S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Soixante ans après la fin du conflit algérien, les rancœurs demeurent, des deux bords de la Méditerranée. Cette série, écrite par Georges-Marc Benamou et Benjamin Stora, tente de réconcilier les mémoires. Elle n’exonère aucun des belligérants. Les exactions et les massacres commis des deux côtés ne sont pas éludés. Chaque témoin apporte son point de vue, avec ses souvenirs heureux et ses traumatismes. La vérité apparaît complexe. Elle n’est jamais tout à fait blanche ou noire, mais se situe plutôt dans des zones grises.
Le mythe du colon
Bien éloigné du « riche colon faisant suer le burnous des musulmans », la majorité des pieds-noirs était d’origine populaire. Aux déportés communards, aux Alsaciens et aux Lorrains, se mêlent des immigrés italiens, espagnols et maltais. Ils créent une culture originale et parlent un français au phrasé arabe. « On vivait à l’algérienne […]. Les mœurs des Algériens avaient largement “contaminé” les populations occidentales », se souvient la réalisatrice, Nicole Garcia, fille d’un
petit commerçant d’Oran.
La voix de Benoît Magimel
Les commentaires sont dits par le comédien Benoît Magimel. Un choix qui ne doit rien au hasard. Dans Ennemi intime, de Florent-Emilio Siri (2008), il a incarné un jeune lieutenant idéaliste, pris dans la tourmente algérienne.
Une série documentaire de France 2, diffusée lundi 14 et mardi 15 mars retracera l’histoire de la guerre d’Algérie. Une fresque historique écrite par Benjamin Stora et Georges-Marc Benamou.
C’est l’histoire d’une plaie qui n’est toujours pas refermée. Et ce même si des actes politiques forts ont été posés notamment par Emmanuel Macron. Le président de la République avait parlé "d’un crime contre l’humanité" posant ainsi ses intentions mémorielles. Depuis son élection, les actes se sont multipliés comme l’ouverture des archives concernant les actes commis en relation avec la guerre d’Algérie.
"Faire découvrir la naissance de la conscience algérienne"
Le journaliste Georges-Marc Benamou, auteur de cette série-documentaire, a souhaité révéler l’existence de mensonges dans ce conflit. "Il n’y a que des mensonges et des tabous dans cette guerre", explique-t-il. Il ajoute qu’il a fallu attendre 2002 pour que la France reconnaisse qu’il y avait eu une guerre. À travers ce documentaire, il a évoqué une volonté "de faire découvrir les aspects méconnus de la naissance de la conscience algérienne".
Sélection. En cette année 2022 marquée par le 60e anniversaire des accords d’Evian et du cessez-le-feu (18 et 19 mars 1962) qui ont mis fin à la guerre d'Algérie, une sélection d'émissions pour aborder, en sept films emblématiques, la façon dont le cinéma a proposé une vision subjective de ce conflit.
La guerre d’Algérie est une guerre à part dans l’histoire de France. On a pu même parler à son sujet de "guerre sans nom", une formule que le cinéaste Bertrand Tavernier a reprise pour titrer le documentaire qu'il lui a consacré en 1992. En effet, la période de 1954 à 1962 a longtemps été évoquée en France par l’expression "les événements", et le terme de guerre n’a commencé à remplacer celle-ci de manière officielle qu’en 1999. A ces éléments de singularité s’ajoute le fait que la guerre d’Algérie a aussi été une guerre sans images. L'Etat français a en effet longtemps exercé une puissante censure, empêchant les médias en général, et les cinéastes en particulier, d’en rendre compte. Une situation que l’on a souvent comparée à la façon dont le cinéma américain s’est au contraire emparé de la guerre du Vietnam. Autre guerre d’indépendance menée par un mouvement nationaliste et qui visait à se libérer de la tutelle d’une puissance occidentale, le conflit qui a opposé les Etats-Unis au Vietnam de 1963 à 1975 a offert à de nombreux grands réalisateurs un matériau narratif qui leur a permis de signer des films marquants du cinéma de guerre.
En France, le cinéma a donc traité de la guerre d’Algérie de façon beaucoup plus discrète. Dans les années 1960, les rares cinéastes qui le font, mettent en scène de façon récurrente la figure du soldat, appelé ou officier. Mais que ce soit au travers de son départ, ou de son retour et des éventuels remords et blessures psychologiques qui l’accompagnent, ces réalisateurs sont contraints de procéder par allusion pour échapper à la censure. Dans les années 1970, des cinéastes comme René Vautier ou Yves Boisset adoptent un ton plus politique, voire militant, au message plus directement anti-colonial et mettent en scène de jeunes appelés pacifistes, révoltés et profondément traumatisés par l’expérience de la guerre. Avant que, presque soixante ans après la signature des Accords d’Evian, le cinéma français se penche de nouveau sur cette période de l’histoire, en abordant cette fois les traces que la guerre d’Algérie a laissées dans les mémoires, en tentant de donner à voir le traumatisme collectif qu'elle a représenté, les secrets de famille et le poids du silence qui a profondément marqué ceux qui l'ont vécue. Cette sélection d’émissions propose d’écouter les témoignages de sept réalisateurs français qui se sont attelés à rendre compte de la guerre d'Algérie, de René Vautier à Lucas Belvaux, en passant par Bertrand Tavernier.
Film emblématique de la Nouvelle Vague, Adieu Philippine raconte les dernières semaines de la vie civile d’un jeune appelé, en 1960. Un été marqué notamment par des vacances en Corse qui réunissent un jeune machiniste à la télévision qui s'apprête à partir en Algérie effectuer 27 mois de service militaire et deux jeunes femmes, amies inséparables. Au cours de cet entretien, Jacques Rozier précise le contexte politique dans lequel il a tourné, et la forte censure qui s'exerçait à l'époque. Une censure qui l'a contraint à procéder par allusions, les adieux de Michel à Liliane et Juliette n'étant en réalité pas de ceux que l'on s'échange à la fin des vacances, mais ceux, plus sombres, qui préludent à un départ pour la guerre. (Projection privée, 38 min)
Sur le tournage d'Adieu Philippine de Jacques Rozier (1960)
Les Parapluies de Cherbourg, de Jacques Demy (1964)
Deux ans après la fin de la guerre d'Algérie, Les Parapluies de Cherbourg sortent au cinéma. Le film raconte l'histoire d'un jeune couple séparé par la guerre d'Algérie, d'adieux déchirants sur le quai d'une gare, et de retrouvailles plus tristes encore, quelques années plus tard... le tout en chansons. Film français le plus connu sur la guerre d’Algérie, Palme d’Or à Cannes en 1964, Les Parapluies de Cherbourg a permis à certains critiques de voir dans la séparation de Guy et Geneviève une parabole de celle opérée par la guerre entre la France et l’Algérie.
