Axel Balland est historien et animateur de la commission « Temps de guerre » de la Société Philomatique Vosgienne.
Cette fin de mois de juillet 2024 est le 70e anniversaire des accords de Genève, qui ont été signés le 21 juillet 1954 et qui marquent la fin de la Guerre d’Indochine… même si le cessez-le-feu effectif n’aura lieu que le 27 juillet dans le Tonkin, et le 1er août en Annam. Axel Balland, historien et animateur de la commission « Temps de guerre » de la Société Philomatique Vosgienne, revient sur le destin de 10 Vosgiens connus à ce jour ayant combattu en Indochine dans la dernière partie de la guerre, après la bataille de Dien Bien Phu.
« C’est une période méconnue. C’est l’occasion de rendre hommage à ces Vosgiens qui se sont battus loin de la métropole, dans l’indifférence de la population » souligne Axel Balland, avant d’apporter des précisions sur chacun des 10 Vosgiens engagés dans les combats de la fin de la guerre d’Indochine. Les 4 premiers d’entre eux étaient du Groupement Mobile 100, qui a subi de lourdes pertes lors de la bataille du col de Mang Yang, fin juin 1954.
Capitaine André Humbertclaude, né à Epinal en 1920. Saint-Cyrien, il est à la tête de la 7e Compagnie du 2e Bataillon de Régiment de Corée. En fonction en Indochine depuis octobre 1953, il est tué le 24 juin 1954 lorsque le convoi que sa Compagnie doit protéger est attaqué sur la route coloniale 19. Le capitaine Humbertclaude est frappé d’une balle en plein front alors qu’il criait « En avant » à ses hommes.
Jean Magin, né en 1931 à Noméxy. Ce dernier avait fait la Guerre de Corée, puis l’Indochine au sein du Régiment de Corée. Il est fait prisonnier en juin 1954 à Pley Ku. Il est libéré après plusieurs mois en captivité dans les camps Viet Minh. Il a ensuite pris part à la Guerre d’Algérie. Il décède en 2020.
Jacques Renard, né en 1931 à Mirecourt. Brigadier-chef du 2e Groupe du 10e Régiment d’Artillerie Coloniale, il est tué au combat le 28 juin 1954, à An Khé.
Michel Thiriat, né en 1932 à Remiremont. Il intègre dans un premier temps le Bataillon Français de l’ONU en Corée, pour rejoindre ensuite le Premier Bataillon du Régiment de Corée en Indochine. Il est tué lors d’une embuscade dans le massif de Chu Dreh, le 17 juillet 1954, à l’âge de 21 ans.
Le Maréchal des Logis Raoul Cadot est né en 1929 à Granges-sur-Vologne. Arrivé en 1953 en Indochine, il commandait le commando vietnamien du 2e Spahi Marocain. Il est tué à la tête de ses hommes, dans une embuscade à Binh Ba le 7 juillet 1954.
Le soldat Jacques Muller est né en 1934 en Déodatie, à Saint-Jean-d’Ormont. Au sein du 2e Escadron du 4e Régiment de Dragons, il est tué en sautant sur une grenade au cours d’une opération, qui s’est déroulée le 11 mai 1954 à Tan Phuoc Khanh.
Sous-lieutenant Christian Petiard, né en 1930 à Epinal. Il a combattu au Laos, au sein du 4e Bataillon de Chasseurs Laotiens. Il est porté disparu le 11 mai 1954 à Koung Kip.
Pierre Martin, né en 1913 à Claudon dans le canton de Darney, était sergent au 5e Régiment de Tirailleurs Marocains, dans le 1er Bataillon. Il a notamment mené des opérations dans les secteurs de Nam Dimh et Phu Ly, du 28 mai au 3 juillet 1954. Il est décédé de maladie le 5 juillet de la même année, à Hanoï.
Le soldat René Marcot, né en 1932 à Vexaincourt en Déodatie, a servi au 1er Bataillon de Marche d’Afrique Occidentale Française. Il décède de noyade le 13 juillet 1954, à Bendu au Tonkin.
L’adjudant gendarme Camille Perrin, né en 1914 à Harsault près de Bains-les-Bains, faisait partie de la 3e Légion de Marche de la Garde Républicaine. Il était chargé d’encadrer la formation des autochtones. Il est tué au combat le 16 juillet 1954, à Lo Dong.
