard et dans les beaux yeux bleus de mon père. Il est resté noble jusqu'à la fin de sa vie.
Albert Camus et Tipasa
par Marc Boronad
http://tipasa.eu/z_tipasa/Accueil.html
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