S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
L'ancien président du Front national devenu par la suite Rassemblement national, Jean-Marie Le Pen, est au centre d'une nouvelle polémique sur la torture pendant la Guerre d'Algérie. Cependant, cette fois, il ne fait pas partie des protagonistes de cette polémique. En effet, c'est lors du 2e épisode du podcast diffusé sur France Inter « Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale » que l’historien Benjamin Stora disculpe le politicien d'extrême droite en affirmant que ce dernier n'avait pas pratiqué la torture en Algérie
« Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie », a donc déclaré Benjamin Stora. Une phrase suffisante pour déclencher une polémique au sein des historiens français. En effet, les historiens André Loez et Fabrice Riceputi s’en sont émus sur Twitter.
De son côté, Florence Beaugé, fin connaisseur du dossier de la torture pendant la Guerre d'Algérie en ayant étudié cette question pendant des années au Monde, est outré. Il déclare que c’est « un comble ». « Le Pen se retrouve blanchi de l’accusation à deux reprises. D’une part par Benjamin Stora, d’autre part par Philippe Collin, qui a avalé innocemment la couleuvre. Le Pen a bel et bien participé – et activement ! – à la bataille d'Alger », martèle Florence Beaugé.
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Cette levée de boucliers a poussé les auteurs du podcast à relativiser leurs affirmations. « Dans l’épisode 2 de notre série consacrée à Jean-Marie Le Pen, et en accord avec l’historien Benjamin Stora, nous avons décidé de préciser son propos quant à Jean-Marie Le Pen et la torture en Algérie. Nous avions initialement utilisé la formule "Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie", mais nous avons finalement fait le choix d’utiliser les mots suivants pour être plus explicites : "On ne peut pas prouver que Jean-Marie Le Pen a torturé en Algérie, mais c’est une possibilité" ».
Des précisions qui ne sont pas du tout suffisantes, pour Florence Beaugé qui affirme que les auteurs du podcast « ont fait le service minimum ! Philippe Collin se donne raison ainsi. Le podcast est toujours en ligne, blanchissant Le Pen. Ce n’est pas ce semblant de rectificatif qui réparera les dégâts ».
Benjamin Stora se rétracte : « Le Pen a torturé en Algérie »
De son coté l'historien Benjamin Stara a réagi à cette polémique sur le journal Le Monde . « L'important pour moi n’était pas de dire si Jean-Marie Le Pen avait torturé ou non. Ce qui m’intéressait, c’était la fabrication du récit de lui-même pendant la Guerre d’Algérie, comment il se fabrique un personnage pour plaire à sa clientèle électorale d’extrême droite. J’ai peut-être fait une erreur, j’aurais dû dire que Le Pen a torturé, comme des témoins l’ont dit à Florence Beaugé. Je l’ai fait de bonne foi, comme un historien qui n’a pas vu d’archives écrites ». Quelques jours après, soit le 9 mars, il est plus explicite dans un message envoyé au journal Le Monde. « J’ai eu longuement hier soir Florence [Beaugé] et lui ai dit que j’ai fait une erreur : Le Pen a torturé en Algérie, je ne connaissais pas la décision de justice », a-t-il affirmé .
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Jean Marie Le Pen aurait pu torturer, selon ses déclarations
L'ancien président du Front national, connu pour sa nostalgie de l'Algérie française, n'a jamais regretté ses positions par rapport à cette guerre. En 2018, Jean-Marie Le Pen avait déclaré qu'il aurait « sans doute » pratiqué la torture en Algérie si on le lui avait demandé, et ce, par « devoir ».
Il avait justifié la torture pratiquée en Algérie en affirmant également : « J'aurais fait mon devoir, préférant la vie d'une petite fille innocente à celle d'un tueur qui pose la bombe ». « Les consignes qui étaient données étaient d'éradiquer à n'importe quel prix la menace terrible que faisait peser le terrorisme, qui a fait des centaines de morts, de blessés et de mutilés, dont personne ne parle », avait-il ajouté.
Ces déclarations sont tout de même contradictoires avec celles tenues au lendemain des accords d’Évian de mars 1962 mettant fin à la Guerre d’Algérie. Il avait revendiqué avoir participé à la torture. « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire », avait-il déclaré au journal Combat le 9 novembre 1962. « Quand on amène quelqu’un qui vient de poser 20 bombes qui peuvent éclater d’un moment à l’autre et qui ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre », avait-il expliqué.
C’est une femme chaleureuse, avec ses coups de cœur et ses priorités, portées sur sa famille. Efficace et charismatique, Djamila Boupacha, qui vient tout juste de sortir de l’hôpital, pour cause de Covid-19, a été profondément touchée par la disparition de sa sœur, Gisèle, à laquelle elle voue respect et reconnaissance. Oubliant son confinement auquel elle est astreinte, elle ne pouvait pas ne pas, en ces moments douloureux, intervenir, pour dire l’affection qu’elle porte à sa vieille amie disparue.
«C’est un grand pan de ma vie qui s’en est allé. Gisèle a été non seulement mon avocate, mais une grande sœur, sur qui je pouvais compter. Elle m’a assistée dans les moments les plus difficiles, surtout dans les prisons de France où je n’avais personne sur qui compter. Gisèle a risqué sa vie pour me défendre et défendre l’Algérie.Aujourd’hui, je perds cette grande sœur, qui restera à jamais dans mon cœur. Je présente à ses enfants Jean-Yves et Serge Halimi, ainsi qu’à leur frère Emmanuel Faux, que j’ai connus bébés, ainsi qu’à toute la famille de Gisèle mes condoléances les plus attristées. A Dieu nous appartenons et à Lui nous retournons.»
L’injustice, Gisèle l’a découverte toute enfant, à 10 ans, quand elle a su ce que veut dire souffrir pour ses jeunes camarades tunisiens, marqués par la faim et la misère. «Ce sont des séquences affreuses que j’ai gardées dans ma mémoire pour l’éternité», répétait-elle souvent. De ces blessures et des vicissitudes de la vie, elle ne perdra ni ses convictions tranchées de justice et d’égalité, enracinées dans le terreau familial, ni cette forme de candeur dont elle ne se départira jamais, entretenue, dans son exercice ardu d’avocate et surtout de militante politique.
Pour avoir vécu la politique, (elle a été députée) de si près, et en avoir souffert, Gisèle avait choisi le terrain, plutôt que les ors de la République. Aux airs grandiloquents, elle avait préféré les gens défavorisés, ceux laissés sur les bas-côtés et les opprimés.
Avec ses joutes oratoires et ses élans de cœur, Gisèle a su bousculer les conformismes. Bien sûr, elle en a agacé plus d’un avec ses certitudes et cette bonne conscience, qui n’a jamais été effleurée par le doute.
C’est pourquoi on ne saurait mettre en cause ni sa sincérité, ni son indignation, ni son courage qui sont «tout autant loués qu’enviés, par les hommes, parmi ses confrères des barreaux», confesse son ami le grand poète Aragon.
-Qu’est-ce qui explique votre longue absence ?
Comme vous le savez, je suis de nature discrète. Seulement, ces derniers temps, je n’ai pas échappé à la contamination. J’ai été victime de ce maudit virus, ce qui m’a valu plusieurs jours d’hospitalisation. El hamdoullah, j’en suis sortie et je suis astreinte actuellement à un confinement strict. Ce qui explique ma réaction tardive à la disparition de Gisèle.
- C’était votre avocate et votre amie
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je l’ai connue lorsque elle a pris en charge mes dossiers. Mais elle ne pouvait pas assister à mes procès, car on m’isolait toujours la veille de ma comparution. Elle déléguait ses adjoints. Ainsi en était-il de Me Guarigue. Lorsque les ultras ont su que c’était lui mon défenseur, ils l’ont assassiné à Alger. Alors que j’étais détenue à la prison Barberousse, il y avait un autre avocat, Me Matarac, qui devait plaider ma cause. Les irréductibles de l’OAS l’ont cueilli à l’hôtel Aletti, l’ont mise dans un petit avion pour la France. C’est ainsi que je me suis retrouvée seule au tribunal militaire de Cavaignac. Après cela, Gisèle, hors d’elle, a fait tout un boucan en France, avec Jean-Paul Sartre et Simone Veil, notamment. Ils sont allés voir le président de la Commission de sauvegarde pour lui parler de la torture et des multiples exactions commises. Il y avait des tracts qui dénonçaient les dépassements commis en dehors de la loi. C’est ainsi que le jour de mon procès, un télégramme circulait parmi les magistrats, qui ont in fine reporté le procès, invoquant un complément d’informations. Une autre fois, Gisèle m’a informée de ses inquiétudes à propos de documents qui avaient disparu de mon dossier. Je prenais toujours la précaution d’en faire des doubles.
- Parlez-nous de votre incarcération. N’y avait-il pas
des dépassements ? Et comment ?
Normalement, il n’y avait que le juge d’instruction habilité à nous interroger. Or, il y avait des gardes mobiles à l’intérieur de la prison, dans le bureau du directeur, qui se permettaient d’interroger les incarcérés. Ce qui n’était pas normal ! Gisèle m’avait dit : «De la sorte, ils veulent te faire sortir hors de prison pour t’exécuter selon le procédé corvée de bois.» A Paris, Gisèle s’est attelée à constituer un comité pour ma défense et a demandé à ce que je sois transférée en France. Ici, le garde des Sceaux a dit : «Si vous le voulez, vous devez payer les frais du voyage.» Le comité s’est mobilisé avec beaucoup de personnes pour collecter l’argent. Au bout de quelques jours, il manquait une certaine somme. C’est le maire de Fort de France, le célèbre poète martiniquais Aimé Césaire qui a complété la somme restante pour que je puisse voyager en France. C’est comme ça que j’ai été transférée, dans un petit avion militaire, jusqu’au Bourget, et de là, on m’a mise à la prison de Fresnes pendant quelque temps. Ensuite, j’ai été transférée à Pau avec d’autres sœurs, Djamla Bouazza, Allah yerhemha, Djamila Bouhired, Zhor Zerrari, Nadia Seghir, Zhor Bitat, Bahia Kheloui, Jacqueline Guerroudj, Danielle Mine, Yemma Zoulikha…
- Comment avez-vous vécu la libération, la fin du calvaire ?
Quand je suis sortie de prison, je ne savais pas où aller. Je suis partie chez Gisèle, qui habitait au 11 rue de Belsunce dans le 11e arrondissement, près de Barbès. Des Algériennes progressistes, les Maureuil, m’avaient invitée chez elles et m’ont même demandé de m’inscrire à l’Ecole internationale de Genève. Je ne pouvais y aller, car le combat n’était pas terminé et l’OAS sévissait toujours De là, on est partis avec Gisèle chez nos frères du FLN à Paris, précisément à la Frimade, leur lieu de rencontre. Les frères n’ont pas voulu me laisser partir, m’intimant l’ordre de rester avec eux, tout en me rassurant de récupérer mes affaires chez Gisèle, jusqu’à l’indépendance.
- Pouvez-vous nous tracer les grands traits
de Gisèle et qu’est-ce qui la différenciait des autres ?
A mon égard, Gisèle était très attentionnée. Elle venait souvent me voir. Même avec le directeur de la prison de Fresnes, elle s’est débrouillée pour que ma famille et mes proches puissent venir me voir. Sans compter les facilitations pour les colis. Ainsi, Mouloud Feraoun m’avait envoyé des cadeaux.
