Mon enfance et mon adolescence se déroulent dans un discours sociopolitique, grèves de l’été 1953 contre Laniel, chute de Dien-Bien Phu et, bien entendu, la guerre d’Algérie, qu’on nomme « les événements ». [En 1959] j’évolue vers l’opposition à de Gaulle et m’affirme pour l’indépendance de l’Algérie. Ce sont cette question, cette guerre, avec les attentats de l’OAS, le putsch des généraux, qui impactent mes premières années de fac, comme pour tous les étudiants de cette époque ».
Je place en ouverture de cet article la réponse donnée par Annie Ernaux à une question d’Alexandre Gefen dans son ouvrage, La Littérature est une affaire politique (2022). Elle m’a mise en appétit puisque depuis de longues années j’explore les rapports Littérature/Guerre d’Algérie-Guerre de libération nationale et que j’ai une prédilection pour les textes d’écrivaines. Aussi, explorer le rapport à cette guerre et, plus généralement, à l’Algérie de ces années, d’une romancière de la stature d’Annie Ernaux – le prix Nobel ne faisant que couronner une œuvre à la démarche singulière –, ne pouvait pas ne pas me solliciter.
C’est son roman, Les Années – que la critique spécialiste de son œuvre, ce que je ne suis pas, désigne comme son œuvre majeure –, qui m’a semblé la plus à même, étant donné son projet, de me dire quelque chose de cette question.
La guerre d’Algérie est une séquence historique essentielle pour la France du XXe siècle et donc dans la mémoire collective et les mémoires individuelles. Que devient-elle dans ce roman ? il me semblait que cette écrivaine engagée ne pouvait la passer sous silence tant son impact a été grand dans la vie des Français.es, d’autant plus que son roman paraît en 2008, soit 46 ans après l’indépendance. Pierre-Louis Fort précise, dans Le Monde (7 octobre 2022), que « son succès est lié à l’universalisme de ce qu’elle exprime. La force d’Annie Ernaux, c’est de partir d’une expérience qui est la sienne, bien ancrée dans une France de la moitié du XXe siècle, tout en réussissant à toucher des individus partout sur le globe, en se défaisant des frontières terrestres, sociales et de genre. Les lecteurs se retrouvent dans ses œuvres ».
Commençons par suivre le texte du roman, page après page ; reconstituons, en quelque sorte, le sous-texte « Guerre d’Algérie » dans Les Années. Les allusions commencent à la p. 58, après le commentaire de photos de Juillet 1955 ; la narratrice a donc 15 ans : « Qu’y a-t-il en elle comme savoir sur le monde […] sans doute pas dans sa pensée les derniers morts d’une embuscade en Algérie ». Plus loin, elle évoque l’Indochine, « perdue sans excès de regret » : « c’était un conflit qui n’avait jamais été dans le présent des gens. Ils n’avaient pas non plus envie d’assombrir avec les troubles en Algérie, dont personne au juste ne savait comment ils avaient commencé. Mais ils étaient tous d’accord, et nous aussi qui l’avions au programme du BEPC, l’Algérie avec ses trois départements était la France, comme une grande partie de l’Afrique où nos possessions couvraient sur l’atlas la moitié du continent. Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés « les nids de fellaghas », ces égorgeurs rapides dont on voyait l’ombre traîtresse sur la figure basanée du pourtant gentil sidi-mon-z’ami colportant des descentes de lit sur son dos. A la dérision dont les Arabes et leurs mots étaient rituellement l’objet, habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c’est chaud, s’ajoutait la certitude de leur sauvagerie. Normal donc que les soldats du contingent et des rappelés soient envoyés pour rétablir l’ordre, même si de l’avis général c’était malheureux pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont la photo figurait dans le journal régional sous la mention « tombé dans une embuscade ». C’était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup. Il n’y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille. On n’avait pas un sentiment de guerre ».