9 sur ces 10 Vosgiens ne sont donc jamais revenus dans leurs villes et villages respectifs. « Au total, la Guerre d’Indochine a fait 92 000 morts côté français et ses alliés, contre environ 500 000 pour les Viet Minh » précise Axel Balland, tout en ajoutant en guise de conclusion, et pour l’anecdote, que le dernier commandant en chef des forces armées françaises à la fin de la Guerre d’Indochine était un Vosgien dans la Plaine des Vosges.
Pour combattre le Vietminh, de 1945 jusqu’à Diên Biên Phu, le corps expéditionnaire français a enrôlé 180 000 soldats africains et maghrébins, envoyés loin de chez eux faire une guerre qui ne les concernait pas.
L’écrivain marocain, Abdellah Taïa, ne sait rien du premier mari de sa mère. Son premier amour, celui avec qui, très jeune, elle a eu son premier enfant. M’Barka Allali n’a jamais rien dit à son fils, huitième de la fratrie issue de son second mariage. L’auteur de « Vivre à ta lumière » (éd. du Seuil, 2022), hommage émouvant à sa mère, s’en veut terriblement de ne pas l’avoir questionnée de son vivant. Quel choc lorsqu’il a appris par l’une de ses sœurs lors de ses obsèques en 2010 que ce mari avait été envoyé en Indochine dans les années 1950 se battre pour la France et n’en était jamais revenu.
« Cet homme est allé si loin faire une guerre qui ne le concernait pas, pour tuer des gens qui ne lui avaient rien fait… Il a rencontré la mort dans un territoire qui n’existait pas pour lui, un pays qui n’avait aucune réalité pour lui », nous dit Abdellah Taïa. Quelque part au Vietnam, une tombe attend depuis soixante-dix ans d’être visitée. Ou peut-être n’y a-t-il pas de tombe. Personne ne sait. « Depuis ce jour de 2010, j’ai le désir d’aller au Vietnam, essayer de retrouver là où il est mort. Pour lui rendre hommage, faire la prière musulmane à laquelle il n’a pas eu droit. Personne n’est allé sur sa tombe. C’est d’une solitude extrême », dit l’écrivain de l’exil et des identités.
On a souvent justifié l’oubli de la guerre d’Indochine par sa géographie lointaine, ainsi que par la concurrence de la guerre d’Algérie en 1954 et de celle menée par les Américains au Vietnam qui ont toutes les deux éclipsé la débâcle française en Extrême-Orient. Une autre raison explique pourquoi on s’y est peu intéressé. Pour composer le corps expéditionnaire, le gouvernement français a fait appel aux soldats de métier, à la Légion étrangère (50 % d’Allemands), mais surtout aux soldats de son empire. Une grande partie des « anciens d’Indo » étaient originaires de l’Indochine, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.
Les indigènes ? La France les avait déjà mobilisés, lors des deux guerres mondiales, les tirailleurs indochinois se battaient aux côtés des Sénégalais et des Algériens. Quand il s’est agi de faire la guerre en Indochine, elle décida aussi d’envoyer des soldats africains. Plus de 180 000 hommes y débarquèrent entre le printemps 1947 et l’été 1954. Soit près de 30 % des effectifs (490 000). Des dizaines de milliers y sont morts.
L’Afrique ? Un réservoir humain et une aubaine
En 1947, sur le terrain, l’armée française a besoin d’hommes. On refuse le recours aux appelés pour ne pas brusquer l’opinion publique en métropole. L’Afrique est vue par les militaires comme leur réservoir humain traditionnel, et une aubaine : les soldats africains ont l’avantage de coûter moins cher que leurs homologues français à grade égal.
Lors de la bataille de Phu Ly, le 3 juillet 1954 (après Diên Biên Phu), des tirailleurs marocains ont capturé des soldats vietminhs. JENTILE / AFP
Les responsables politiques, eux, hésitent. Est-ce bien une bonne idée d’envoyer des colonisés combattre d’autres colonisés ? Les événements de Sétif en Algérie en 1945, les soulèvements nationalistes du Maroc en 1944, les manifestations à Thiaroye au Sénégal en 1944, et la montée du communisme français font craindre un noyautage. Mais face aux difficultés de recrutement, les autorités acceptent à contrecœur, au compte-goutte d’abord, puis de manière plus systématique.