Signé Gillo Pontecorvo, cinéaste italien proche du Parti Communiste, La Bataille d'Alger est tourné trois ans après l’indépendance algérienne. Son scénario est inspiré d’un livre de souvenirs de Yacef Saâdi, ancien chef du FLN. A travers la figure d’Ali la Pointe, il retrace la lutte entre les militants algériens nationalistes et l'armée française, au moment où débarquent à Alger les hommes de la 10e division parachutiste commandée par le général Massu, venus rétablir l’ordre dans la Casbah. Censuré en France, jugé propagandiste (il restera censuré à la télévision française jusqu’en 2004), il est devenu un film culte en Algérie. Largement diffusé au cinéma et à la télévision (deux fois par an, les 1er novembre pour commémorer le déclenchement de la révolution en 1954, et le 5 juillet, date de commémoration de l’indépendance en 1962), La Bataille d'Alger a marqué toute une génération d'Algériens qui en connaissait les dialogues par cœur ou en rejouait les scènes enfant. Ce documentaire retrace l'histoire de ce tournage. (La Fabrique de l'histoire, 52 min)
Avoir vingt ans dans les Aurès, de René Vautier (1972)
Figure du cinéma militant, réalisateur parmi les plus censurés de France mais peu connu du grand public, René Vautier (1928-2015) s'est engagé en tant que cinéaste dans la guerre d’Algérie. Dix ans plus tard, après avoir enregistré près de 800 heures de témoignages de 600 appelés, il signe Avoir 20 ans dans les Aurès. Un film qui raconte l’aventure d’un commando de jeunes appelés bretons, pacifistes avant leur départ et que la guerre va transformer. Au cours de cet entretien réalisé en 2010, cinq ans avant sa mort, René Vautier revient sur le tournage de ce film, tourné en seulement 9 jours, et qui recevra le Grand Prix de la critique internationale au Festival de Cannes en 1972. (Sur les docks, 53 min)
Après Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier, R.A.S. est l’un des tout premiers films français à décrire en détail le quotidien d’une violence extrême des soldats français et leur sentiment de livrer une guerre "absurde". Depuis leur débarquement à Alger jusqu’à la confrontation avec la mort au fin fond d'un djebel, le film rend compte de l'expérience traumatique vécue par une génération d'appelés. Un film au propos dérangeant que certains critiques ont comparé à Full Metal Jacket de Stanley Kubrick (1987). Au cours de cet entretien, le réalisateur Yves Boisset revient sur la sortie de R.A.S, et sur la censure qui l'a contraint à couper de nombreuses scènes. (A voix nue, 29 min)
La guerre sans nom, de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman (1992)
Cinéaste engagé, surtout connu pour ses films de fiction historiques comme La Passion Béatrice (1980) ou Capitaine Conan (1996), Bertrand Tavernier (1941-2021) a été l'un des premiers à recueillir la parole d'anciens soldats de la guerre d'Algérie dans le documentaire La Guerre sans nom co-réalisé avec Patrick Rotman. (Mauvais genres, 1h59)
Adapté du roman de Laurent Mauvignier, Des Hommes montre le surgissement brutal du souvenir de la guerre d'Algérie au sein d'une famille française, après plus de trente ans de silence. Et montre la façon dont la société française a essayé de tourner la page après le traumatisme qu’a représenté cette guerre, un refoulement qui a conduit la très grande majorité des appelés à taire, à leur retour en 1962, les violences commises ou dont ils ont été témoins. A cours de cet entretien, Lucas Belvaux explique avoir voulu réaliser un film réparateur, et, en confrontant les points de vue et les vécus des personnages, à apaiser les discours et les mémoires, près de soixante ans après la fin de la guerre d'Algérie. (La Grande Table, 27 min)
En 1954, le FLN déclenche une insurrection sanglante en Algérie, à laquelle l’armée française répond par des moyens aussi condamnables qu’incertains : répression terrible, exécutions sommaires, propagande, torture.
Juillet 1956, Alger : l’avant d’un bus vient d’être soufflé par une bombe du FLN. (COUILLARD / AFP)
A la fin de l’été 2003, alors que les Etats-Unis sont aux prises avec des attentats en Irak, le Pentagone organise pour une quarantaine d’officiers une projection de « la Bataille d’Alger », du réalisateur italien Gillo Pontecorvo. Sorti en 1966, encore censuré en France au début des années 1970 et quasi absent des salles jusqu’en 2004, le film a jusque-là surtout servi à former des révoltés du monde entier, y compris les opposants américains à la guerre du Vietnam à la fin des années 1960. Très réaliste, il raconte non pas une bataille militaire mais une gigantesque et brutale opération de police menée par l’armée française entre janvier et octobre 1957 pour coincer une poignée de poseurs de bombes du Front de Libération nationale (FLN). Yacef Saâdi, le chef du FLN à Alger, a collaboré étroitement au film et y joue son propre rôle.
Voici ce qu’en dit le dépliant envoyé par le Pentagone aux invités de la projection : « Comment gagner une bataille contre le terrorisme et perdre la guerre des idées. Des enfants tirent à bout portant sur des soldats. Des femmes posent des bombes dans des cafés. Bientôt, toute la population arabe se dresse dans une ferveur folle. Cela vous semble familier ? Les Français ont un plan. Il réussit tactiquement, mais échoue stratégiquement. Pour comprendre pourquoi, assistez à une rare projection de ce film. »
Affiche américaine de « la Bataille d’Alger », 1966. Le film est alors censuré en France.
L’archétyp+e de la guerre subversive
La guerre d’Algérie a duré plus de sept ans, du 1er novembre 1954 au 19 mars 1962. Enseignée dans les écoles militaires du monde entier, elle reste l’archétype des conflits opposant une armée régulière à une rébellion déterminée. Un modèle de guerre dite « subversive », loin de l’image classique de deux armées se faisant face sur un champ de bataille. Elle met en œuvre un arsenal d’outils divers, utilisés par les deux camps. Action clandestine. Terrorisme. Torture. Propagande. Désignation d’un ennemi intérieur. Action sociale pour « gagner les cœurs et les esprits ». Contrôle des populations. Escadrons de la mort. Lavage de cerveau. Quadrillage du territoire. Structures hiérarchiques parallèles.
Certes, les acteurs du conflit algérien n’ont inventé ni la guerre insurrectionnelle ni son pendant, la « pacification ». Le FLN autant que l’armée coloniale avaient à l’esprit l’affrontement entre la Résistance et Vichy, ou encore la toute fraîche victoire du Viêt-minh en Indochine. Mais, dans le temps long de l’histoire militaire, la guerre d’Algérie demeure l’étalon des conflits asymétriques. Par sa longueur. Par son ampleur : 300 000 à 600 000 morts (voir encadré). Par la complexité des confrontations. Et, surtout, par les multiples transgressions des règles de la guerre, qui ont été justifiées par les deux camps, jusqu’à faire l’objet d’une véritable théorisation chez les officiers français.
Formés en Egypte, les leaders du FLN ont d’emblée intégré les principes de la guerre insurrectionnelle, notamment la phrase de Mao selon laquelle l’armée de libération doit vivre dans le peuple « comme un poisson dans l’eau ». L’organisation est, par nécessité, celle de l’action clandestine. Dans les villes, chaque combattant ne connaît que trois hommes : son supérieur, qui l’a choisi, et deux subalternes qu’il a recrutés. Quant aux « bombes terroristes », elles ne sont, au départ du moins, qu’un pis-aller pour pallier l’absence d’armes. On bricole des engins incendiaires ou de piètres explosifs à base de chlorate de potassium.
Les hostilités s’ouvrent le 1er novembre 1954. La décision de déclencher « la révolution illimitée jusqu’à l’indépendance totale » a été prise trois mois plus tôt à Alger par un groupe de 22 jeunes hommes, avec comme toile de fond la scission du mouvement nationaliste entre « centralistes » et « messalistes » (partisans de Messali Hadj, le pionnier de l’indépendance). Le FLN et sa branche militaire, l’ALN (« A » pour « Armée ») sont créés le 23 octobre, avec pour première mission de frapper le jour de la Toussaint. Six régions opérationnelles ont été délimitées, qui communiquent peu entre elles. Dans l’Algérois, des commandos se réduisent à quelques hommes, essentiellement des Kabyles, disposant de peu d’armes à feu… Une liste de cibles a été établie : deux casernes pour récupérer des armes, la voie ferrée Alger-Oran, une usine à gaz, le central téléphonique, la radio, un dépôt d’hydrocarbures sur le port. Toutes doivent être frappées à la même heure.