La seconde allusion arrive deux années plus tard, en 1957, elle a 17 ans. Elle se souvient : « L’Algérie en terre brûlée de soleil et de sang, creusée d’embuscades autour desquelles voltigent de petits hommes en burnous flottants, image elle-même issue du livre d’histoire de troisième racontant la conquête de l’Algérie en 1830 illustrée par un tableau, La Prise de la smala d’Abd el-Kader
les soldats morts dans les Aurès ressemblent au Dormeur du val, couchés dans le sable où la lumière pleut avec deux trous rouges au côté droit
Représentations qui traduisent probablement un assentiment à la répression contre les rebelles mais qu’une photo, parue dans le journal local, de jeunes gens français vêtus de façon chic en train de discuter à la sortie d’un lycée de Bab el-Oued a beaucoup ébranlé, comme si la cause pour laquelle mouraient les soldats de vingt ans se justifiait moins ».
Et plus loin [« ils » désignant « les gens »] : « Mais ils s’énervaient de la politique, des présidents du Conseil valsant tous les deux mois, et des jeunes envoyés, inlassablement se faire tuer dans les embuscades. Ils voulaient la paix en Algérie mais pas un deuxième Diên Biên Phu. Ils votaient Poujade. Ils répétaient « où on va ». Le coup d’Etat du 13 mai à Alger les jetait dans la débâcle, ils stockaient des kilos de sucre et des litres d’huile en prévision de la guerre civile. Ils ne croyaient que dans le général de Gaulle pour sauver l’Algérie et la France ».
Annie Ernaux est maintenant en classe de φ en 1958-1959 : « Même si les soldats du contingent continuaient de partir en Algérie, l’époque était à l’espérance et à la volonté, aux grands desseins sur terre, sur mer et dans le ciel, aux grandes paroles et aux grands deuils, Gérard Philippe et Camus. Il y aurait le paquebot France, la Caravelle et le Concorde, l’école jusqu’à seize ans, les maisons de la culture, le Marché commun et, un jour ou l’autre, la paix en Algérie ».
« Les gens en avaient plus qu’assez de l’Algérie, des bombes de l’OAS déposées sur le rebord des fenêtres à Paris, de l’attentat de Petit-Clamart – de se réveiller avec l’annonce d’un putsch de généraux inconnus qui troublaient la marche vers la paix, vers « l’autodétermination ». Ils s’étaient faits à l’idée d’indépendance et à la légitimité du FLN, familiarisés avec les noms de ses chefs, Ben Bella et Ferhat Abbas. Leur désir de bonheur et de tranquillité coïncidait avec l’instauration d’un principe de justice, une décolonisation naguère impensable. Cependant, ils manifestaient toujours autant de crainte, au mieux d’indifférence, à l’égard des « Arabes ». Ils les évitaient et les ignoraient, n’ayant jamais pu se résigner à côtoyer dans leurs rues des individus dont les frères assassinaient des Français de l’autre côté de la Méditerranée. Et le travailleur immigré, quand il croisait les Français, savait – plus vite et plus clairement qu’eux – qu’il portait le visage de l’ennemi ».
On ne peut reprendre l’intégralité de la citation mais ces pages 82-83 sont les plus longues qui soient consacrées à l’Algérie : période cruciale où l’Algérie bascule de la guerre d’indépendance à la question de l’immigration. Annie Ernaux s’attarde alors sur ces immigrés en France et consacre des lignes exemplaires au 17 octobre 1961 et la répression des Algériens : exemplaire parce qu’en même temps, elle dit l’ignorance des faits par « les gens » mais aussi ce qu’on a su « plus tard » et évoque alors le « malaise » après coup. Pas de lien, affirme-t-elle, pour « les gens » entre ce 17 octobre et l’immense manifestation de février suivant contre l’OAS et les morts du métro Charonne. Elle finit par Evian : « Personne ne s’est demandé si les accords d’Evian étaient une victoire ou une défaite, c’était le soulagement et le commencement de l’oubli. On ne se préoccupait pas de la suite, des pieds-noirs et des harkis là-bas, des Algériens ici. On espérait partir l’été prochain en Espagne, tellement bon marché selon les dires de ceux qui y étaient allés ».