Gloire militaire et petit pécule
Pour les soldats africains, l’armée, c’est la gloire militaire et le moyen de gagner un petit pécule – une misère, en réalité – et d’échapper à la grande pauvreté. Vétérans et plus jeunes s’engagent en nombre. A l’exception des quelques gradés (comme le futur empereur de Centrafrique Jean-Bedel Bokassa, qui, devenu adjudant après sa participation à la Seconde Guerre mondiale, part en Indochine), la majorité des premiers engagés ne parlent pas français, sont illettrés, et viennent des campagnes.
On les forme à Fréjus très vite et parfois mal. On les met en garde contre les méfaits de l’alcool et les maladies vénériennes. On leur parle de ce qui les attend, la chaleur humide, les paysages verdoyants, les fameuses « congaïs », ces « petites épouses » disponibles pour les tâches ménagères et le plaisir charnel.
Après avoir traversé les mers dans des conditions sordides, les soldats africains découvrent une Indochine avec des réalités sociales et un quotidien proche de leur pays d’origine. Les officiers français s’étonnent des contacts qui se nouent entre ces deux groupes de colonisés que les circonstances ont rendus adversaires.
Du vin et des flèches empoisonnées
Les soldats africains ont bien quelques superstitions. Certains craignent les esprits des eaux qui attendent le passage des humains pour les attirer dans les fonds et leur prendre leur âme. « Les troupes africaines sont en grande majorité des fantassins », note Michel Bodin (in « Les Africains dans la guerre d’Indochine », L’Harmattan, 2023), un historien parmi les rares à avoir travaillé sur les Africains dans la guerre d’Indochine.
En 2014, le goumier marocain Hammou Moussik, qui a servi plus de dix ans dans l’armée française, décrivait au « Nouvel Obs » la misère, l’eau infestée d’amibes qui l’obligeait à ne boire que du vin. « L’ennemi surgissait de partout, derrière chaque coin d’arbre, chaque rizière. » Yoro Diao avait, lui, la vingtaine. Le tirailleur sénégalais restera trois ans aux côtés de camarades maliens et ivoiriens. « C’était la guérilla. Tout était utilisé : il y avait des flèches empoisonnées, des sarbacanes », a-t-il raconté aux médias français en avril 2023.
L’administration militaire est convaincue de l’importance des ethnies en fonction des formes de combat. On estime que les Nord-Africains, parce qu’ils ont fait leurs preuves à Verdun ou lors de la campagne d’Italie en 1944, sont plus adaptés aux unités mobiles destinées à la « destruction » de l’ennemi. Quand arrive la bataille de Diên Biên Phu en 1954, les soldats africains, environ 2 600 qui y participent, sont épuisés.
Une cible pour la propagande du Dich Van
Le Vietminh prend très vite conscience que ces soldats sont une cible inespérée pour sa propagande. Le Dich Van, le service spécial de propagande, fait passer des tracts pour encourager les désertions. « Les Français se servent de vous, cette guerre n’est pas faite pour vous », leur hurle-t-on à travers des haut-parleurs, en arabe, même si l’accent est laborieux. L’une des directives préconise l’emploi de jeunes femmes pour séduire les hommes, et de porter l’effort sur les soldats africains dont on pense qu’ils sont plus faciles à berner.
A la demande d’Hô Chi Minh, l’émir du rif marocain Abdelkrim el Khattabi, figure indépendantiste, envoie un cadre du Parti communiste marocain, Maârouf (de son nom de guerre vietnamien Anh Ma) au Vietnam en 1949. Il monte un réseau de guerre psychologique à destination des troupes nord-africaines. Selon les chiffres de l’Office national des anciens combattants (Onac), qui se fondent sur les condamnations militaires pour des faits de désertions, plus de 300 soldats africains sont « passés à l’ennemi ».
Détail d’une affiche éditée par l’Etat français vers 1930 lors d’une campagne de recrutement. BRIDGEMAN IMAGES
Coté français, on fait d’ailleurs attention à bien traiter les soldats africains pour qu’ils ne désertent pas. « Des noix de kola sont distribuées aux Subsahariens. On leur envoie des instruments de musique de leurs pays, comme le balafon. Des émissions de radio avec des musiques traditionnelles sont organisées. Des moutons pour l’Aïd sont offerts aux unités nord-africaines, et on est attentif à leur régime alimentaire. Des films de western leur sont diffusés, car on pense qu’ils en sont friands. Des voyages à La Mecque pour le pèlerinage sont proposés aux plus valeureux », dit Michel Bodin. On va même jusqu’à leur « fournir » des femmes d’origine berbère ou arabe dans les bordels militaires de campagne (BMC).
