S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Un site, un livre et un film reviennent sur les manifestations anticoloniales du 11 décembre 1960 en Algérie, analysant le dispositif militaro-policier français face aux soulèvements populaires.
Des parachutistes français dispersent une manifestation d’Algériens à Alger, le 11 décembre 1960 (AFP)
Il y a 60 ans, les manifestations du 11 décembre 1960 en Algérie marquaient un tournant dans le combat anticolonial, six ans après le déclenchement de la lutte armée.
Ces manifestations populaires enracinèrent le soutien de la population algérienne au Front de libération national (FLN) et à son aile politique, le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA).
Parties d’Alger et de ses quartiers populaires, elles embrasèrent l’ensemble du pays avant d’être réprimées dans le sang par l’armée et la police françaises, avec plus de 250 morts.
C’est sur ce soulèvement que revient le projet Un seul héros le peuple qui intègre un site web, un ouvrage et un film, fruit d’une recherche sociohistorique de près de sept ans menée par le chercheur Mathieu Rigouste, scrutateur engagé de l’évolution de la doctrine française de contre-insurrection, « cette forme de ‘’guerre dans la population’, modernisée et industrialisée par l’État français en Indochine et en Algérie puis commercialisée dans de nombreux pays, jusqu’à devenir un marché mondial », pour reprendre le chercheur.
« Largement ignorés par l’historiographie, les soulèvements de décembre 1960 passionnent et déconcertent des deux côtés de la Méditerranée. Ceux qui les ont vécus n’aspirent généralement qu’à transmettre leurs souvenirs », précise l’initiateur de ce projet, dont Un seul héros le peuple est le premier film.
Au-delà de la quête historique, ce projet « est aussi une sorte de quête généalogique personnelle, sur les traces de mes grands-parents juifs algériens », explique Mathieu Rigouste dans la présentation du projet.
« À la recherche d’historiens et de témoins, j’ai rencontré des jeunes, des femmes, des anciens qui m’ont toujours accueilli en fils, frère, cousin ou ami. Nous avons parlé de décembre 1960, de la colonisation et de la guerre de libération mais aussi d’aujourd’hui. Il semble que cette histoire suture des plaies de part et d’autre de la mer et de la guerre. »
Remonter aux racines de l’insurrection
« Les insurgés d’hier partagent avec nous des plans de fuite, des techniques de sabotage, des feintes de corps. Une femme explique comment elle fabriquait des drapeaux secrètement et depuis si longtemps, comment le peuple se préparait à surgir. D’autres nous révèlent ce qui selon eux a permis de déclencher l’insurrection de la Casbah d’Alger. On nous confie par où se sont échappés ceux qui ont brûlé le Monoprix de l’Aqiba [quartier populaire d’Alger] et comment des cortèges de femmes ont enfoncé des barrages de soldats », poursuit Mathieu Rigouste, qui a aussi rencontré des historiens pour remonter aux racines de l’insurrection.
Mathieu Rigouste : « Décembre 1960 s’inscrit dans la longue histoire des crimes coloniaux »
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« J’ai pris conscience qu’il y avait un tissu d’histoires cachées, du point de vue du massacre qui avait eu lieu alors, mais également du point de vue de l’engagement des classes populaires. Il y avait urgence à les faire témoigner, ne serait-ce qu’en raison de leur âge. Il s’agissait aussi de recueillir cette parole qui n’avait pas été entendue », avait déclaré Mathieu Rigouste à Middle East Eye.
Pour le chercheur, décembre 1960 est « le ‘’Dien Bien Phu politique’’ de la guerre d’Algérie, une clef indispensable pour saisir le dénouement de la révolution algérienne mais aussi pour penser la place du ‘’peuple’’ et de la violence dans les sociétés contemporaines ».
On peut regarder ce film jusqu’au 15 décembre sur unseulheroslepeuple.org, en attendant des projections publiques ou privées et des débats en salle ou en streaming, comme le souhaite Mathieu Rigouste.
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Published date: Vendredi 11 décembre 2020 - 09:31 | Last update:1 year 12 months ago
La semaine passée à L'Espace culturel Louis Aragon à Saint-Vallier a été riche d'enseignement. Une exposition : « L'Algérie, de la colonisation à la guerre » a été proposée à la population du 28 novembre au 3 décembre 2022 inclus.
Photo fournie par l'ARAC
« La semaine passée à L'Espace culturel Louis Aragon à Saint-Vallier a été riche d'enseignement.
Une exposition : « L'Algérie, de la colonisation à la guerre » a été proposée à la population du 28 novembre au 3 décembre 2022 inclus.
Le samedi 3 décembre, un film a été projeté sur grand écran. Ce film de René Vautier avait été tourné après l'Indépendance en 1963 avec de jeunes cinéastes algériens : « Peuple en marche ».
Après le film, c'était au tour de Henri Pouillot, accompagné de Liliane Rehby, de venir nous parler de l'Algérie pendant et après la guerre de libération et de nous relater son expérience personnelle à la villa Susini, où la torture était institutionnalisée par l'armée française. Henri Pouillot en arrivait au constat que cette guerre avait fait beaucoup de morts mais qu'il était impossible d'avoir des chiffres officiels, surtout concernant la population algérienne. Les bombes au napalm, fort utilisées par les français, avaient détruit environ 800 villages algériens, ces villages dans la montagne que l'armée française voulait raser pour empêcher les combattants du FLN d'y trouver refuge. Une autre solution pour vider les villages était de parquer des centaines de personnes dans des camps d'internement, bien sûr dans d'horribles conditions.
L'OAS (Organisation de l'armée secrète), organisation fasciste par excellence, joua un rôle détestable en Algérie et essaya par tous les moyens, y compris les plus odieux, de conserver une Algérie française. .
Le peuple algérien, après cette guerre de libération, aspira à une nouvelle vie, avec de nouvelles perspectives et une solidarité entre les villageois et les soldats algériens s'établit, pour tout reconstruire.
132 ans de colonialisme était à transformer en espoir et en actions garantissant la liberté et une vie décente pour chacun.
Le public présent à L'ECLA ne s'est pas distingué par son nombre élevé mais a été fortement impressionné et intéressé par Henri Pouillot et le film projeté. Un bel après-midi de compassion. »
Par Communiqué des comités ARAC Comités St-Vallier, Gueugnon, Montceau-les-Mines - 09 déc. 2022 à 10:43 | mis à jour le 09 déc. 2022 à 12:50
Mohammed Kenzi, La Menthe sauvage, détail de la couverture @ éditions Grevis
Publié en 1981, La Menthe sauvage de Mohammed Kenzi est longtemps demeuré épuisé jusqu’à sa réédition en 2022 aux éditions Grevis. Témoignage d’une immigration en France pendant la guerre d’Algérie et d’une adolescence dans les bidonvilles autour de Paris, La Menthe sauvage est également un livre d’apprentissage politique. En même temps que les violences racistes et policières subies quotidiennement dans le bidonville, Kenzi raconte sa participation aux luttes étudiantes. Entretien de Patrick Lyons avec l’auteur, sur l’origine de son livre comme autour ses expériences qu’il raconte.
Vous avez publié La Menthe sauvage en 1981. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce texte sur votre adolescence en bidonville (et au-delà), et pourquoi à ce moment précis ? Quelles sont les origines de ce texte ?