Annie Ernaux est désormais étudiante : elle note qu’il n’y a alors pour « elle », « aucun rapport entre sa vie et l’Histoire. […] Le temps des événements pas plus que celui des faits divers […] n’est le sien ». Elle semble percevoir (ou elle reconstitue après coup) les « mouvements de déplacement » qui parcourent la société française : mettant dans la même énumération et une double coordination, à Nanterre immigrés et étudiants qui pataugent dans la même boue ( !…) et dans les grands ensembles, les rapatriés d’Algérie et les ménages d’OS.
On recherche le bonheur : « ils sortaient de l’Algérie, en avaient soupé des guerres ». Un mouvement de coopération se met en place : « Partir en Algérie ou en Afrique noire en tant que « coopérants » tentant comme une aventure, une façon de s’accorder un ultime délai avant l’établissement ». Elle décrit une sorte de dépolitisation généralisée : « On se donnait juste le plaisir de voter contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confusément dans les années de l’Algérie française, François Mitterand. Dans le cours de l’existence personnelle, l’Histoire ne signifiait pas ». Et avec assurance, elle affirme : « Sur l’Algérie, convertie en terre de mission financièrement avantageuse pour jeunes enseignants, la page était tournée ».
Pour Annie Ernaux, la page est tournée également semble-t-il. Il n’y aura ensuite que quelques allusions : ainsi en mai 68, les barricades au Quartier latin lui rappellent les barricades à Alger, dix ans plus tôt (le putsch des généraux sans doute ?) ; et, en un balancement droite/gauche : la répression contre les étudiants rappelle « le matage violent des manifestations contre la guerre en Algérie, les ratonnades ».
Autre allusion : le procès de Bobigny, la belle avocate Gisèle Halimi « qui avait défendu Djamila Boupacha ». De même, dans une énumération en 1981, elle intègre « la marche des Beurs », en passant : « Nous n’évoquions pas davantage l’Algérie, le Chili ou le Vietnam, ni Mai 68 ».
Même affirmation du désintérêt pour la chose politique en 1992 : « L’excitation des événements du monde était retombée. L’inattendu lassait ». Elle passe alors en revue ces pays qui avaient été à la une et… bien sûr alors l’Algérie avec des affirmations prêtées aux « gens » : « L’Algérie était un bain de sang. Sous les visages masqués des membres du GIA on voyait ceux du FLN. Eux non plus, les Algériens, n’avaient pas fait bon usage de leur liberté ; mais il y avait longtemps et c’était comme si à partir de l’Indépendance on avait décidé de ne plus y penser une fois pour toutes ».
En réalité, l’Algérie qui n’a jamais existé comme pays pour les « gens » s’efface encore plus et on ne l’évoque que comme partie de ce qui est nommé « la société de l’immigration » : « Durant des années les gens avaient continué à croire que les familles d’Afrique noire et du Maghreb entassées à la lisière des villes n’étaient que de passage, elles repartiraient un jour avec leur nichée d’où elles étaient venues, laissant un sillage d’exotisme et de regret, comme les colonies perdues. Ils savaient maintenant qu’elles resteraient. La troisième génération […] une population dangereuse ». Suit une appréciation dont on ne sait si c’est celle de « elle », du « on » ou « des gens ».
Lorsque le texte donne une énumération des pays à conflits, l’Algérie est citée. Aux p. 222-223, est abordée la question des musulmans et de l’identité : distinction entre « Français de souche » et « jeunes issus de l’immigration » : « dont la capuche rabattue sur la tête, la démarche nonchalante paraissaient les signes assurés de leur sournoiserie et de leur paresse, les prolégomènes sûrs d’un mauvais coup. De façon obscure, ils étaient les indigènes d’une colonie intérieure sur laquelle on n’avait plus de pouvoir ».
Les Années se termine par une réflexion sur la teneur même du livre dont on est en train de finir la lecture : « Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité ».
Dans les deux dernières pages, elle énumère ce qu’elle voudrait encore sauver du temps : on y trouve « la femme de la photo du massacre de Hocine, Algérie, qui ressemblait à une pietá ».