« On a allumé la mèche »
Rien ne se passe comme prévu. Les insurgés ne parviennent pas à saisir les armureries convoitées. A Alger, une des équipes renonce. Les bombes artisanales font long feu ou ne causent pas de gros dégâts. Limités dans l’Oranais et dans le Nord-Constantinois, les résultats sont plus sérieux en Kabylie et dans les Aurès montagneux et rebelles. Mais le bilan de ce premier jour de guerre est modeste : 70 attentats, moins de dix morts (dont des civils : un chauffeur de taxi, un instituteur…), quasiment aucune arme raflée. Sauf que, pour la première fois depuis 1947, des militaires français sont tués, dans les Aurès. De quoi marquer les esprits et donner du crédit à la proclamation de la lutte armée. Dans le contexte de guerre froide et de luttes de libération, la Toussaint rouge rencontre un écho international. « On a allumé la mèche », résumera Didouche Mourad, un des fondateurs du FLN.
Le 20 août 1955, la guerre prend un premier tournant vers l’horreur. Plusieurs milliers de fellahs, encadrés par l’ALN, foncent sur Philippeville (l’actuelle Skikda) et d’autres villes de l’Est. Ils tuent de façon atroce des dizaines de civils européens, hommes, femmes et enfants, ainsi que des musulmans considérés comme des « collabos » : 123 morts, dont 71 civils européens, 21 musulmans, 31 policiers et militaires. Pour les responsables de la lutte armée dans le Nord-Constantinois, il s’agissait de créer un point de non-retour, un « fossé de sang »entre Algériens et Français.
Et ça marche. Rafles, exécutions… Comme en 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, la riposte de l’armée et de la police, appuyées par des milices de civils, est encore plus violente. Des villages sont brûlés, des centaines de « suspects » sommairement tués, enterrés au bulldozer. La « chasse à l’Arabe » dure plusieurs jours. Le maire de Philippeville lui-même, Paul-Dominique Benquet-Crevaux, se vantera d’avoir mitraillé de son balcon des passants. Le bilan officiel s’établit à 1 273 morts, un chiffre jugé peu fiable. Le FLN, après enquête, avancera celui de 12 000 victimes musulmanes, soit 100 fois plus que d’Européens tués. Selon l’historien Benjamin Stora, « la vérité, comme toujours, se situe quelque part entre les deux, sans doute à peu près à mi-chemin » (« Le massacre du 20 août 1955. Récit historique, bilan historiographique », article dans « Réflexions historiques », été 2010).
1955, Kabylie : opération militaire française contre les combattants algériens.
Cette répression est contre-productive. Le FLN, qui était en perte de vitesse, recrute de nouveau, et l’ONU commence à se pencher sur le cas algérien. Une double victoire, donc. La leçon va être retenue par les nationalistes : provoquer des représailles disproportionnées est payant. Du côté français, c’est au contraire l’heure d’une grande remise en question : comment s’adapter à cet ennemi aux méthodes non conventionnelles ? Gouverneur général de l’Algérie, l’ethnologue Jacques Soustelle crée les sections administratives spécialisées (SAS), composées de militaires et de civils, pour « conquérir les cœurs » en milieu rural. Il s’agit d’apporter une assistance sociale, éducative et médicale. Mais aussi d’ancrer dans les têtes la cause de la France et de recueillir des renseignements. Un service d’action psychologique est créé, animé par un corps d’officiers itinérants. Il va prendre son essor et deviendra à l’automne 1957 le « 5e bureau », doté de moyens propres et associé au commandement militaire.
Mimétisme de la terreur
Les accrochages se poursuivent, Soustelle durcit la répression. Quand Guy Mollet le congédie, les pieds-noirs se mobilisent dans les rues d’Alger. Ils mesurent alors pour la première fois leur force. Le 6 février 1956, le président du Conseil est accueilli à Alger par une pluie de tomates. Il cède aux ultras, et obtient de l’Assemblée nationale le vote des pouvoirs spéciaux.
Cet été-là commence l’ère des bombes visant des civils. Contrairement à ce que l’on croit souvent, le premier attentat aveugle n’est pas le fait des nationalistes algériens, mais des pieds-noirs extrémistes, rue de Thèbes, au cœur de la Casbah, dans la nuit du 10 août 1956. L’explosion fait plusieurs dizaines de morts. Un mystérieux « comité antirépublicain des quarante », ayant des liens avec la police, le revendique. Son mot d’ordre :
« Pour chaque Européen tué, un pâté de maisons de la Casbah sautera. »
Le FLN, qui tient son premier congrès clandestin dit « de la Soummam », promet de venger les victimes et organise à Alger un « réseau bombes ». Le 30 septembre, deux combattantes, choisies pour leur apparence passe-partout, font exploser le Milk Bar et la Cafétéria – où des familles d’Européens viennent boire et manger des glaces –, tuant trois jeunes femmes et faisant plus de 50 blessés, dont de nombreux enfants et adolescents. La « sale guerre » commence : un cycle d’attentats et de représailles qui va se poursuivre jusqu’au cessez-le-feu, dans un « mimétisme » de la terreur dénoncé par Camus. Denis Leroux, historien : « Un jeu de miroir faussé se met en place, chaque camp justifiant ses méthodes par celles de l’autre. »
Le FLN légitime le terrorisme par l’insuffisance de ses équipements. Larbi Ben M’hidi, chef historique du FLN, lance :
« Donnez-nous vos chars et vos avions, nous vous donnerons nos couffins [dans lesquels étaient transportées les bombes, NDLR]. »
« C’est l’arme du pauvre », constate l’historien Tramor Quemeneur, qui souligne que le but des nationalistes n’est pas de terroriser seulement les pieds-noirs, mais aussi les musulmans, qu’ils soient pro-France, rivaux (les messalistes, devenus des ennemis à abattre) ou simplement hésitants. Le FLN, qui a tiré sa légitimité originelle de la radicalité, la renforce par la violence extrême. Jean Daniel, futur fondateur du « Nouvel Observateur », rapporte une conversation glaçante qu’il a eue en 1960, dans un avion, avec deux émissaires dépêchés à Melun pour des discussions informelles avec des représentants de De Gaulle. Ahmed Boumendjel lui explique :
« Il faut que notre terreur soit supérieure à toutes les autres, celle de l’Etat français et celle des autres partis algériens. »
Et son compère Mohamed Benyahia appuie : « La terreur est le fait initial des révolutionnaires » (voir « la Guerre d’Algérie. 1954-2004, la fin de l’amnésie », dir. Mohammed Harbi et Benjamin Stora, Robert Laffont, 2004). Les bombes de 1956 (qui tuent et blessent des dizaines de civils européens) soulèvent l’effroi en Algérie, mais elles relancent l’attention des médias du monde entier et l’inquiétude de l’ONU. Le FLN le constate une nouvelle fois : une bombe à Alger fait plus de bruit que les combats menés dans le djebel par les katibas, les unités combattantes de l’ALN.
set="https://focus.nouvelobs.com/2022/01/28/0/0/3744/3744/580/580/75/0/1367bJuillet 1956, Alger : des Algériens sont arrêtés par des soldats français après des attentats.
A Paris, on cherche la parade. Le ministre de la Défense est Maurice Bourgès-Maunoury, personnage un peu oublié mais qui a joué un grand rôle dans ce « tournant » de la guerre. Il a recruté à son cabinet Charles Lacheroy, un officier d’état-major qui multiplie alors les conférences pour vanter une doctrine de la « guerre révolutionnaire » qu’il a élaborée en Indochine. Fasciné par les écrits de Mao et la victoire du Viêt-minh face à une armée française pourtant bien mieux équipée, Lacheroy est persuadé que pour vaincre en Algérie, les arrières sont plus cruciaux que la troupe. Puisque la ligne de front a disparu, il faut revisiter de fond en comble la doctrine militaire et assumer l’encadrement politico-militaire des populations. Quitte à s’écarter des grands principes humanistes :
« On ne fait pas une guerre révolutionnaire avec le Code Napoléon. »
Bourgès-Maunoury décide d’appliquer cette théorie. Face à un ennemi qui utilise des méthodes non conventionnelles, de nouvelles tactiques vont être mises en place ou approfondies : l’endoctrinement, le renseignement, l’action psychologique (qui fait l’objet d’une instruction fameuse, le « TTA 117 »), les fausses rumeurs.