Dans son journal intime, cité par l’historienne Nelcya Delanoë (in « Poussières d’empires », Puf, 2002), un lieutenant français s’inquiète pourtant du moral des troupes : « Ce matin, un tirailleur de ma compagnie s’est tiré une balle de fusil dans la tête et est mort sur le coup. […] On prend des petits montagnards à 19 ans, […] moins de huit mois après, ils sont ici et c’est la rizière. […] ils sont perdus, à la dérive. »
Mais ils continuent à faire cette guerre, pourtant. « Beaucoup considèrent leur capitaine de compagnie comme leur chef du village. Ils se battaient pour une communauté. Ce qui les intéresse, c’est de gagner des médailles et de l’argent pour faire des cadeaux en rentrant. Quand ils découvrent que leurs camarades ont été torturés par le Vietminh, certains ont voulu se venger », explique Michel Bodin.
Peu de « ralliés »
Le faible chiffre des « ralliés » au Vietminh ne rend pas compte de l’ampleur du phénomène d’un point de vue politique. La déposition du sultan Mohammed V puis sa déportation à Madagascar – une autre colonie française – aura été centrale dans la désertion de nombreux Marocains. Ces « ralliés » resteront au Nord-Vietnam presque vingt ans après la fin de la guerre. Mariés avec des Vietnamiennes avec lesquelles ils ont des enfants, ils deviennent paysans dans des fermes d’Etat. Du souvenir de leur combat, il reste, au nord-ouest de Hanoï, un monument : la porte du Maroc.
« Indochine, la colonisation oubliée », le hors-série
Qu’ils aient déserté ou non, l’impact de la guerre d’Indochine, la première guerre où des colonisés vaincront le colon, sera déterminant. Dans son livre « la Guerre d’Indochine » (1963-1967), Lucien Bodard évoque ainsi ces bataillons de goumiers marocains du troisième tabor, après le désastre de Cao Bang en 1950. « Ce sont eux qui, en racontant ce qu’ils ont subi et vu, contamineront peu à peu toutes les forces nord-africaines du corps expéditionnaire […] et qui, encore plus tard, de retour au Maghreb, serviront la Révolution. »
Ainsi, Miloud, ancien goumier, a raconté à l’historienne Nelcya Delanoë ses conversations avec des prisonniers vietnamiens. Ils lui répètent :
« Tu fais la guerre, mais contre qui ? Nous devons défendre notre indépendance ! Et un jour, vous les Marocains là-bas, ce sera la même chose. »
Les vétérans africains de la guerre d’Indochine sont estimés à 5 000 encore vivants. Beaucoup ont perdu leurs lettres et leurs souvenirs. Plus de 45 000 soldats du camp français sont restés dans les terres indochinoises. Des corps reposent encore sur les lieux des combats. Des travaux d’urbanisation sur le site de Diên Biên Phu ont fait remonter à la surface les corps des combattants abandonnés, enterrés dans des fosses communes ou ensevelis à la va-vite lors de la bataille.
Selon des informations du « Monde », l’institut médico-légal de Hanoï a analysé les ossements retrouvés. Ces premières dépouilles étudiées seraient des hommes porteurs de l’insigne d’un régiment de tirailleurs marocains. Le 29 mars, le secrétariat des Anciens Combattants annonçait que six de ses dépouilles seraient rapatriées, parmi elles deux gradés, de « type européen », trois paras. Et un soldat anonyme. Qui est peut-être, lui, marocain…
Dans « Vivre à ta lumière », Malika, qui porte la voix de la mère d’Abdellah Taïa, se donnait pour mission d’enterrer symboliquement dans un mausolée son époux mort en Indochine. Une façon pour l’écrivain de sortir de sa solitude ce soldat inconnu.
L’affaire Boudarel
« Vous avez du sang sur les mains ! » Nous sommes en février 1991, dans un colloque sur le Vietnam au palais du Luxembourg, et, alors que Georges Boudarel, éminent universitaire spécialiste de la question, s’apprête à faire son exposé, Jean-Jacques Beucler, ancien secrétaire d’Etat à la Défense sous Giscard et détenu pendant quatre ans par les vietminhs, prend la parole, avec, à ses côtés, d’autres anciens de l’Indochine. Ils accusent Boudarel d’avoir torturé des militaires français au camp 113, quand il était commissaire politique vietminh…
Soudain le passé ressurgit. Et l’histoire, hallucinante, de ce jeune homme arrivé comme professeur au lycée Marie-Curie de Saïgon, en 1948, militant communiste qui, en 1950, décide de rejoindre le Vietminh. Où il deviendra commissaire politique. Déserteur, il est condamné à mort, mais la loi d’amnistie de 1966 lui permet de revenir en France. Il fait carrière à l’université Paris-7, devient un éminent spécialiste de la question vietnamienne. Et même l’un des premiers à alerter contre le régime de Hanoï, dénonçant la mort de l’intellectuel saïgonnais Ho Huu Tuong à la sortie d’un camp de rééducation en 1980.