J’ai reçu les visites de Germaine Tillion, la célèbre anthropologue des Aurès, Amar Ouzeggane, dirigeant communiste. Pour revenir à Gisèle, tout le monde sait qu’elle était une défenseuse acharnée, qui a défendu la cause jusqu’au bout. D’ailleurs, j’ai assisté, personnellement, lorsque Gisèle a réuni des militantes pour débattre du cas de la fille violée, qui était l’étincelle qui allait susciter un brasier. Et la criminalisation de cet acte abject c’était la première victoire de notre téméraire avocate. Et il y a eu le droit à l’avortement qu’elle a arraché après des batailles épiques.
Ce qui n’a pas été mis en évidence dans son parcours à cause d’une presse partiale et pro-sioniste, c’est son combat ininterrompu pour la cause palestinienne qu’elle a épousé au départ. Elle en a été une farouche défenseuse, convaincue de la justesse de cette cause. D’ailleurs, elle a défendu le célèbre prisonnier palestinien El Barghouti. Quand elle allait lui rendre visite en Palestine, elle était conspuée et traitée de tous les noms d’oiseaux, et parfois prise à partie par des hordes hystériques. Elle était juive, mais antisioniste…
Le procès de Djamila Boupacha est le dernier grand procès de la guerre d’Algérie [1][1]Cet article repose sur l’enquête de terrain effectuée pour ma…. Arrêtée dans la nuit du 10 au 11 février 1960 avec son père et son frère, Djamila Boupacha est accusée d’avoir déposé un engin explosif à la Brasserie de la Faculté d’Alger en septembre 1959. La bombe, repérée et désamorcée par les artificiers, n’a fait aucune victime. La jeune nationaliste comparaît devant un juge d’instruction le 15 mars, avant d’être inculpée d’association de malfaiteurs et de tentative d’homicide volontaire. Pour ce « crime », la membre du Front de libération nationale (FLN) encourt la peine de mort. Mais, entre la date de son arrestation et sa comparution devant le juge, elle a été torturée et violée au centre de Hussein Dey, passant ainsi aux aveux. Intervient alors la jeune avocate Gisèle Halimi qui rencontre sa cliente pour la première fois le 17 mai 1960 à la prison de Barberousse. Alors que Djamila Boupacha relate les sévices corporels subis comme le supplice de l’électricité et les brûlures de cigarettes, elle finit par révéler à son avocate le viol que lui ont fait endurer les militaires en lui introduisant dans le vagin le manche d’une brosse à dents puis le goulot d’une bouteille de bière. Dès lors, la stratégie de défense mise en œuvre par Gisèle Halimi est de publiciser le viol de sa cliente, et ce dans un triple but : démontrer que ses aveux ont été extorqués sous la torture et ainsi lui éviter la condamnation à mort, dénoncer les violences physiques et sexuelles qu’elle a subies, et enfin faire punir les tortionnaires.
2Précédée dès les premières années de la guerre par d’autres procès coloniaux d’ampleur nationale, voire internationale, l’affaire Djamila Boupacha intervient dans un contexte plus favorable à la dénonciation de la guerre et de la répression politique. La disparition de Maurice Audin [2][2]M. Audin, communiste algérien, est mort sous la torture en…, tout comme les nombreux cas de tortures et leur médiatisation, ont ouvert une fenêtre « d’opportunité discursive » [3][3]Ce concept renvoie à l’ouverture des champs politique,… (Koopmans, 1999 : 101) permettant la mise en accusation de l’État colonial et la légitimité de ses moyens d’actions. En outre, les cas de condamnées à mort comme Jacqueline Guerroudj ou Djamila Bouhired [4][4]J. Guerroudj et D. Bouhired sont deux des six femmes condamnées… ont réussi à imposer une lecture genrée des procès politiques, exprimée dans la presse par la progressive reconnaissance de l’effectivité d’un militantisme féminin algérien. Toutefois, si l’émergence de l’affaire Djamila Boupacha a été facilitée par des configurations de procès [5][5]J’appelle « configuration de procès » des procédures qui se… déjà préexistantes (procès de la torture mettant en scène des nationalistes algériens défendus par des avocats anticolonialistes) et des mises en récit déjà instaurées (apparition sur la scène médiatique et dans les prétoires de figures féminines combattantes), cette affaire détient la particularité d’être le seul cas de viol médiatisé de la guerre d’Algérie.
3En tentant de comprendre l’exceptionnalité de cet événement judiciaire, on se demandera donc ici comment un procès a pu, à la faveur du travail de Gisèle Halimi, devenir un procès politique et s’inscrire en cela dans la série des « grandes affaires » de tortures de la guerre d’Algérie. Mais il s’agira aussi de voir en quoi celui-ci innove par rapport aux autres procès coloniaux de la période et d’observer plus précisément la politisation inédite des questions sexuelles qui s’y fait jour. Pour autant comme nous le verrons, analyser le cas Djamila Boupacha comme un « combat pour la cause des femmes » comme l’écrit l’historienne Lee Whitfield (1998) et donc comme une « affaire sexuelle » marquée par le double registre du genre et de la sexualité (Fassin, 2002 : 23) ne va pas de soi. Delphine Naudier a bien montré comment cette mobilisation de femmes pour une femme devait être comprise comme le premier jalon d’un militantisme féministe encore balbutiant (Naudier, 2002 : 169). Reste à savoir si la stratégie politico-judiciaire mise en œuvre par Gisèle Halimi peut être considérée comme une forme de « feminist lawyering »[6][6]Le terme de cause lawyering désigne les usages militants du…, ce militantisme superposant défense juridique d’un cas et défense des droits des femmes. De plus, cette affaire, qui fut bien engagée contre des tortures et contre l’ensemble des modalités de la répression coloniale, pose la question de la place réelle des violences sexuelles dans le dispositif de la mobilisation. Elle incite alors à interroger plus avant la prise en compte du viol comme sévice spécifique, et plus particulièrement sa qualification/définition dans les champs politique, médiatique et juridique.
4Pour répondre à ces interrogations, articulées autour de la problématique centrale de la politisation du genre dans le cadre d’un procès colonial, nous reviendrons dans un premier temps sur la rencontre entre Gisèle Halimi et sa cliente tant celle-ci permet de comprendre les conditions d’émergence du seul cas de viol médiatisé de la guerre. Puis, par l’analyse du travail juridique et militant de l’avocate, seront particulièrement observés les stratégies de publicisation de la cause de l’accusée et les réseaux mobilisés à cet effet. Enfin, nous analyserons plus spécifiquement les obstacles à l’émergence d’une lecture sexuelle de l’événement judiciaire à travers laquelle cette forme de torture est lue et dénoncée non plus comme un acte de la répression coloniale mais bien comme une violence sexuelle.
La rencontre entre deux femmes marginales comme condition d’émergence de l’affaire
5Les violences sexuelles furent une pratique courante pendant la guerre d’Algérie, voire la « torture de prédilection infligée aux femmes » (Branche, 2002 : 127). Réalisés parfois à l’aide d’objets, souvent de bouteilles comme ce fut le cas pour Djamila, ces viols se déroulaient lors d’opérations militaires, de fouilles de femmes civiles ou lors d’interrogatoires des femmes de l’Armée de libération nationale (ALN). Toutefois, alors que les sévices corporels étaient en partie dicibles, tant de la part des tortionnaires qui les justifiaient pour lutter contre le terrorisme des « fellaghas », que des victimes encouragées par les avocats anticolonialistes, le viol a fait l’objet d’un quadruple silence : celui des soldats/violeurs, celui de leurs supérieurs hiérarchiques, celui des femmes/victimes et enfin celui des hommes algériens qui, impuissants à les protéger, se sentent atteints dans leur honneur et leur autorité (Branche, 2002 : 129). Mais, pendant cette guerre s’ajoute aussi le silence des dirigeants nationalistes qui n’ont pas, contrairement à d’autres conflits [7][7]Ce fut notamment le cas de la guerre civile d’Espagne où les…, dénoncé systématiquement ce type d’atrocités pour stigmatiser l’ennemi. Ces multiples obstacles, franchis par la parole de l’accusée, nous permettent de comprendre l’exceptionnalité de cette affaire et d’en interroger l’émergence à travers l’étude de la rencontre entre Gisèle Halimi et sa cliente.
6Dire le viol, dans le cas de l’affaire Djamila Boupacha, est une nécessité car c’est la seule manière de démontrer que les aveux, passés sous la torture, n’ont aucune valeur juridique. Et, comme le souligne Gisèle Halimi, Djamila fut la seule Algérienne violée qu’elle a défendue à accepter la publicisation des violences subies, les autres exigeant d’elle le secret. Lorsque nous interrogeons aujourd’hui l’avocate sur les raisons de cette révélation mais aussi sur le choix de sa médiatisation, c’est par les liens émotionnels créés entre les deux femmes qu’elle explique cette exception :
« Si l’on veut comprendre l’histoire Djamila Boupacha, il faut comprendre le lien qui s’est établi entre nous deux. Moi, je crois qu’elle a été bouleversée de mon bouleversement. La première fois que je la vois, je vois les trous de cigarettes dans les seins, je vois dans le parloir de Barberousse à Alger les traces de liens sur ses poignets, je vois qu’elle a une côte cassée, elle peut à peine parler. J’ai dû lui apparaître comme quelqu’un de tellement bouleversée que j’en devenais proche. »[8][8]Entretien avec Gisèle Halimi, 9 juillet 2008.
8Ce lien se perpétue tout au long de la procédure judiciaire, au gré des contacts entre les deux femmes et de l’engagement professionnel de l’avocate, mais aussi des relations qui se nouent entre les deux familles, celle de Djamila venant par exemple vivre chez Gisèle Halimi au moment du procès en métropole. Cette dimension émotionnelle est redoublée par une unité de vue sur l’avenir de l’Algérie, Gisèle Halimi ayant affiché dans et hors les prétoires son anticolonialisme.
9Et en effet, comprendre l’exceptionnalité de l’affaire nécessite de prendre en compte la trajectoire professionnelle et militante de Gisèle Halimi qui, au moment de la guerre d’Algérie, se spécialise dans la cause anticoloniale. Lorsque débute l’affaire Djamila Boupacha, Gisèle Halimi a 33 ans. Avocate à Tunis, puis inscrite au barreau de Paris en 1956, elle s’engage dès cette date pour défendre les Algérien·ne·s luttant pour l’indépendance de leur pays. Du fait de son identité de femme et de ses pratiques professionnelles, elle se retrouve donc au moment du conflit dans une position doublement marginale : femme-avocate et avocate-militante de la cause des colonisé·e·s. En effet, rares furent les avocat·e·s qui participèrent au pont aérien entre Paris et Alger pour plaider des causes largement inaudibles et, bien souvent, perdues d’avance. Parmi ces professionnel·le·s de la justice se trouvent quelques avocates anticolonialistes qui parviennent à faire coïncider carrière militante et professionnelle : les plus connues sont Renée Plasson-Stibbe et Nicole Dreyfus, qui défendirent en février 1957, dans le cadre de la première affaire de « terrorisme » aveugle, les condamnées à mort Baya Hocine et Djohar Akrour. Cependant, Gisèle Halimi devient l’une des plus médiatisées car plaidant certains procès retentissants comme celui de Badèche Ben Hamdi, lui aussi torturé, et pour lequel elle ne peut éviter la condamnation à mort, et surtout celui d’El Hallia en février 1958 où quarante-quatre Algériens sont accusés du massacre de trente-cinq Européens. Ces premiers procès, lors desquels elle fut confrontée aux attaques de la presse colonialiste et aux menaces de l’OAS, furent aussi ceux des premiers « plaidoyers contre la torture » (Halimi, 1988 : 177) et de la lutte contre les aveux extorqués. Mais surtout, plaidant au sein du collectif d’avocats FLN connu pour ses positions en faveur de l’indépendance de l’Algérie, ces procès l’ancrent dans l’anticolonialisme. C’est donc bien l’avocate favorable à l’indépendance algérienne qui est contactée par le frère de Djamila Boupacha, jeune nationaliste chargée au sein de l’ALN du transport des armes et de leur dépôt.