La bataille d’Alger
C’est dans ce contexte que commence la bataille d’Alger, menée par le général Jacques Massu dans la Casbah. Compagnon de la Libération, il a reçu les pleins pouvoirs pour démolir les cellules terroristes. Le colonel Marcel Bigeard, un ancien résistant qui a fait l’Indochine, se voit confier ce « travail de flic » qui ne plaît guère aux militaires. Le 8 janvier 1957, la loi martiale est proclamée. Massu et 8 000 paras entrent dans Alger. Pour démontrer au monde entier qu’il a le soutien de la population, le FLN organise fin janvier une grève générale, bien suivie, avec le mot d’ordre suivant (de Larbi Ben M’hidi, encore lui) :
« Jetez la révolution dans la rue, elle sera prise en charge par le peuple. »
Le colonel Roger Trinquier, un ami de Massu, organise un quadrillage de la ville : secteurs, pâtés de maisons, immeubles, appartements… C’est le « DPU », dispositif de protection urbaine. Chaque habitant est immatriculé. Des milliers d’indicateurs sont recrutés, présents dans chaque rue. Officiellement, il s’agit d’associer la population à sa propre défense. Mais c’est un système totalitaire qui se met en place, avec son cortège d’arrestations arbitraires et d’exécutions sommaires.
Le travail de renseignement, supervisé par le sinistre commandant Paul Aussaresses, passe par la torture : les suspects sont emmenés dans des centres où l’on espère leur soutirer des informations, voire les « retourner ». Beaucoup disparaissent, jetés dans la mer par hélicoptère ; on les appelle les « crevettes Bigeard », bien que ce dernier ait démenti en avoir eu connaissance. En mars, stupeur : un général, Jacques Pâris de Bollardière, dénonce l’usage de la torture, ce qui lui vaudra deux mois aux arrêts. Paul Teitgen, secrétaire général de la police d’Alger, démissionnera à son tour peu après.
Une par une, les cellules clandestines du FLN à Alger sont identifiées et détruites. En octobre, il est décapité : les leaders de la zone autonome d’Alger ont été assassinés (Larbi Ben M’hidi, Ali la Pointe…) ou arrêtés (Yacef Saâdi). Mais, sur le plan politique et moral, c’est une victoire à la Pyrrhus. Une partie de la presse française se rallie à la cause de l’indépendance, l’opinion se retourne, l’Eglise se divise, la communauté internationale prend le parti du FLN. Sept mois plus tard, la IVe République tombe.
« Quel que soit le continent, quand on cherche le contrôle des populations au prétexte de débusquer un ennemi intérieur, on aboutit toujours à une prise du pouvoir par les militaires. »
Dès l’évocation de pourparlers avec le FLN, des officiers et fonctionnaires s’opposent au pouvoir politique. Ils se perçoivent comme les garants de l’Algérie française, seule à même d’assurer le bonheur des populations face au « communisme international ». Les plus hardis vont jusqu’à se qualifier eux-mêmes de « révolutionnaires ». Le premier à revendiquer le terme est un préfet bien connu : Maurice Papon, ex-haut fonctionnaire de Vichy, alors responsable du Constantinois (voir la thèse de Denis Leroux, « Une armée révolutionnaire. La guerre d’Algérie du 5e bureau », Paris-I, 2018). « Il a par la suite importé le concept de guerre révolutionnaire à Paris, quand il est devenu préfet de police : ce sera le massacre du 17 octobre 1961 », commente l’historien Marc André.
Les factieux et leur descendance
Pour la première fois depuis longtemps en France, le pouvoir politique est sous la menace de son armée. En mai 1958, les militaires d’Algérie soutiennent le soulèvement des pieds-noirs, qui appellent au retour du général de Gaulle. Des parachutistes sont en Corse et se préparent à intervenir à Paris (« opération Résurrection »). Cette menace de putsch porte ses fruits : en juin, la classe politique capitule et de Gaulle ramasse le pouvoir. Mais en septembre 1959, il pose le principe de l’autodétermination du peuple algérien, ce qui déclenche, en janvier 1960, la semaine des Barricades à Alger. Des milliers de pieds-noirs se révoltent et l’armée n’intervient pas. Une partie de l’état-major et le 5e bureau (qui va alors être dissous) poussent à la roue, mais échouent. L’année suivante, en avril, des officiers tentent un nouveau putsch, mettant sur le devant de la scène un « quarteron de généraux en retraite », selon la formule de De Gaulle. Nouvel échec. Dans les deux cas, le Général a pu s’appuyer sur la loyauté de la haute hiérarchie militaire et sur la résistance des conscrits.
Deux de ces « généraux en retraite », Raoul Salan et Edmond Jouhaud, prennent alors la tête d’une nouvelle organisation anticommuniste clandestine, l’OAS (Organisation Armée secrète), qui s’inspire tant des méthodes terroristes de son ennemi mortel, le FLN, que des théories de Lacheroy ou de Trinquier, qui rédige cette année-là un manuel de « la Guerre moderne ».
Encore une fois, la population civile devient le champ de bataille, comme en témoigne l’organigramme de l’OAS : une branche ORO (organisation-renseignements-opérations), une branche APP (action psychologique et propagande) et une branche OM (organisation des masses). Des « commandos Delta » sont chargés des basses besognes. L’OAS s’organise en cellules, couvre les murs de graffitis, pose des bombes (les « nuits bleues »), organise des éliminations… Elle entend frapper « où elle veut, quand elle veut, qui elle veut ». A la fin de 1961, le général en chef de l’armée en Algérie écrit au ministre : « L’OAS cherche à forcer l’adhésion des tièdes par des méthodes de violence utilisées par le FLN en 1956-1957 » (voir « FLN et OAS. Deux terrorismes en guerre d’Algérie », Raphaëlle Branche, « Revue européenne d’histoire », septembre 2007). Traquée sans pitié par le pouvoir gaulliste, elle se battra jusqu’au bout, incendiant des citernes du port d’Oran en juin 1962. Au total, l’OAS a fait quelque 2 000 victimes.
Des massacres après le cessez-le-feu
Jusqu’à sa victoire, le FLN maintient l’état de guerre : il enlève et tue des Européens (comme les moines de Tibéhirine en 1959), pousse les colons à abandonner leurs terres, élimine par milliers ses opposants du camp nationaliste, traque l’OAS. Après le cessez-le-feu et les accords d’Evian, en mars 1962, il se révèle incapable de stopper sa propre violence : des dizaines de milliers de harkis sont massacrés, des cafés européens sont encore mitraillés à Alger en mai, un dernier grand massacre a lieu à Oran en juillet. Côté français, il devient alors clair que les techniques contre-insurrectionnelles ont conduit à une impasse politique, symbolisée par la bataille d’Alger. Pourtant, elles vont connaître un grand succès, pendant et après la guerre.
Jusqu’en 1959, deux sinistres « centres d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla », à Philippeville (« école Bigeardville ») et à Arzew, près d’Oran, forment des officiers français, mais également portugais, anglais, israéliens. L’Ecole de Guerre de Paris initie aussi des officiers étrangers à ces nouvelles techniques, avec des stages pratiques en Algérie. A partir des années 1960, des formateurs français sont dépêchés à Buenos Aires et à l’Ecole militaire des Amériques au Panamá, surnommée « l’école des dictateurs ». La guerre du Vietnam commence, et les Etats-Unis font à leur tour appel au « savoir-faire » des Français. Aussaresses devient instructeur à Fort Bragg. A Saïgon, le « programme Phoenix » de la CIA (renseignement, interrogatoires, contrôle de la population, assassinats…) est directement inspiré des théories françaises.
