S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
En vieux briscard de la communication, le maire de Béziers, Robert Ménard, ancien secrétaire général et co-fondateur de l'Organisation non gouvernementale (ONG) Reporters sans frontière (RSF), a su focaliser les feux de la rampe sur sa personne dans des moments particulièrement chauds en France, où exprimer sa haine de l'immigré est devenu, chez une certaine classe politique, presque une fierté nationale. Quitte à se mettre hors-la-loi, le maire de cette ville française a refusé de marier un Algérien et une française sous prétexte que le jeune Algérien se trouve en situation irrégulière en France, sous le coup d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Pourtant, la loi est claire, notamment l'article 12 de la Convention européenne des droits de l'Homme, qui stipule qu'«à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit», ainsi que deux décisions du Conseil constitutionnel, rendues en 1993 et en 2003, qui reconnaissent cette liberté du mariage et sa conformité quelle que soit la situation administrative des futurs époux. Dans le cas de ces futurs mariés, l'autorité judiciaire, représentée par le procureur de la République, ne s'est pas opposée à ce mariage. Que se passe-t-il dans la tête de ce maire qui veut fonder sa propre République à l'intérieur de la République française ? En haut lieu, on lui a répondu que s'il veut qu'une personne en situation irrégulière soit interdite de mariage, il doit faire une proposition dans ce sens dans la prochaine loi sur l'immigration. En l'état actuel des choses, il ne peut pas s'opposer à ce mariage. Il peut, bien sûr, se mettre hors-la-loi, et refuser d'officier ce mariage, mais il risque gros. Car, la mariée, une Française, qui a tous les droits qu'il a lui-même, ne lui pardonnera pas cette offense. Déjà, dans le sillage de sa tentative de ternir l'image du futur mari, affirmant qu'il est «connu des services de police pour vol avec recel et agression», la future mariée a dénoncé à travers les médias l'illégalité de la décision du maire, non sans lancer que «c'est lui le voyou». L'affaire ira devant les tribunaux, car les futurs époux ont décidé de porter plainte contre le maire en question, qui risque gros, jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende, sans parler de la sanction administrative (le Conseil des ministres peut procéder à sa suspension).
Que gagne-t-il dans cette affaire ? Une aura politique dans le cercle de l'extrême droite. Une partie des Français est, de plus en plus, remontée contre les étrangers, les Maghrébins particulièrement, suite à un matraquage en règle qui laisse croire que tous les malheurs de la France sont provoqués par l'immigration. La tension qui a régné, ces derniers jours, dans plusieurs régions en France, suite à l'assassinat du jeune Naël, a légèrement baissé, mais certains veulent encore plus de spectacle.
e Hirak est l’expression d’un puissant désire d’indépendance du peuple vis-à-vis des tenants du pouvoir.
La nuit de la Toussaint, une poignée d’Algériens a sollicité le destin et a bravé le danger pour lancer une révolution nationale. Pour libérer le pays de la longue nuit coloniale. Enfants nés hors de cette période, nous n’avons de mémoire que pour la suite : après l’indépendance, l’Algérie plongée dans une lutte implacable pour le pouvoir. Ici, récit d’une épopée révolue.
De brefs souvenirs. Quelques bribes. L’intrusion de soldats en armes dans la hara de Langare. Cris. Peur. Panique. Menaces. Bruits de bottes. Armes bien en vue. Mères éplorées. Pères hagards. Enfants hébétés. J’eus sûrement peur ce jour-là, mais je ne saurais dire si j’avais conscience de ce qui nous arrivait alors. Le tragique de la situation était accentué par la misère que vivaient nos parents. Leur malchance était liée aux pénibles métiers du bâtiment. A leur inculture également. Ils ne s’expliquaient pas leurs tribulations dans un pays qui était le leur.
Pourquoi, se demandaient-ils, s’ingérait-on ainsi dans notre vie ? Paisibles nous sommes, et nous le resterons. Parmi nous, rares étaient ceux qui pouvaient comprendre les aberrations du système colonial. Infime minorité, à vrai dire.
Quartier de Langare. Des maisons sommairement construites et réparties à l’intérieur en chambrées où nous nous entassions en familles. Les briques en toub, en terre, étaient visibles à l’œil nu. Une architecture sommaire.
L’urbanisme ? Un luxe. Autour, la désolation comme au douar des Ouled Mosly où naquit et vécut ma mère. Des terrains vagues baptisés Châaba. Littéralement lieux déserts où souvent gisaient les immondices et où erraient les chiens sans maîtres. Et où nous allions jouer au ballon, faute de terrains adéquats ; c’était là que nous vidions nos querelles en bagarres sous la houlette d’un arbitre improvisé. Gare au perdant car s’il rentrait le nez en sang ou l’œil tuméfié et les vêtements déchiquetés ou simplement en poussière boueuse, il avait affaire à son paternel qui ne manquait pas là l’occasion de lui administrer la raclée de sa vie…
Nous vivions à la périphérie de la ville. Mais pas seulement. A l’ombre des sombres heures de la guerre de Libération. Surtout pour nos parents, le jour exploités dans les chantiers et la nuit suspects de rébellion dans leur propre pays. Par moments, il leur arrivait d’en faire amèrement les frais car ils étaient conduits sans ménagement, manu militari, à la sortie de la ville, dans un stade pour y rester la journée, exposés en masse sans nourriture ni eau… De pareils souvenirs dormaient agités dans nos mémoires qui méritaient mieux… Pauvres pères…
Des bruits de bottes insistants dans la courette. Des torches allumées dans l’obscurité régnante qui ajoutait à la terreur des femmes déjà au paroxysme de la peur.
La soldatesque franchissait brutalement et sans crier gare les portes de ces maisons. Avec force cris et gesticulations pour effrayer encore plus les paisibles occupants dont certains dormaient déjà. Comme à la campagne. Figés comme des statues devant leurs seuils, nos parents étaient souvent rudoyés et, sans retenue, copieusement insultés et roués de coups. Il fallait qu’ils avouent quelques délits et crimes, forcément commis à l’endroit des gaouris ; en tous cas, ils devaient coopérer avec l’administration coloniale appuyée par la force des baïonnettes en vue de dénoncer quelques fellagas, ces coupeurs de routes, embusqués quelque part dans les recoins de ces quartiers malfamés où la population européenne bien née ne rêvait mettre le pied.
Ces descentes policières effectuées par des militaires laissaient les uns et les autres, femmes, enfants et hommes, dans un état d’immense détresse psychologique à telle enseigne que les langues se déliaient durant de nombreux jours après pour les évoquer à la seule fin de conjuration.
Ce qui explique sans doute que nos jeunes consciences en éprouvaient une sainte répulsion. On installa en nous une peur que seul le temps réussit à nous en débarrasser. Nos princes s’en inspirèrent hélas après l’indépendance. Terroriser un peuple pour le dominer faisait alors partie de la panoplie des occupants indus du pouvoir ; comment devait-on alors espérer fraterniser avec la population tout occupée à digérer ses peurs et qui, vaquant à ses affaires, flirtait avec l’indigence quotidiennement renouvelée ? C’était pure illusion.
Pourtant, le Viêtnam a été l’occasion de mesurer les limites de pareille politique. Avec Dien Bien Phu. Il est vrai que le général Giap a pu dire depuis que le colonialisme est un mauvais élève…
De Langare, je ne garde que ce douloureux et vague souvenir. Avec dépit. Une trace a échappé au temps, une photo avec mon vénéré père. La seule. Debout tous les deux, près de la maison qui me vit naître. Tout autour, la Châaba, elkhla, oualou, nada, niente, rien. Autant dire le néant. Le vide sidéral.
C’étaient les banlieues d’alors, où nous étions recalés tels des cancres. Nos mères n’en sortaient quasiment jamais. Nos pères si, pour aller dans les chantiers vendre leur force de travail. Pour un salaire de misère, payé à la quinzaine. De quoi reconduire le quotidien vécu à la force du poignet.
Mon père habillé d’un semblant de costume sombre et coiffé d’une kachta enroulée autour du chef. Me tenant contre lui, les cheveux luisants au soleil, je portais de pied en cap un habit tout en blanc, avec une paire de sandales. C’était probablement l’été.
De Langare, nous déménageâmes à El-Combatta, Les Combattants, quartier inséré dans la ville en une suite de villas qui appartenaient alors aux Roumis. Le must alors en matière d’habitat. Quant à nous, autochtones et indigènes, nous étions logés à la même enseigne que beaucoup d’autres Djazaïris, c’est-à-dire de façon sommaire. Vu les revenus d’alors, nous avions droit à une chambrée dans une grande maison dont le propriétaire, Kaddour, passait avec un guide, du fait de sa cécité, pour réclamer son loyer. Gare aux retardataires car les menaces d’expulsion étaient à portée de parole. La sévérité n’était pas le moindre de ses caprices. Dieu lui pardonne.