J’ai commencé à l’écrire avant 1981. Les éditions du Seuil étaient intéressées tout au début, Olivier Rolin qui était en charge du manuscrit voulait que je retravaille certains passages, avant de renoncer à sa publication, pour des questions de quota éditorial paraît-il. J’ai continué à travailler dessus, sans renoncer à certains passages. J’ai voulu prendre une liberté de ton, écrire avec mes propres mots la vie de l’intérieur du bidonville, la période coloniale en faisant le lien avec la France et le pays du soleil comme aurait dit Guy Maupassant, sans faire de concessions. À ce moment-là, les récits sur l’immigration étaient le plus souvent écrits par des sociologues, des journalistes, ils parlaient des conditions sociales, rarement des violences domestiques, policières, des contradictions de la communauté, des parents vis-à-vis de la culture française, des projections et attentes des parents de la décolonisation et de l’indépendance algérienne. Pour ma part, j’ai dû régulièrement me confronter à ma famille, à la communauté, aux grands frères et aux copains pour prendre une direction à l’opposé des attentes familiales et communautaire.
Pourquoi écrire ce récit ? Je ressentais le besoin à une période de ma vie de faire le ménage, d’écrire mon vécu, ma vie, les désillusions et les espérances déçues, une trajectoire particulière, singulière. Avec le temps, c’était devenu un besoin, une nécessité absolue de laisser une trace de ce vécu, mais de l’écrire moi-même, de faire part de mon propre malaise avec mes propres mots, de dire mon parcours, mon histoire de vie si singulière soit-elle, sans laisser à un autre le soin de le faire à ma place… J’ai toujours été déçu par les écrits lisses sur cette période, une vue de l’extérieur sur nos misérables vies d’immigrés, d’étrangers. Après la prison, l’expulsion, l’exil, la naissance de mes filles, j’ai voulu laisser quelques bribes visibles de cette vie-là, ne pas laisser au caveau le soin de faire le ménage, de faire disparaitre une partie de ce vécu à Nanterre, en France. C’était ma manière à moi de remercier la vie, d’être encore vivant, après avoir vécu sur le fil du rasoir.
Vous dites être déçu par les récits qui traitent de la question de l’immigration en France pendant la période où se déroule votre livre. Quand vous évoquez la ‘vue de l’extérieur’ de ces récits sur vos ‘misérables vie d’immigrés, d’étrangers’, je pense naturellement aux bidonvilles, qui attiraient beaucoup d’attention dans la presse française où ils étaient présentés comme des nids de crime insalubres et dangereux. On sait que c’était le contraire, et que les bidonvilles étaient très sévèrement surveillés par la police surtout dans les années 60. Pouvez-vous parler un peu de votre vie dans ce bidonville, et de vos expériences de la police française ?
La vie à l’intérieur du bidonville était particulièrement rude. Au début les baraques étaient en bois, tôles et papier goudron. Ça faisait l’affaire en guise de toit. Durant l’automne et l’hiver, on se retrouvait souvent les pieds dans l’eau et la boue. Les baraques étaient accolées les unes aux autres, ce type de construction évitait la déperdition de chaleur durant les périodes d’intempéries.
Le reste du temps, les parois de séparation de celles-ci étaient bien trop fines pour garder un quelconque secret. Il fallait faire avec la promiscuité, les conflits, les bagarres qui se déroulaient à l’intérieur de la baraque même, quant à l’intimité, elle était presque inexistante du fait de la fragilité de l’habitat. Dans cette cohabitation forcée tout se savait, les bonnes choses comme les mauvaises. Il n’y avait pour ainsi dire pas de secrets entre les voisins les plus proches. Cette promiscuité quasi permanente au lieu de faire l’objet de replis, de rejets, ce fut tout le contraire, cela a permis de tisser des liens puissants et forts entre les diverses familles du bidonville, surtout entre femmes. Nos mères trouvaient certainement là une consolation à leur malheur en s’entre-aidant. Il y avait une certaine solidarité dans ce malheur, cet exil loin du pays d’origine surtout chez les femmes. Les conditions de vie étaient quasi précaires pour tous. Il y avait de l’entraide, c’était l’élément essentiel pour survivre dans ce ghetto, il soudait malgré la disparité des origines de ces habitants.
Plus tard, l’espace devenait plus restreint, la coquille de noix que nous avions ne suffisait plus à contenir tout son monde. Il faut dire que nous étions passés de six individus à douze âmes en quelques années. C’était le cas de plusieurs familles du bidonville. Il a fallu pousser les murs, agrandir les baraques pour ne pas étouffer. Ça se faisait discrètement, en commun pour échapper à la vigilance de la brigade Z qui était chargée de veiller à ce que l’extension du bidonville ne prenne pas l’ascendant sur le voisinage pavillonnaire proche. Parfois, elle fermait l’œil, mais de temps en temps, elle détruisait une baraque ou deux pour l’exemple. Chez moi, mon père qui était maçon avait réussi à pousser les murs de la baraque, en quelques mois de nuit le parpaing et le béton avaient fait leur apparition comme les sols en dur. De nouveaux matériaux étaient en vogue pour vivre plus à l’aise sans avoir continuellement les pieds dans le bouillon.
Quant au rapport avec la police… Dès le début, la police était quasi omniprésente dans notre vie. Avant l’indépendance du pays du soleil nos parents y étaient confrontés, qu’il s’agisse de brutalités, de sévices ou de peurs. Quand le conflit s’est intensifié, les ratonnades, les noyades sont devenues trop visibles pour être ignorées. Après l’indépendance, la police de Nanterre a longtemps maintenu la pression sur le bidonville, les tensions étaient visibles, palpables. Lors de leurs interventions, les policiers usaient facilement de gifles, d’insultes et de brimades.Les term es et propos employés étaient souvent bicots, ratons, bougnoules, etc., c’était humiliant surtout lorsqu’il n’y avait pas de raisons. J’ai toujours eu le sentiment que cela était injuste, et que cette forme d’injustice ne devait ni exister ni être légitimée. À l’adolescence, les rapports de force ont vite changé. Je prenais des coups, mais dès que l’occasion se présentait, je les rendais. Plus tard, durant la période gauchiste, le conflit entre la police et nous était des plus violents, les rapports se sont détériorés assez rapidement, les conflits étaient plus fréquents. Il faut dire que les policiers du commissariat de Nanterre, leur chef Jersey en tête, n’étaient pas des tendres. Avec les jeunes du bidonville et ceux des cités voisines, ce n’était pas l’insurrection, mais ça s’en rapprochait gentiment. Dès que l’occasion se présentait, nous leur rendions la monnaie de leur pièce. Ils nous considéraient comme des enfants perdus, des moins que rien, des sauvageons, des êtres incompatibles avec la société française. Nous étions juste bons pour finir en prison ou dans un charter pour le bled, cette politique a accentué les mauvaises pratiques de la police et a creusé le fossé. Celui-ci perdure aujourd’hui…
Vous évoquez la période gauchiste… dans votre livre vos rencontres avec des étudiants à Nanterre jouent un rôle central dans le développement de vos perspectives politiques. Pouvez-vous parler un peu de ces rencontres et de vos rapports avec des étudiants militants ?
Il y eut une rencontre fortuite avec Jacques Barda. L’accès à l’enceinte de l’université après que le mur est tombé. Une rencontre improbable avec les étudiants et le mouvement maoïste. Je n’avais aucune notion des enjeux ni des divers mouvements existant alors, que ce soit dans l’université ou en dehors. Cette période fut pour moi une ouverture, une fenêtre sur un monde que je ne connaissais pas, existant à 100 m du bidonville ou j’habitais. Instinctivement, j’ai choisi de suivre VLR, Vive la révolution, un groupe plutôt festif, Mao-spontex. Là, j’ai fait la connaissance de Richard Deshayes, Roland Castro de loin, Jacques Barda et Annette Lévy et tant d’autres personnes de cette mouvance et aussi de la bande des Marguerites, une cité proche. Cela m’a permis une ouverture inespérée sur d’autres horizons que le crayeux et grisâtre univers du bidonville. Ce fut une expérience enrichissante avec des rencontres improbables qui me permirent de quitter mon lieu de vie, ma communauté, ma famille. C’était une période où TOUT me semblait possible, vivre, aimer à se saigner les veines. Je n’ai pas de regret, parce que j’ai croisé le chemin d’êtres géniaux, pleins de vie, qui espéraient non pas changer le monde, mais du moins changer la vie, vivre autrement, croire à autres choses que boulot, métro, dodo.
