Carte postale d’Indochine, fumeurs d’opium. Vers 1920. MANHAI/FLICKR
Récit De 1899 à 1945, les gouverneurs français ont organisé la production et la vente de l’« or noir » à travers une régie générale dont les recettes allaient au budget de la colonie. Clément Lacombe a enquêté sur cette stupéfiante histoire.
L’arche d’entrée est toujours là, frêle vestige d’un passé indochinois dont les marques finissent par disparaître. Juste derrière, dans la cour, s’aligne une kyrielle de restaurants branchés, comme un précipité de la mondialisation : une brasserie française proposant du foie gras au menu, un « steak-house », un thaï, un japonais, un mexicain… L’artère a changé de nom : Hai Ba Trung, plutôt que rue Paul-Blanchy. La ville aussi : Ho Chi Minh-Ville aujourd’hui, Saïgon jadis.
Seules trois fleurs de pavot dessinées sur le porche jaune sorti des âges, ainsi qu’une minuscule pancarte explicative que bien peu remarquent, laissent deviner que derrière ces murs construits en 1881 se trouvait une immense manufacture d’opium : une « bouillerie » – c’est le mot usuel – disposée sur un terrain d’un hectare ultraprotégé.
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Ici, l’opium brut importé en grande partie d’Inde, mais aussi de Chine, était transformé, cuit, filtré, raffiné pour enfin aboutir, après trois jours de préparation, à de l’opium prêt à être fumé – du « chandoo ». Au début du XXe siècle, la drogue était ensuite conditionnée dans des petites boîtes en laiton contenant 5, 10, 20, 40 ou 100 grammes, avec, dans chacune, une lettre, frappée au fond du contenant : C, T, A, L, pour les différentes régions de l’Indochine où elles étaient expédiées, le Cambodge, la Cochinchine (au sud de l’actuel Vietnam), le Tonkin (au nord), l’Annam (au centre) ou encore le Laos.
Des fonctionnaires !
Les Européens qui s’affairaient alors en ces lieux portaient un costume avec, sur le col, un écusson brodé d’une fleur de pavot et des deux lettres « DR », abréviations de « Douanes et Régies », l’administration qui les employait. Oui, des fonctionnaires ! Car l’approvisionnement, la fabrication et la vente de l’opium étaient alors un monopole aux mains de la puissance publique. Un monopole qui nourrissait les comptes publics et finançait la colonisation. Avec l’aval de Paris et du ministère des colonies, et malgré les dégâts sanitaires de l’opiomanie rampante, les grandes déclarations antidrogue ou les pressions internationales, à commencer par celle des Etats-Unis. De quoi faire de la France un narco-Etat avant l’heure.
Retour en 1862. Cette année-là, la France annexe formellement la Cochinchine, quatre ans après s’être lancée dans la conquête de la péninsule indochinoise. Une invasion qui coûte beaucoup trop cher à Paris… « Dans leur recherche de nouvelles ressources financières, les autorités françaises en Indochine sont amenées à s’intéresser très tôt à l’opium et aux possibilités offertes par ce produit », raconte Chantal Descours-Gatin dans son livre « Quand l’opium finançait la colonisation en Indochine ».
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Dans l’imaginaire occidental, l’opium et son cortège de fumerie font alors déjà figure d’incontournables dans les histoires racontées sur cet Extrême-Orient mystérieux. Une drogue dont on commence tout juste, à Paris ou Londres, à découvrir les propriétés psychotropes célébrées en 1860 par Baudelaire dans ses « Paradis artificiels » : « Toi seul, (…) tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! »
Certes, en Chine, la consommation de ce qui sera appelé l’« or noir » est séculaire et remonte à loin. Mais, sur le territoire de ce qui sera l’Indochine, son usage est encore infinitésimal et presque partout interdit… « Le raccourci “opium = mal spécifique de l’Extrême-Orient” est une conception qu’il convient de nuancer, tant l’usage de la drogue semble être issu (…) d’une suite de choix économiques et politiques qui furent le fait des puissances coloniales », précise l’historien Philippe Le Failler dans son ouvrage « Monopole et prohibition de l’opium en Indochine ». Et tant pis s’il faut passer par la force, comme le Royaume-Uni et ses « guerres de l’opium » (1839-1842, puis 1856-1860) menées avec l’aide de la France contre la Chine : Londres contraint alors Pékin de lever l’interdit sur la consommation d’opium et inonde le pays de son pavot cultivé en Inde…
Du fermage à la « Régie de l’opium »
Forcément, la « réussite » de cette opération inspire les autorités françaises quand elles prennent le contrôle de la Cochinchine. Décision est prise d’organiser le commerce de l’opium dans la colonie, de lever une taxe et de vendre le droit d’en fabriquer à des personnes privées – on parle de « fermage ». Et, très vite, la sève du pavot, que l’on prélève en incisant la fleur, permet de financer une grande partie du budget de la colonie.
Oh, bien sûr, cela ne va pas sans poser des questions sanitaires, mais qui sont très vite évacuées par les autorités françaises en Cochinchine : pour elles, les principaux consommateurs d’opium locaux sont des Chinois, très peu les populations autochtones, encore moins les colons. Donc autant laisser faire, c’est comme une sorte d’impôt prélevé sur des étrangers… Et puis, la contrebande de drogue est telle qu’il serait dommage de se priver de ces ressources financières.
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Rares sont les fonctionnaires qui s’en offusquent. Parmi les rares voix dissidentes, celle de Raoul Postel, magistrat ayant exercé à l’époque à Saïgon, et qui écrit en 1882 : « On a prétendu que fumer l’opium étant trop invétéré pour qu’aucun moyen répressif fut efficace à en arrêter le progrès, il valait mieux bénéficier de cette tendance, en la grevant de forts impôts, que de s’efforcer de la combattre inutilement. (…) Ce qu’il y a de certain, c’est que l’opium prohibé sous le régime annamite [précédant l’arrivée des Français, NDLR] et introduit furtivement alors en contrebande pour le seul usage des Chinois et de quelques riches indigènes, s’est répandu aujourd’hui jusque dans la population ouvrière, où sa consommation augmente tous les jours » (cité par l’historien Dominique Niollet dans « l’Epopée des douaniers en Indochine »).
Le système a beau faire entrer beaucoup d’argent dans les caisses publiques, les autorités françaises ne s’en satisfont pas. Pour consolider le budget de la colonie, elles veulent aller plus loin dans le contrôle de la filière. A partir de 1882, il n’est plus question de déléguer la gestion de l’opium à des tiers. Le système du fermage en Cochinchine est enterré, place à la « régie directe ».
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Ce sont alors des fonctionnaires qui s’occupent de l’approvisionnement en opium brut, surtout acheté en Inde, à Calcutta. Des fonctionnaires aussi qui gèrent la transformation de ces grosses boules, recouvertes de fleurs de pavot, dans la « bouillerie » de Saïgon. Des fonctionnaires encore qui supervisent la distribution de l’opium prêt à fumer dans des points de vente. En 1884, la très officielle « Régie de l’opium » – tout comme il existe une Régie du sel ou une Régie de l’alcool – représente 34 % des recettes fiscales de la colonie. L’argent aide à la stabilisation puis à l’expansion de l’Empire : c’est dans ces années-là que la France s’étend au-delà de la seule Cochinchine au Cambodge, au Laos, à l’Annam, puis au Tonkin.
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