Aussaresses instruit également des officiers au Brésil, au début des années 1970, dont des Chiliens envoyés par le nouveau dictateur Augusto Pinochet. Lors du coup d’Etat en Argentine en 1976, tous les officiers de la junte ont été formés par des Français ! Ils rejouent la bataille d’Alger à grande échelle : 30 000 personnes disparaissent, beaucoup lors de vuelos de la muerte (« vols de la mort »), nouveau nom des « crevettes Bigeard ». Des anciens de l’OAS aident à mettre en place des escadrons de la mort. Enfin, un militaire argentin formé par les Français, Osvaldo Riveiro, est l’un des organisateurs, dans les années 1970, de la sinistre opération Condor, coordonnée par les services secrets du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, pour éradiquer tous les « subversifs » du continent sud-américain (voir « Escadrons de la mort, l’école française », Marie-Monique Robin, La Découverte, 2004). Encore aujourd’hui, l’ensemble de ces techniques est connu sous le nom de « The French Doctrine » : la doctrine française.
DR | Maurice Audin, mathématicien français, tué par les parachutistes durant la guerre de libération nationale
« Ce qui unit nos deux familles, c’est un énorme chagrin, un traumatisme transgénérationnel, qui ne touche pas que celui qui disparait. Les familles sont aussi frappées par l’assassinat et le mensonge d’état… » _Extrait, intervention de Fadila Boumendjel Chitour nièce d’Ali Boumendjel face à Pierre Audin fils de Maurice Audin, Alger le 30 mai 2022.
Ce 21 juin marque le 65eme anniversaire de la disparition de Maurice Audin, arrêté le 11 juin 1957 et assassiné le 21 juin de la même année, déclaré jour de sa disparition, c’est le jour aussi où Maurice devient, en plus qu’un jeune mathématicien et militant politique, symbole des disparitions forcées et des exactions durant la guerre d’indépendance. Un jour qui fut entre autres le début d’une histoire de 65 ans de combat pour la vérité.
Affaire Maurice Audin : Volatilisé ? Non: Torturé, assassiné et disparu
Le 10 Juin 1957, alors que la bataille d’Alger, qui opposait le10eme département des parachutistes de l’armée française aux indépendantistes, battait son plein. George Hadjadj, médecin militant communiste et pro-indépendance de l’Algérie, fut arrêté, sous torture, il déclare avoir été hébergé par les Audins, Josette et Maurice Audin, militants anticolonialistes Français pour l’indépendance de l’Algérie, pour soigner le leader communiste Paul Caballéro. C’est ainsi que Maurice Audin fut arrêté à son tour dans la nuit du 11 juin vers 23h30 à son domicile par des parachutistes, il a été conduit à un centre de détention à El-Biar. Là où il a été vu pour la dernière fois selon les témoins.
Josette a été convoquée le 1 juillet, pour apprendre par les militaires français que son mari s’est évadé le 21 juin à 21 heures au cours d’un transport du centre de triage d’El Biar vers une villa de la rue Faidherbe pour interrogatoire. Cependant, Mme Audin ne croyant pas à la thèse de l’évasion, a déposé une plainte contre X pour homicide le 4 juillet 1957. Un comité est créé, composé de mathématiciens, d’historiens et de militants pour connaitre la vérité, auprès du gouvernement français durant des décennies, sans succès.
Le 8 janvier 2014 le général Aussaresses avoue au journaliste Jean-Charles Deniau qu’il a donné l’ordre de tuer Maurice Audin : « On l’a tué au couteau pour faire croire que c’étaient les Arabes qui l’avaient tué » […]. »La vérité, c’est qu’on a tué… J’ai dit : ‘Il faut qu’on tue Audin. »
À la suite de cette révélation, en juin 2014, le président François Hollande, reconnaît officiellement au nom de l’État français que Maurice Audin ne s’est pas évadé, qu’il est mort en détention, comme l’établissent les nombreux témoignages et documents disponibles. Le 13 septembre 2018, son successeur, Emmanuel Macron, déclare, 60 ans après qu’il est « mort sous la torture du fait du système institué en Algérie par la France » reconnaissant ainsi le recours à la torture et la responsabilité de l’état Français dans la disparition de Maurice Audin. C’est la première victoire de Josette Audin et du comité Audin.
Selon la famille Audin, pour qui le travail pour la vérité n’est pas achevé, il manquera une dernière étape, que malheureusement Josette Audin n’a pas connue (décédée en février 2019), celle de connaitre comment il a été tué ? Et où est le corps de Maurice Audin ?
De plus, ce combat n’est pas fini tant que le devoir de mémoire envers tous les disparus de la guerre d’Algérie, n’est pas encore accompli. En effet, l’affaire Audin n’est pas uniquement celle du cas Audin, elle porte en elle toute la symbolique de lutte pour toutes les victimes de disparitions forcées, parce que comme Audin des milliers d’Algériens ont été pareillement victimes de ce crime de disparitions forcées. Ils seraient au moins plus de 3 000 personnes disparues pendant la guerre d’Algérie.
Les disparitions forcées ne sont pas uniquement liées à l’histoire coloniale. La question des milliers de disparitions forcées dans le monde y compris en Algérie reste toujours d’actualité avec un impact considérable sur les familles et la société.
Des conséquences dévastatrices sur les familles
N’oublions pas que, derrière chaque chiffre, il y a une histoire d’hommes, de femmes et d’enfants, des victimes ou des proches dont la vie a été fracassée du jour au lendemain vivant dans l’attente, l’espoir et le désespoir…
Les conséquences de ces disparitions forcées affectent fortement les familles dont les séquelles psychologiques sont durables et les souffrances indélébiles. Ces familles doivent souvent patienter pendant des années avant de découvrir la vérité sur ce qu’il est advenu de leur proche disparu, voir décéder sans jamais connaitre la vérité. La disparition d’un des parents affecte fortement les enfants. Les souffrances et les traumatismes sont transgénérationnels, les enfants et les petits enfants continuent à porter le crime en eux tant que la vérité n’est pas établie. L’absence du principal gagne-pain de la famille laisse souvent la famille dans un grand dénuement économique. Les femmes sont les plus durement frappées par les graves difficultés économiques dont s’accompagne généralement une disparition, et ce sont souvent elles qui prennent la tête du combat pour connaître la vérité sur la disparition de membres de leur famille.
Des histoires similaires à celle de Maurice, recommencent encore et encore, causant à leur tour les mêmes souffrances, chez leurs familles, que celles engendrées chez Josette et ses enfants. Cette spirale ne cessera, que si vérité est établie et justice rendue aux disparus d’hier.
La mobilisation continue contre les disparitions forcées dans le monde
De nombreuses instances et organisations internationales de défense des droits humains travaillent activement avec les familles des disparus pour dénoncer les disparitions forcées dans le monde.
Cette mobilisation internationale a déjà permis que des centaines de personnes soient retrouvées et libérées. L’une des premières victoires marquantes a été l’arrestation du général Pinochet le 16 octobre 1998 dont les forces de sécurités sont responsables de milliers de disparitions forcées.
Amnesty International travaille, depuis pratiquement quatre décennies, sur cette question en documentant et faisant campagne sur des milliers de cas de disparitions forcées.
L’organisation appelle à enquêter et poursuivre les responsables présumés, dans le cadre d’un procès équitable et de légiférer la Convention internationale dans le droit national, ainsi qu’à veiller à ce que les victimes et les personnes ayant perdu un proche se voient accorder vérité, justice et réparations.