Je n’ai pas de regrets ni d’amertume. J’ai grandi dans un sillon particulier qui m’a permis de sortir vivant de toute cette période. Les gauchistes ne m’ont pas plus déçu que ma communauté. Quand je dis que j’ai failli mourir du gauchisme… c’est que j’étais arrivé à un stade où j’aurais pu basculer dans la violence, dans une sédition mortifère. J’aurais pu partir en Palestine comme mon ami Guy mort là-bas en terre inconnue, mourir dans un coin de rue rattrapé par une balle perdue, finir à l’asile ou tomber dans la drogue et l’alcoolisme comme tant d’autres personnes à avoir vécu cette histoire. J’ai renoncé à cela, parce que la vie en valait la chandelle, ça valait la peine de se battre, de respirer, de sourire à une fille et d’avoir en retour un sourire complice. Après tout cela, les gauchistes sont devenus ce qu’ils ne voulaient surtout pas être, des technocrates, des journaleux, avocats, chefs d’entreprise. Ils sont rentrés dans les clous pour se mettre au service de la société qu’ils dénonçaient. Certains et certaines tirent maintenant sur la planète qu’ils avaient espéré féconder jadis, rendre juste, ils crèchent à nouveau au cœur du système qu’ils avaient rêvé de défaire.
Comment voyez-vous la republication de votre texte et son sujet résonner avec les lecteurs et la politique aujourd’hui en France et au-delà ? Je pense, par exemple, à l’expansion de la mondialisation, à l’intensification de l’immigration, à la propagation de l’économie informelle du logement, au racisme, à la guerre, etc.
Ça a été tout d’abord une surprise après tant d’années, tout cela est dû sans doute au livre de Victor Collet, Nanterre, du bidonville à la cité. Celui-ci a tout fait pour que ce livre reparaisse en France où il n’a pas eu d’échos. Bien sûr, j’étais content et satisfait que La Menthe sauvage ait cette chance de vivre une seconde vie, après avoir complètement disparu. Les Éditions Grevis ont sans doute pris un risque, mais il semble que ce fut un pari gagnant, puisque le livre, couplé avec celui de Victor, a été bien accueilli par un certain public. Désormais il voyage d’un pays à l’autre avec de bons retours. Je pense qu’il est toujours d’actualité… vu la politique française vis-à-vis de l’immigration venant d’Afrique du Nord et leurs enfants. Le rejet, la discrimination, l’arbitraire, le racisme, les violences sont toujours là, des années après les luttes menées par la première génération dite sacrifiée, la deuxième avec la marche des beurs, la troisième continue à souffrir des préjugés, du racisme. S’ajoutent à cela les identités nostalgiques de l’appartenance, la recherche identitaire, l’islam, le terrorisme, les extrêmes s’ancrent dans le rejet, la stigmatisation etc.
La mondialisation a eu pour effet de libéraliser le marché. Il faut croire que cette mondialisation n’est bonne que pour les échanges commerciaux, la finance et l’économie de marché… pour les humains, en revanche, les frontières restent visibles, présentes et toujours aussi difficiles à franchir pour certaines populations. Ouverture pour les capitaux et fermeture pour l’humain. Bien sûr le numérique a pris le dessus, Internet a ouvert des champs que les populations s’approprient et tant mieux, les réseaux fleurissent, la parole se libère, tout est à portée de main ou presque. Les extrêmes reprennent de la voix en surfant sur les incohérences, les faiblesses des États, des systèmes politiques en s’appropriant le terrain lâché par la gauche d’antan. Entre une politique migratoire ambiguë (alors que la balance migratoire n’est pas plus en hausse que par le passé), les extrêmes en vogue, le chômage, la crise économique, les gilets jaunes, le dérèglement climatique, le covid, les guerres, la guerre à la porte de l’Europe…
Le climat est à la politique sécuritaire, le repli refait surface en broyant les plus faibles de la société. La France n’échappe pas à cette donne, le monde est devenu un miroir où défilent riches et pauvres, où chacun joue un rôle défini, c’est la société du spectacle permanent, il n’y a pas d’entracte, pas de zone de repos, le nouveau logiciel semble nous mener à une uberisation des sociétés. La gentrification s’intensifie, airbnb déloge des pans entiers des quartiers, en tuant la vie de ces quartiers, les commerces de proximité disparaissent remplacés par les grosses enseignes. Les bas revenus, les chômeurs, les sans-abris paient la facture de cette politique-là.
Les guerres, la faim, le dérèglement climatique poussent des populations à chercher ailleurs de quoi survivre. Les plus riches accumulent des fortunes et les plus pauvres tirent la langue, meurent de famine ou se noient en mer. Je me demande parfois si nous méritons cette planète après tout ce qu’on lui fait subir. Il faut rester optimistes, les générations futures nous feront peut-être mentir. Je crois que l’obsolescence est déjà intégrée, ce logiciel ne fait que la précipiter, ce monde se prépare déjà à la disparition de l’homme, à vivre sans nous.
La présidence française a reçu depuis une dizaine de jours la liste des cinq historiens qui devront faire partie de la commission mixte chargée d’étudier les archives que possèdent les deux pays sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Selon nos informations, l’Élysée tarde encore à valider cette liste préparée par l’historien Benjamin Stora qui pourrait en être le président d’honneur et le sixième membre. L’Élysée a d’ores et déjà transmis cette liste d’experts aux autorités algériennes, qui ont communiqué le 30 octobre, les noms des cinq historiens algériens qui ont été destinataires de cette liste d’experts français.
On ignore si ces derniers seront reçus par Emmanuel Macron pour l’annonce officielle, comme cela a été le cas pour leurs confrères algériens, reçus au Palais d’El Mouradia par le président Abdelmadjid Tebboune.
Les futurs membres de cette commission – qui comprend trois hommes et deux femmes dont une franco-algériennes – ont tous travaillé ou collaboré avec Benjamin Stora sur des ouvrages, des études ou des documentaires liés à la présence française en Algérie. Tous sont reconnus pour leur expertise sur l’histoire générale de la colonisation, sur les harkis et les pieds-noirs, les manifestations de refus de la guerre, mais aussi sur l’aspect culturel de cette mémoire, sur les imaginaires liés à cette histoire ou encore sur l’immigration algérienne en France.
Benjamin Stora à la manœuvre
La création de cette commission mixte chargée d’étudier les archives algériennes et françaises portant sur la période coloniale a été annoncée lors de la visite d’Emmanuel Macron en Algérie en août 2022. L’idée de monter ce groupe mixte d’historiens et d’experts est née de la rencontre qui s’est tenue un mois plus tôt entre le président algérien avec Benjamin Stora.
La semaine passée à L'Espace culturel Louis Aragon à Saint-Vallier a été riche d'enseignement. Une exposition : « L'Algérie, de la colonisation à la guerre » a été proposée à la population du 28 novembre au 3 décembre 2022 inclus.
Photo fournie par l'ARAC
La semaine passée à L'Espace culturel Louis Aragon à Saint-Vallier a été riche d'enseignement.
Une exposition : « L'Algérie, de la colonisation à la guerre » a été proposée à la population du 28 novembre au 3 décembre 2022 inclus.
Le samedi 3 décembre, un film a été projeté sur grand écran. Ce film de René Vautier avait été tourné après l'Indépendance en 1963 avec de jeunes cinéastes algériens : « Peuple en marche ».