La vie y était réglée de la façon la plus traditionnelle, les femmes à la maison — occupant le dedans — et les hommes vaquant aux affaires du dehors. Il y avait là, parmi nos voisins immédiats, Mohammed Leqbaïli, appelé ainsi du fait de ses origines berbères, et sa femme Fatma. Elle ne revit son époux que quelques années après l’indépendance du pays si bien qu’elle vécut seule avec ses deux petits-enfants. Et une anecdote ô combien douloureuse me revient à l’esprit. Je la revois assise près de la porte de sa piaule en train de me quémander un quelconque service lorsqu’un homme cria dès le seuil de la porte d’entrée principale, comme de coutume alors, «étrig» pour libérer la route, et de s’engouffrer dans le long corridor de la maison collective où nous logions tous.
Comme les femmes mariées ne devaient pas se laisser voir, elle ferma précipitamment sa porte alors que j’avais mes doigts posés sur la porte entrouverte si bien qu’elle se referma brutalement sur mes doigts. Je sautais au plafond de douleur ; mes doigts en furent ensanglantés. Je vous laisse imaginer les pleurs à chaudes larmes versés ce jour-là du fait d’el hechma, la honte d’être vue par un autre homme.
Nous échouâmes donc dans une grande maison appelée alors hara datant de l’ère coloniale. Composée de petites chambrées, elles firent à l’époque le bonheur du bailleur qui les louait à des familles dont le dénuement se mesurait à l’œil nu. Guère d’espace.
A l’entrée, plusieurs petites pièces sur une rangée bordée par un couloir d’à peine un mètre. Hygiène exécrable. Pour une dizaine de familles, parents et enfants, un cabinet de toilettes infect et infesté de souris. Promiscuité imposée. Les gens ne pouvaient avoir quasiment pas d’intimité. Fenêtres minuscules. Certaines chambres avaient des murs aveugles, l’aération étant un luxe. Quatre murs et un sol en ciment. C’est à peine exagéré de qualifier ces chambres de cellules. Juste de quoi loger la plèbe.
Au bout de ce couloir, sorte de tunnel non éclairé, une courette avec d’autres chambres en carré. Identiques dans leur conception que celles du couloir. En l’absence des maris, la petite cour servait aux femmes de lieu de rendez-vous où certaines d’entre elles se retrouvaient pour deviser. Claustrées comme dans un harem. Que de fois, il m’arrivera de les découvrir en train de faire la chasse aux souris échappées de la petite pièce d’un mètre servant de salle d’eau dont la porte fermait mal. Heureusement, quasiment juste en face de notre hara, il y avait un hammam… A même la cour, un semblant d’escalier menait à l’unique étage où le propriétaire de céans dressait parfois ses quartiers lorsqu’il lui arrivait de visiter ses locataires, souvent pour les tancer à cause de loyers impayés. Avec force menaces…
Durant la guerre de Libération nationale, tel est l’espace qui a servi d’univers à toute une flopée de familles qui espéraient exister. Survivre fut le credo quotidien de ces familles. Bien des querelles ont jonché cette promiscuité. Souvent pour des broutilles. C’était une manière de penser son existence. De panser cette blessure sociale vécue d’emblée dès l’indépendance. Occupés à vaquer à leur profession, les hommes échappaient à ces rixes anodines mais riches de quelques vocables dont enfants nous aurions souhaité nous passer.
Plus tard, après la cruelle guerre de 7 ans. En face de notre hara, quelques familles avaient pu prendre possession de maisons. Des biens vacants comme elles furent désignées officiellement.
Plus tard, j’appris que nombre d’entre elles étaient des familles de chahids, martyrs de l’indépendance. Et perpendiculairement à notre ruelle, un quartier tout en villas les unes contiguës aux autres. Elles étaient occupées précédemment par des Gaouris qui devaient être fonctionnaires, enseignants… La classe moyenne sans doute qui, les fins de semaine d’été, ouvraient toutes grandes les fenêtres d’où s’échappaient musique et rires. Joie de vivre dont nous étions sevrés.
Bannis. Handicapant que cette situation dont gamins nous ne comprenions ni les tenants ni les aboutissants. Et pour cause, nous guettions attristés nos géniteurs patentés tous les soirs au retour de leur travail harassant. Nous espérions la clé qui nous ouvrirait les joies de l’enfance, la nôtre étant maudite. Quasiment, aucun de nos parents n’échappait un tant soit peu à la dure condition de forçats des chantiers ; beaucoup de familles végétaient ainsi.
Il est vrai cependant que la colonisation est une page sombre dans l’histoire mondiale. Singulièrement celle de l’Europe. Comment pratiquer l’amnésie ? Comment la mémoire collective algérienne pourrait-elle effacer cette page ? Comme on a coutume de le dire : l’amnistie n’est pas l’amnésie. Le devoir de
mémoire subsiste dans les consciences de générations entières nées avant comme après l’indépendance. Si le Président Mitterrand a pu estimer que l’Etat français et la République française ne sont pas responsables de Vichy et n’avait pas à faire d’excuses, son successeur, le Président Chirac, l’a fait. Mais ni ce dernier, ni ses successeurs n’ont voulu présenter aux Algériens la moindre excuse au nom de la France officielle. Encore moins une juste réparation. Ce que les Canadiens et Australiens officiels ont fait.
Il est en effet loin le temps où la France découvrait l’or dans les caves de La Casbah d’Alger où était entassé un butin estimé, nous dit-on, à plus de cinq cent millions de francs de l’époque, l’équivalent sans doute de quelque quatre milliards d’euros. D’aucuns pensent que le trésor de la Régence d’Alger devait servir à Charles X pour corrompre le corps électoral. Déjà Alger était à l’origine de bouleversements politiques en France. Semblerait-il, ce trésor a profité à des militaires, des banquiers et des industriels, les Seillière et les Schneider, outre à Louis Philippe. Mais l’or d’Alger servit également au développement de la sidérurgie française. Quels résultats et quels produits pour nous indigènes ?…
Ainsi, pour mon père, véritable damné des chantiers, payé à la quinzaine. Souvent endetté auprès de notre épicier attitré, Hamma. Ma mère m’envoyait systématiquement chez lui pour moult courses : dix douros de sucre, dix douros de café, quinze douros d’huile… C’était la chanson de mon enfance. Je répétais la quantité et le nom des denrées voulues par ma mère le long du trajet.
Avec sa bonne bouille, Hamma ne manquait jamais l’occasion de sortir son stylo pour ses additions. « Tu diras à ton père de passer demain pour me régler, sinon plus de crédits », disait-il.
Il était notre créancier, mais aussi un peu notre sauveur car sans lui, il était difficile de boucler les fins de mois au vu des maigres salaires de nos parents. Certains étaient toutefois mieux lotis que nous. Surtout que, les mères vaquant aux affaires domestiques, les pères échappaient aux draconiennes contraintes des chantiers. Si bien qu’il leur arrivait de sortir parfois avec un fruit à la main. Suprême bonheur pour un gamin d’alors…
Durant la guerre de libération nationale, la vie de nos parents fut des plus laborieuses. Après l’indépendance, elle le fut hélas tout autant. Leur indigence était de plus adossée à un analphabétisme alors endémique.
Ajoutez à cela les tracasseries coloniales et vous aurez en face de vous des gens continuellement écrasés par leur destin. Un quotidien implacable. Beaucoup de voisins, d’amis et de parents vivaient ainsi, il est vrai. D’où leur propension à tout miser sur leur progéniture. Chacun d’eux rêvait d’un destin exceptionnel pour ses enfants. A tort ou à raison, l’école fut alors considérée comme l’idéal tremplin pour éliminer tous obstacles afin d’arriver à se construire une place dans la société. Une sorte de revanche sur le sort qui a été le leur.
L’école fut sans doute notre planche de salut. Nos pères espéraient énormément nous voir grandir dans un milieu plus prospère que le leur. Il est vrai aussi que moult familles, nos voisins immédiats, comptaient nombre d’enfants.
Familles nombreuses dont les enfants de certaines d’entre elles ne dépassèrent hélas pas le niveau d’études primaires. Confiés souvent à la rue, notre éducation en pâtit. Du moins pour certains d’entre nous. Libération nationale. Libération sociale, culturelle, économique, politique. Cette révolution tarde après celle nationale.
Que de défis encore pour s’affranchir du sous-développement. Après l’indépendance du territoire national du joug colonial, esprit de Novembre es-tu encore là ?