10Décrite comme désireuse de rompre avec l’enfermement des femmes musulmanes et l’emprise des « frères » (Beauvoir et Halimi, 1962), Djamila Boupacha est une dactylographe de 22 ans qui appartient aux 2 % de fidayates luttant pour l’indépendance de leur pays. Ces femmes, pour qui l’espoir de l’indépendance nationale se doublait souvent d’un espoir d’une indépendance en tant que femmes (Bard, 2001 : 168), introduisent dans le combat une certaine égalité homme/femme puisqu’elles manient les armes et côtoient au quotidien des hommes de l’ALN. Leur action, qui s’inscrit ainsi dans « le sillage des revendications féministes » (Sambron, 2007 : 6) et qui est exceptionnelle dans l’histoire algérienne, est donc d’emblée caractérisée par la subversion de l’ordre établi, et notamment par le franchissement de la frontière traditionnelle entre l’espace public, réservé aux hommes, et l’espace privé, où sont confinées les femmes.
11Ainsi, l’affaire Boupacha est un cas judiciaire tout à fait différent de ceux que l’avocate avait plaidés jusqu’alors. Si Gisèle Halimi avait déjà défendu des femmes et avait déjà été confrontée aux exactions de l’armée française lors de précédents procès coloniaux, elle n’avait jamais défendu une jeune Algérienne luttant pour l’indépendance de son pays et acceptant la médiatisation des violences sexuelles subies. Ici, c’est donc bien cette configuration particulière où chaque engagement de l’une rencontre les combats et les expériences de l’autre (l’avocate et l’accusée, l’anticolonialiste et la combattante pour l’indépendance de son pays, et enfin « l’intellectuelle féministe » [9][9]Comme le remarque Sylvie Chaperon, les intellectuelles qui,… et la femme violée), qui donne lieu à la médiatisation de la seule affaire de viol de la guerre. Dans celle-ci, l’avocate peut mettre ses compétences professionnelles au profit des deux causes qu’elle décrit aujourd’hui comme nourries depuis l’enfance : la cause anticoloniale et la cause des femmes [10][10]Ce récit autobiographique se stabilise dans les années 1970….
« En fait, Djamila Boupacha, elle représentait un peu toutes les causes que je défendais à la fois, nous dit-elle : l’intégrité du corps de la femme, son respect, son indépendance, son autonomie, son engagement politique, et la cause de l’anticolonialisme (…). Elle montrait comment le courage, l’endurance, l’engagement des femmes pouvait valoir et même dépasser celui des hommes dans des contextes difficiles, parce qu’elle était musulmane, parce qu’elle était croyante, parce qu’elle était voilée, donc tout cela était très important, mais aussi par le fait que les tortures qu’elle avait subies étaient bien des tortures qui avaient pour but d’attaquer sa dignité de femme. Le viol n’était pas la même chose que les coups de bâton sur la plante des pieds. » [11][11](Note de la p. 36.) Entretien avec Gisèle Halimi, 9 juillet…
13Cet extrait d’entretien révèle l’échelle de gravité des crimes construite par Gisèle Halimi pour qui la violence sexuelle était certes partie intégrante de la panoplie des tortures infligées aux nationalistes algériens, mais qui n’en revêtait pas moins un caractère aggravant par sa spécificité. Et c’est, bien sûr, sur cette dénonciation des violences sexuées et sexuelles que l’avocate axe sa stratégie juridique et mobilise d’autres intellectuelles sur la base d’une solidarité féminine.
De la défense politique à la solidarité féminine des intellectuelles : le genre comme ressource dans le processus de politisation de l’événement judiciaire
14Lorsqu’elle rencontre Djamila Boupacha, Gisèle Halimi n’a qu’un seul objectif : éviter à sa cliente la peine capitale, prononcée deux à trois cents fois pour les seules années 1955 et 1956 (Thénault, 2004 : 50). Dès lors, d’avril 1960 à avril 1962, elle mène une activité juridique intense et quotidienne, véritable « guerre judiciaire » (Vergès, 1968 : 184) à l’encontre de la Justice et de l’Armée. Dans un premier temps, au viol infligée à sa cliente, Gisèle Halimi répond par le dépôt d’une plainte contre X en torture et séquestration, seule possibilité juridique pour aboutir à l’invalidation de ses aveux (Thénault et Branche, 2002 : 253). Puis, face aux diverses entraves au bon déroulement de la défense (autorisations de séjour limitées, impossibilité de consulter les dossiers), elle demande le renvoi du procès à une date ultérieure, appliquant les préceptes de la « bataille de procédure » (Benabdallah, 1961 : 53) préconisée par les avocats anticolonialistes. Surtout, pour permettre la prise en compte de la nature sexuelle des tortures infligées à sa cliente et rompant en cela avec tous les autres procès engagés depuis le début du conflit, Gisèle Halimi fait intervenir dans la procédure un·e nouvel·le expert·e, peu connu·e des chroniques judiciaires et des débats médiatiques : le/la gynécologue. Sur sa requête, cinq médecins sont désignés le 21 juillet 1960 pour réaliser une contre-expertise médicale : un dermatologue et quatre gynécologues dont Hélène Michel-Wolfrom, également psychosomaticienne, à qui il est plus précisément demandé de réaliser un examen psychologique de la jeune femme dans le but de déterminer le traumatisme subi par les violences sexuelles et par la perte de virginité. Leur rapport final, dans lequel sont inscrites la possibilité et la vraisemblance du viol, est remis le 15 octobre 1960. « Oui, Boupacha Djamila a pu subir l’introduction d’un goulot de bouteille dans le vagin », écrivent-ils, les éléments en leur possession plaidant « peut-être en faveur d’une défloration traumatique » (Beauvoir et Halimi, 1962 : 140). Enfin, devant le silence des tortionnaires et leur refus de fournir les photographies permettant d’identifier les coupables, Gisèle Halimi dépose plainte contre le général Ailleret, commandant supérieur des forces armées en Algérie et Pierre Messmer, ministre des Armées, et ce en application des articles 61 et 114 du Code de procédure pénale [12][12]Les deux hommes sont inculpés de « forfaiture », délit prévu… visant le recel de malfaiteurs et les actes attentatoires à la Constitution.
15Par son côté inusuel et par l’importance des accusés dans la hiérarchie militaire, cette plainte entraîne de nombreux articles dans la presse et favorise la médiatisation du sort de sa cliente. Et c’est bien cette publicisation de l’affaire dans les journaux français que recherche l’avocate, qui a en effet mené parallèlement à cette stratégie juridique un combat militant hors du prétoire. Elle renoue ainsi avec la défense politique dite « classique » qui fait du droit « une arme politique » au service d’une cause (Elbaz et Israël, 2005 ; Israël, 2009) et qui se caractérise ici par la superposition d’une défense juridique et d’un engagement anticolonialiste, exprimé en premier lieu par la dénonciation des tortures, la diffusion d’informations judiciaires et la publicisation du sort de l’accusée. Gisèle Halimi multiplie alors les échanges épistolaires (avec le président de Gaulle ou Edmond Michelet, garde des sceaux) et rencontre de nombreuses personnalités comme Daniel Mayer, président de la Ligue des droits de l’homme, ou Pierre Vidal-Naquet du comité Maurice Audin. Elle saisit aussi la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuels [13][13]Autorité de contrôle qui peut demander aux parquets des…, à laquelle elle demande « d’ouvrir une enquête » sur les circonstances dans lesquelles sa cliente, le père et le frère de celle-ci, ont été séquestrés. Elle rencontre enfin François Mauriac, catholique déjà engagé dans la cause anticolonialiste marocaine, et Simone de Beauvoir, qu’elle convainc d’écrire un article dans Le Monde, publié le 2 juin 1960 sous le titre « Pour Djamila Boupacha ». Dans ce dernier, l’intellectuelle relate la tragédie de l’emprisonnée, et trace un parallèle entre viol de la jeune femme, viol des droits de la défense et viol des lois de la France.
« Si le gouvernement atermoie, conclut-elle, c’est à l’opinion de faire pression sur lui, d’exiger impérieusement le renvoi du procès de Djamila, l’aboutissement de l’enquête qu’elle réclame, une sûre protection pour sa famille et ses amis, et pour ses bourreaux les rigueurs de la loi. »[14][14]Le Monde, 2 juin 1960.
17Cette action commune entre Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, et ce premier article, signé par l’auteure du Deuxième sexe, sont le véritable déclencheur du mouvement de solidarité, entraînant de multiples prises de position dans les journaux français, mais surtout l’adhésion d’intellectuel·le·s au sein du comité de défense créé pour la libération de Djamila Boupacha en juin 1960.
18Reprenant le mode d’organisation privilégié des défenseurs des prisonnier·e·s politiques, le comité « Pour Djamila Boupacha » se veut mixte dans sa composition initiale, les hommes y étant d’ailleurs en plus grand nombre [15][15]Nous pouvons citer parmi eux : Aimé Césaire, Michel Leiris,…. Mais ce qui fait sa spécificité, et ce, au moins depuis la Libération, est l’activisme particulièrement visible de ses intellectuelles dont l’engagement, à l’inverse de leurs homologues masculins, ne se réduit pas au simplement pétitionnement. Hormis Elsa Triolet, l’ancienne déportée Geneviève de Gaulle et le Dr Marie-Andrée Weill-Hallé, à l’origine du Mouvement pour le planning familial, toutes les autres ont en effet une activité soutenue oscillant entre participation aux conférences de presse et réunions du comité, mais aussi visites plus ou moins officielles aux diverses personnalités pouvant influer sur la procédure judiciaire. C’est notamment le cas de Lucie Faure qui publie au moment de l’affaire Les passions indécises sur l’homosexualité masculine ; d’Anne Philipe, elle aussi écrivaine qui vient d’écrire pour Gallimard le récit de sa relation avec son mari, le comédien Gérard Philipe ; d’Hélène Parmelin, journaliste et critique d’art communiste ; de Bianca Lamblin, ancienne amante du couple Sartre/Beauvoir et secrétaire du comité ; et enfin des anciennes compagnes de déportation Anise Postel-Vinay et Germaine Tillion, anthropologue très engagée dans la lutte anticoloniale. D’autres intellectuelles favorisent la publicisation du sort de la victime en rédigeant des articles sur les violences sexuelles subies comme Françoise Mallet-Joris, auteure de Le Rempart des Béguines, ouvrage à « scandale » sur les amours lesbiennes (1951), qui publie « Moral et Morale » [16][16]France-Observateur, 9 novembre 1961. dans France-Observateur ; ou Françoise Sagan et Françoise Giroud qui écrivent respectivement « La jeune fille et la grandeur » [17][17]L’Express, 16 juin 1960. et « Sur une couverture blanche » [18][18]L’Express, 5 février 1962., pour L’Express. Ces écrits sont toujours structurés par le même schème discursif : la description non euphémisée du viol (« empalement d’une fille vierge sur une bouteille » pour Françoise Sagan par exemple), le récit de la procédure judiciaire et enfin la demande de punition des « criminels ».