Après le film, c'était au tour de Henri Pouillot, accompagné de Liliane Rehby, de venir nous parler de l'Algérie pendant et après la guerre de libération et de nous relater son expérience personnelle à la villa Susini, où la torture était institutionnalisée par l'armée française. Henri Pouillot en arrivait au constat que cette guerre avait fait beaucoup de morts mais qu'il était impossible d'avoir des chiffres officiels, surtout concernant la population algérienne. Les bombes au napalm, fort utilisées par les français, avaient détruit environ 800 villages algériens, ces villages dans la montagne que l'armée française voulait raser pour empêcher les combattants du FLN d'y trouver refuge. Une autre solution pour vider les villages était de parquer des centaines de personnes dans des camps d'internement, bien sûr dans d'horribles conditions.
L'OAS (Organisation de l'armée secrète), organisation fasciste par excellence, joua un rôle détestable en Algérie et essaya par tous les moyens, y compris les plus odieux, de conserver une Algérie française. .
Le peuple algérien, après cette guerre de libération, aspira à une nouvelle vie, avec de nouvelles perspectives et une solidarité entre les villageois et les soldats algériens s'établit, pour tout reconstruire.
132 ans de colonialisme était à transformer en espoir et en actions garantissant la liberté et une vie décente pour chacun.
Le public présent à L'ECLA ne s'est pas distingué par son nombre élevé mais a été fortement impressionné et intéressé par Henri Pouillot et le film projeté. Un bel après-midi de compassion. »
Par Communiqué des comités ARAC Comités St-Vallier, Gueugnon, Montceau-les-Mines - Aujourd'hui à 10:43 | mis à jour aujourd'hui à 12:50
Le capitaine Paul-Alain Léger, cerveau de l’opération « Bleuite » - Mano a mano productions "La Bleuite, l’autre guerre d’Algérie", de Jean-Paul Mari (2017)
Jeudi 8 décembre 2022.
Aujourd’hui dans Affaires sensibles : la bleuite, l’épidémie du soupçon qui a décimé le FLN algérien
En 1957, voilà 3 ans que le FLN, le Front de libération nationale, mène une campagne d’attentats pour faire entendre ses revendications d’indépendance. Le gouverneur de l’Algérie française a donné les pleins pouvoirs aux militaires pour mater cette rébellion toujours plus forte. Tout le pays s’embrase, en particulier Alger, la capitale où est établie la majorité du million de français non musulmans comme on dit alors pour désigner ceux venus de l’Hexagone, puisqu’à cette époque-là, tout le monde est français. Les noms de ces militaires résonnent encore aujourd’hui : Massu, Bigeard, Aussaresses, des noms pour toujours associés à la violence des armes, à la répression, à la torture.
En 1957, alors que se déroule la bataille d’Alger, parachutistes contre insurgés du FLN, exécutions contre attentats, un capitaine de 34 ans arrive en Algérie. Il a choisi cette affectation, pour y mener des opérations qui ne demandent ni de gros moyens, ni de déploiement de troupes. Paul-Alain Léger mène une guerre souterraine, clandestine, une guerre secrète.
En quelques mois, il infiltre le FLN, il en manipule les responsables, et les conduit à mener des purges sanglantes dans leurs propres rangs. L’ennemi qui se détruit lui-même…un succès, une victoire militaire qui fait 4 000 morts. La bleuite est une épidémie, le soupçon est le virus, et le capitaine Paul-Alain Léger celui qui l’a inoculé.
Un récit documentaire de Franck Cognard
Lectures par Aurélien Labruyère et Stéphane Meziani
Invités :
Jean-Paul Mari, journaliste, grand reporter et écrivain. Il est l'auteur d'un documentaire très complet sur l'intoxication du FLN par les services français : La Bleuite, l'autre guerre d'Algérie, diffusé sur France 5 et disponible sur son site Grands Reporters. Il vient de publier chez Buchet-Chastel : Oublier la nuit(août 2022) présent dans la dernière sélection du Prix Renaudot Essais. Il y raconte notamment son enfance en Algérie brutalement obscurcie par le meurtre de son père et le départ des Pieds-Noirs vers la France.
Mon enfance et mon adolescence se déroulent dans un discours sociopolitique, grèves de l’été 1953 contre Laniel, chute de Dien-Bien Phu et, bien entendu, la guerre d’Algérie, qu’on nomme « les événements ». [En 1959] j’évolue vers l’opposition à de Gaulle et m’affirme pour l’indépendance de l’Algérie. Ce sont cette question, cette guerre, avec les attentats de l’OAS, le putsch des généraux, qui impactent mes premières années de fac, comme pour tous les étudiants de cette époque ».
Je place en ouverture de cet article la réponse donnée par Annie Ernaux à une question d’Alexandre Gefen dans son ouvrage, La Littérature est une affaire politique (2022). Elle m’a mise en appétit puisque depuis de longues années j’explore les rapports Littérature/Guerre d’Algérie-Guerre de libération nationale et que j’ai une prédilection pour les textes d’écrivaines. Aussi, explorer le rapport à cette guerre et, plus généralement, à l’Algérie de ces années, d’une romancière de la stature d’Annie Ernaux – le prix Nobel ne faisant que couronner une œuvre à la démarche singulière –, ne pouvait pas ne pas me solliciter.
C’est son roman, Les Années – que la critique spécialiste de son œuvre, ce que je ne suis pas, désigne comme son œuvre majeure –, qui m’a semblé la plus à même, étant donné son projet, de me dire quelque chose de cette question.
La guerre d’Algérie est une séquence historique essentielle pour la France du XXe siècle et donc dans la mémoire collective et les mémoires individuelles. Que devient-elle dans ce roman ? il me semblait que cette écrivaine engagée ne pouvait la passer sous silence tant son impact a été grand dans la vie des Français.es, d’autant plus que son roman paraît en 2008, soit 46 ans après l’indépendance. Pierre-Louis Fort précise, dans Le Monde (7 octobre 2022), que « son succès est lié à l’universalisme de ce qu’elle exprime. La force d’Annie Ernaux, c’est de partir d’une expérience qui est la sienne, bien ancrée dans une France de la moitié du XXe siècle, tout en réussissant à toucher des individus partout sur le globe, en se défaisant des frontières terrestres, sociales et de genre. Les lecteurs se retrouvent dans ses œuvres ».
Commençons par suivre le texte du roman, page après page ; reconstituons, en quelque sorte, le sous-texte « Guerre d’Algérie » dans Les Années. Les allusions commencent à la p. 58, après le commentaire de photos de Juillet 1955 ; la narratrice a donc 15 ans : « Qu’y a-t-il en elle comme savoir sur le monde […] sans doute pas dans sa pensée les derniers morts d’une embuscade en Algérie ». Plus loin, elle évoque l’Indochine, « perdue sans excès de regret » : « c’était un conflit qui n’avait jamais été dans le présent des gens. Ils n’avaient pas non plus envie d’assombrir avec les troubles en Algérie, dont personne au juste ne savait comment ils avaient commencé. Mais ils étaient tous d’accord, et nous aussi qui l’avions au programme du BEPC, l’Algérie avec ses trois départements était la France, comme une grande partie de l’Afrique où nos possessions couvraient sur l’atlas la moitié du continent. Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés « les nids de fellaghas », ces égorgeurs rapides dont on voyait l’ombre traîtresse sur la figure basanée du pourtant gentil sidi-mon-z’ami colportant des descentes de lit sur son dos. A la dérision dont les Arabes et leurs mots étaient rituellement l’objet, habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c’est chaud, s’ajoutait la certitude de leur sauvagerie. Normal donc que les soldats du contingent et des rappelés soient envoyés pour rétablir l’ordre, même si de l’avis général c’était malheureux pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont la photo figurait dans le journal régional sous la mention « tombé dans une embuscade ». C’était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup. Il n’y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille. On n’avait pas un sentiment de guerre ».