Ammar Koroghli
*Poète (« L’Abc et le Alif »; « Sous l’exil l’espoir »), nouvelliste (« Les menottes au quotidien » ; « Mémoires d’immigré ») ; essayiste (« Institutions politiques et développement en Algérie »). Avocat.
Un Algérien se souvient du 5 Juillet 1962, fête de l’indépendance nationale, un jour indélébile de la mémoire algérienne. Mais enfin, comment en est-on arrivé là ? Et à quel prix ? Du 5 juillet 1830 au 5 juillet 2023 : de la prise d’Alger au 61e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie.
Le 5 juillet 2023, l’Algérie célèbre son 61e anniversaire de l’indépendance. Fanfares, défilés, parades, concerts et feux d’artifice sont prévus dans chaque grande ville d’Algérie. Une date hautement symbolique sous le signe de l’unité nationale, mais qui ne doit pas faire oublier ce passé «chargé» de faits et méfaits d’une colonisation française extrêmement violente. Après des décennies d’humiliations, de bouleversements et de répressions sanglantes, l’heure de l’indépendance est à la joie indélébile et au bonheur d’une nouvelle renaissance qui reviennent de droit à ses vrais habitants, les Algériens.
L’Algérie, qui depuis l’Antiquité a subi et supporté toutes les dominations et occupations possibles, devient un Etat indépendant le 5 juillet 1962, un jour indélébile de la mémoire algérienne qui ne ressemble à aucun autre, magique et inoubliable. Dans mes souvenirs d’enfance, c’est une alternance de fêtes et de moment de tristesse et de deuil pour les disparus sans sépultures où nos chouhada sont en quelque sorte encore présents. La joie : mon père et mes deux frères venaient d’être libérés. Le deuil : un parent proche sans sépulture, «disparu» durant la Bataille d’Alger. Mémoire et reconnaissance en ce jour magique sur l’admirable courage des familles de chouhada, des femmes violées, des martyrs des «enfumades», des rescapés des camps de regroupements, des enfants de disparus, des enfants nés sous X, des irradiés de Reggane…
L’indépendance nationale, mais à quel prix ?
Le passé est encore douloureux, cimenté dans nos mémoires collectives, les blessures béantes et les cicatrices indélébiles toujours pénibles sont présentes à ce jour. J’étais un jeune Algérien âgé de 12 ans à l’époque ; je me souviens de ce jour magique que je ne pourrai jamais effacer de ma mémoire.
Le 5 juillet 1962, un climat de liesse règne, notre immeuble à La Casbah d’Alger s’est vidé pendant une semaine. Tout le monde était dehors. Les gens ne dormaient pas, ne mangeaient pas, ne travaillaient pas, de jour et de nuit. A Climat de France, chez ma sœur, avec mes neveux, on repeignait les murs et façades d’immeuble en blanc, puis on ajoutait des inscriptions «Vive l’indépendance», «Tahia El Djazaïr»… Je me déplaçais aussi partout dans les rues d’Alger, sur les capots de voiture, criant ma joie. Je me suis blessé, j’ai perdu deux dents en tombant de l’arrière d’un camion à la rue de la Lyre. Ce moment est cimenté dans ma mémoire. Quand j’y pense, aucune citation ou émotion ne peut le résumer.
Un jour magique : c’est une journée qui ne ressemble à aucune autre. En ce 5 Juillet 1962, l’Algérie fête, dans la frénésie, l’indépendance que doit proclamer le soir-même le général de Gaulle. Cent trente-deux ans de colonisation jour pour jour après la prise d’Alger par les Français… Hommes, femmes et enfants défilent dans les rues, au cri de «Vive l’Algérie indépendante», vêtus de leurs habits de fête, drapeaux du Front de libération nationale (FLN) au vent. C’est un événement que l’on ne vit qu’une fois. De tous les villages, toute la population venait, les hommes, les femmes de tous âges. Ils dansaient, ils chantaient. On se rencontrait, on criait. C’était l’euphorie.
La population goûte à la liberté retrouvée, les combattants de l’Armée de libération nationale (ALN) paradent dans les rues, les exilés préparent leur retour et les chefs politiques s’apprêtent à endosser le costume de gouvernants. Avec l’indépendance, arrachée après plus de sept années de guerre et la victoire du «oui» au référendum du 1er juillet, sonne l’heure de la délivrance. Tandis que les adultes emménageaient dans les appartements laissés vacants, les gamins s’adonnaient au pillage des magasins.
C’est un peu comme si tous les habitants du 93 s’installaient sur les Champs-Elysées. Il faut imaginer les boutiques laissées à l’abandon… Je me suis d’ailleurs allégrement servi pour jouer au Robin des Bois. De Bab Azzoun, j’ai ramené des rouleaux de tissus que j’ai offerts à toutes les voisines de notre immeuble. Les bijouteries étaient vides ! Tout le monde se servait. Tout le monde était content.
La plus grande joie a été le retour à la maison de mes deux frères. Ils rentraient sains et saufs chez eux, dans un pays libéré, après avoir été incarcérés dans la prison de Serkadji et condamnés à mort. J’avais 12 ans, cette nuit du 5 Juillet 1962, la grande surprise et beaucoup d’émotion, c’est le retour mes frères Mohamed et Laadi, condamnés à mort, ils ont été libérés. De la prison Barberousse, à une demi-heure de notre domicile du 24, rue Randon (actuellement rue Amar Ali), ils sont arrivés la nuit accompagnée d’au moins une dizaine de prisonniers libérés et ne sachant où dormir, le temps de passer la nuit puis de rejoindre leurs familles.
Ma mère leur a préparé des cafés et des boissons. Tout le monde dans notre immeuble criait et pleurait de joie, les femmes lançaient des youyous stridents. Ils sont venus voir et félicité ces hommes qui ont donné leur vie pour l’indépendance de l’Algérie. Les voisins frappaient continuellement à notre porte pour embrasser mes deux frères. C’était la joie des retrouvailles, des pleurs, des rires, des moments inoubliables cimentés dans ma mémoire. Les hommes fatigués parlaient sans cesse, dansaient, chantaient et refusaient de dormir.
Le lendemain, mon frère Mohamed est parti rejoindre ses amis de La Force locale, en l’occurrence le Commandant Azzedine, le capitaine Nachet et les frères Oussedik. Une nuit inoubliable, magique, bien cimentée dans ma mémoire de jeune Yaouled. Pendant leur absence, des armes et de l’argent étaient dissimulés sous le lit de mes parents. Je me rappelle, j’étais avec mon frère Mohamed à un siège de la Force locale, j’ai pris un revolver dans un appartement à Diar Djamaâ que j’ai caché dans mon cartable.
C’est un local où il y avait des grenades, des revolvers et plein de munitions. En fait c’était un dépôt de munitions de la force locale. Mon neveu Faouzi a pris une grenade, puis après je ne sais pas s’il l’a donnée à quelqu’un. Ce revolver je l’avais toujours lors des manifestations du 5 Juillet 1962 caché dans mon cartable lors de la rentrée scolaire en 6e au lycée Guillemin, devenu plus tard lycée Okba. Puis de peur je l’ai jeté dans une des rues de La Casbah.
Pendant ce temps-là, la fête battait son plein. Avec des copains armés, on a tourné dans les quartiers européens, sur les capots des voitures, en criant de joie «Tahia El Djazaïr». D’ailleurs, je me suis blessé en tombant d’un camion rue de la Lyre. Le 5 juillet 1962 restera pour moi une fête inoubliable. Historique cette ambiance festive, cimentée dans ma mémoire. Même avec la bouche en sang et deux dents cassées. Sur les capots des voitures, des jeunes filles bien habillées brandissaient des drapeaux.
Cette fête est inoubliable, cette ambiance festive…
Des cris de joie, des larmes et des youyous dans les villes, villages, douars et quartiers d’Algérie. Des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et d’hommes ont chanté et dansé sur les places d’Alger et au square Port Saïd transformé en piste de danse. Fanions, guirlandes et drapeaux vert et blanc avec l’étoile et le croissant rouges envahissent les rues. Des enfants bien habillés portent des tenus de fête tricolores, assis sur des charrettes à vélo et plus souvent du haut des camions ou sur les capots de voitures criant «Tahia El Djazaïr», en frappant des mains, chantant et dansant...