Amnesty International relève que la pratique des disparitions est, aujourd’hui, répandue dans toutes les régions du monde et dans des contextes très divers au Mexique, en Syrie, au Sri Lanka, en Egypte, au Zimbabwe… et bien d’autres pays. Cette pratique est souvent utilisée pour réprimer les opposants ou pour camoufler des exactions sommaires. C’est pourquoi le sentiment d’insécurité ne se limite pas aux proches de la personne disparue, mais touche aussi l’ensemble de la société. Le conflit au Rwanda a causé 800 000 cas de disparus, plus de 27 000 en Bosnie, et des milliers de disparus pendant la décennie noire en Algérie, pour qui la vérité n’est toujours pas établie. En 2008, plus de 700 « disparitions » d’enfants ont été signalées pendant le conflit armé qui a déchiré le Salvador de 1980 à 1992. Grâce au travail d‘organisations de la société civile, plus de 300 d’entre eux ont pu être localisés.
Dans ses récents rapports (publiés entre 2019 et 2021), Amnesty International a recueilli des informations sur des disparitions survenues dans différents pays, le Sri Lanka est l’un des pays qui enregistre le plus grand nombre de disparitions forcées au monde, entre 60 000 et 100 000 depuis la fin des années 1980. Depuis 2011, plus de 82 000 personnes ont disparus en Syrie. L’organisation a recensé en 2021, 327 victimes de disparition forcée en Colombie et 458 en Ouganda. Le nombre total de signalements de personnes portées disparues au Mexique depuis 1964 s’élevait à plus de 97 000 à la fin de l’année[i].Les autorités ont enregistré au moins 7 698 cas de personnes portées disparues au cours de l’année 2021, dont 69 % d’hommes et 31 % de femmes. L’ONU a documenté en Ukraine 204 cas apparents de disparitions forcées, 169 hommes, 34 femmes et un enfant entre février et mai 2022.
Pas d’impunité pour les crimes de disparitions forcées :
Sous la pression des familles des disparus et des associations qui accompagnent ces familles, dont Amnesty international, des mécanismes et instruments internationaux ont été créés tels que la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, le comité et le groupe de travail sur les disparitions forcées, au sein du système des Nations Unies afin de lutter contre l’impunité de ces crimes.
Au regard du droit international, la disparition forcée constitue un crime. Il s’agit de disparu, lorsqu’une personne est arrêtée, détenue, enlevée contre sa volonté ou autrement privée de sa liberté par des représentants du gouvernement, des groupes organisés ou des individus dont les agissements sont tolérés d’une certaine manière par les autorités.
Cette privation de liberté s’accompagne d’un refus de révéler le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve, ou de reconnaître que cette personne est privée de liberté. En raison d’un tel comportement, la personne disparue est soustraite à la protection de la loi, elle ne peut pas faire valoir ses droits devant la justice ni bénéficier des garanties légales.
La pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée constitue un crime contre l’humanité, tel qu’il est défini dans le droit international applicable. [ii] La disparition forcée est non seulement une violation cumulative de droits humains, car elle peut porter atteinte à toute une série de droits, il s’agit en l’occurrence du droit à la vie, droit à la sureté et dignité de la personne, droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, droit à un procès équitable, droit à des conditions de détention humaine, droit à ne pas être détenu ou arrêté arbitrairement, droit à ne pas être soumis à la torture ou traitements cruels, inhumain ou dégradent et le droit à une vie de famille.
La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies, entrée en vigueur le 23 décembre 2010 [iii], vise d’une part à empêcher les disparitions forcées, à découvrir la vérité sur de tels faits et à veiller à ce que les victimes et leurs familles obtiennent justice, vérité et réparation et d’autre part établit les mesures que les États sont tenus de prendre pour empêcher que ce crime ne se reproduise et pour qu’une enquête ait lieu et que des poursuites soient engagées contre les auteurs.
Le préambule de la Convention affirme le droit de toute victime de savoir la vérité sur les circonstances d’une disparition forcée et de connaître le sort de la personne disparue, ainsi que son droit à la liberté de recueillir, de recevoir et de diffuser des informations à cette fin. Selon le principe 4 de l’Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l‘homme par la lutte contre l’impunité, le droit de connaître la vérité sur les circonstances dans lesquelles ont été commises les violations et sur le sort qui a été réservé à la victime est imprescriptible. Car la disparition se prolonge dans le temps tant qu’on ignore le sort qui a été réservé à la victime et le lieu où elle se trouve.
Le groupe de travail sur les disparitions forcées est une formidable avancée contre les disparitions forcées car il traite de cas individuels, permettant aux familles de signaler des cas de disparitions qui se sont produits dans tous les pays, que l’État concerné ait ou non ratifié les traités internationaux pertinents relatifs aux droits de l’homme
Les Nations unies ont consacré le 30 aout, journée internationale des victimes des disparitions forcées, qui demeure une journée de mobilisation et de solidarité pour les familles de victimes de disparition forcée. Une occasion pour rappeler que des personnes sont emprisonnées dans des lieux de détention secrets, ou même torturées ou assassinées. Une occasion aussi pour rappeler aux autorités, qu’elles ont, en vertu du droit international, la pleine responsabilité pour déterminer le sort des disparus.
L’absence de sanction permet la banalisation et la répétition de cette pratique, souvent dans les périodes post conflits, c’est l’impunité qui l’emporte. L’impunité nourrit l’injustice, les disparitions forcées se répètent et continuent à se répéter causant des centaines de milliers de victimes.
En hommage à la mémoire de Maurice et Josette Audin, en hommage à toutes et tous les disparus, aux mères et pères, aux femmes et maris, aux frères et sœurs, aux fils et aux filles, nous continuons ce combat pour préserver la mémoire contre l’oubli.
Article de Roland Pottier parudans Gavroche, n° 10, juin-juillet 1983,p. 7-11
20 000 manifestants algériens silencieux face aux forces de police, un soir d’octobre 1961.
Ce jour-là, le 17 octobre 1961 vers 20h, une pluie fine tombe avec insistance sur l’asphalte parisien. Aux quatre coins de la capitale, des cortèges se forment pour converger vers son centre. Des travailleurs algériens sont venus de toute la région parisienne parce qu’ils n’admettent pas les contrôles d’identité, la fermeture de leurs lieux de rencontre après 19 heures et le couvre-feu de 20h30 à 5h30 imposé, le 6 octobre, par le préfet de police Maurice Papon.
Une manifestation pacifique
Certains ont mis leurs « beaux habits » : celui du dimanche, celui de la prière, celui d’après le travail des chaines de Citroën, Kléber-Colombes, Renault, des chantiers de bâtiment et travaux publics, des usines chimiques, des entreprises de services.
D’autres sont franchement loqueteux : pauvres des bidonvilles de Nanterre, Clichy, Gennevilliers, à peine débarqués d’Algérie.
Les manifestants arborent des écharpes vertes et blanches aux couleurs du drapeau du F.L.N. (1). Des slogans sont scandés au rythme des claquements de mains : « Algérie, Algérienne », « Indépendance immédiate de l’Algérie », « Libérez Ben Bella » (2), « Paix-Négociation ».
Les Algériens sont venus manifester sans armes : pas de couteaux, pas de bâtons, rien : « c’est une manifestation à la main », dira un Algérien. Cette volonté de manifester pacifiquement est destinée à combattre l’image de l’Algérien telle que la véhiculent alors les moyens d’information. Le Nord-Africain y est présenté comme un « égorgeur », un « fanatique religieux » un « manieur de couteaux », un « terroriste sanguinaire », un « poseur de bombe ». La presse, unanime, souligne le caractère non violent de la manifestation : « la police ne fait état d’aucune arme saisie » (Le Figaro), « Les musulmans respectent les consignes très strictes de calme »… (art. J. Ferniot, dans France Soir).
Ben Bella (à droite) à son arrivée à Alger, après son arrestation.