La seconde allusion arrive deux années plus tard, en 1957, elle a 17 ans. Elle se souvient : « L’Algérie en terre brûlée de soleil et de sang, creusée d’embuscades autour desquelles voltigent de petits hommes en burnous flottants, image elle-même issue du livre d’histoire de troisième racontant la conquête de l’Algérie en 1830 illustrée par un tableau, La Prise de la smala d’Abd el-Kader les soldats morts dans les Aurès ressemblent au Dormeur du val, couchés dans le sable où la lumière pleut avec deux trous rouges au côté droit Représentations qui traduisent probablement un assentiment à la répression contre les rebelles mais qu’une photo, parue dans le journal local, de jeunes gens français vêtus de façon chic en train de discuter à la sortie d’un lycée de Bab el-Oued a beaucoup ébranlé, comme si la cause pour laquelle mouraient les soldats de vingt ans se justifiait moins ».
Et plus loin [« ils » désignant « les gens »] : « Mais ils s’énervaient de la politique, des présidents du Conseil valsant tous les deux mois, et des jeunes envoyés, inlassablement se faire tuer dans les embuscades. Ils voulaient la paix en Algérie mais pas un deuxième Diên Biên Phu. Ils votaient Poujade. Ils répétaient « où on va ». Le coup d’Etat du 13 mai à Alger les jetait dans la débâcle, ils stockaient des kilos de sucre et des litres d’huile en prévision de la guerre civile. Ils ne croyaient que dans le général de Gaulle pour sauver l’Algérie et la France ».
Annie Ernaux est maintenant en classe de φ en 1958-1959 : « Même si les soldats du contingent continuaient de partir en Algérie, l’époque était à l’espérance et à la volonté, aux grands desseins sur terre, sur mer et dans le ciel, aux grandes paroles et aux grands deuils, Gérard Philippe et Camus. Il y aurait le paquebot France, la Caravelle et le Concorde, l’école jusqu’à seize ans, les maisons de la culture, le Marché commun et, un jour ou l’autre, la paix en Algérie ».
« Les gens en avaient plus qu’assez de l’Algérie, des bombes de l’OAS déposées sur le rebord des fenêtres à Paris, de l’attentat de Petit-Clamart – de se réveiller avec l’annonce d’un putsch de généraux inconnus qui troublaient la marche vers la paix, vers « l’autodétermination ». Ils s’étaient faits à l’idée d’indépendance et à la légitimité du FLN, familiarisés avec les noms de ses chefs, Ben Bella et Ferhat Abbas. Leur désir de bonheur et de tranquillité coïncidait avec l’instauration d’un principe de justice, une décolonisation naguère impensable. Cependant, ils manifestaient toujours autant de crainte, au mieux d’indifférence, à l’égard des « Arabes ». Ils les évitaient et les ignoraient, n’ayant jamais pu se résigner à côtoyer dans leurs rues des individus dont les frères assassinaient des Français de l’autre côté de la Méditerranée. Et le travailleur immigré, quand il croisait les Français, savait – plus vite et plus clairement qu’eux – qu’il portait le visage de l’ennemi ».
On ne peut reprendre l’intégralité de la citation mais ces pages 82-83 sont les plus longues qui soient consacrées à l’Algérie : période cruciale où l’Algérie bascule de la guerre d’indépendance à la question de l’immigration. Annie Ernaux s’attarde alors sur ces immigrés en France et consacre des lignes exemplaires au 17 octobre 1961 et la répression des Algériens : exemplaire parce qu’en même temps, elle dit l’ignorance des faits par « les gens » mais aussi ce qu’on a su « plus tard » et évoque alors le « malaise » après coup. Pas de lien, affirme-t-elle, pour « les gens » entre ce 17 octobre et l’immense manifestation de février suivant contre l’OAS et les morts du métro Charonne. Elle finit par Evian : « Personne ne s’est demandé si les accords d’Evian étaient une victoire ou une défaite, c’était le soulagement et le commencement de l’oubli. On ne se préoccupait pas de la suite, des pieds-noirs et des harkis là-bas, des Algériens ici. On espérait partir l’été prochain en Espagne, tellement bon marché selon les dires de ceux qui y étaient allés ».
Annie Ernaux est désormais étudiante : elle note qu’il n’y a alors pour « elle », « aucun rapport entre sa vie et l’Histoire. […] Le temps des événements pas plus que celui des faits divers […] n’est le sien ». Elle semble percevoir (ou elle reconstitue après coup) les « mouvements de déplacement » qui parcourent la société française : mettant dans la même énumération et une double coordination, à Nanterre immigrés et étudiants qui pataugent dans la même boue ( !…) et dans les grands ensembles, les rapatriés d’Algérie et les ménages d’OS.
On recherche le bonheur : « ils sortaient de l’Algérie, en avaient soupé des guerres ». Un mouvement de coopération se met en place : « Partir en Algérie ou en Afrique noire en tant que « coopérants » tentant comme une aventure, une façon de s’accorder un ultime délai avant l’établissement ». Elle décrit une sorte de dépolitisation généralisée : « On se donnait juste le plaisir de voter contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confusément dans les années de l’Algérie française, François Mitterand. Dans le cours de l’existence personnelle, l’Histoire ne signifiait pas ». Et avec assurance, elle affirme : « Sur l’Algérie, convertie en terre de mission financièrement avantageuse pour jeunes enseignants, la page était tournée ».
Pour Annie Ernaux, la page est tournée également semble-t-il. Il n’y aura ensuite que quelques allusions : ainsi en mai 68, les barricades au Quartier latin lui rappellent les barricades à Alger, dix ans plus tôt (le putsch des généraux sans doute ?) ; et, en un balancement droite/gauche : la répression contre les étudiants rappelle « le matage violent des manifestations contre la guerre en Algérie, les ratonnades ».
Autre allusion : le procès de Bobigny, la belle avocate Gisèle Halimi « qui avait défendu Djamila Boupacha ». De même, dans une énumération en 1981, elle intègre « la marche des Beurs », en passant : « Nous n’évoquions pas davantage l’Algérie, le Chili ou le Vietnam, ni Mai 68 ».
Même affirmation du désintérêt pour la chose politique en 1992 : « L’excitation des événements du monde était retombée. L’inattendu lassait ». Elle passe alors en revue ces pays qui avaient été à la une et… bien sûr alors l’Algérie avec des affirmations prêtées aux « gens » : « L’Algérie était un bain de sang. Sous les visages masqués des membres du GIA on voyait ceux du FLN. Eux non plus, les Algériens, n’avaient pas fait bon usage de leur liberté ; mais il y avait longtemps et c’était comme si à partir de l’Indépendance on avait décidé de ne plus y penser une fois pour toutes ».
En réalité, l’Algérie qui n’a jamais existé comme pays pour les « gens » s’efface encore plus et on ne l’évoque que comme partie de ce qui est nommé « la société de l’immigration » : « Durant des années les gens avaient continué à croire que les familles d’Afrique noire et du Maghreb entassées à la lisière des villes n’étaient que de passage, elles repartiraient un jour avec leur nichée d’où elles étaient venues, laissant un sillage d’exotisme et de regret, comme les colonies perdues. Ils savaient maintenant qu’elles resteraient. La troisième génération […] une population dangereuse ». Suit une appréciation dont on ne sait si c’est celle de « elle », du « on » ou « des gens ».
Lorsque le texte donne une énumération des pays à conflits, l’Algérie est citée. Aux p. 222-223, est abordée la question des musulmans et de l’identité : distinction entre « Français de souche » et « jeunes issus de l’immigration » : « dont la capuche rabattue sur la tête, la démarche nonchalante paraissaient les signes assurés de leur sournoiserie et de leur paresse, les prolégomènes sûrs d’un mauvais coup. De façon obscure, ils étaient les indigènes d’une colonie intérieure sur laquelle on n’avait plus de pouvoir ».