A défaut de camions, parfois accrochés à des lampadaires, des arbres, parapets et balcons, occupés par des grappes de gens. Le drapeau algérien est fièrement déployé aux fenêtres. Les femmes vêtues de blanc, sans la petite voilette (adjar), poussent des youyous dans les rues. C’est du jamais vu dans l’histoire de l’Algérie. Les villes sont envahies par la foule et les klaxons des voitures. La joie éclate, le bruit et l’excitation extrême, des évanouissements dus à la chaleur du mois de juillet, des cris, des enfants errants, perdus. Et ça durait comme ça des jours et des jours.
Le 5 Juillet 1962 : l’indépendance de l’Algérie est proclamée. Que dire : la joie dans les rues, un peuple colonisé 132 ans qui retrouve son indépendance… Moi le yaouled (gamin) de La Casbah, j’avais 12 ans à l’époque. C’était un moment de folie et d’euphorie. L’exode des Français d’Algérie, qui avait débuté dès le mois de mai, s’est précipité. Pour eux, c’était «la valise ou le cercueil». Ils n’envisageaient pas d’alternative. Bab El Oued, la rue Michelet et la rue d’Isly se sont ainsi vidés de leurs habitants.
Durant les derniers jours, c’était la panique. Le «oui» avait obtenu 99,72% des suffrages lors du référendum du 1er juillet, le premier scrutin loyal depuis 132 ans. Pendant au moins dix jours, Alger n’était plus une ville mais une fête permanente. Les femmes ne parlaient plus, elles poussaient des youyous à longueur de journée. Les enfants étaient redevenus des enfants. Les grands aussi. Il régnait une sorte d’anarchie joyeuse. C’était une joie indélébile, un événement que je ne peux oublier même si je perdais la raison. Après tout ce que nous avions vécu comme persécutions, peur et cauchemar en permanence, c’était comme une révélation divine et une nouvelle naissance. On nous appelait musulmans, Arabes ou indigènes jamais Algériens.
Les Arabes, que les colons accablaient de barbarie, paresse, de vanité...
Le mépris des Européens et les humiliations ont fait de l’Algérien un méchant, un révolté, un révolutionnaire épris de liberté et de justice. Pouvoir vivre sans cette peur, imaginer qu’on peut circuler librement, crier notre joie sans avoir à se justifier était inouï, c’était presque incroyable, inimaginable. Alors qu’on nous avait interdit d’être Algérien et nous étions étrangers dans notre propre pays, nous les bicots, tronc de figuier, ratons, crouilles, singes, bougnoules, sous-homme, ce jour-là, tout semblait permis, tout semblait possible.
Dans toute l’Algérie les gens étaient dans les rues et descendaient des douars environnants pour exprimer leur joie, et beaucoup de personnes, hommes, femmes et familles entières, s’embarquaient au hasard dans des camions en direction d’Alger pour défiler et fêter «l’indépendance». Pour terminer, non à l’oubli et gloire à nos martyrs. Après 132 ans de colonisation, «tout empire périra», l’Algérie revient toute entière à «ses habitants, les vrais». Ce jour indélébile, inoubliable et magique du 5 Juillet 1962 est toujours présent dans la mémoire collective des Algériennes et Algériens.
Un 5 juillet est une date marquante dans la vie du pays. Elle est une halte pour un bilan obligatoirement objectif pour répertorier ce qui a été réalisé, ce qui n'a pas été entrepris et mesurer le chemin qui reste à parcourir. En 61 ans, l'Algérie a vu des vertes et des pas mûres, mais globalement le redressement est évident et à bien des égards sa souveraineté a gagné en galons.
La perfection n'est pas aisée à atteindre, mais la vérité est que les Algériens sont autrement mieux lotis que beaucoup de leurs semblables dans le monde. Il leur est exigé aujourd'hui de transformer en qualité ce qu'ils ont en quantité. De mieux ordonner leurs acquis dans une multitude de domaines.
Conclure que la pleine indépendance est totalement assurée serait se contenter d'un état des lieux où des efforts plus conséquents sont exigés pour qu'une plus large aisance de vie soit garantie pour la majorité des Algériens.
De fait, nul pays au monde et conséquemment nul peuple, très loin des apparats trompeurs chez quelques-uns, ne peut prétendre atteindre la plénitude d'une indépendance car la souveraineté totale de chacun suppose l'abstraction des interdépendances mondiales. L'enchevêtrement des relations et les liens des intérêts établis de facto prêtent une lourde et large signification à l'indépendance qui ne se limite pas à la simple détention d'un emblème national.
Si la symbolique et les symboles ne lient pas l'entame et la finalité de la marche du peuple, il est vain de vouloir atteindre le parachèvement d'un progrès que chacun est en droit d'attendre.
Que de secousses l'Algérie a vécues jusqu'à mettre son existence en danger. Mais ses enfants ont pu rester debout et su marquer leur présence dans un monde devenu un petit village où jouer des coudes nécessite de plus en plus de hardiesse, efforts et circonspection. Elever davantage son émergence nécessite encore plus d'intelligence et un éloignement encore plus long de l'autosatisfaction. Elle a en sa faveur des capacités humaines et des richesses intarissables pour s'élever au niveau d'une réelle indépendance pour que sa souveraineté ait le sens juste qu'elle doit avoir.
L'association internationale des « amis de la révolution algérienne» est née lundi 3 juillet, à Alger, avec comme président, le moudjahid et ancien diplomate Noureddine Djoudi, et l’ancien président du Mozambique, Joaquim Chissano, comme président d’honneur. Elle va constituer un énième outil de soft power sans doute pour le régime.
L’Assemblée constituante a voté à l’unanimité pour les membres du comité exécutif, composé de 13 membres, dont 6 représentent différents pays.
Les membres fondateurs ont adopté le statut de l’Association internationale des « Amis de la Révolution algérienne » qui stipule que « est considérée comme amie de la Révolution algérienne, toute personne physique qui a apporté un soutien matériel ou moral dans la lutte pour la libération de l’Algérie, ainsi que toute personne qui embrasse les valeurs universelles de la Révolution du 1er novembre ».
Prenant la parole après avoir été élu président de l’Association, M. Djoudi a déclaré que « l’Algérie n’oubliera jamais le mérite de ceux qui l’ont soutenue pendant la lutte contre le colonisateur français », soulignant que « l’Association aura beaucoup à faire sur le terrain, à savoir faire connaître les principes de la révolution algérienne et apporter son soutien aux peuples colonisés pour recouvrer leur liberté et leur indépendance, notamment les peuples palestinien et sahraoui ».
De son côté, le président d’honneur, Joaquim Chissano, s’est félicité de la naissance de cette Association, qui aura pour mission de « soutenir les peuples colonisés dans leur lutte pour l’indépendance ».
L’Association, qui a un caractère historique et culturel, ouvre ses portes aux amis de la Révolution algérienne, leurs enfants et proches de toutes nationalités, ainsi qu’à ceux qui souhaitent promouvoir l’histoire de l’Algérie et le militantisme des amis de la Révolution algérienne, selon les statuts de l’Association.
La création a eu lieu lors d’une cérémonie tenue au Palais des Conférences ( CIC) d’Alger, en présence du ministère des Moudjahidines et des ayant droits et d’autres membres du gouvernement.
Dans son discours prononcé à cette occasion, Laid Rabika, a déclaré que l’Algérie « n’oubliera pas ceux qui ont soutenu sa juste cause », soulignant que le 61e anniversaire de la fête de l’indépendance « est un occasion par laquelle l’Algérie exprime une fois de plus sa fidélité aux amis de sa révolution et sa reconnaissance de leurs bonnes actions.
Le président mozambicain Joaquim Chissano a déclaré que l’Algérie « a été le premier pays à soutenir les mouvements de libération en Afrique, y compris son pays, le Mozambique », et qu’elle a « contribué à l’indépendance du peuple mozambicain en 1974 ».
Depuis l’Iran, Ihsan Shariat a qualifié la révolution algérienne de « révolution humanitaire », en faisant « un exemple à suivre par tous les peuples du monde ».
Était également présent à la cérémonie Tram Van, fils du célèbre dirigeant vietnamien, le général Giap, qui a évoqué l’attachement de son père à l’Algérie et les qualités de son peuple luttant contre le colonialisme.
Depuis les États-Unis, l’historien Sheppard Todd David, a déclaré que la révolution algérienne « a des amis dans tous les pays grâce aux principes humanitaires sur lesquels elle s’est fondée, ce qui lui a donné un poids international ». Il a souligné que l’Association internationale des amis de la Révolution « œuvrera pour permettre aux peuples du monde de bénéficier de l’héritage historique de la révolution algérienne, grâce à ses valeurs de justice sociale, d’égalité et de droit des peuples à l’autonomie ».
