PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Aujourd’hui, à l’approche du 61e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, retour sur la controverse autour du décret du président Tebboune élargissant la liste des événements soumis à la version intégrale du « Kassaman ».
Paris-Maghreb (ALINE DE PAZZIS POUR « L’OBS »
Soixante ans après son adoption comme hymne national de l’Algérie, vous ne comprenez pas pourquoi le « Kassaman » soulève subitement la controverse ?
On vous explique comment un décret du président Abdelmadjid Tebboune daté du 21 mai concernant le chant patriotique algérien s’inscrit dans un climat franco-algérien tendu.
• Comment est né le « Kassaman » ?
Pour comprendre cette polémique, retour en 1955. Depuis sa cellule de la prison de Barberousse à Alger, l’auteur et militant indépendantiste Moufdi Zakaria, surnommé le « poète de la Révolution algérienne », écrit le « Kassaman » – que l’on peut traduire par « Nous jurons » ou le « Serment ». Ce chant deviendra en 1963, un an après l’indépendance, l’hymne national officiel de l’Algérie.
Cette composition n’a pas été laissée au hasard, il s’agit d’une commande spécifique d’un responsable du Front de Libération nationale (FLN), Abane Ramdane, connu pour son appel du 1er avril 1955 à l’union et l’engagement du peuple algérien pour la libération. Au nom de ce rassemblement et de la lutte pour l’indépendance, il demande à Moufdi Zakaria de composer cet hymne national.
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Le « Kassaman » est composé de cinq couplets, dont un, le troisième, apostrophe directement la France. « Il me semble que c’est un des seuls hymnes au monde qui cite un autre pays », confie l’historien Tramor Quemeneur, membre de la commission mixte d’historiens français et algériens « pour travailler sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées » qui a été mise en place dans la foulée de la visite d’Emmanuel Macron à Alger en août 2022. Le contexte de colonisation et de lutte pour l’indépendance dans lequel a été écrit l’hymne algérien explique cette mention.
• Mais où était passé ce fameux troisième couplet ?
« Ô France ! Le temps des palabres est révolu. Nous l’avons clos comme on ferme un livre. Ô France ! Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes. Prépare-toi ! Voici notre réponse. Le verdict, Notre révolution le rendra. Car nous avons décidé que l’Algérie vivra. Soyez-en témoin ! Soyez-en témoin ! Soyez-en témoin ! »
En théorie, le troisième couplet a toujours été là. En pratique, selon un décret datant de 1986, il n’était chanté qu’à l’occasion de l’investiture du président, comme lors de la prestation de serment d’Abdelmadjid Tebboune le 19 décembre 2019, ou lors des congrès du FLN. Un peu comme « la Marseillaise » finalement, qui compte six couplets mais dont a l’habitude de ne chanter que le premier.
Mais, le 21 mai, un décret présidentiel [PDF] chamboule tout. Il dispose que l’hymne national, le « Kassaman », doit désormais en outre être chanté dans son intégralité lors « des commémorations officielles en présence du président de la République ». Problème : ce troisième couplet, donc, apostrophe la France et fait référence à la colonisation. Vu de ce côté de la Méditerranée, c’est une énième confrontation. La ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, a estimé sur le plateau de LCI mi-juin que cette décision pouvait « apparaître à contretemps » au moment où les deux pays s’efforcent de donner un nouvel élan à leur relation.
L’historien Tramor Quemeneur insiste sur le fait que le contexte d’écriture du « Kassaman » ou de « la Marseillaise », chant de guerre écrit en 1792 et adopté définitivement comme hymne national en 1879, n’est pas le même aujourd’hui. « “La Marseillaise” aussi on peut la voir différemment à présent de ce qu’elle était à l’époque, explique-t-il. Il faut se pencher sur le sens des mots dans le contexte actuel, pas à l’époque où ils ont été écrits. »
Membre de la commission mixte d’historiens, Tramor Quemeneur s’attache à une interprétation moderne de ce troisième couplet. Pour lui, les mots « Ô France ! Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes » résonnent aujourd’hui comme « une sorte d’appel pour que la France assume son passé et le regarde en face ». Il souligne l’importance de continuer le travail colossal entrepris pour la mémoire collective et « d’aborder l’histoire coloniale à bras-le-corps ».
• Paris-Alger, l’éternel conflit ?
Ce décret a été adopté au cours d’une période qui a oscillé entre fausses notes et accords plus ou moins parfaits. Le récent report de la visite du président Abdelmadjid Tebboune en France n’est pas passé inaperçu. Une rencontre avait été prévue courant mai puis décalée mi-juin avant d’être repoussée au mieux à la fin de l’été… Mais ce n’est pas tout, le livre de l’ancien ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, « l’Enigme algérienne : chroniques d’une ambassade à Alger » (L’Observatoire, 2022), a contribué à raviver certaines tensions entre les deux rives. L’ancien diplomate n’hésite pas à y dénoncer l’accord bilatéral de 1968 sur l’accueil des Algériens en France.
Le 20 juin, la députée Michèle Tabarot, élue Les Républicains des Alpes-Martimes, s’est ainsi indignée à l’Assemblée nationale : « Quel désaveu pour le président Macron qui prétendait vouloir donner un nouvel élan à la relation entre la France et l’Algérie ! Ce n’est pas le premier camouflet. Alors que le président algérien était attendu en France, il a préféré se rendre en Russie [du 13 au 15 juin, NDLR] pour renforcer son partenariat avec ce pays qui menace la stabilité du monde. Combien d’actes de repentance inutiles ? […] Combien de fois l’exécutif a renoncé pour s’attirer les grâces d’un pouvoir qui vit sur une rente mémorielle depuis soixante ans ? […] La France n’a récolté que mépris et affaiblissement […]. Ce n’est pas un acte à contretemps, comme a tenté de le justifier Madame la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères : c’est un geste calculé qui désigne la France comme l’ennemi. C’est inacceptable ! »
Tramor Quemeneur le reconnaît : « La situation des relations entre Paris et Alger est fluctuante, mais il ne s’agit pas d’un gel diplomatique non plus. » « Il faut aller dans le sens du dialogue », martèle-t-il. L’historien soutient la nécessité de passer au-dessus du « petit jeu politique entre l’Algérie et la France » pour travailler conjointement.
Précision importante : contrairement à ce qui a pu être dit au plus fort de la polémique, ce troisième couplet ne sera pas chanté lors des visites des chefs d’Etat étrangers en Algérie. L’hymne se limitera alors à sa version courte.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/monde/20230703.OBS75263/pourquoi-y-a-t-il-une-polemique-autour-de-l-hymne-national-algerien.html
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