Les Années se termine par une réflexion sur la teneur même du livre dont on est en train de finir la lecture : « Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité ».
Dans les deux dernières pages, elle énumère ce qu’elle voudrait encore sauver du temps : on y trouve « la femme de la photo du massacre de Hocine, Algérie, qui ressemblait à une pietá ».
On peut constater que, même s’il n’est pas très fourni, le sous-texte « Guerre d’Algérie » a une cohérence et une homogénéité et rend compte d’une opinion commune, largement partagée par chacun et tous, comme le précise ce que sera ce roman. Ce sous-texte ne correspond ni à la citation que nous avons mise en ouverture ni à ce qu’elle confiait dans L’écriture comme un couteau (2003), en évoquant une enseignante éveilleuse de questions socio-politiques, lorsqu’elle était en terminale à Rouen : « La politique est alors présente dans les conversations […] Les opinions politiques sont défendues avec virulence, violence. Quand j’entre à la fac de lettres, en 1960, qu’on ne voit pas les fin des « événements d’Algérie », qu’il existe des groupuscules favorables à l’OAS, l’apolitisme est impossible. Sans militer je suis proche du PSU ».
On a bien conscience que ces années évoquées dans le « sous-texte » sont celles d’une jeune fille puis jeune femme de province, sans proximité avec la question coloniale, qui semble adopter ou faire sien le point de vue commun, celui qu’elle apprécie comme le plus partagé, celui d’une Algérie confuse à l’horizon qui n’existe pas, pour et par elle-même : le point de vue est strictement français, les acteurs de ce pays étant relégués dans des clichés largement diffusés. A la fin des Années, elle note : « ce sera un récit glissant, dans un imparfait continue, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière page d’une vie ». Belle image que celle du « récit glissant »…
Nous avons vu que la première mention est une embuscade en 1955 mais que cette mention est une reconstitution après coup puisqu’elle n’est pas présente à l’esprit des Français alors, dit le texte. Les gens essaient de ne pas penser à l’Algérie même si elle perturbe un peu leur horizon de vie et gardent leur « savoir », appris à l’Ecole et répété par les décideurs politiques – François Mitterrand sera à nouveau cité plus loin –, que « l’Algérie, c’est la France ». On arrive assez vite à de Gaulle-le sauveur, la demande de « paix en Algérie », les bombes de l’OAS, le putsch des généraux et « la suite »… les pieds-noirs, les harkis, les Algériens en France. Puis c’est mai 68, où deux allusions sont inscrites sans développement explicatif : « les ratonnades » et « Djamila Boupacha ». Enfin, l’Algérie des années 90 – « elle » a 50 ans –, croquée en un cliché lapidaire.
Il nous faut donc rattacher les contenus cités à la conception que, progressivement, Annie Ernaux se forge de ce que doit être son écriture : « Écrire quelque chose « entre la littérature, la sociologie et l’Histoire », reste toujours l’essentiel de ma visée ». Et autre conséquence qui aura son importance quand nous évoquerons plus loin son rapport à Camus : « J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme « don » ». Dans sa contribution à l’analyse de l’œuvre « Altérité et engagement : « soi-même comme un autre » », Violaine Houdart-Mérot a bien précisé l’action que la littérature peut avoir sur la société dans l’écriture du moi d’Annie Ernaux : « une écriture de soi, de nous, et même de l’autre qui associe l’intime et le collectif, le subjectif et le politique ».
Ce positionnement qu’elle réalise avec brio dans Les Années interdit donc de séparer le « elle » du « on » et du « nous » : il y a une orchestration des voix, une reconstitution d’un « temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui ». Si ainsi, comme l’écrit Violaine Houdart-Mérot, l’écrit peut retrouver le monde, c’est, nous semble-t-il, qu’il n’y a pas tension, contradiction entre « elle » et « les gens » pour un certain nombre de thématiques, dont celle de l’Algérie et sa guerre. Car, quand il y a contradiction, une phrase, une expression marquent la distance. Il n’en est rien pour ce sous-texte pourtant édité en 2008, avec un recul certain par rapport aux « événements ». On comprend alors que le « moi » (derrière le « elle ») est à la fois traversé par le collectif et constitué par lui. Il y a dans ce processus d’échanges d’altérité, « un jeu d’échanges entre les attentes modifiées et les souvenirs transformés », comme l’écrit Paul Ricœur, cité par Violaine Houdart-Mérot.
Nous remarquons que le mot qui revient le plus souvent dans le sous-texte est celui d’ « embuscade », donnant comme représentation de la guerre, celle d’un piège dont sont victimes les soldats français. L’autre, l’ennemi, celui qui tend les embuscades, est désigné soit avec des guillemets (marquant une distance de « elle »), soit sans (adhésion ou proximité). On peut noter : fellaghas, sidi-mon-z’ami, sauvagerie, petits hommes en burnous flottants, leurs « chefs » : Ben Bella et Ferhat Abbas, Arabes, le travailleur immigré. Enfin « les jeunes issus de l’immigration » = « les indigènes d’une colonie intérieure ». Enfin : qui dit que les visages du GIA et du FLN sont superposables, qui dit que les Algériens « n’avaient pas fait bon usage de leur liberté » ? « Elle », « les gens » ? Sur un thématique aussi sensible, et en 2008, on ne peut pas ne pas se poser des questions.
Peut-être le regard d’Annie Ernaux – en dehors de positions de principe dont, en 1959, « je m’affirme pour l’indépendance de l’Algérie » qui ne sont pas négligeables dans la France d’alors –, est-il nourri par l’admiration qu’elle porte à un écrivain d’Algérie, Albert Camus. Car, une autre façon d’évoquer l’Algérie, sa guerre, sa décolonisation aurait pu être de la lire à travers les ouvrages de l’époque qui ont fait scandale, ont été interdits, ont fait l’objet de débats très violents ou à travers la lecture de ses écrivains dont je n’ai pas trouvé mention, ni dans Les Années, ni dans d’autres livres.
Cette proximité avec Camus a été étudiée, je ne ferai que la mentionner. Ainsi dans le collectif cité précédemment, Michelle Bacholle-Boskovic met en parallèle, le dernier titre de Camus et le positionnement de Ernaux, « Annie Ernaux, « premier homme », « premier écrivain » ». Elle rappelle qu’à une question qui lui a été posée concernant le sentiment qu’elle aurait d’avoir vengé « sa race », Annie Ernaux répond en se disant « la première femme », invitant à une lecture de Camus, celui du Premier homme. M. Bacholle-Boskovic souligne que chez les deux écrivains, il y a coexistence de deux mondes séparés, celui des dominants et celui des dominés et que les deux écrivains ont accompli une « migration sociale ». Quant à l’analyse des deux textes, on peut se reporter à l’article au titre très explicite de Linda Rasoamanana, « Annie Ernaux et Albert Camus : transfuges et médiateurs » (aux Presses Universitaires de Rouen, 2015).
C’est bien cette dimension qu’Annie Ernaux a retenu du Premier Homme de Camus, reconnaissant un prédécesseur, d’autant que le romancier, en un geste de volonté de dépassement de la réalité politique d’alors, a mêlé dans un même mouvement, les « pauvres » des deux communautés. Elle a pu être particulièrement sensible à une phrase qu’on trouve dans les annexes du roman : « L’honneur du monde pour moi vit chez les opprimés, non chez les puissants ». Elle se situe alors dans une lignée de transfuges. Les écrivains algériens étaient aussi des exemples d’échanges d’altérité, de « transfuges », offrant un visage complexe de l’Algérie.