Même de France, il y a des amis de la révolution algérienne. L’ancienne députée au parlement français, Fries Jacqueline, a souligné « la nécessité de reconnaître les comportements dangereux et les abus commis par le colonialisme français en Algérie », elle a parlé des aspects humains qui ont caractérisé le peuple algérien dans sa lutte à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Cela étant dit, et combien même on ne peut nier les valeurs humaines qui constituent le socle de la révolution algérienne, la présence du conseiller du président de la République chargé des affaires réservées, Mohamed Chafik Mesbah à la cérémonie du 3 juillet au CIC, Abdellatif-Rehal d’Alger peut constituer un indice qui ne trompe pas sur les nondits de l’initiative.
L’Association des amis de la révolution algérienne a tout l’air d’être un instrument de soft power et d’influence au service de la notoriété du président Tebboune et de son régime qui a besoin de relais d’opinion sur le plan international.
Encore une autre manière de dévoyer les sacro-saintes valeurs de la révolution algérienne. Des principes pour lesquels se sont sacrifiés ses pères fondateurs et des milliers d’algériens et auxquels les dirigeants successifs de l’Algérie depuis l’indépendance se sont servi comme fonds de commerce idéologique et source de légitimation de leur pouvoir.
Fouad Soufi, chercheur en Histoire et archiviste, à L’Expression
Le contexte dans lequel a été actée l'indépendance de l'Algérie, il y a 61 ans, a été marqué par la terreur exercée par l'OAS sur les Algériens, notamment dans les grandes villes. C'est ce qu'explique dans cet entretien Fouad Soufi, chercheur en histoire de l'Algérie et spécialiste de la question des archives. Il relève que devant la sauvagerie des forces françaises, les Algériens ont fait preuve de solidarité exemplaire. M. Soufi revient aussi sur ce qu'il attend de la commission mixte d'historiens algériens et français, décidée par le président Tebboune, et son homologue français. Cette commission est chargée d'étudier les archives de la période coloniale et de la guerre d'Algérie. Ses membres «sauront se mettre d'accord sur les mots simples et complexes», a estimé, optimiste, M. Soufi.
L'Algérie fête le 61ème anniversaire de son indépendance. Pouvez-vous nous mettre dans le contexte de la proclamation de l'Indépendance? Fouad Soufi: Rien n'est plus difficile que de se mettre dans le contexte de l'époque. Pour certains civils et militaires, la fête avait commencé le 19 mars, pour d'autres il a fallu attendre la fin juin et plus particulièrement le jour du scrutin le 1er juillet. En fait, le contexte est marqué par les crimes commis par l'O.A.S. un peu partout et surtout à Alger et Oran, mais pas seulement. Il y aurait de nombreuses études locales à faire. Ce fut donc pour beaucoup d'Algériens dans les grandes villes une période très dure. Nous avons le témoignage du commandant Azzedine sur Alger et, avec d'autres collègues, nous avons essayé de comprendre et savoir ce qui s'est passé à Oran. Mais que s'est-il passé ailleurs? Dans tous les cas, il faut rendre hommage aux fidaiyine qui se sont battus d'abord contre l'armée française, puis ensuite contre l'O.A.S., et qui ont pu éviter la partition de notre pays. Le contexte, c'est donc la terreur que l'O.A.S.voulait faire régner. Ce sont les assassinats ciblés de l'O.A.S. contre les femmes de ménage, les facteurs, etc. et contre tous les Algériens qui s'aventuraient pour une raison ou une autre dans certaines rues d'Alger et d'Oran et autres villes. Il ne faut pas oublier l'explosion d'une voiture piégée le 28 février 1962 à Oran (Mdina Jdida), l'explosion d'une bombe au port d'Alger le 2 mai et autres crimes. Le contexte, c'est aussi la solidarité nationale. Jamais les mots «frères et soeurs» n'ont pris un sens aussi puissant. Mais là encore les travaux d'historiens algériens manquent et très souvent les témoignages ne suffisent pas.
Mais pourquoi des voix et des écrits continuent de défendre le récit selon lequel la véritable date de l'indépendance est le 3 juillet et non le 5 juillet? Je croyais que ce débat était clos, mais votre question me semble montrer le contraire. Il faut commencer par le commencement. Il est, alors bon et bien de rappeler que par lettre adressée au président de l'Exécutif Provisoire, Abderrahmane Farès, le président de la République française, le général de Gaulle, a pris acte des résultats du scrutin d'autodétermination du 1er juillet 1962. Ce faisant il reconnaît «l'Indépendance de l'Algérie» et transfère «à compter de ce jour» [donc le 3 juillet] à l'Exécutif Provisoire de l'État algérien [pas au FLN et surtout pas au GPRA], «les compétences afférentes à la souveraineté sur le territoire des départements français d'Algérie» [les départements français et pas l'Algérie!]. Si l'on s'en tient à une sorte de juridisme formel, la véritable date de l'indépendance serait le 3 juillet effectivement. Mais ne serait-ce pas là faire l'histoire de France et confirmer alors que c'est De Gaulle qui nous a accordé l'indépendance? Cette façon de voir et de traiter l'histoire n'emporte pas mon adhésion. Le choix de la date du 5 juillet pour fêter n'est pas, non plus, le fruit du hasard. C'est le G.P.R.A., à Alger, qui a pris la décision de fêter l'Indépendance le 5 juillet - qui n'était pas un jour férié, c'était un jeudi -, et le président Benyoucef Benkhedda avait appelé à la reprise du travail. Pourquoi avoir choisi ce jour? D'aucuns disent «Ils sont arrivés un 5 juillet!», donc «Ils sont partis ce 5 juillet!». L'hypothèse qui me paraît la plus plausible est celle que l'on peut tirer de l'histoire même du 5 juillet. Cette date a toujours été pour le Mouvement national, une journée de deuil, dédiée de temps à autre, à des grèves, notamment chez les commerçants. Le 5 juillet 1961, le G.P.R.A. avait appelé à une grande grève patriotique contre la partition de l'Algérie. Cette victoire politique, ce changement de paradigme et le calendrier politique depuis le 19 mars ont permis cette prise de décision. Ce sont aussi et peut-être surtout les grandioses manifestations dans toute l'Algérie qui ont fortement marqué les esprits des contemporains qui ont vécu ce jour-là. Les autres générations ont vécu ces manifestations par procuration. La suite on la connait. Un an après, la loi du 26 juillet 1963, votée par l'Assemblée nationale, en fait la fête de l'Indépendance et du F.L.N. Le débat peut être intéressant mais a-t-il encore sa raison d'être? L'Histoire le dira puisque les questions historiques ne connaissent pas de fin.
La commission mixte d'historiens algériens et français, décidée par le président Tebboune et son homologue français, a tenu au mois d'avril sa première réunion. Cette commission est chargée d'étudier les archives de la période coloniale et de la guerre d'Algérie. Que peut-on attendre de cette commission? Cette commission est d'abord chargée de trouver une sorte de discours commun sur cette histoire commune. Ce sera probablement dur avec en sus l'angoisse de la page blanche. Quoi écrire? Comment? Ce terrible choix des mots justes pour les uns, mais pas pour les autres. Mais ne faut-il pas commencer un jour? Pourquoi pas? Est-elle pour autant chargée d'étudier les archives de la période coloniale? Si c'est pour écrire l'histoire c'est une des règles de la méthode historique et donc cela se comprend. Ceci dit beaucoup de personnes sont sceptiques par rapport aux travaux de cette commission. Que peut-on en attendre? Il faut positiver. Ils sauront se mettre d'accord sur les mots simples et complexes. Ils emploient «Guerre d'Algérie» puisque l'armée française l'a faite en Algérie. Chez nous, comme chez eux, certains disent «Guerre d'Indépendance» et d'autres comme moi préfèrent Guerre de Libération nationale, suite logique du choix de la lutte armée pour libérer. Ce n'est là qu'un exemple. Il en est d'autres: révolte, Révolution etc.
Dans le chapitre «Histoire et mémoire» de la Déclaration d'Alger en août 2022, il a été décidé que «les deux parties entreprennent d'assurer une prise en charge intelligente et courageuse des problématiques liées à la mémoire dans l'objectif d'appréhender l'avenir commun avec sérénité et de répondre aux aspirations légitimes des jeunesses des deux pays». Une façon de prémunir l'écriture de l'histoire de l'usage politique? Ecartons d'emblée la question de la Mémoire. Je peux dire que chacun des deux pays a les siennes. Par contre, je doute fort que l'on puisse se prémunir de l'usage politique de l'histoire et ce n'est pas propre à nos deux pays. Ces jours-ci, il y a un gros débat en Inde sur la réécriture de l'histoire de l'Inde qui efface toute trace des Musulmans. Chez nous, nous avons aussi connu cette période où l'on écrivait l'histoire de la Guerre de lLibération avec une gomme comme l'avait dit quelqu'un. Par contre, il faudrait et vous le rappelez, avoir pour objectif d'appréhender l'avenir commun avec sérénité. Mais chez nous cela passe par l'ouverture des fonds d'archives au public. C'est presque un autre sujet.