Combien sont-ils ? La préfecture de police dira : quelques milliers ; la presse : 20 à 30 000 ; les organisateurs : 50 000 ; d’autres observateurs français, proches des organisateurs, placés aux endroits des rassemblements, 30 à 50 000… Ce dont nous sommes certains c’est que tous les Algériens n’ont pu se trouver là en même temps. La police en a intercepté auparavant à la descente du métro ou du bus, sans compter qu’il existe plusieurs cortèges. Enfin tous les Algériens ne sont pas partisans d’une telle manifestation. Celle-ci surprend bon nombre de Français. Stupéfaits. dans les queues de cinéma, aux terrasses des cafés, sur les trottoirs, ils regardent ces hommes, ces femmes et ces enfants qui marchent dans les rues de Paris.
Avant cette manifestation, le F.L.N. avait mené en France une lutte clandestine, concrétisée par des destructions de dépôts de carburant (Rouen, Marseille…) et des attaques armées de commissariats de police en 1957, 1958, puis en 1961, comme par exemple les 3 et 4 avril où il y eut des tués parmi les policiers. Le F.L.N. organisa aussi des attentats contre des hommes politiques farouches partisans de l’Algérie française, comme, le 15 septembre 1958, Jacques Soustelle (3), et contre des Algériens hostiles ou qui ne voulaient pas cotiser au F.L.N. Ce type de lutte provoque une véritable psychose anti-algérienne dans la population française : « Le F.L.N. dresse l’opinion contre lui », « ces méthodes nuisent aux Algériens » et « de plus, elles permettent toutes les provocations contre nous » (Thorez, secrétaire du P.C.F., le 4 octobre 1958) (!)
Le gouvernement gaulliste de Michel Debré décide alors de renforcer considérablement le dispositif policier, en hommes, en matériel et en pouvoir. C’est ainsi que le préfet de police Papon visite régulièrement les commissariats où il remonte le moral de ses troupes : Réglez vos affaires avec les Algériens vous-mêmes. Quoiqu’il arrive vous êtes couverts » (4). Il augmente aussi les effectifs des « brigades spéciales de district » de 1 000 hommes et, le 18 mars 1961, il décide l’emploi de Harkis (Algériens favorables à la présence française en Algérie) dans la police parisienne.
L’une des causes du climat passionnel de 1961, les attentats meurtriers du F.L.N. (ici, à Alger : 10 morts, 86 blessés, en juin 1957).
Par ailleurs l’O.A.S. (Organisation de l’Armée Secrète créée en février 1961 et qui combat pour que l’Algérie reste française) pratique de nombreux attentats contre des musulmans mais aussi contre des Français. Du printemps l’automne 1961, l’O.A.S. frappe en métropole (5). Ces conditions expliquent en partie pourquoi le F.L.N. appelle à la manifestation pacifique du 17 octobre : marquer sa « volonté de paix », lutter contre la psychose anti-algérienne, faire preuve de courage face au renforcement du quadrillage policier, se démarquer des « activistes de l’O.A.S. ». Quant à Papon, pour justifier le couvre-feu, il invoque les menaces qui pèsent sur la sécurité du pays et sur la vie des Algériens « à cause des actes du F.L.N. ». De plus, il fait comprendre aux Algériens de France qu’ils ne sont pas des citoyens à part entière. Ils viennent, certes, d’un « département français » : l’Algérie mais n’ont pas les droits des Français, même si la loi du 7 mai 1946 permet à quelques-uns d’obtenir le statut de « français musulman », les autres (la quasi totalité) restant « algériens ».
Il n’est donc pas étonnant que le F.L.N. veuille faire de cette manifestation du 17 octobre 1961 un moment important de sa lutte. Elle doit signifier au gouvernement français que le F.L.N. est capable de montrer sa force en rassemblant des combattants jusque là dispersés « politiquement » sur le sol métropolitain.
LA GUERRE D’ALGERIE en novembre 1961
Du 1er novembre 1954, date du déclenchement de la lutte armée par le F.L.N., au 3 juillet 1962, date de l’indépendance pour l’Algérie, la guerre connut plusieurs phases. Il en existe principalement deux : • Novembre 1954 à juillet 1957: lutte armée à l’intérieur du pays. • Août 1957 à juillet 1962 : la direction F.L.N. s’installe à l’extérieur du pays ; création du gouvernement provisoire de la République algérienne (19 septembre 1958) discours du général de Gaulle sur l’autodétermination (16 septembre 1959) : préparation des négociations avec le gouvernement français (elles deviendront officielles le 30 mars 1961 avec les pourparlers d’Évian). Ainsi, dans cette phase, l’action politique et diplomatique prend le pas sur la lutte armée. Militairement, le F.L.N. est en mauvaise posture.
Quelques épisodes importants de cette guerre :
— Décembre 1956 à septembre 1957 : la « bataille d’Alger ». Combats entre commandos du F.L.N. et paras du général Massu. — Fin septembre 1957 : achèvement de la construction des 2 lignes Morice (lignes électrifiées parsemées de casemates armées) qui isolent le pays de l’extérieur et rendent l’acheminement des armes plus difficile pour le F.L.N. — Année 1959 : offensive du général Challe, commandant en chef des forces armées en Algérie. Elle inflige de sérieuses pertes au F.L.N. et l’oblige à se replier en Tunisie. Néanmoins le F.L.N. (l’A.L.N.) mènera en juillet 1959 et en novembre 1960 de grandes offensives contre les lignes Morice. Son activité reste intense et il contrôle la nuit les douars (villages). — 8 janvier 1961 : référendum sur l’auto-détermination du peuple algérien : 75.25 % de oui. — 22 avril 1961 : à Alger, putsch des généraux refusant les résultats du référendum. — 20 mai 1961 : toutes les opérations offensives de l’armée française ont cessé. — 12 juillet 1961, déclaration de De Gaulle : « … en tout cas la France est bien décidée à ne plus engouffrer à fonds perdus en Algérie non plus qu’ailleurs, ses efforts, ses hommes, son argent… ». — 5 septembre 1961 : la France renonce au Sahara. En octobre 1961, la phase ultime des négociations est ouverte et bien engagée. Le gouvernement français maintient jusqu’en septembre 1961, deux exigences que le F.L.N. repousse énergiquement : la garde du Sahara, « inventé et mis en valeur par le France », la conservation des privilèges de la minorité française dans une future Algérie indépendante. Après une campagne d’envergure du G.R.P.A. sur ces thèmes, la France cède sur ces deux points. La voie est alors ouverte pour l’accord du cessez-le-feu (19 mars 1962 à 12h).
« Yeux tuméfiés, dos bleuis »…
Jean Cau, L’Express du 26 octobre 1961
Les organisateurs ont prévu 6 grands lieux de rassemblements : 1) Place de l’Étoile, avenue Wagram principalement : 2) Rond-Point de la Défense, Pont de Neuilly, station Sablons, Boulevard de la Mission-Marchand (Courbevoie) ; 3) Quartier latin en 4 points : place St-Michel, place Maubert, Jardin du Luxembourg, Boulevard St-Germain ; 4) Les gares : Nord, Est, St-Lazare : 6) Le quartier de Plaisance (14e).
C’est la que les Algériens se retrouvent ou tentent de se regrouper, c’est là que les heurts avec la police auront lieu. A chacun de ces endroits, la police veut empêcher la constitution de la manifestation. Malgré tous ses efforts (rafle aux descentes de métro, de bus, ramassage dans les cars de police…). elle n’y parvient pas. De 19h30 à 20h30, il n’y a aucune bagarre. La situation évolue vers 20h45. lorsque la police estime qu’il y a des endroits stratégiques qu’il convient de ne pas laisser franchir ou que le rassemblement a assez duré. A la station Sablons, certains Algériens veulent expliquer le sens de leur démarche aux forces de l’ordre. La réponse obtenue est on ne peut plus claire : « On va-t’en foutre de la dignité, ordure ! » et c’est la charge immédiate, instantanée, brutale, sans sommations puisque les organisateurs sont « hors la loi ». Partout le même scénario. Ainsi, des Algériens se rassemblent place Maubert, puis empruntent le boulevard St-Germain, traversent le carrefour de l’Odéon et là, la police intervient brusquement : accrochages, coups de feu, matraquages. De nombreuses lettres de lecteurs du journal Le Monde, notamment celle de l’éditeur Maspéro, confirment la gratuité, la violence, l’acharnement sauvage des brutalités policières. La police avait-elle des consignes particulières ? Nous ne le saurons sans doute jamais.