19Le comité, qui naît principalement de l’engagement de deux femmes connues pour leurs positions anticonformistes ou « irrespectueuses », Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, peut être situé, en fonction de sa composition, à l’intersection des deux réseaux que chacune d’elles a mobilisé : celui des anticolonialistes et celui des intellectuelles progressistes. Toutefois, comme nous l’avons souligné plus haut, son activité tient principalement au noyau initial d’intellectuelles « expertes en questions féminines » (Chaperon, 2001), dont les caractéristiques communes sont nombreuses. Nées dans les premières décennies du XXe siècle, la plupart ont connu la Seconde Guerre mondiale et/ou les affres de la déportation (Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Anise Postel-Vinay). Elles sont toutes hautement qualifiées – elles ont participé à la féminisation (très relative) de l’université – et sont, au moment de la guerre d’Algérie, profondément marquées par la philosophie de l’engagement professée par Sartre, et donc mues par la volonté de s’engager dans des causes politiques contemporaines. Dans un contexte où émerge la figure de l’intellectuelle (Naudier, 2004) dotée de nombreuses ressources (capital scolaire, culturel, symbolique), elles sont d’autant plus à « l’avant-garde » [19][19]L’expression est de Gisèle Halimi. du mouvement qu’elles sont légitimes à intervenir, déjà organisées dans les réseaux qui sont ceux des associations féminines de l’après-guerre et, en particulier, du Mouvement pour le planning familial (Simone de Beauvoir, Françoise Giroud, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé sont membres du comité d’honneur, Gisèle Halimi écrit dans sa revue), et déjà préoccupées par la question des femmes. Elles sont donc portées à adopter une analyse genrée du procès, lecture très minoritaire que l’on retrouve au cœur de l’ouvrage écrit sur l’affaire : Djamila Boupacha.
20Djamila Boupacha, codirigé par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir qui en rédige l’introduction, est publié chez Gallimard en 1962. Cet ouvrage, de prime abord, présente bien les caractéristiques des factums ou mémoires judiciaires dont le but est, depuis le XVIIIe siècle, de médiatiser un procès et de faire connaître aux profanes le travail des professionnels de la justice (Maza, 1997 : 15). Mêlant argumentaire juridique, registres émotionnel et politique, l’ouvrage fait ainsi écho à Pour Djamila Bouhired, coécrit en 1957 par Jacques Vergès et l’écrivain et journaliste Georges Arnaud, et dont l’objectif est tout autant d’obtenir la libération de l’accusée que de publiciser la cause politique pour laquelle elle fut arrêtée. Toutefois, Gisèle Halimi, rompant avec la désindividualisation des cas prônée par les avocats du collectif FLN, y introduit une nouvelle dimension : le récit de sa relation privilégiée avec Djamila Boupacha, visible dès la description de leur première rencontre où sont évoqués les gestes échangés et les émotions ressenties. Par le biais de cette politisation de l’intimité, elle réussit à dresser un portrait psychologique de sa cliente (renforcé par le portrait de Picasso en couverture), qui, loin des images de la « poseuse de bombe », est peinte sous les traits d’une jeune femme obsédée par la perte de sa virginité et vivant dans la peur de ne plus trouver d’époux. Cette insistance sur la virginité perdue, thème sur lequel la presse a peu insisté et qui pourtant est au cœur de l’argumentaire juridique de Gisèle Halimi, se retrouve tout au long de l’ouvrage, au gré des rapports gynécologiques et psychologiques cités. Ne jouant ni sur les euphémismes ni sur les périphrases, elle y décrit le viol de manière précise et détaillée, publiant in extenso les rapports gynécologiques dont elle souligne volontairement (notamment par l’utilisation de majuscules) certains passages. Enfin, au récit du procès et au « nous » de la relation avocate-cliente se superpose le « je » autobiographique de l’avocate auteure, dont l’exemple le plus prégnant demeure les souvenirs de son enfance à Tunis marquée par les tabous et le puritanisme religieux.
21En quelques semaines, Gisèle Halimi réussit donc à faire du sort de sa cliente une grande cause et à obtenir de réelles victoires judiciaires comme le dessaisissement du Tribunal militaire d’Alger au profit du Parquet de Caen et le transfert de Djamila en France, faits extrêmement rares pendant le conflit. Hors du prétoire, elle devient militante de la cause de sa cliente et impulse l’émergence d’une action collective dans laquelle le droit et le genre jouent comme principales ressources. Néanmoins, la généralisation du sort de la victime nécessaire à l’élargissement de la base du mouvement de solidarité entraîne progressivement une dépolitisation des questions sexuelles et une invisibilisation du viol, pourtant au cœur du travail juridique et militant des intellectuelles soutenant Djamila Boupacha.
Invisibilité du viol et dépolitisation du genre
22Ce qui frappe dans l’affaire Djamila Boupacha, c’est bien l’absence de concordance entre la visibilité du genre dans l’action collective, attestée par les débats sur le militantisme féminin, le sexe de la victime et la dimension sexuée de la mobilisation, et la réalité d’une affaire coloniale se concrétisant non par le dépôt d’une « plainte pour viol » mais bien par celui d’une plainte « en torture et séquestration ». Cette absence de politisation de la dimension sexuelle de l’affaire, en dépit du travail juridique et militant de Gisèle Halimi, doit être analysée dans un premier temps au prisme de la triple contrainte que subit la sexualité dans les années 1960 : la contrainte procréatrice, celle de la norme hétérosexuelle et enfin celle de la violence, le harcèlement sexuel n’étant pas dénoncé, le viol non réprimé (Mossuz-Lavau, 1991 : 10). Et en effet, si Gisèle Halimi n’a pas plaidé une affaire de viol mais bien une affaire coloniale et si le terme générique de « tortures » a pu seul définir les sévices endurés, c’est bien qu’existait une incapacité à les dire juridiquement comme viol. Le droit international humanitaire, en vertu la 4e Convention de Genève du 12 août 1949, fait du viol « une atteinte à l’honneur » des femmes, impliquant dès lors une échelle de gravité des violences au sein de laquelle « un viol serait un acte de moindre importance comparé aux crimes de torture ou d’esclavage » (Puechguirbal, 2007 : 56). Plus particulièrement en France, le viol ne bénéficie d’aucune définition légale [20][20]Il ne sera proprement défini en France qu’en 1980. et est inséré dans les actes « d’attentat aux mœurs » au même titre que tout autre attentat à la pudeur avec violence. En 1956, le juriste Maurice Garçon donnait cette définition jurisprudentielle du viol, celle d’un « coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir », impliquant notamment l’absence de prise en compte des viols commis avec des objets (Iacub, 2002 : 42). Les législations françaises et internationales étaient donc impropres à juger de la nature sexuée des violences subies par les femmes, et empêchaient toute action juridique visant cette seule fin. Ainsi, si l’affaire Djamila Boupacha ne peut émerger en tant « qu’affaire sexuelle », c’est bien parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un contexte de reformulation ou de remise en cause du droit pénal en ce qui concerne les délits sexuels, mais plutôt dans un contexte de perturbation du droit colonial où les seules réflexions menées alors par les intellectuel·le·s portent sur la justice politique et l’immixtion de l’armée dans le domaine judiciaire. Et justement, alors que l’armée, devant l’importance accrue du militantisme féminin pendant la guerre, développe une répression sexuée (Naudier, 2002 : 173), celle-ci ne se traduit pas dans les champs politique, intellectuel et médiatique par la reconnaissance d’une violence spécifiquement dirigée contre les femmes.
23Dès l’émergence de l’affaire, s’oppose au récit de la jeune femme celui des partisans de l’Algérie française dont l’objectif est de mettre en doute la moralité de l’accusée et de révéler les mœurs légères qui auraient été les siennes avant le viol. Par exemple, au moment où sont versées au dossier des photographies montrant Djamila avec des maquisards, la presse algéroise peut écrire : « Ces documents démontreront-ils que Boupacha, fille musulmane aux mœurs austères, recevait des hommes dans sa chambre ? Dans ce cas, que penser de sa plainte contre les militaires qui auraient abusé d’elles ? » [21][21]Écho d’Alger et Dépêche quotidienne d’Algérie du 18 juin 1960. Ce discours, liant de fait militantisme féminin en faveur du nationalisme et mœurs dissolues se retrouve aussi en France, comme en témoigne cet extrait d’entretien entre M. Patin, président de la commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles, et les intellectuelles du comité, rappelé par Simone de Beauvoir dans La Force des choses (1963) :
« Il enchaîna : ‹ Vous prétendez qu’elle était vierge. Mais enfin, on a des photos d’elle, prises dans sa chambre : elle est entre deux soldats de l’ALN, armes à la main, et elle tient une mitraillette. › Et alors ? Elle a toujours proclamé qu’elle militait dans l’ALN ; ça ne remet pas en cause sa virginité, avons-nous dit. ‹ Tout de même, pour une jeune fille, c’est plutôt scabreux ›, répondit-il. »
25Si ce type de rhétorique propre aux affaires sexuelles, celle du possible « consentement » et de la « provocation féminine », s’inscrit dans une stratégie de décrédibilisation de l’accusée, il ne fait que refléter la vision dominante de la femme/épouse destinée à rester dans le cadre privé et assignée au rôle de mère au foyer.
26Enfin, la médiatisation du viol se heurte à de nombreux obstacles dont la censure politico-morale demeure la plus importante. C’est ce dont témoigne l’intervention timide de François Mauriac qui, voulant très certainement la contourner, écrit dans L’Express : « Qu’on n’attende pas de moi que je dise pourquoi la plaignante demande qu’un gynécologue soit désigné comme expert », ou le double interdit frappant l’article de Simone de Beauvoir. En effet, lorsque cette dernière relate au Monde les tortures infligées à Djamila, la rédaction du journal lui demande de substituer le mot « ventre » à celui de « vagin » et Hubert Beuve-Méry, particulièrement choqué par les termes « Djamila était vierge », lui demande de trouver une périphrase. Simone de Beauvoir refuse, l’exemplaire du Monde est saisi à Alger. Ces deux exemples montrent la difficulté pour les acteurs d’imposer une grille de lecture sexuelle de ce cas judiciaire, la plupart des articles jouant sur un « vocabulaire d’esquive » [22][22]L’expression est empruntée à Audoin-Rouzeau (1995 : 85). et laissant l’interprétation des événements et leur qualification aux lecteurs ou se contentant de citer la plainte en torture. C’est aussi ce que nous confie aujourd’hui en entretien Gisèle Halimi, revenant sur l’engagement différencié des hommes et des femmes au sein du comité de défense :
« La question du viol a été plus que taboue chez les intellectuels progressistes (…). Même les hommes qui étaient dans notre comité reprenaient cela, mais pas tellement. C’était les tortures, les tortures d’une manière plus générale (…). Ils trouvaient que ça romançait un peu l’histoire, ils ne voulaient pas en parler. (…) Je ne crois pas que le fait qu’elle ait été violée ait été vécu comme par les femmes, par nous, comme quelque chose de spécifique et d’abominable. »[23][23]Entretien avec Gisèle Halimi, 9 juillet 2008.