Rédigé le 1 av. J.C. (mis en ligne le 3 juillet 2023) - Florian Bobin
Au moment où la France est traversée par une série de révoltes à la suite du meurtre de Nahel par la police, et pour alimenter les reflexions sur la colonialité de la police française, nous republions cet article de Florian Bobin, étudiant-chercheur en Histoire africaine, paru en janvier 2021 dans Billets d’Afrique. Il a été publié préalablement en anglais dans Africa is A Country puis dans Jacobin, et en français dans la revue Contretemps. Il retrace l’histoire de la structuration de la police française, au service des intérêts esclavagistes, colonialistes puis néocolonialistes. Il montre la continuité de cette histoire avec la culture et les pratiques actuelles des forces de l’ordre en France, notamment vis-à-vis des jeunes Africains et Afro-descendants, mais aussi de celles de ses anciennes colonies africaines.
« Pas de justice, pas de paix ! Justice pour Adama ! ». Depuis le décès d’Adama Traoré, jeune homme noir de 24 ans mort aux mains de la police au commissariat de Beaumont-sur-Oise en juillet 2016, la formule est devenue le mot d’ordre du combat mené par le Comité Justice et Vérité pour Adama. Cet été, des dizaines de milliers de manifestants ont participé aux rassemblements organisés par le collectif devant le Tribunal de Grande instance de Paris le 2 juin ou encore à Beaumont-sur-Oise le 18 juillet [1]. À travers le monde, l’assassinat de l’afro-américain George Floyd, asphyxié par un policier blanc dans les rues de Minneapolis, a intensifié la mobilisation contre les discriminations raciales. Mais nombreuses sont les voix en France, commentateurs et personnalités politiques confondus, qui continuent de botter en touche, estimant que « la France n’est pas les Etats-Unis » ou que « comparer les deux situations est absurde ». Pourtant, des études récentes de Human Rights Watch et du Défenseur des droits concluent respectivement que les contrôles effectués par la police française sur les mineurs sont « racistes et abusifs » et que « les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevé que les autres d’être contrôlés » [2]. De nombreux chercheurs et militants appellent ainsi à ce qu’un regard lucide soit porté sur l’historicité des violences policières infligées aux personnes racisées en France [3]. Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré et fondatrice du comité Justice et Vérité pour Adama, déclarait à ce propos en mai dernier : « Historiquement, les violences policières sont des continuités de l’esclavage et du colonialisme pour lesquels il n’y a jamais eu de réparations » [4]. La France a en effet une longue histoire de méthodes policières violentes à l’égard des Africains. Non seulement celle-ci a façonné le rapport des autorités policières françaises aux personnes africaines et afro-descendantes, mais elle a aussi structuré les réflexes répressifs des États africains anciennement colonisés par la France.
Structurer la police coloniale
En mars 1667, le roi de France Louis XIV signait un édit visant à réformer l’institution policière, jusqu’alors relativement dispersée. La police, déclare le décret, « consiste à assurer le repos du public et des particuliers, à purger la ville de ce qui peut causer les désordres, à procurer l’abondance » [5]. Chargé de sécuriser les commerces lucratifs et de réprimer les écrits et comportements jugés séditieux, le nouveau lieutenant de police de Paris Gabriel Nicolas de la Reynie pouvait désormais, à tout moment, faire appel à l’armée et procéder à des arrestations sans jugement [6] L’homme derrière l’édit de 1667 est Jean-Baptiste Colbert, ardent défenseur du mercantilisme, courant économique basé sur la stricte réglementation étatique du commerce ainsi que la maximisation des exportations. Principal ministre d’État sous Louis XIV, en charge de l’industrie et du commerce, Colbert supervisa l’expansion de l’empire colonial français en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, fondant en 1664 la Compagnie française des Indes orientales. Il rédigera plus tard la première version du Code noir, décret régissant le statut juridique des captifs asservis africains jusqu’en 1848. Le texte prévoyait notamment les mesures punitives en cas de marronnage : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur l’épaule ; s’il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort » [7]. Soucieuse de préserver les intérêts des capitalistes et colonialistes fortunés au sein de son empire, la monarchie française sous Louis XVI prolongea le contrôle policier des Africains et Afro-descendants. Après deux premiers textes de loi en 1716 et 1738, le ministre de la marine Antoine de Sartine, ancien lieutenant de Paris, institua la Police des Noirs en 1777. Contrairement au Code noir, cet édit de trente-deux articles prescrivit des actions fondées non sur le statut d’esclave mais sur la couleur de la peau : « Surtout dans la capitale, peut-on lire, [les Noirs] y causent les plus grands désordres et lorsqu’ils retournent dans les colonies, ils y portent l’esprit d’indépendance et d’indocilité et y deviennent plus nuisibles qu’utiles ». L’article 3 prévoyait ainsi l’arrestation et la déportation de toute personne noire « qui se serait introduit[e] en France » [8]-. Au début du XIXe siècle, le souverain français Napoléon Bonaparte, qui rétablit l’esclavage moins de dix ans après son abolition suite à la révolution haïtienne, étendit davantage le contrôle des Noirs en France. Aussi, il chargea, entre 1807 et 1808, le ministre de la police Joseph Fouché, l’architecte de la police française moderne, de mener un recensement national des « Noirs, mulâtres et autres personnes de couleur » [9]. Utilisant la même dénomination que de Sartine pour la Police des Noirs, cette classification s’inspirait directement des théories raciales de Moreau de Saint-Méry qui plaçaient les colons blancs comme « l’aristocratie de l’épiderme ». Favorable à l’esclavage, par « goût du commerce », Fouché œuvra à la généralisation de méthodes complexes d’espionnage sur les « menaces extérieures », comme à Bordeaux, qui fut l’un des ports français s’étant le plus enrichi de la traite transatlantique [10]. L’invasion d’Alger en 1830 puis l’engouement suscité par la conférence de Berlin en 1884-1885 virent la création d’un statut juridique spécifique aux « sujets » coloniaux. Dès les années 1880, et ce jusqu’au milieu des années 1940, le Code de l’indigénat servit de cadre de contrôle des Africains, permettant la condamnation de tout élément jugé perturbateur pour « manque de respect envers l’administration et ses fonctionnaires » ou « diffusion de bruits alarmants et mensongers ». « La prison, estimait alors le député et résident général de France en Tunisie Etienne Flandin, ce n’est pas une peine pour [les indigènes] mais une récompense, le suprême bonheur pour lui de vivre dans l’oisiveté » [11].
Administrer l’empire
À mesure que les centres urbains se développèrent en Afrique, la circulation des personnes et des idées représenta une menace croissante pour l’administration coloniale. Basées sur celles de la métropole, des forces de police structurées apparurent essentielles pour sauvegarder les intérêts financiers de l’empire [12]. Le projet de construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) vit ainsi la capture d’innombrables jeunes hommes par ces nouvelles forces armées. Contraints à travailler sans protection, plusieurs dizaines de milliers d’entre eux périrent [13]. En Afrique-Occidentale française (AOF), le Service de sécurité générale (SSG) fut créé en 1918 dans un contexte de contestations croissantes au sein de l’empire. Plus de cent mille Africains avaient été enrôlés dans l’armée française, souvent de force, pour participer à l’effort de guerre. Malgré les promesses d’amélioration de conditions de vie, la majorité resta soumise à l’arbitraire colonial. Le Service de contrôle et d’assistance en France des indigènes des colonies (CAI), agence de renseignement indépendante pilotée par le ministère des colonies, était à ce titre chargé de surveiller les activités politiques des Africains établis en France [14]. Parmi les premiers fichés figure le militant sénégalais Lamine Senghor. Arrivé à Paris en 1920, l’ancien tirailleur sénégalais devenu facteur fut surveillé de près par le CAI dès 1924 comme « agitateur anticolonial » et « militant communiste et antimilitariste » [15]. Senghor avait en effet rejoint les rangs du Parti communiste français, avant de s’en distancer en raison de l’intégration limitée des militants noirs. C’est ainsi qu’il fonda en 1926 une structure distincte appelant à l’émancipation de l’Afrique, le Comité de défense de la race nègre (CDRN), qu’il représenta l’année suivante au congrès fondateur de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale à Bruxelles. Le discours de Senghor, relayé par de nombreux journaux étrangers, alerta les autorités françaises. Il y déclarait notamment : « L’oppression impérialiste que nous appelons colonisation chez nous, et que vous appelez impérialisme ici, c’est la même chose, camarades : tout cela n’est que du capitalisme ; c’est lui qui enfante l’impérialisme chez les peuples métropolitains » [16]. À son retour en France, il fut arrêté pour « propos outrageants à un agent de l’autorité ». Jusqu’à sa mort, à la fin de l’année 1927, le militant sénégalais se résigna à ne plus retourner au Sénégal, craignant d’y être arrêté et incarcéré dès son arrivée. Le milieu des années 1920 vit également la création, par l’ancien administrateur colonial André-Pierre Godin, du Service d’assistance aux indigènes nord-africains (SAINA), composé notamment d’une force de police appelée Brigade nord-africaine (BNA). S’assurant de la stricte réglementation des Algériens en France, l’agence de surveillance prit l’habitude de contraindre les employeurs à licencier leurs salariés soupçonnés d’anticolonialisme [17]. Bien que supprimée après la Seconde guerre mondiale, l’unité reprit une seconde vie au milieu des années 1950 à travers la Brigade des agressions et violences (BAV). À mesure que s’intensifia la guerre d’indépendance d’Algérie, les travailleurs nord-africains installés en France étaient systématiquement victimes d’arrestations abusives et de raids nocturnes [18].