Les choix du Prix Nobel sont toujours sujets à contestation car politiques. En octobre 2022 l’Académie suédoise a décerné le Prix à Annie Ernaux, « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Soixante-cinq ans auparavant, le 16 octobre 1957, elle le décernait à Albert Camus « pour son importante œuvre littéraire qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant, les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes ». « Acuité clinique » et « sérieux pénétrant », ces deux expressions désignent aussi des écritures qui témoignent de la méritocratie républicaine, du rapport au français national d’un style accessible à tous, tel qu’il a été analysé par René Balibar pour Camus. Pierre-Louis Fort constatait l’impact des œuvres d’Annie Ernaux sur toutes sortes de lecteurs ; on peut en dire autant d’Albert Camus. « Des œuvres », disent les lecteurs, « qui nous aident à vivre ».
Jean-Jacques Jordi, Frédéric Pastor, Yves Sarthe et Jean-Félix Vallat (Photo Anthony Maurin).
Frédéric Pastor, adjoint délégué aux Festivités pour la ville de Nîmes, assistait à une conférence de Jean-Félix Vallat, président de la Maison des agriculteurs et des Français d’Afrique du Nord, Jean-Jacques Jordi, historien et spécialiste des migrations en Méditerranée occidentale aux XIXe et XXe siècles et Yves Sarthe, historien spécialiste de la culture des rapatriés.
Jean-Jacques Jordi, Jean-Félix Vallat, Yves Sarthe et Frédéric Pastor (Photo Anthony Maurin).
Parler de la guerre d'Algérie remue encore les mémoires et suscite souvent des frictions. Pour Frédéric Pastor : "La Ville souhaitait une caution scientifique car le sujet est sensible. Ces trois personnes ont une excellente expertise et leur parole est sérieuse, elle confirme l’exposition présentée par le Centre de documentation historique sur l’Algérie. L’approche de ces trois personnes sur cette histoire est remarquable, vaste et scientifique."
En 1962, Nîmes accueille 12 000 Pieds-Noirs, soit 10 % de la population de la cité. "Le maire, Tailhades, prévoyait cela depuis 1959 et avait débloqué du foncier sur certains secteurs pour étendre la ville. Si nous disposons d’autant d’écoles aujourd’hui, c’est en grande partie à cette époque qu’elles furent construites !"
À l'Atria avant la conférence (Photo Anthony Maurin).
Docteur en Histoire, il s’intéresse rapidement aux populations européennes en Algérie dont certaines sont devenues françaises. Puis Jean-Jacques Jordi s’intéresse à la guerre, à l’exode qui suit, mais aussi à l’arrivée en France des Français d’Algérie. Trois choses marquent la période.
"La soudaineté du départ. Il y avait un climat de terreur. Ceux que l’on appellera plus tard Pieds-Noirs partent de manière précipitée choisissant souvent la valise ou le cercueil." L’ampleur du phénomène marque un autre temps fort de la période. On parle de 800 000 personnes qui traversent la Méditerranée d’avril à septembre 1962, le flux migratoire le plus important, en Méditerranée, de la seconde moitié du XXe siècle.
"Ils ne s’attendaient pas à être bien accueillis, mais pas à être rejetés. Les services publics ont été débordés car cette migration n’était pas classique, en quelques mois, l’Algérie s’est vidée de quatre ou cinq générations nées sur place."
Le sentiment d’être mal accueillis contraint l’État français à intervenir dans les six mois pour améliorer la situation. Hors de question que ces gens se fixent sur le littoral méditerranéen ou à Paris, qu’ils aillent à la campagne. "60 % des rapatriés s’installent tout de même sur l’arc méditerranéen. Ces gens n’avaient pour la plupart plus de famille en métropole. La population en Algérie était alors à 80 % urbaine."
Jean-Jacques Jordi, Frédéric Pastor, Yves Sarthe et Jean-Félix Vallat (Photo Anthony Maurin).
Selon Jean-Paul Sartre et la préface qu’il signe du livre de Franz Fanon, "Il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups" supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Et de poursuivre, "restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds." Des mots qui heurtent encore les oreilles de Jean-Félix Vallat.
Jean-Félix Vallat est le président d’une des plus anciennes associations d’anciens Français d’Algérie qui œuvre en faveur des agriculteurs et des Français d’Afrique du Nord. "Nous nous sommes occupés de l’indemnisation des biens nationalisés malgré les accords d’Évian qui sont vus depuis une vingtaine d’années comme des accords entre états. Grâce à nous, trois lois d’indemnisation ont été créées."
(Photo Anthony Maurin).
Jean-Félix Vallat a créé une autre structure associative pour les pupilles de la Nation, comme lui. "Mes parents ont été assassinés quand j’avais huit ans en 1958, j’ai connu le pire…" Rapatrié en 1962 du côté de Fabrègues, réinstallé comme agriculteur dans le Sud-Ouest, les conditions économiques n’étaient pas optimales pour des gens qui ont dû rembourser des prêts pour lesquels les exploitations n’étaient pas assez rentables. Et il faut dire que l’on ne se fait pas agriculteur en deux ans… Il faut connaître les sols, le climat et ce que l’on désire y cultiver !
Mais c’est une autre partie de sa vie, la première, vous l’aurez compris, qui a fait de lui ce qu’il est devenu. "Entre 1954 et décembre 1962 on a compté et répertorié 1 752 Français enlevés ou disparus (jamais retrouvés, NDLR) dont 80 % après le 19 mars 1962 ! C’est un crime de masse et nous travaillons sur le financement d’un projet, Graine de mémoire, qui ferait office de cimetière virtuel pour ces personnes."
Les coupures de presse de l'époque (Photo Anthony Maurin).
Yves Sarthe, le "mouton noir du trio", n’a connu ni l’exode ni l’exil. "J’étais à l’armée à Rochefort pendant les événements d’Oran. On nous enfermait dans le mess pour qu’on ne pas puisse entendre les infos… Je suis revenu à Alger puis je suis devenu géographe. J’ai éprouvé une profonde, un colossale haine pour la France." Un peu plus tard, il entre au lycée français d’Alger pour y enseigner, il y reste 15 ans. "Mon premier fils est la cinquième génération née en Algérie" mais il se rappelle surtout des Pieds-Rouges et des Pieds-Verts. Les socialistes et les islamistes. "L’Algérie est mon pays charnel et je n’ai jamais pu m’en défaire. Par contre, intellectuellement, c’était la France ! J’ai toujours eu ce balancement dans ma vie. La colonisation française a révélé l’Algérie à elle-même."
Mais, encore aujourd’hui, les blocages sont surtout politiques car dans les populations la chose est moins marquée. Si les idées noires demeurent, les générations défilent et les dernières âmes des vivants ayant vécu l’atrocité s’éteignent peu à peu.
(Photo Anthony Maurin).
De temps en temps, une surprise. "Nous connaissons le commanditaire de l’assassinat de mes parents. Ma mère travaillait dans une école, c’était le directeur qui avait demandé ces exactions." En 2022, le livre "Récits d’Algérie" fait parler les jeunes, les petits-enfants, et recueille d’autres récits que ceux connus jusqu’alors par le trio. "Il y a 15 jours, je vais assister à la séance de dédicace de cet ouvrage à charge contre la France à Barbès. Un des témoins n’était autre que le petit-fils du commanditaire de l’assassinat de mes parents. Il est chanteur de rap et a tourné dans une série Netflix. Évidemment il a une admiration pour son grand-père et devant 250 personnes, ce qui est fou quand on y pense, j’ai pris la parole, pas franchement rassuré."