28Cette version qui ferait de la lecture sexuelle de l’affaire une lecture proprement féminine et ces récits déniant toute spécificité genrée aux sévices subis par l’accusée [24][24]On peut tout de même retrouver, dans certains articles de… montrent en réalité que l’interprétation de l’événement judiciaire est dominée par une lecture anticoloniale dont l’enjeu central n’est pas ici le viol d’une femme par un homme, le mot « violeur » n’étant d’ailleurs jamais employé, mais bien celle de l’oppression d’un peuple sur un autre. Même les intellectuelles du comité accusent bien des « tortionnaires » et inscrivent la victime dans le plus vaste ensemble de ses « frères » torturés. Et quand bien même celles-ci ont été sensibilisées par le viol et l’ont bien décrit comme une réalité sexuelle, elles ont aussi, pour élargir la base du mouvement de solidarité, fait entrer son cas dans le cadrage dominant imposé par les anticolonialistes. Dans un contexte de surpolitisation du conflit et des questions coloniales, d’autres mises en récit ne pouvaient émerger sans être rattachées à la problématique dominante de la colonisation.
29C’est ce qui explique aussi qu’en dépit de l’intersectionnalité des rapports de pouvoir qui façonnent l’identité de l’accusée (Crenshaw, 1991), identité de genre (femme) et identité politico-raciale (algérienne), c’est bien la condition « d’être colonisé » qui a été retenue dans le processus de politisation de l’événement judiciaire. Gisèle Halimi elle-même, tout en axant sa stratégie juridique et discursive sur le caractère aggravant du viol dans le cas de Djamila Boupacha, n’a pas pu apporter une contribution au débat sur la condition des femmes en temps de guerre. Dans un contexte où le féminisme est au « creux de la vague » (Chaperon, 1996) et ne repose pas sur une base militante suffisante, l’affaire, trop singulière pour en généraliser la portée, n’a pas permis de faire le lien entre cause des femmes et cause anticoloniale.
30Djamila Boupacha est la dernière « terroriste » dont le cas a été médiatisé à être libérée de la prison de Rennes le 24 mai 1962, sans être jugée ou condamnée, à la faveur de l’amnistie prononcée par le général de Gaulle. Son procès a donc pu, grâce au travail juridique de son avocate et à la mobilisation des anticolonialistes, s’inscrire dans la série des affaires de tortures de la guerre d’Algérie et même la clore. Pour autant, ce qui « finit avec l’événement » (Bensa et Fassin, 2002 : 16) et avec le conflit de décolonisation, c’est aussi l’espoir de rompre avec l’impunité dont bénéficiaient les militaires français. Les tortionnaires de Djamila Boupacha ne comparurent jamais devant le tribunal et ne furent jamais poursuivis pour les faits reprochés, l’amnistie entraînant l’abandon des poursuites et le non-lieu.
31De plus, l’affaire, en raison de ce même contexte sociopolitique et juridique, n’a pas inauguré une nouvelle série dont l’enjeu principal aurait été le viol, ni même entraîné une transformation des représentations et des pratiques. Et, si Gisèle Halimi a tenté d’imposer une lecture genrée du procès en insérant dans sa stratégie juridique la dimension sexuée et sexuelle des violences subies par sa cliente, l’affaire Djamila Boupacha ne peut être considérée comme une préfiguration du procès d’Aix-en-Provence, premier « procès du viol » (Vigarello, 1998, 249). Pourtant, là encore menée comme un « procès-tribune » par Gisèle Halimi, la défense mise en œuvre par l’avocate y fut tout autre, clairement orientée sur une remise en cause de la législation sur le viol et des rapports entre les sexes (Choisir la cause des femmes, 1978). Ce registre explicitement genré, déjà mobilisé au procès de Bobigny en 1972 (Choisir la cause des femmes, 2006), s’inscrit dans le contexte de l’essor du Mouvement de libération des femmes, nouvelle vague de protestations féministes centrées sur la politisation radicale des questions traditionnellement considérées comme « privées », au premier rang desquelles figure la sexualité. Et c’est bien, nous semble-t-il, par une reconstruction/illusion rétrospective, liée en partie à l’engagement féministe postérieur de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, qui scelle effectivement en 1960 leur première collaboration avant « Choisir la cause des femmes », que l’affaire Boupacha pourrait être lue aujourd’hui comme s’inscrivant dans la série des « affaires sexuelles » plaidées par Gisèle Halimi.
Cet article repose sur l’enquête de terrain effectuée pour ma thèse de doctorat portant sur « La transformation des procès en affaires en France (1947-1962) ». Encore en cours, elle est réalisée à l’Université Paris 1-Sorbonne sous la direction de Frédérique Matonti, que je remercie par ailleurs vivement pour les conseils et les lectures dont a pu bénéficier ce texte. Je remercie aussi tout particulièrement Gisèle Halimi pour l’aide précieuse qu’elle a bien voulu m’accorder.
J. Guerroudj et D. Bouhired sont deux des six femmes condamnées à mort pour des actes « terroristes » pendant le conflit, la première en juillet 1957, la seconde en décembre 1957.
J’appelle « configuration de procès » des procédures qui se déroulent dans les mêmes contextes sociopolitique et juridique, et qui sont déterminées par une unicité des acteurs et des publics concernés, des délits jugés, et des causes défendues.
Ce fut notamment le cas de la guerre civile d’Espagne où les franquistes ont fait des viols l’illustration de « l’inhumanité » des républicains alors qu’eux-mêmes pratiquaient systématiquement des viols à visées politiques et raciales (Ripa, 1997).
Comme le remarque Sylvie Chaperon, les intellectuelles qui, comme Gisèle Halimi, s’engagent dans les années 1950 sur la question des femmes peuvent être qualifiées « d’intellectuelles féministes » ou « d’expertes en questions féminines » (Chaperon, 2001 : 13).
Ce récit autobiographique se stabilise dans les années 1970 comme le montre La cause des femmes publié pour la première fois aux Éditions Grasset en 1973. Mais c’est plus précisément dans Le lait de l’oranger (1988) que l’auteure revient sur ce féminisme précoce, décrivant dès la troisième page sa « grève de la faim », à 10 ans, pour s’opposer « aux obligations des filles de la maison, ménage, vaisselle, service des hommes de la famille » (15).
Les deux hommes sont inculpés de « forfaiture », délit prévu par l’article 114 du Code pénal qui punit de la dégradation civique la forfaiture commise par tout fonctionnaire ayant attenté à la Constitution, à la liberté individuelle ou aux droits civiques d’un individu.
Nous pouvons citer parmi eux : Aimé Césaire, Michel Leiris, Daniel Mayer, Laurent Schwartz, Pierre Henri Teitgen, Gabriel Marcel, Maurice Merleau-Ponty, Vercors, Pierre Cot, Jacques Lacan ou encore Jean-Paul Sartre.
On peut tout de même retrouver, dans certains articles de presse, une distinction entre les tortures subies et le viol (« Torturée puis violée », écrit par exemple Pierre Emmanuel dans Témoignage chrétien le 16 février 1962) ou encore la mise en avant du caractère « indélébile » du viol (Louis Houdeville, « Djamila Boupacha et la justice », Tribune socialiste, 18 novembre 1961).
-La reconnaissance du chef de l'Etat français est intervenue à l'occasion d'un hommage rendu, ce mercredi à Paris, à la militante et avocate, Gisèle Halimi, qui avait sauvé Djamila Boupacha
Le président français, Emmanuel Macron a rappelé et reconnu, ce mercredi, un autre crime de l'armée coloniale française en Algérie, notamment ceux commis durant la guerre d'indépendance du pays (1954-1962).
S'exprimant à l'occasion d'un hommage national rendu à Paris, à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes, à l'avocate et militante des droits de l'homme, Gisèle Halimi, le chef de l'Etat français a souligné l'engagement de l'avocate en faveur de la guerre d'Algérie et surtout sa défense de la militante et Moudjahida, Djamila Boupacha, condamnée à mort en 1960.
Cette dernière, a rappelé Emmanuel Macron, n'a eu la vie sauve que grâce à Gisèle Halimi qu'elle avait sollicitée alors qu'elle était dans le couloir de la mort à Alger, après avoir subi l'humiliation des militaires français qui "l'ont torturée et violée".
"L’humiliation, la torture, le viol, l’avaient accablée (Djamila Boupacha, ndlr). Grâce à l' intervention de Gisèle Halimi, elle a été transférée en France, avant d'être graciée après les accords d'Evian, en 1962", a-t-il rappelé.
Djamila Boupacha avait été accusée de tentative d'assassinat, pour avoir déposé une bombe dans un café à Alger. Elle avait reconnu les faits sous la torture et le viol des soldats français. Aux côtés de Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi réussit à médiatiser l'affaire en révélant au grand jour les méthodes de l'armée française au moment de la guerre d'Algérie.
Emmanuel Macron avait déjà reconnu, il y a quelques mois, la responsabilité de l'armée coloniale française dans l'assassinat de l'avocat, Ali Boumendjel, ainsi que dans la disparition du mathématicien et militant de la cause algérienne, Maurice Audin. "Gisèle Halimi a porté la cause de l’indépendance algérienne. La guerre d’Algérie doit maintenant prendre toute sa place dans notre mémoire, ici en France, et en Algérie", a-t-il affirmé. Dans ce sens, le chef de l'Etat français a annoncé "l'installation prochainement de la commission mixte algéro-française composée d'historiens qui sera chargée de travailler sur l'histoire de la colonisation de 1830 à 1962".
Cette commission a été décidée en août 2022 par les présidents, Abdelmadjid Tebboune et Emmanuel Macron à l'occasion de la visite de ce dernier en Algérie. Poursuivant son évocation des combats de Gisèle Halimi pour la décolonisation, il a rappelé également son engagement en faveur des condamnés à mort en Tunisie, son pays natal, ainsi que sa lutte pour le droit des femmes à l'interruption volontaire de grossesse (IVG).
Les premières générations sont venues de France, d’Espagne, d’Italie, de Malte. Certains sont richissimes, d’autres simples artisans, fonctionnaires, petits paysans. Mais presque tous défendent l’Algérie française.
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Une ville algérienne vers 1930, vue par Jacques Ferrandez. Le kiosque à musique est d’inspiration mauresque, les immeubles sont de style européen. (JACQUES FERRANDEZ POUR L'OBS)
« Par l’épée et par la charrue » : c’est par cette formule que le maréchal Bugeaud résumait la seule stratégie susceptible à ses yeux de permettre à la France de conserver le contrôle de l’Algérie. « L’épée » signifiait la nécessité de maintenir sur place un fort effectif militaire, pour tenir tête aux insurrections qui ne manqueraient pas de survenir. « La charrue » exprimait l’idée que seule l’installation de colons cultivant la terre pourrait imposer sans retour la présence française. Les paysans algériens d’hier devaient céder la place aux paysans français qui feraient fructifier le sol. Et pour manier la charrue, il fallait « peupler » l’Algérie : faire venir des migrants, leur distribuer des terres, fonder des villages. Ce sont leurs descendants qui, au moment de l’indépendance, durent partir dans la précipitation.