C’est donc une vraie déflagration dans le milieu de la recherche que cette plainte pour « crimes contre l’humanité », contre un professeur soutenu par Pierre Vidal-Naquet ou Jean Lacouture. « J’étais stalinien, je le regrette à 100 % », dit-il au « Monde » en 1991. Dans son livre « Cent fleurs écloses dans la nuit », il dissèque le communisme vietnamien en profondeur, et de fait, comme il le rappelle, « [il a] plus ou moins partagé certaines des vues qu’[il] critique aujourd’hui », et « connu certains des contestataires ou des officiels dont [il] parle ». Georges Boudarel meurt en 2003.
En 1885, l’empereur Ham Nghi, âgé de 13 ans, engage la guérilla contre les Français. Capturé, déporté en Algérie, il abandonne la politique pour… la peinture et la sculpture.
Carte postale d’Indochine, fumeurs d’opium. Vers 1920. MANHAI/FLICKR
Récit De 1899 à 1945, les gouverneurs français ont organisé la production et la vente de l’« or noir » à travers une régie générale dont les recettes allaient au budget de la colonie. Clément Lacombe a enquêté sur cette stupéfiante histoire.
L’arche d’entrée est toujours là, frêle vestige d’un passé indochinois dont les marques finissent par disparaître. Juste derrière, dans la cour, s’aligne une kyrielle de restaurants branchés, comme un précipité de la mondialisation : une brasserie française proposant du foie gras au menu, un « steak-house », un thaï, un japonais, un mexicain… L’artère a changé de nom : Hai Ba Trung, plutôt que rue Paul-Blanchy. La ville aussi : Ho Chi Minh-Ville aujourd’hui, Saïgon jadis.
Seules trois fleurs de pavot dessinées sur le porche jaune sorti des âges, ainsi qu’une minuscule pancarte explicative que bien peu remarquent, laissent deviner que derrière ces murs construits en 1881 se trouvait une immense manufacture d’opium : une « bouillerie » – c’est le mot usuel – disposée sur un terrain d’un hectare ultraprotégé.
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Ici, l’opium brut importé en grande partie d’Inde, mais aussi de Chine, était transformé, cuit, filtré, raffiné pour enfin aboutir, après trois jours de préparation, à de l’opium prêt à être fumé – du « chandoo ». Au début du XXe siècle, la drogue était ensuite conditionnée dans des petites boîtes en laiton contenant 5, 10, 20, 40 ou 100 grammes, avec, dans chacune, une lettre, frappée au fond du contenant : C, T, A, L, pour les différentes régions de l’Indochine où elles étaient expédiées, le Cambodge, la Cochinchine (au sud de l’actuel Vietnam), le Tonkin (au nord), l’Annam (au centre) ou encore le Laos.
Des fonctionnaires !
Les Européens qui s’affairaient alors en ces lieux portaient un costume avec, sur le col, un écusson brodé d’une fleur de pavot et des deux lettres « DR », abréviations de « Douanes et Régies », l’administration qui les employait. Oui, des fonctionnaires ! Car l’approvisionnement, la fabrication et la vente de l’opium étaient alors un monopole aux mains de la puissance publique. Un monopole qui nourrissait les comptes publics et finançait la colonisation. Avec l’aval de Paris et du ministère des colonies, et malgré les dégâts sanitaires de l’opiomanie rampante, les grandes déclarations antidrogue ou les pressions internationales, à commencer par celle des Etats-Unis. De quoi faire de la France un narco-Etat avant l’heure.
Retour en 1862. Cette année-là, la France annexe formellement la Cochinchine, quatre ans après s’être lancée dans la conquête de la péninsule indochinoise. Une invasion qui coûte beaucoup trop cher à Paris… « Dans leur recherche de nouvelles ressources financières, les autorités françaises en Indochine sont amenées à s’intéresser très tôt à l’opium et aux possibilités offertes par ce produit », raconte Chantal Descours-Gatin dans son livre « Quand l’opium finançait la colonisation en Indochine ».