On peut constater que, même s’il n’est pas très fourni, le sous-texte « Guerre d’Algérie » a une cohérence et une homogénéité et rend compte d’une opinion commune, largement partagée par chacun et tous, comme le précise ce que sera ce roman. Ce sous-texte ne correspond ni à la citation que nous avons mise en ouverture ni à ce qu’elle confiait dans L’écriture comme un couteau (2003), en évoquant une enseignante éveilleuse de questions socio-politiques, lorsqu’elle était en terminale à Rouen : « La politique est alors présente dans les conversations […] Les opinions politiques sont défendues avec virulence, violence. Quand j’entre à la fac de lettres, en 1960, qu’on ne voit pas les fin des « événements d’Algérie », qu’il existe des groupuscules favorables à l’OAS, l’apolitisme est impossible. Sans militer je suis proche du PSU ».
On a bien conscience que ces années évoquées dans le « sous-texte » sont celles d’une jeune fille puis jeune femme de province, sans proximité avec la question coloniale, qui semble adopter ou faire sien le point de vue commun, celui qu’elle apprécie comme le plus partagé, celui d’une Algérie confuse à l’horizon qui n’existe pas, pour et par elle-même : le point de vue est strictement français, les acteurs de ce pays étant relégués dans des clichés largement diffusés. A la fin des Années, elle note : « ce sera un récit glissant, dans un imparfait continue, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière page d’une vie ». Belle image que celle du « récit glissant »…
Nous avons vu que la première mention est une embuscade en 1955 mais que cette mention est une reconstitution après coup puisqu’elle n’est pas présente à l’esprit des Français alors, dit le texte. Les gens essaient de ne pas penser à l’Algérie même si elle perturbe un peu leur horizon de vie et gardent leur « savoir », appris à l’Ecole et répété par les décideurs politiques – François Mitterrand sera à nouveau cité plus loin –, que « l’Algérie, c’est la France ». On arrive assez vite à de Gaulle-le sauveur, la demande de « paix en Algérie », les bombes de l’OAS, le putsch des généraux et « la suite »… les pieds-noirs, les harkis, les Algériens en France. Puis c’est mai 68, où deux allusions sont inscrites sans développement explicatif : « les ratonnades » et « Djamila Boupacha ». Enfin, l’Algérie des années 90 – « elle » a 50 ans –, croquée en un cliché lapidaire.
Il nous faut donc rattacher les contenus cités à la conception que, progressivement, Annie Ernaux se forge de ce que doit être son écriture : « Écrire quelque chose « entre la littérature, la sociologie et l’Histoire », reste toujours l’essentiel de ma visée ». Et autre conséquence qui aura son importance quand nous évoquerons plus loin son rapport à Camus : « J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme « don » ». Dans sa contribution à l’analyse de l’œuvre « Altérité et engagement : « soi-même comme un autre » », Violaine Houdart-Mérot a bien précisé l’action que la littérature peut avoir sur la société dans l’écriture du moi d’Annie Ernaux : « une écriture de soi, de nous, et même de l’autre qui associe l’intime et le collectif, le subjectif et le politique ».
Ce positionnement qu’elle réalise avec brio dans Les Années interdit donc de séparer le « elle » du « on » et du « nous » : il y a une orchestration des voix, une reconstitution d’un « temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui ». Si ainsi, comme l’écrit Violaine Houdart-Mérot, l’écrit peut retrouver le monde, c’est, nous semble-t-il, qu’il n’y a pas tension, contradiction entre « elle » et « les gens » pour un certain nombre de thématiques, dont celle de l’Algérie et sa guerre. Car, quand il y a contradiction, une phrase, une expression marquent la distance. Il n’en est rien pour ce sous-texte pourtant édité en 2008, avec un recul certain par rapport aux « événements ». On comprend alors que le « moi » (derrière le « elle ») est à la fois traversé par le collectif et constitué par lui. Il y a dans ce processus d’échanges d’altérité, « un jeu d’échanges entre les attentes modifiées et les souvenirs transformés », comme l’écrit Paul Ricœur, cité par Violaine Houdart-Mérot.