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Longtemps, on les a appelés « les Européens », et ils n’ont été rebaptisés « pieds-noirs » qu’au moment de la guerre d’Algérie (à cause de la couleur des bottes des militaires français, de celle des pieds des ouvriers agricoles quand ils piétinaient le raisin dans les chais… : il existe plusieurs hypothèses sur l’origine de l’expression, sans qu’aucune se soit imposée). Le peuple des Européens a donc existé pendant cent trente-deux ans. Voici un aperçu de ce qu’ils furent.
Débarqués de toute la Méditerranée
L’Algérie n’a pas attendu les Français pour être une destination d’émigration. La Méditerranée était un espace où l’on circulait beaucoup et, sous la régence ottomane, Alger et les autres ports du pays voyaient couramment débarquer des étrangers en quête de bonne fortune. Lorsque la France en prend le contrôle, l’immigration est un problème avant d’être une solution. Dans une dépêche du 28 mars 1831, le gouverneur général d’Alger se plaint de « tous les vagabonds que l’Espagne, l’Italie et surtout Malte ont vomis sur ces côtes ». D’emblée émerge la propension à hiérarchiser les populations qui va traverser toute l’histoire de l’Algérie française.
Au départ, les colons suivent l’armée et s’installent dès qu’une terre est conquise. Il y a là des Français, des Espagnols, des Italiens, des Maltais, donc, mais aussi des Allemands, des Belges, des Suisses, des Portugais, des Russes, des Polonais. Protectorat ? Colonisation ? Annexion ? La France ne sait alors pas très bien ce qu’elle veut faire de ce nouveau territoire. En 1848, à la chute de la monarchie de Juillet, la IIe République tranche et lance une politique méthodique de peuplement. On connaît l’histoire de la « transportation » des quelques centaines d’insurgés de juin 1848 envoyés de l’autre côté de la Méditerranée pour calmer leurs ardeurs révolutionnaires. En réalité, le gros des convois qui partirent de Paris ces années-là était constitué d’ouvriers parisiens au chômage incités par la propagande officielle à tenter leur chance dans ce nouvel Eldorado.
Le flux d’arrivées ne cessa d’augmenter jusqu’au début du XXe siècle, alimenté par les aléas de la politique française – ainsi, après 1871, on y envoya les réfugiés d’Alsace-Lorraine. Mais la part des étrangers y restait très importante. En 1889, date de la seconde vague de naturalisations, seulement 60 % de la population « non musulmane » était française.
Un match démographique
Comme c’était l’usage au XIXe siècle dans de nombreux domaines, la colonisation de l’Algérie a été entourée d’un discours pseudoscientifique ouvertement racialiste. « Pour des théoriciens “colonistes” tels que le docteur Warnier et l’économiste Jules Duval, la colonisation était un phénomène historique irrésistible, expliquait il y a quelques années l’historien Guy Pervillé. Une sorte de loi naturelle condamnait les “races inférieures” à disparaître devant les “races supérieures”, comme on avait pu le voir en Amérique du Nord ou en Australie. » En 1898 encore, les docteurs Trabut et Battandier, professeurs à l’Ecole supérieure de Médecine d’Alger, affirmaient que « la paresse traditionnelle du peuple arabe le condamnera tôt ou tard à disparaître devant les races plus actives ». Une sorte de « grand remplacement », déjà, mais pas dans le sens où on l’entend actuellement…
Les décennies qui ont suivi l’arrivée des Français ont pu donner l’impression de valider ces projections. Vers les années 1860, les recensements enregistrèrent un net repli de la population musulmane, effet des massacres, de la désorganisation de la vie villageoise par le colonisateur et d’une gigantesque famine dont le bilan est estimé à 500 000 morts : de 1861 à 1872, les Algériens seraient passés de 2,7 millions à 2,1 millions. Au même moment, la population française prenait son essor, doublant en vingt-cinq ans pour atteindre 500 000 personnes en 1891. Une croissance due pour moitié à l’assimilation des immigrants étrangers et de leurs enfants ainsi qu’à la naturalisation des juifs indigènes par le décret Crémieux du 24 octobre 1870.
Mais l’illusion ne dura pas. Dès le début du XXe siècle, la population « musulmane » (pour reprendre la nomenclature des recensements officiels) connut un véritable boom démographique, passant à 4,7 millions en 1911, 6,2 millions en 1936 et enfin 8,5 millions en 1954, au début de la guerre d’indépendance. Cette même année, la population « non musulmane » (les Français d’Algérie) n’était que 1 million environ, dont 15 % de juifs.
Une « race nouvelle » ?
En 1898, un haut fonctionnaire en poste à Alger observe :
« Il s’est formé ici une race nouvelle qui possède des qualités précieuses d’initiative et d’énergie. »
Rapportée par l’historien Benjamin Stora dans son « Histoire de l’Algérie coloniale », la formule confirme l’obsession des autorités, faute d’obtenir une immigration uniquement « française », d’unifier les Européens de diverses origines. C’est l’époque où les médecins annoncent la « fusion » entre Français, Italiens, Espagnols en une seule « race latine » nouvelle, plus « virile » et adaptée à la vie coloniale. Mais, preuve que la « race » est une affaire de catégories administratives et non de sang, ce furent trois décrets de naturalisation qui permirent cette fusion : en 1865, un premier texte ouvrit la citoyenneté française aux étrangers qui en faisaient la demande ; en 1870, elle fut accordée en bloc aux juifs « indigènes » ; enfin, le décret de 1889 attribuait automatiquement la nationalité française aux enfants de parents étrangers naissant en Algérie – pour le dire autrement, il instaurait le droit du sol.
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Connu pour « la Question », son livre témoignage sur la torture, le journaliste Henri Alleg est également l’auteur d’une description minutieuse de l’Algérie coloniale dans l’ouvrage collectif « la Guerre d’Algérie » (Temps actuels, 1981). Il y raconte ce petit monde des Européens, fragmenté, compartimenté, où l’on se jalousait, où les Français « de souche » qualifiaient les Espagnols et les Italiens d’« espingouins », de « macaronis », voire de « néo-français », et où, en même temps, tout le monde vivait ensemble. Un des témoins cités par Alleg rapporte :
« Cette société était raciste “tous azimuts”.Ici, le Français crache sur l’Espagnol, qui crache sur l’Italien, qui crache sur le juif et, tous ensemble, on crache sur l’Arabe. »
Une sorte de créolisation, mais fondée sur un double rejet : de l’Arabe, mais aussi du Français de métropole. C’est ce qu’analyse Pierre Bourdieu dans sa « Sociologie de l’Algérie », publiée en 1958, son tout premier livre. « Le “pied-noir” se définit en définissant le “Francaoui” (ou “Patos”) pour s’opposer à lui : d’un côté, générosité, virilité, culte du corps, c’est-à-dire de la jouissance, de la force et de la beauté physique, culte dont le temple est la plage ; de l’autre, mesquinerie, impuissance, intellectualisme, ascétisme, etc., écrit-il. Mais il se définit aussi contre l’“Arabe” qui, à ses yeux, incarne au contraire la vie instinctive, l’inculture, l’ignorance, la routine, etc. De là une définition de soi fondamentalement contradictoire. »
Colons des champs…
Jusqu’en 1914, la colonisation fut principalement agricole. L’Etat français y mit les moyens, déployant un puissant attirail juridique pour donner une allure de légalité à ce qui n’était que de la pure prédation. On confisqua d’abord les domaines du dey d’Alger et des fondations religieuses, puis la loi de juin 1851 instaura le cantonnement des tribus sur une partie de leurs terres, le reste étant déclaré vacant et donc distribuable aux colons. Les premières implantations furent difficiles, il fallut, comme l’écrit Benjamin Stora, « se battre contre le sol, le climat, les épidémies ». Nombreux furent ceux qui renoncèrent et repartirent.
A partir de 1860, changement d’échelle, de grandes compagnies reçoivent des concessions de plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Des villages sont créés ex nihilo pour accueillir de nouveaux arrivants. Partie de 480 000 hectares en 1870, la colonisation en couvre cinq fois plus en 1930, une large partie de cette surface étant rassemblée dans de grands domaines comptant parfois plus de 1 000 hectares. « Un paysage nouveau se dessine, observe Bourdieu, les champs travaillés à la machine, aux limites géométriques précises, aux sillons réguliers, les docks-silos gigantesques, les centres de vinification et, au cœur du domaine, la maison du colon, sont les témoins de cette prise de possession totale, de cette volonté d’emporter son univers avec soi et de l’imposer sans aucune concession à l’ordre colonial. »
… et des villes
Mais avant d’arriver à cette agriculture moderne, la France attire surtout, dans les premiers temps, des paysans pauvres qui vendent leur lopin de terre au bout de quelques années pour s’installer en ville. Dès la fin du XIXe siècle, les Européens se regroupent dans les cités côtières. De larges avenues sont tracées au cordeau, des immeubles haussmanniens alignent leurs façades ventrues comme à Paris, les édifices officiels surgissent, poste, banque, théâtre, les bistrots s’appellent le Café du Commerce, le Café de Paris, le Jeanne-d’Arc… « Dans le centre des grandes villes, on pourrait se croire “rien qu’entre Européens” », écrit Henri Alleg. Et si la vue au loin d’un bidonville gêne le promeneur, la municipalité construit un mur. « Ainsi peut-on vivre dans un pays en lui tournant le dos. »
A l’intérieur des terres, les villages coloniaux se transforment eux aussi en gros bourgs, avec place centrale, kiosque à musique et rues ombragées. « En toutes choses, c’est la province française qu’on veut imiter », note Benjamin Stora. Bourdieu renchérit :
« C’est ainsi que, peu à peu, le colonisateur crée un environnement qui lui renvoie son image et qui est la négation de l’univers ancien, un univers où il se sent chez soi, où, par un renversement naturel, le colonisé finit par apparaître comme étranger. »
En 1954, les ruraux ne représenteront plus que 9 % des Européens, soit beaucoup moins qu’en France à la même époque : l’Algérie coloniale est urbaine. On y est ouvrier, artisan, commerçant, petit salarié et, idéalement, fonctionnaire. En dehors du phosphate et de l’agroalimentaire, l’industrie reste délibérément sous-développée, car il n’est pas question de faire concurrence à la métropole. Et le niveau de vie demeure médiocre : à la veille de la guerre, 72 % des colons ont un revenu inférieur d’au moins 15 % à la moyenne en métropole.
La ville aux Européens, la campagne aux « indigènes »… Mais la bulle urbaine est fragile. L’accaparement des terres pousse les paysans les plus pauvres à s’installer dans des ceintures de bidonvilles insalubres aux abords des agglomérations. L’entassement de la misère aux portes des villes et le spectacle de la mendicité dans leurs centres rendent visible aux yeux des Européens le déséquilibre démographique en train de s’accentuer. En 1954, ils représentent moins du tiers de la population urbaine et ne sont plus majoritaires que dans une seule ville : Oran.
Une société bloquée
La société coloniale est un millefeuille d’inégalités et de ségrégations. Tout en haut de l’échelle sociale, il y a les gros propriétaires fonciers. En référence aux « deux cents familles » dénoncées par le Front populaire, Henri Alleg les appelle « les cent seigneurs ». « Patrons de caisse de crédit, présidents de société agricole, élus, amis des hauts fonctionnaires du GG [gouvernement général, NDLR], les cent seigneurs ont pour clientèle immédiate les petits et moyens colons, qui voient en eux à la fois des parvenus qu’on jalouse secrètement, des protecteurs et des maîtres à penser. » Car ils sont également propriétaires des journaux, dont le rôle sera central dans la perpétuation de l’entre-soi colonial. Tout au long du XXe siècle, ces « gros colons » ne cesseront d’opposer la plus farouche hostilité aux diverses tentatives de réduire les inégalités avec les musulmans.