Désordres néocoloniaux
Le début des années 1960 marqua le retour progressif en France de soldats et policiers mobilisés en Algérie [19]. Parmi ceux-ci figurait Maurice Papon, responsable de la déportation de plus de 1500 Juifs sous le régime de Vichy et de la systématisation de la torture de militants du Front de libération nationale (FLN) dans l’Est algérien. Devenu préfet de la police de Paris en 1958, Papon créa le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA), qui supervisa l’assassinat de centaines de manifestants pro-FLN, battus et jetés dans la Seine, en octobre 1961 [20]. En besoin de main-d’œuvre pour la reconstruction d’après-guerre, l’État français avait incité de nombreux travailleurs africains à s’installer en France. Ces derniers étaient en général parqués dans des bidonvilles ou des habitations à loyer modéré (HLM) situés aux périphéries des métropoles. Le discours sécuritaire ambiant passa alors de « la sauvegarde de l’empire contre des agitateurs indigènes indisciplinés » à « la protection de la nation contre de dangereux criminels immigrés ». Les méthodes policières répressives, quant à elles, perdurèrent. Au début des années 1970, Pierre Bolotte, ancien officier colonial en Indochine puis en Algérie, fonda la Brigade anti-criminalité (BAC) en région parisienne. Préfet de police de la Guadeloupe quelques années plus tôt, il mena la violente répression de la grève des travailleurs du 27 mai 1967 [21]. En Afrique, la naissance d’États nouvellement indépendants ne marqua pas la fin de l’obsession du contrôle. En 1959, le Service de sécurité extérieure de la Communauté (SSEC) fut créé pour maintenir des liens étroits entre les services de renseignement français et les unités de police locales dans les colonies africaines. Dernier directeur de la sécurité nationale en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), son fondateur Pierre Lefuel mit en place, dans la foulée, le Service de coopération technique internationale de police (SCTIP), unité composée principalement d’anciens officiers coloniaux chargés de former les nouvelles polices africaines2 [22]. Le cas du Cameroun est tragiquement emblématique : à la même période que la guerre contre-insurrectionnelle menée en Algérie, les autorités françaises employèrent des méthodes de répression sanglantes (bombardements aériens, assassinats ciblés, internements de masse, manipulations psychologiques), qui, après l’indépendance formelle du Cameroun en 1960, mutèrent en méthode de gouvernement du nouveau régime pro-français d’Ahmadou Ahidjo [23]. Au Sénégal, Jean Collin, ancien fonctionnaire de l’appareil colonial français, cristallisa les tensions en sa qualité de ministre de l’Intérieur sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, son oncle par alliance. Fin stratège, Collin avait la haute main sur le fonctionnement des prisons et supervisait de près les forces de police, dont des unités aux méthodes violentes comme le Groupement mobile d’intervention (GMI) [24]. Sous l’Union progressiste sénégalaise (UPS), parti unique dirigé par le Président Senghor, la répression des mouvements d’opposition [25] pilotée par Collin fut marquée par des campagnes d’arrestations massives, comme dans l’affaire And Jëf-Xare Bi de 1974-1975, et des assassinats déguisés de militants, notamment celui d’Omar Blondin Diop en 1973 [26]. Incarnant la continuité de la police coloniale, un sulfureux commissaire français du nom d’André Castorel supervisait les interminables séances de torture des dissidents du régime : plongeant leurs têtes dans des bassines d’eau jusqu’à perdre haleine ; électrocutant leurs parties sensibles (testicules, oreilles, langue) ; déchirant leurs anus avec le goulot de bouteilles [27]. La culture de répression policière demeure centrale dans le rapport qu’entretiennent nombre d’États africains à la dissidence. Les rassemblements publics – appelant à l’amélioration des conditions de vie et s’opposant à l’accroissement des inégalités, l’arbitraire politique et les arrangements néocoloniaux – sont encore souvent dispersés dans la violence. Les réflexes autoritaires déployés dans la gestion de la crise du COVID-19 ont ainsi amplifié la méfiance populaire envers les autorités. Pour autant, un autre mode de gestion est possible, estiment une centaine d’intellectuels africains dans une récente lettre ouverte adressée aux dirigeants du continent africain : « Il s’agit pour l’Afrique de retrouver la liberté intellectuelle et la capacité de créer sans lesquelles aucune souveraineté n’est envisageable. De rompre avec la sous-traitance de nos prérogatives souveraines, […] de penser nos institutions en fonction de nos communes singularités et de ce que nous avons » [28].
Le troisième couplet du Kassaman (hymne national algérien), jugé anti-France, a été rétabli le 21 mai dernier par un décret du président algérien. Parmi les paroles de ce couplet, on peut lire : « Ô France, le temps des palabres est révolu […] Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes »
Le décret modifie les circonstancesdans lesquelles l’hymne national du pays (écrit par Moufdi Zakaria, un poète algérien et militant indépendantiste) doit être joué en intégralité. Il le sera désormais, lors de toutes les cérémonies officielles en présence du président algérien Abdelmadjid Tebboune. Plus précisément, ce troisième couplet (sur les cinq que compte l’hymne) avait été rétabli depuis plusieurs années, mais il avait disparu de la vie publique, à l’exception des congrès du FLN ou de l’investiture du président de la République algérienne. Le nouveau décret l’inscrit donc désormais au protocole de toutes les cérémonies officielles.
Nadir Marouf, anthropologue du droit, s’adresse à une élue des Alpes Maritimes, Michèle Tabarot, vice présidente du groupe LR à l’Assemblée Nationale française, qui a dressé un véritable réquisitoire contre l’Algérie
Chère madame,
Permettez-moi de vous faire part de mon grand étonnement à l’écoute de votre intervention il y a quelques jours à l’Assemblée Nationale sur l’hymne national algérien.
Ou votre colère relève de votre méconnaissance des règles commémoratives, ou elle procède de votre haine à l’endroit de l’Algérie. En effet, le contenu d’un hymne est lié au contexte historique de son écriture. Or l’hymne algérien remonte en 1956, en pleine guerre d’Algérie : l’avion conduisant les principaux leaders depuis Rabat vers Tunis a été arraisonné par les services de la police militaire française, un militant communiste du nom de Fernand Iveton avait été guillotiné à Alger, suite au refus de sa grâce par le très socialiste François Mitterand, alors ministre de la justice, condamnation à perpétuité d’Henri Alleg, ex-directeur du journal Alger-Républicain , emprisonné à Barberousse à Alger, tout comme Jacqueline Guerroudj, arrêtée en 1957 en même temps que Fernand Iveton, enfin assassinat du jeune mathématicien Maurice Audin l’année suivante ( 1957).
La liste peut être prorogée , en me limitant aux seules victimes de l’armée coloniale d’extraction européenne , qui étaient de confession chrétienne , voire juive ( comme Daniel Charbit, mort au maquis ), lesquels n’avaient pas renié leurs fois respectives , fussent-ils pour certains d’entre eux d’obédience communiste.
Cette version de la guerre de libération de l’Algérie, vous ne la connaissez sans doute pas, car elle n’a jamais été divulguée par l’historiographie officielle .