Une séance de dédicace à 250 personnes, ça fait beaucoup pour un sujet qui ne passionne habituellement pas les foules. Et quand on va à l’encontre de l’idée générale, ça peut piquer. Jean-Félix de poursuivre : "Le silence était glacial quand je me suis présenté et que j’ai expliqué la vérité des faits. Ces jeunes sont lobotomisés par la doxa du Gouvernement algérien. J’espère organiser un débat à la télé avec ce jeune car il y a un affrontement des mémoires et que tous les arguments peuvent être démontés."
CHRONIQUE DE LA BATAILLE CULTURELLE. Ils étaient 130 000 à l’indépendance, ils ne sont plus qu’une poignée, disséminés sur le territoire. L’incroyable diversité culturelle de l’Algérie n’a pas trouvé son récit.
De lourds nuages gris recouvrent le ciel d’El Biar. La pluie vient de passer. Mohammed me conduit à travers la foule de la place Kennedy. Nous allons chez Farouk, un ami de la famille. À deux pas du marché, une grande maison coloniale se cache derrière un portail rouillé. La sonnette ne fonctionne pas, alors Mohammed donne de la voix : « Farouk ! On est là ! ». Une voix embrumée lui répond : « marhaba bikoum (bienvenue à vous) ».
Farouk, c’est le surnom de Frédéric. Sa maison, c’est celle de son grand-père Marcel Bellaïche, qui fut une éminence politique algéroise et un ami du révolutionnaire Ferhat Abbas. Frédéric a 56 ans, les cheveux gris clair et la peau d’un Européen né sous le soleil. Nous prenons place dans son salon rempli de livres et de bibelots orientaux. Il termine une conversation téléphonique en mélangeant l’arabe et le français comme tout Algérien. Son projet du moment est la restauration d’une synagogue dans la capitale. Un petit lieu de culte, symbole de la présence juive en terre algérienne. Mais les choses n’avancent pas. Pourquoi l’Etat ferait-il ce geste ? Qui s’intéresse encore aux juifs d’Algérie ? Ils étaient 130 000 à l’indépendance, une vaste communauté qui avait traversé les siècles. Ils sont aujourd’hui quelques centaines, disséminés sur le territoire. Il en reste une poignée à Laghouat, en Kabylie, à Alger. Seuls les gens du quartier savent qu’ils sont juifs. Ils sont mêlés aux musulmans.
Dans un coin du salon, un imposant meuble en bois se tient debout. C’est un objet liturgique du XIXe siècle qui abrite une torah. « Il faut être dix pour la prière. Ça fait bien longtemps que ce n’est plus possible. » Frédéric est lucide, même résigné. « Nous allons disparaître. Nous sommes les vestiges d’une culture qui va s’éteindre avec nous. » Après 1962, un avenir était encore imaginable. Mais deux tragédies ont vaincu l’espoir. D’abord, la question palestinienne, essentielle à la géopolitique algérienne. L’Algérie n’entretient officiellement aucune relation avec l’Etat d’Israël, et défend la cause palestinienne comme un prolongement de son combat anticolonial contre la France.
Refuge au « Judo » pendant la guerre civile
Et puis il y a eu la décennie noire du terrorisme en Algérie. Le basculement du pays dans l’horreur, les assassinats, les attentats, les faux barrages, les massacres de villages entiers. Des crimes tantôt aveugles, tantôt ciblés, comme ce jour de janvier 1995, près du square Port Saïd, où un islamiste a tiré deux balles dans le dos de José Bellaïche. « Mon père a été assassiné comme 150 000 autres Algériens l’ont été, voilà tout. » Le terrorisme a fait fuir ceux qui le pouvaient, scellant ainsi le destin du judaïsme en Algérie. Mais Frédéric a décidé de rester. Pourquoi ce choix ? « Je ne me suis jamais senti seul. » Tout le monde sait qu’il est une cible idéale. L’armée lui donne alors des consignes : ne jamais sortir aux mêmes horaires, toujours changer d’itinéraire, et rester chez soi le moins longtemps possible pour éviter une intrusion.
Un lieu devient son abri. Un imposant immeuble qui domine El Biar, au 94 avenue Ali Khodja. Jusqu’à ce jour, rien n’indique au passant la valeur historique de cette adresse. On l’appelle « le judo », depuis que le rez-de-chaussée est devenu une salle d’arts martiaux. Dans cette salle, Henri Allegfut fut soumis à la « question », Maurice Audin fut assassiné, Ali Boumendjel fut torturé puis jeté du dernier étage de l’immeuble. Pendant la guerre civile, c’est dans ce bâtiment que Frédéric a trouvé refuge. « Je dînais chez les uns, dormais chez les autres. Si besoin, on m’escortait jusque chez moi. » Des années à vivre sous la protection des riverains. Jusqu’à ce que l’Algérie sorte du cauchemar.
Tourner la page
Très vite, un silence traumatique a pris la place de l’effroi. Il fallait tourner la page du terrorisme, juste revivre. Les plaisirs simples sont revenus, et Frédéric a cessé de se cacher. Plus que jamais, il se sent algérien : « Quand je quitte Alger pendant quelques semaines, je frémis d’y revenir, ça me manque trop ». Parmi tant d’effets irréparables, les années noires ont été fatales à sa communauté. Les enfants sont tous partis, et les anciens ne seront pas éternels. Frédéric veut sauver ce qui peut l’être. Mais il sait son combat perdu d’avance. Un jour, peut-être, il sera le dernier juif d’Algérie.
Le nationalisme a sanctifié l’image d’un pays exclusivement arabe et musulman. L’incroyable diversité culturelle de l’Algérie n’a pas trouvé son récit. Frédéric en a pris acte. Mais il continue malgré lui d’espérer. Un mot, un signe, un symbole qui unirait officiellement les deux termes de son identité : juif algérien. De quoi mettre fin à son exil intérieur. De quoi rendre à son pays un morceau de son histoire. De quoi faire une place à la mémoire d’un monde qui aura bientôt disparu.
L’Élysée a bien reçu la liste des cinq historiens français, trois hommes et deux femmes, qui devront faire partie de la commission mixte sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Aucun agenda n’a été fixé pour le début des travaux ni pour l’officialisation de cette liste.
La présidence française a reçu depuis une dizaine de jours la liste des cinq historiens qui devront faire partie de la commission mixte chargée d’étudier les archives que possèdent les deux pays sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Selon nos informations, l’Élysée tarde encore à valider cette liste préparée par l’historien Benjamin Stora qui pourrait en être le président d’honneur et le sixième membre. L’Élysée a d’ores et déjà transmis cette liste d’experts aux autorités algériennes, qui ont communiqué le 30 octobre, les noms des cinq historiens algériens qui ont été destinataires de cette liste d’experts français.
On ignore si ces derniers seront reçus par Emmanuel Macron pour l’annonce officielle, comme cela a été le cas pour leurs confrères algériens, reçus au Palais d’El Mouradia par le président Abdelmadjid Tebboune.
Les futurs membres de cette commission – qui comprend trois hommes et deux femmes dont une franco-algériennes – ont tous travaillé ou collaboré avec Benjamin Stora sur des ouvrages, des études ou des documentaires liés à la présence française en Algérie. Tous sont reconnus pour leur expertise sur l’histoire générale de la colonisation, sur les harkis et les pieds-noirs, les manifestations de refus de la guerre, mais aussi sur l’aspect culturel de cette mémoire, sur les imaginaires liés à cette histoire ou encore sur l’immigration algérienne en France.
Benjamin Stora à la manœuvre
La création de cette commission mixte chargée d’étudier les archives algériennes et françaises portant sur la période coloniale a été annoncée lors de la visite d’Emmanuel Macron en Algérie en août 2022. L’idée de monter ce groupe mixte d’historiens et d’experts est née de la rencontre qui s’est tenue un mois plus tôt entre le président algérien avec Benjamin Stora.
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