Donner le même salaire aux musulmans qu’aux Français ? « Les indigènes n’ont pas les mêmes besoins [que les Français] pour assurer leur existence dans le cadre de leurs mœurs ancestrales », répond en 1935 le maire d’Alger. Construire des écoles ? « Allons donc, c’est une véritable escroquerie », tranche en 1954 un colon membre de l’Assemblée algérienne, qui précise : « Nos musulmans ne demandent qu’une chose : que l’on s’occupe de la question alimentaire. » Apporter une « allocation d’assistance » aux femmes « indigènes » qui accouchent, comme cela se fait en France ? Même refus. Quant au projet de l’ancien gouverneur général Maurice Viollette d’accorder la citoyenneté et le droit de vote à quelques milliers d’Algériens, il est rejeté avec une rare virulence.
« Les Français de l’Algérie constituaient une société fracturée, hiérarchisée, avec des écarts de revenus très importants, des antagonismes politiques, des clivages profonds. Mais il existe un point où ils se retrouvaient : c’était sur la nécessité de conserver l’Algérie française, résume l’historienne Sylvie Thénault. Ils savaient qu’une réforme en profondeur leur ferait perdre leur suprématie. Ils ne pouvaient faire autrement que défendre le statu quo. »
L’historien avait préconisé l’entrée au Panthéon de la célèbre avocate, morte en 2020, dans son rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », remis à l’Elysée en 2021. Alors qu’un hommage national lui sera rendu ce mercredi 8 mars, il retrace, dans une tribune à « l’Obs », son combat anticolonialiste.
Je faisais partie du petit cercle des invités de Gisèle Halimi au moment de la remise de la légion d’honneur, reçue des mains du président de la République Jacques Chirac, à l’Elysée, en septembre 2006. Et pourtant, nous n’étions pas de la même génération. Mais elle avait suivi mon itinéraire, connaissant mes engagements dans les années 1970 avec la lutte pour la justice sociale, pour la paix entre Israël et les Palestiniens, contre la politique de colonisation menée par l’extrême droite israélienne ; et aussi les batailles contre l’antisémitisme, le racisme et pour l’égalité des droits. A mes yeux, pendant toutes ces années, Gisèle Halimi s’était imposée comme une figure de référence. Par-delà les différences d’âge et de génération, j’ai toujours senti en quoi nous partagions les mêmes valeurs.
On connaît les batailles que Gisèle Halimi, née en Tunisie dans une famille juive, a menées pour se libérer du poids des traditions religieuses et de la pesanteur du patriarcat très présent dans les sociétés méditerranéennes. On sait aussi toute son action en faveur de la libération des femmes en France, avec le retentissant procès de Bobigny en octobre 1972, contre le viol et pour le droit à l’avortement, au procès d’Aix-en Provence en 1978. Mais au moment de son décès en 2020, la presse française s’est peu intéressée à ce qui a été un moment important de sa vie : son combat contre le système colonial et son appui aux mouvements nationalistes et indépendantistes algériens.
Nous avons beaucoup discuté de cette période au moment de la rédaction de mon livre consacré au rôle de François Mitterrand pendant la guerre d’Algérie [« François Mitterrand et la guerre d’Algérie », coécrit avec François Malye, Calmann-Levy, 2010]. Dans la mesure où Gisèle Halimi avait été nommée par François Mitterrand à un poste important à l’Unesco dans les années 1980, et qu’elle avait été à ce moment-là une députée proche du Parti socialiste alors au pouvoir, je pensais qu’elle serait « prudente » dans ses formulations à propos de la gauche française en général, et de François Mitterrand en particulier. Ce dernier, au moment de la guerre d’indépendance algérienne, avait été ministre de l’Intérieur en 1954, puis ministre de la Justice en 1956 et 1957, au moment de la terrible « bataille d’Alger ».
C’était bien mal la connaître. Elle est apparue devant moi comme une femme libre, d’une extrême franchise, ne reniant en rien ses combats et ses engagements passés. Nous avons parlé de sa bataille en faveur de Djamila Boupacha, qui avait été torturée et violée par des militaires français. Gisèle Halimi était son avocate, et l’action menée avec Simone de Beauvoir avait permis de lui sauver la vie [« Djamila Boupacha »,Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Gallimard, 1962]. Lorsque nous avons abordé le sujet difficile de l’attitude de la gauche française pendant la décolonisation, elle a conservé ses accents de femme engagée, de femme libre, de femme passionnée dans la recherche de la vérité.
De ses déclarations enregistrées dans l’année 2010, je garde le souvenir de deux portraits qu’elle a dressés d’acteurs de cette époque tragique. D’abord, celui de Robert Lacoste, militant socialiste de longue date, très présent dans la résistance contre l’occupation nazie en France et devenu, à la suite de longues batailles d’appareil à l’intérieur de la SFIO (le PS de l’époque), dix ans après la guerre, le gouverneur général d’Algérie. Celui qui sera le plus dur, le plus intransigeant à l’égard des Algériens. Ecoutons Gisèle Halimi qui dresse le portrait de Robert Lacoste :
« Vous allez me dire que j’étais naïve, mais pour moi, Lacoste, c’était quelqu’un et j’ai donc pris rendez-vous avec lui au gouvernement général. Je me suis dit : “Peut-être ne sait-il pas ce qui se passe, que la torture était devenue la base du système d’enquête en Algérie”. Il me reçoit gentiment. Il me dit : “Oui, c’est dur”. Je réponds : “Oui, c’est difficile”, mais visiblement, on ne parlait pas de la même chose. Quand j’ai parlé d’une répression indigne, le ton est soudain monté : “Mais qu’est-ce que c’est que cette poignée de rebelles ? C’est vous, les avocats parisiens, qui avez créé le FLN [Front de libération nationale]. C’est une bande de voyous, le FLN, ça n’existe pas.” Il faisait très chaud, il s’est levé, en sueur, mais il n’était plus dans son état normal, il n’avait plus de self control. “Vous savez ce que j’en ferai de vos amis ? Je les écraserai tous.” Et là, il écrase le sol avec son talon. “Je les écraserai tous.” Entre-temps, il m’avait justifié les tortures, dit que c’est nous qui étions à l’origine du FLN, en créant une résistance à Paris qui n’existait plus sur le terrain. Pour lui, nous étions des affabulateurs. »
Elle n’aimait toujours pas, c’est le moins que l’on puisse dire, Robert Lacoste qui portait en lui toute la charge de la brutalité coloniale, en se réclamant pourtant des valeurs de la gauche républicaine. Incroyable aveuglement de cet ancien résistant, incapable de voir que la flamme de la résistance française se trouvait cette fois du côté de ceux qui combattaient pour l’indépendance de l’Algérie. Pour Lacoste, ces « nouveaux résistants » étaient désormais des « traîtres »…
Comment allait-elle parler de François Mitterrand, qui deviendra président de la République en 1981 ? Gisèle Halimi :
« Si on veut se représenter le Mitterrand que j’ai connu pendant la guerre d’Algérie, il faut se dire qu’il ne ressemblait en rien à celui de 1981. C’était un homme dont les options politiques étaient rachetées par une intelligence hors du commun et une grande culture. Mais à cette époque, c’est un homme d’ordre qui n’aime pas trop le laxisme, chose étonnante pour un avocat. Il m’a démontré la raison d’Etat, ne m’a jamais dit qu’il était opposé aux exécutions capitales. A l’époque, quand je discutais avec lui, pied à pied, ça l’agaçait énormément. Il disait : “Vous voulez aller trop vite, il faut que cette période se passe, il faut que l’Algérie ait son lot d’exécutions, de tragédies, chez ceux qui se battent pour l’indépendance.” Et moi, je disais : “Mais l’Algérie sera indépendante, comme l’Indochine, Pourquoi ce gâchis ?” Pour François Mitterrand, ce qu’il fallait ménager, c’était l’avenir. L’avenir, ça l’intéressait… Pour lui, tout devait passer par des étapes, des réformes comme la solution fédérale, des élections, mais il y avait une progression à suivre. Et, en attendant, la répression était nécessaire. Il fallait que la France montre qu’elle n’irait pas plus vite que ce qu’elle avait décidé. »
Partisan de l’ordre à tout prix, François Mitterrand apparaît dans les propos de Gisèle Halimi comme un homme capable d’attente patiente pour agir sans complexe, au coup par coup. Avec la volonté d’accession aux plus hautes responsabilités politiques dans l’Etat (François Mitterrand voulait être président du Conseil à la place de Guy Mollet…).
Comme on le voit, dans le fracas et les fièvres de l’action, Gisèle Halimi, qui n’a jamais été « irresponsable », a toujours préféré le respect des principes de justice et d’égalité. Et lorsque le président de la République Emmanuel Macron m’a demandé en juillet 2020 de faire un rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne, avec des préconisations à mettre en œuvre, l’idée m’est venue, presque naturellement, de faire admettre Gisèle Halimi au Panthéon, l’endroit symbolique pour la « reconnaissance de la France aux grands hommes » et aux grandes femmes ! L’idée sera-t-elle retenue ? Je ne le sais toujours pas, au moment où va se dérouler un hommage national le 8 mars 2023 autour de sa vie, de ses actions.
Je n’oublie pas une autre histoire. Au milieu des années 2000, je l’ai aidée pour des recherches historiques, dans la rédaction d’un de ses derniers livres,« la Kahina » [Plon, 2006], un roman historique, récit flamboyant d’une femme guerrière des Aurès, à la lisière entre l’Algérie et la Tunisie, qui a résisté les armes à la main à l’invasion de cavaliers arabes au VIIIe siècle. Gisèle Halimi écrivait :
« “Mon grand-père paternel me racontait souvent, par bribes, l’épopée de la Kahina. Cette femme qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu’aux reins. Vêtue d’une tunique rouge – enfant, je l’imaginais ainsi –, d’une grande beauté, disent les historiens. […] Devineresse, cette pasionaria berbère tint en échec, pendant cinq années, les troupes de l’Arabe Hassan.” Ces quelques lignes sont extraites du Lait de l’oranger, écrit en 1988, et qui continue mon récit autobiographique initié avec La Cause des femmes. J’ai voulu clore ce cycle par la Kahina. Dans son contexte historique, je l’ai fait vivre, aimer, guerroyer, mourir. Comme mon père, Edouard-le magnifique, l’aurait peut-être imaginée. La Kahina était-elle son ancêtre ? Peut-être. L’ai-je aimée en la faisant revivre. Oui. Passionnément. »
BIO EXPRESS
Benjamin Stora, né en 1950, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont « Une mémoire algérienne » (Robert Laffont, 2020) et « Histoire dessinée des juifs d’Algérie » (La Découverte, 2021). Il est aussi l’auteur du rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie [PDF], remis à l’Elysée en janvier 2021 (et publié aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses »)
Rencontrés en 2018 et 2019, ces hommes racontent leurs expériences comme ils n'en avaient souvent jamais parlé avant. Tous différents, leurs histoires portent un éclairage particulier sur une importante période de notre histoire récente aux multiples conséquences.