Ne serait-ce qu’en me limitant à ces victimes expiatoires du colonialisme français, le contenu de l’hymne algérien ne pouvait qu’être légitime , eu égard au contexte que je viens d’évoquer . J’ajoute que tous les hymnes nationaux sont sujets à l’inconvénient d’anachronisme, eu égard aux circonstances dans lesquelles ils ont été rédigés. Prenez l’exemple de la Marseillaise, rédigée par Claude Joseph Rouget de Lisle en avril 1792, en pleine période Thermidorienne : le texte s’adressait au contingent stationné à Strasbourg, prêt à en découdre avec les armées de Bohême et de Hongrie, évidemment royalistes qui, comme toutes les puissances monarchiques européennes d’alors , étaient scandalisées par cette « Révolution » incomprise et jugée contraire à la sacralité des régimes de droit divin encore en vigueur. Baptisé La Marseillaise, suite à quelques péripéties secondaires, cet hymne campait un contexte inédit dans l’imaginaire politique de l’Europe de l’Ouest. Napoleon Bonaparte, qui n’a pourtant pas épargné ses voisins monarchistes de l’Est comme du Nord, n’était nullement motivé par la sécularisation de l’ordre politique et sa raison de se battre relevait d’autres motivations. Napoleon Bonaparte a interdit La Marseillaise durant tout son règne imperial’ comme ce fut le cas avec la Restauratiin , la Monarchie de juillet, et même le Second Empire. La Larseillaise a réapparu en 1879, c’est-à-dire près d’une décennie après l’avènement de la Troisième République . Cet hymne a disparu pendant plus de. 80 ans, avant de refaire surface à ce jour . Mon propos consiste à vous faire comprendre qu’un hymne national ne peut s’extraire du contexte social, politique, voire religieux dans lequel il est conçu. Vous comprendrez aisément que l’hymne national algérien relevait d’un contexte où aucune fraternisation ne pouvait être concevable d’avec le pouvoir colonial, qui a brimé pendant plus d’un siècle les dits « indigènes » , auxquels s’ajoutaient des militants non musulmans , ces oubliés de l’histoire . Il semble par ailleurs que votre intervention n’est pas une surprise , sachant le rôle de votre père durant la guerre d’Algérie, qui avait officié dans l’OAS au point où il élût domicile à Alicante à la veille de l’indépendance pour se soustraire à la juridiction pénale de la 5e République . À votre place, je me ferais plus discret sur ce délicat dossier.
PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui, à l’approche du 61e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, retour sur la controverse autour du décret du président Tebboune élargissant la liste des événements soumis à la version intégrale du « Kassaman ».
Paris-Maghreb (ALINE DE PAZZIS POUR « L’OBS »
Soixante ans après son adoption comme hymne national de l’Algérie, vous ne comprenez pas pourquoi le « Kassaman »soulève subitement la controverse ?
On vous explique comment un décret du président Abdelmadjid Tebboune daté du 21 mai concernant le chant patriotique algérien s’inscrit dans un climat franco-algérien tendu.
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• Comment est né le « Kassaman » ?
Pour comprendre cette polémique, retour en 1955. Depuis sa cellule de la prison de Barberousse à Alger, l’auteur et militant indépendantiste Moufdi Zakaria, surnommé le « poète de la Révolution algérienne », écrit le « Kassaman » – que l’on peut traduire par « Nous jurons » ou le « Serment ». Ce chant deviendra en 1963, un an après l’indépendance, l’hymne national officiel de l’Algérie.
Cette composition n’a pas été laissée au hasard, il s’agit d’une commande spécifique d’un responsable du Front de Libération nationale (FLN), Abane Ramdane, connu pour son appel du 1er avril 1955 à l’union et l’engagement du peuple algérien pour la libération. Au nom de ce rassemblement et de la lutte pour l’indépendance, il demande à Moufdi Zakaria de composer cet hymne national.
Le « Kassaman » est composé de cinq couplets, dont un, le troisième, apostrophe directement la France. « Il me semble que c’est un des seuls hymnes au monde qui cite un autre pays », confie l’historien Tramor Quemeneur, membre de la commission mixte d’historiens français et algériens « pour travailler sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées » qui a été mise en place dans la foulée de la visite d’Emmanuel Macron à Alger en août 2022. Le contexte de colonisation et de lutte pour l’indépendance dans lequel a été écrit l’hymne algérien explique cette mention.
• Mais où était passé ce fameux troisième couplet ?
« Ô France ! Le temps des palabres est révolu. Nous l’avons clos comme on ferme un livre. Ô France ! Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes. Prépare-toi ! Voici notre réponse. Le verdict, Notre révolution le rendra. Car nous avons décidé que l’Algérie vivra. Soyez-en témoin ! Soyez-en témoin ! Soyez-en témoin ! »
En théorie, le troisième couplet a toujours été là. En pratique, selon un décret datant de 1986, il n’était chanté qu’à l’occasion de l’investiture du président, comme lors de la prestation de serment d’Abdelmadjid Tebboune le 19 décembre 2019, ou lors des congrès du FLN. Un peu comme « la Marseillaise » finalement, qui compte six couplets mais dont a l’habitude de ne chanter que le premier.
Mais, le 21 mai, un décret présidentiel [PDF] chamboule tout. Il dispose que l’hymne national, le « Kassaman »,doit désormais en outre être chanté dans son intégralité lors « des commémorations officielles en présence du président de la République ». Problème : ce troisième couplet, donc, apostrophe la France et fait référence à la colonisation. Vu de ce côté de la Méditerranée,c’est une énième confrontation. La ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, a estimé sur le plateau de LCI mi-juin que cette décision pouvait « apparaître à contretemps » au moment où les deux pays s’efforcent de donner un nouvel élan à leur relation.
L’historien Tramor Quemeneur insiste sur le fait que le contexte d’écriture du « Kassaman » ou de « la Marseillaise », chant de guerre écrit en 1792 et adopté définitivement comme hymne national en 1879, n’est pas le même aujourd’hui. « “La Marseillaise” aussi on peut la voir différemment à présent de ce qu’elle était à l’époque,explique-t-il. Il faut se pencher sur le sens des mots dans le contexte actuel, pas à l’époque où ils ont été écrits. »
Membre de la commission mixte d’historiens, Tramor Quemeneur s’attache à une interprétation moderne de ce troisième couplet. Pour lui, les mots« Ô France ! Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes » résonnent aujourd’hui comme « une sorte d’appel pour que la France assume son passé et le regarde en face ». Il souligne l’importance de continuer le travail colossal entrepris pour la mémoire collective et « d’aborder l’histoire coloniale à bras-le-corps ».
• Paris-Alger, l’éternel conflit ?
Ce décret a été adopté au cours d’une période qui a oscillé entre fausses notes et accords plus ou moins parfaits. Le récent report de la visite du président Abdelmadjid Tebboune en France n’est pas passé inaperçu. Une rencontre avait été prévue courant mai puis décalée mi-juin avant d’êtrerepoussée au mieux à la fin de l’été… Mais ce n’est pas tout, le livre de l’ancien ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, « l’Enigme algérienne : chroniques d’une ambassade à Alger » (L’Observatoire, 2022), a contribué à raviver certaines tensionsentre les deux rives. L’ancien diplomate n’hésite pas à y dénoncer l’accord bilatéral de 1968 sur l’accueil des Algériens en France.
Le 20 juin, la députée Michèle Tabarot, élue Les Républicains des Alpes-Martimes, s’est ainsi indignée à l’Assemblée nationale : « Quel désaveu pour le président Macron qui prétendait vouloir donner un nouvel élan à la relation entre la France et l’Algérie !Ce n’est pas le premier camouflet. Alors que le président algérien était attendu en France, il a préféré se rendre en Russie [du 13 au 15 juin, NDLR] pour renforcer son partenariat avec ce pays qui menace la stabilité du monde. Combien d’actes de repentance inutiles ? […] Combien de fois l’exécutif a renoncé pour s’attirer les grâces d’un pouvoir qui vit sur une rente mémorielle depuis soixante ans ? […] La France n’a récolté que mépris et affaiblissement […]. Ce n’est pas un acte à contretemps, comme a tenté de le justifier Madame la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères : c’est un geste calculé qui désigne la France comme l’ennemi. C’est inacceptable ! »
Tramor Quemeneur le reconnaît : « La situation des relations entre Paris et Alger est fluctuante, mais il ne s’agit pas d’un gel diplomatique non plus. »« Il faut aller dans le sens du dialogue », martèle-t-il. L’historien soutient la nécessité de passer au-dessus du « petit jeu politique entre l’Algérie et la France » pour travailler conjointement.
Précision importante : contrairement à ce qui a pu être dit au plus fort de la polémique, ce troisième couplet ne sera pas chanté lors des visites des chefs d’Etat étrangers en Algérie. L’hymne se limitera alors à sa version courte.
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