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Dans l’imaginaire occidental, l’opium et son cortège de fumerie font alors déjà figure d’incontournables dans les histoires racontées sur cet Extrême-Orient mystérieux. Une drogue dont on commence tout juste, à Paris ou Londres, à découvrir les propriétés psychotropes célébrées en 1860 par Baudelaire dans ses « Paradis artificiels » : « Toi seul, (…) tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! »
Certes, en Chine, la consommation de ce qui sera appelé l’« or noir » est séculaire et remonte à loin. Mais, sur le territoire de ce qui sera l’Indochine, son usage est encore infinitésimal et presque partout interdit… « Le raccourci “opium = mal spécifique de l’Extrême-Orient” est une conception qu’il convient de nuancer, tant l’usage de la drogue semble être issu (…) d’une suite de choix économiques et politiques qui furent le fait des puissances coloniales », précise l’historien Philippe Le Failler dans son ouvrage « Monopole et prohibition de l’opium en Indochine ». Et tant pis s’il faut passer par la force, comme le Royaume-Uni et ses « guerres de l’opium » (1839-1842, puis 1856-1860) menées avec l’aide de la France contre la Chine : Londres contraint alors Pékin de lever l’interdit sur la consommation d’opium et inonde le pays de son pavot cultivé en Inde…
Du fermage à la « Régie de l’opium »
Forcément, la « réussite » de cette opération inspire les autorités françaises quand elles prennent le contrôle de la Cochinchine. Décision est prise d’organiser le commerce de l’opium dans la colonie, de lever une taxe et de vendre le droit d’en fabriquer à des personnes privées – on parle de « fermage ». Et, très vite, la sève du pavot, que l’on prélève en incisant la fleur, permet de financer une grande partie du budget de la colonie.
Oh, bien sûr, cela ne va pas sans poser des questions sanitaires, mais qui sont très vite évacuées par les autorités françaises en Cochinchine : pour elles, les principaux consommateurs d’opium locaux sont des Chinois, très peu les populations autochtones, encore moins les colons. Donc autant laisser faire, c’est comme une sorte d’impôt prélevé sur des étrangers… Et puis, la contrebande de drogue est telle qu’il serait dommage de se priver de ces ressources financières.
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Rares sont les fonctionnaires qui s’en offusquent. Parmi les rares voix dissidentes, celle de Raoul Postel, magistrat ayant exercé à l’époque à Saïgon, et qui écrit en 1882 : « On a prétendu que fumer l’opium étant trop invétéré pour qu’aucun moyen répressif fut efficace à en arrêter le progrès, il valait mieux bénéficier de cette tendance, en la grevant de forts impôts, que de s’efforcer de la combattre inutilement. (…) Ce qu’il y a de certain, c’est que l’opium prohibé sous le régime annamite [précédant l’arrivée des Français, NDLR] et introduit furtivement alors en contrebande pour le seul usage des Chinois et de quelques riches indigènes, s’est répandu aujourd’hui jusque dans la population ouvrière, où sa consommation augmente tous les jours » (cité par l’historien Dominique Niollet dans « l’Epopée des douaniers en Indochine »).
Le système a beau faire entrer beaucoup d’argent dans les caisses publiques, les autorités françaises ne s’en satisfont pas. Pour consolider le budget de la colonie, elles veulent aller plus loin dans le contrôle de la filière. A partir de 1882, il n’est plus question de déléguer la gestion de l’opium à des tiers. Le système du fermage en Cochinchine est enterré, place à la « régie directe ».
Paul Doumer, le « Colbert de l’Indochine »
Ce sont alors des fonctionnaires qui s’occupent de l’approvisionnement en opium brut, surtout acheté en Inde, à Calcutta. Des fonctionnaires aussi qui gèrent la transformation de ces grosses boules, recouvertes de fleurs de pavot, dans la « bouillerie » de Saïgon. Des fonctionnaires encore qui supervisent la distribution de l’opium prêt à fumer dans des points de vente. En 1884, la très officielle « Régie de l’opium » – tout comme il existe une Régie du sel ou une Régie de l’alcool – représente 34 % des recettes fiscales de la colonie. L’argent aide à la stabilisation puis à l’expansion de l’Empire : c’est dans ces années-là que la France s’étend au-delà de la seule Cochinchine au Cambodge, au Laos, à l’Annam, puis au Tonkin.
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