Nous remarquons que le mot qui revient le plus souvent dans le sous-texte est celui d’ « embuscade », donnant comme représentation de la guerre, celle d’un piège dont sont victimes les soldats français. L’autre, l’ennemi, celui qui tend les embuscades, est désigné soit avec des guillemets (marquant une distance de « elle »), soit sans (adhésion ou proximité). On peut noter : fellaghas, sidi-mon-z’ami, sauvagerie, petits hommes en burnous flottants, leurs « chefs » : Ben Bella et Ferhat Abbas, Arabes, le travailleur immigré. Enfin « les jeunes issus de l’immigration » = « les indigènes d’une colonie intérieure ». Enfin : qui dit que les visages du GIA et du FLN sont superposables, qui dit que les Algériens « n’avaient pas fait bon usage de leur liberté » ? « Elle », « les gens » ? Sur un thématique aussi sensible, et en 2008, on ne peut pas ne pas se poser des questions.
Peut-être le regard d’Annie Ernaux – en dehors de positions de principe dont, en 1959, « je m’affirme pour l’indépendance de l’Algérie » qui ne sont pas négligeables dans la France d’alors –, est-il nourri par l’admiration qu’elle porte à un écrivain d’Algérie, Albert Camus. Car, une autre façon d’évoquer l’Algérie, sa guerre, sa décolonisation aurait pu être de la lire à travers les ouvrages de l’époque qui ont fait scandale, ont été interdits, ont fait l’objet de débats très violents ou à travers la lecture de ses écrivains dont je n’ai pas trouvé mention, ni dans Les Années, ni dans d’autres livres.
Cette proximité avec Camus a été étudiée, je ne ferai que la mentionner. Ainsi dans le collectif cité précédemment, Michelle Bacholle-Boskovic met en parallèle, le dernier titre de Camus et le positionnement de Ernaux, « Annie Ernaux, « premier homme », « premier écrivain » ». Elle rappelle qu’à une question qui lui a été posée concernant le sentiment qu’elle aurait d’avoir vengé « sa race », Annie Ernaux répond en se disant « la première femme », invitant à une lecture de Camus, celui du Premier homme. M. Bacholle-Boskovic souligne que chez les deux écrivains, il y a coexistence de deux mondes séparés, celui des dominants et celui des dominés et que les deux écrivains ont accompli une « migration sociale ». Quant à l’analyse des deux textes, on peut se reporter à l’article au titre très explicite de Linda Rasoamanana, « Annie Ernaux et Albert Camus : transfuges et médiateurs » (aux Presses Universitaires de Rouen, 2015).
C’est bien cette dimension qu’Annie Ernaux a retenu du Premier Homme de Camus, reconnaissant un prédécesseur, d’autant que le romancier, en un geste de volonté de dépassement de la réalité politique d’alors, a mêlé dans un même mouvement, les « pauvres » des deux communautés. Elle a pu être particulièrement sensible à une phrase qu’on trouve dans les annexes du roman : « L’honneur du monde pour moi vit chez les opprimés, non chez les puissants ». Elle se situe alors dans une lignée de transfuges. Les écrivains algériens étaient aussi des exemples d’échanges d’altérité, de « transfuges », offrant un visage complexe de l’Algérie.
Les choix du Prix Nobel sont toujours sujets à contestation car politiques. En octobre 2022 l’Académie suédoise a décerné le Prix à Annie Ernaux, « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Soixante-cinq ans auparavant, le 16 octobre 1957, elle le décernait à Albert Camus « pour son importante œuvre littéraire qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant, les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes ». « Acuité clinique » et « sérieux pénétrant », ces deux expressions désignent aussi des écritures qui témoignent de la méritocratie républicaine, du rapport au français national d’un style accessible à tous, tel qu’il a été analysé par René Balibar pour Camus. Pierre-Louis Fort constatait l’impact des œuvres d’Annie Ernaux sur toutes sortes de lecteurs ; on peut en dire autant d’Albert Camus. « Des œuvres », disent les lecteurs, « qui nous aident à vivre ».
https://diacritik.com/2022/12/08/annie-ernaux-lalgerie-et-sa-guerre/
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