Une version de 90 mn est en préparation actuellement sans que son délai de parution ne soit fixé car elle nécessite davantage de moyens.
Avec Rémy Serres appelé en 1957, Xavier Jaquey appelé en 1957, Christian Travers appelé en 1960, Albert Meriau appelé en 1960, Roger Treilhou appelé en 1960, Bernard Dutoit appelé en 1959, Michel Delsaux appelé en 1960, Roger Winterhalter appelé en 1960, Georges Garie appelé en 1956, Stanislas Hutin appelé en 1958, Jean-Jacques Gastebois appelé en 1958.
Agés d’à peine 20 ans ces hommes ont été au centre d’événements capitaux de notre Histoire.
Et pourtant, pendant 40 ans ils se sont tus.
Personne, pas même leurs proches, n’a entendu parler de ce qu’ils avaient vécu.
Jusqu’à la 4 ACG (Anciens Appelés d’Algérie et leurs Amis Contre la Guerre).
ENFIN…
Issus d’histoires et de géographies différentes ils possèdent pourtant beaucoup en commun.
Maintenant, ils racontent cette histoire collective et intime.
Novembre était et, est synonyme d’abnégation de l’extrême, novembre c’était, troquer son âme contre la terre, l’honneur, la fierté et la dignité de l’Algérie, nation et peuple.
Novembre est l’éternelle leçon d’histoire que nous devons enseigner à toutes les générations futures car, symbole de la vie " futuriste ", condition « sine qua none » de liberté.
Nos Moudjahidine, en vie, se comptent sur les bouts des doigts, qu’Allah leur prête longue vie. Nous les voyons partir tristement et avec deuil. Ces dernières années, seulement, nous avons déploré la perte de tant de figures de proue de la révolution, des figures emblématiques comme : Si Abdellah Benmiloud, Si M’hamed Belahcène, Si Hadj Sari, les frères Habbouche Ahmed et Abdelkader, Si Omar Chebboub, Si Braham Kherroubi, Si Ahmed Dehili ; pour ne citer que ceux-là… Allah yarham-houm !
Non ! Ce n’est pas par préférence que je cite ces nobles noms ; je les ai tous côtoyés pour me parler en profondeur des secrets d’alcôves de la révolution, des batailles livrées à l’ennemi, de leurs désaccords avec les faussaires et de tant de détails inhérents à leur vie de maquisards, dont l’œuf et la « kesra »qu’ils partageaient entre quatre ou cinq personnes.
Ils me rappellent fidèlement ce Moudjahid ou Chahid, sans nom et sans visage, qui m’a couvert de sa veste en pleine guerre et sous les frimas d’un mois d’hiver ; pour rester exposé au froid mordant, vêtu seulement d’une chemisette.
Perpétuons la mémoire pour que nul n’oublie ces monuments, que nous devons encenser, pour avoir sacrifié ce qu’ils avaient de plus cher… Juste pour que la liberté nous sourit.
Qui ne connaît pas le Moudjahid Si Abdellah Benmiloud, cousin du Chahid, le commandant Si Djelloul Belmiloud ?
Si Abdellah était une bibliothèque et pour lire « cette encyclopédie », je me rendais très souvent au café qu’il gérait à la rue principale de Cherchell pour me faire part de tant d’histoires et d’analyses, extrêmement pertinentes et édifiantes.
Si Abdellah a émis le vif vœu de terminer ses jours un 1 Novembre, Dieu a exaucé son rêve… Nous avons assisté à son enterrement un 1 Novembre 2012 !
Ces hommes ont fait preuve de renoncement aux valeurs matérielles et aux plaisirs terrestres pour se conduire en modèles; répondant, avec fidélité, à l'appel de la raison d'être. Il n' y a nul secret qui cache notre amour et notre profonde considération à ces hommes sauf: leur droiture, leur loyauté et leur bravoure... Qui font serment !!!
L'affaire prend une tournure très politique. Emmanuel Macron préside un hommage national à l'avocate et militante féministe Gisèle Halimi, mercredi 8 mars, à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes. Mais la cérémonie n'est pas du goût de tout le monde. Serge Halimi, l'un des fils de l'avocate, et plusieurs associations féministes ont déjà annoncé leur intention de ne pas y participer. "La décision de l'Elysée intervient après plus de deux ans de tergiversations", justifie notamment Serge Halimi.
Depuis la disparition de la militante féministe, le 28 juillet 2020 à 93 ans, la présidence de la République cherche avec difficulté la bonne date et le lieu adéquat pour lui rendre hommage. En 2020, un déplacement du chef de l'Etat au Liban, peu après l'explosion dans le port de Beyrouth, avait contraint l'Elysée à repousser l'événement. Puis une deuxième date avait été évoquée au début de l'année 2022, mais l'hommage n'avait finalement pas eu lieu.
A quoi va ressembler l'hommage organisé par l'Elysée ?
Emmanuel Macron doit présider un hommage national à Gisèle Halimi, mercredi à partir de 14 heures, au palais de justice de Paris. Initialement, le président de la République avait évoqué dans un discours le 4 mars 2020 "la cour des Invalides", mais le caractère militaire du lieu ne convenait pas à plusieurs membres de la famille. Lors d'une cérémonie d'environ deux heures, le chef de l'Etat doit prononcer un discours pour honorer la mémoire de l'avocate, "évoquer son parcours et ses combats, et rappeler ce que la France lui doit", détaille à franceinfo un conseiller présidentiel.
Selon ce conseiller, Emmanuel Macron évoqueranotamment ses combats "contre la colonisation et la guerre d'Algérie", "contre la peine de mort", pour "la légalisation de l'IVG" ou encore "pour la dépénalisation de l'homosexualité". Jean-Yves Halimi, fils aîné de Gisèle Halimi, doit également prendre la parole en ouverture de la cérémonie. Interrogé par l'AFP, ce dernier s'est dit "on ne peut plus satisfait" qu'un hommage national soit rendu à sa mère.
Pourquoi cet hommage est-il critiqué (et en partie boycotté) ?
Le choix de l'Elysée ne fait pour autant pas l'unanimité. La cérémonie sera notamment boycottée par Serge Halimi, deuxième fils de l'avocate. "Le pays est mobilisé contre une réforme des retraites extrêmement injuste, dont les femmes qui occupent les métiers les plus difficiles seront les premières victimes. Ma mère aurait défendu leur cause et manifesté à leurs côtés", a-t-il expliqué.
Le fils de la militante féministe n'a pas non plus apprécié la manière de faire de la présidence de la République. Selon nos informations, un conseiller de l'Elysée a contacté le journaliste du Monde diplomatique par SMS le 1er mars pour lui annoncer la tenue de cet hommage une semaine plus tard. Pourtant, l'exécutif assure que la date était fixée bien avant l'annonce d'une journée de mobilisation contre la réforme des retraites.
La position de Serge Halimi rejoint celle de l'association Choisir la cause des femmes, fondée par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir en 1971. "Les membres du bureau se sont dits à l'unanimité que Gisèle Halimi n'aurait jamais accepté une chose pareille", explique à franceinfo Violaine Lucas, la présidente de l'association. "Le président de la République met en place une réforme des retraites qui va pénaliser les femmes, donc on ne peut pas s'associer à cet hommage et cela nous choque."
"Comment ont-ils pu s'imaginer qu'on allait participer à cette instrumentalisation politique ?"
Violaine Lucas, présidente de Choisir la cause des femmes
à franceinfo
Sur la méthode, Violaine Lucas s'en prend également à l'Elysée. "On a reçu un simple mail le 2 mars au matin sur l'adresse de l'association. Ils me demandaient mes coordonnées pour pouvoir m'envoyer une invitation. On nous prévient six jours avant, alors qu'on a déjà un événement au Parlement européen prévu le 8 mars", s'agace-t-elle.
Selon l'association, Anne Tonglet, l'une des deux femmes défendues par Gisèle Halimi en 1978 lors de l'emblématique procès d'Aix-en-Provence qui a ouvert la voie à la reconnaissance du viol comme crime en France, ne se rendra pas non plus à l'hommage. Cette dernière a assuré "être déçue de tant de mépris". Enfin, la présidente de la Fondation des femmes, Anne-Cécile Mailfert, ne se rendra pas non plus à l'hommage rendu au palais de justice. "Ma place est dans la rue, et c'est comme ça qu'on lui rendra le plus bel hommage", a expliqué la militante sur franceinfo.
Que répond l'Elysée face à ces critiques ?
L'Elysée rejette le "procès" fait par Serge Halimi et défend le choix de la date malgré le contexte politique. Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, "fait écho aux combats menés par Gisèle Halimi", explique un conseiller de l'Elysée, refusant de mélanger l'actualité de la réforme des retraites et la figure de l'avocate féministe. "Un hommage national est toujours un temps de rassemblement, de communion, de dépassement de tous les clivages politiques", regrette ce même conseiller.
"Ceux qui ne veulent pas s'associer sont dans un combat politique qu'ils mènent en leur conscience."
Un conseiller de l'Elysée
à franceinfo
Sur la méthode, l'Elysée se justifie en expliquant que "Serge Halimi s'est toujours désintéressé de cet hommage". Le militant de gauche avait expliqué en novembre dans le journal Le Monde que la mémoire de sa mère pouvait "parfaitement se dispenser d'un discours d'hommage d'Emmanuel Macron".
Les partisans de cet hommage du 8 mars ne se trouvent pas uniquement au palais de l'Elysée. Le journaliste Thomas Legrand n'hésite pas ainsi à convoquer la mémoire de son ami, le journaliste Emmanuel Faux, troisième fils de Gisèle Halimi, disparu l'été dernier. "Il était l'un des inspirateurs de cet hommage à cette date symbolique et au palais de justice de Paris, lieu que Gisèle Halimi a tant fréquenté", détaille Thomas Legrand dans son éditorial publié mardi dansLibération. "L'hommage de la République (plus que celui du président) à la femme qui a eu raison, dans une période où le vent réactionnaire et illibéral souffle sur le monde et la France, ne sera pas inutile aux oreilles qui l'entendront. En attendant, peut-être un jour, le Panthéon."
Où en est l'idée d'une entrée au Panthéon ?
Derrière la polémique liée à l'hommage national plane aussi la déception de proches et de militantes féministes qui réclament l'entrée de Gisèle Halimi au Panthéon. Cette panthéonisation a d'ailleurs été recommandée par l'historien Benjamin Stora à Emmanuel Macron, parmi une vingtaine de préconisations"pour réconcilier les mémoires" entre la France et l'Algérie. Une pétition lancée en octobre 2020 a également récolté plus de 35 000 signatures.
Depuis, Emmanuel Macron semble jouer la montre. "On sent une gêne" du côté de l'Elysée, "et on ne peut pas s'empêcher de penser 'Oui à Baker, non à Halimi'", avait confié à Public Sénat le sénateur socialiste Rachid Temal, au moment de l'annonce de la panthéonisation de Joséphine Baker.
Le processus d'entrée de Gisèle Halimi au Panthéon "est toujours à l'étude et sera mené jusqu'à son terme", assure l'Elysée à franceinfo. "Une entrée au Panthéon est toujours un processus de temps long, à l'exception de Victor Hugo et Simone Veil. Et ce ne doit pas être la revanche d'une partie du pays contre une autre."
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