Le « quarteron » de généraux (de gauche à droite : Jouhaud, Salan, Challe, Zeller)
Dans certains endroits, il règne un climat de terreur. Boulevard Bonne-Nouvelle, près du cinéma Rex, on tire :
« … ce fut la tragédie, … la police a tiré, … 7 hommes restent sur le trottoir, grièvement blessés. L’un d’eux devait succomber ».
France Soir du 19 octobre 1961
Les harkis n’hésitent pas se servir de la mitraillette, des enfants tombent, ils ont 15 ans ! (Eve Dessare dans France Observateur du 28 octobre 1961). D’autres enfants sont emmenés par la police, pistolet dans le dos. Au quartier latin, 6 ou 7 agents s’acharnent sur un musulman couché sur le trottoir.
Sur les quais longeant la Seine, Pont de Neuilly, des Algériens sont roués de coups et jetés dans le fleuve par des gardiens de la Paix et des C.R.S. Quelques-uns coulent. Les méthodes sont expéditives :
« … une quinzaine d’entre eux ont coulé. D’autres essayent de regagner le bord, mais les agents tiraient dessus ».
France Soir, 19-10-1961
Le 6 novembre 1961, lors d’une conférence de presse tenue l’initiative des étudiants en médecine, le professeur Vidal-Naquet annonce que 40 corps d’Algériens ont été autopsiés à l’Institut médico-légal comme étant ceux de noyés. Cour de la Cité, environ 50 corps seront dénombrés. Boulevard St-Michel. les pharmacies ne désemplissent pas :
« … après la charge, 12 hommes étaient étendus, hébétés par les coups, le sang coulant de leur tète sur leur visage mouillé et mal rasé, sur leurs vêtements déchirés… ».
Témoignage Chrétien, 16-10-1961
Quelques-uns sont dirigés vers l’hôpital dans un état comateux avancé.
Aujourd’hui encore les estimations divergent. Dans un premier temps, la presse prend les chiffres officiels (ceux de Papon) :
« 2 morts, 64 blessés, 11 538 Nord-Africains arrêtés. La plupart vont être refoulés vers l’Algérie ».
Puis, lorsque le silence se déchire, que les témoignages et les révélations contradictoires envahissent les rédactions, des nuances apparaissent.
Ainsi Le Monde du 21 octobre note « … que le bilan officiel suscite des contestations, certains laissent entendre qu’ils (les morts et les blessés) Pourraient être plus nombreux qu’il n’a été dit » et L’Humanité du 7 novembre titre : « 60 cadavres d’Algériens, noyés ou assassinés, retrouvés en 1 mois Paris. Une information judiciaire est ouverte ». (On n’en connaîtra jamais le résultat…).
Par ailleurs, l’Inspection générale de la police estime à 140 le nombre de tués et le F.L.N. cite les chiffres de 200 morts et de 400 disparus. Ces deux dernières évaluations ne seront jamais démenties par le gouvernement. Interpellé le 27 octobre 1961 au cours d’un débat houleux au conseil municipal de Paris, M. Papon dira, suivant en cela le ministre de l’Intérieur Kogerfrey :
« la police parisienne a fait son devoir, tout simplement ».
« Je m’en vais prêt à vomir »…
Témoignage d’un militaire du Service de Santé, Témoignage Chrétien, 28 octobre 1961
« Les rescapés de ce triste sort », ainsi appelés par un manifestant algérien, sont raflés et parqués. Cette rafle n’a pas d’équivalent à Paris depuis celle de juillet 1942 au Vel d’hiv (où les Juifs furent arrêtés par la police française sur ordre de l’occupant nazi) 15 000 manifestants sont arrêtés.
O.A.S. : le terrorisme change de côté… (Musulmans abattus en pleine rue à Alger)
De la cour de l’Opéra, des grands boulevards, de l’Étoile…, des cars, précédés de motards aux sirènes hurlantes, emmènent vers le Parc des Expositions et le Stade Coubertin des milliers de manifestants. Lorsque ceux de la police ne suffisent pas, les cars de la R.A.T.P. suppléent. Seuls quelques chauffeurs protestent contre cette réquisition… Cette pratique indignera bon nombre d’Algériens. L’un d’eux la dénoncera ouvertement dans l’Express du 16 novembre 1961 :
« … Aux syndicats, aux partis, à la gauche politique française d’être mis le nez sur leur pourrissement. Voici leurs troupes : ces chauffeurs d’autobus en car de police… et des ouvriers de chez Renault qui voient retirer de la Seine un cadavre d’Algérien et qui regardent, et qui s’éloignent, indifférents ».
La « procédure » est la suivante : arrivée du car, puis, entre deux haies de policiers, les Algériens sont frappés avec des nerfs de bœuf, des matraques en bois ou en caoutchouc. Après, c’est la fouille systématique : briquets, lunettes, … sont jetés pêle-mêle. Aucun journaliste ne peut pénétrer dans ces lieux de détention. Les témoignages dont nous disposons sont ceux des détenus et de militaires du contingent employés ce jour. la.
L’hebdomadaire Témoignage Chrétien et la revue Vérité-Liberté s’en font l’écho :
« … Les policiers effacent les traces de sang sur leurs « outils » et se dispersent. « Le calme revient… », « Tous débarquent comme le bétail à la Villette… du sang, partout… », « … des jeunes se font casser les doigts et les avant bras en se protégeant la tête ».
Dans ces lieux de détention, les conditions de vie sont précaires. La médecine est rudimentaire :
« … pour soigner les fractures, les morceaux de bois que nous trouvons sur le sol nous servent d’attelles… Pour les agités…, ce sont souvent les policiers qui s’occupent d’eux… et souvent les endorment coups de crosse… ».
Les repas sont pour le moins sommaires, et l’hygiène insuffisante.
Ces révélations seront confirmées par d’autres enquêtes, notamment celle de Jean Cau dans l’Express du 26 octobre 1961 :
« Je n’ai entendu que des récits où revenaient en litanie les mêmes mots : rafles, coups, tortures, disparitions, assassinats ».
La presque totalité des journaux de l’époque retraceront tous ces événements : Paris-Presse, l’Intransigeant, La Croix, Combat, Le Figaro, Le Monde, etc. Seuls Le Parisien Libéré et Paris-Match ne s’indignent, ni protestent.
La gauche s’indigne mais ne bouge pas
Après de tels événements qui font toutes les « Unes » quelles vont être les réactions de l’opinion publique française ? Force est de constater qu’elles sont très limitées. Les partis politiques qui soutiennent le gouvernement ne disent rien : M.R.P. (Démocrates chrétiens), U.N.R. (Union pour la Nouvelle République : gaulliste), C.N.I. (Centre national des indépendants d’Antoine Pinay) restent muets.
EXPULSES. Dès le 19 octobre, on embarque à Orly les Algériens arrêtés le 17 et jugés indésirables.
Quant à la gauche parlementaire (Socialistes de la S.F.I.O., radicaux, P.C.F.. U.D.S.R. de F. Mitterrand) le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle reste très discrète et très modérée. La brutalité policière est dénoncée, le régime gaulliste est fustigé :
« Le pouvoir gaulliste semble tout faire pour que s’élargisse le fossé creusé entre Français et Algériens par 7 ans de guerre ».
Déclaration du bureau politique du P.C.F.
Papon est vivement critiqué lors du débat de l’Assemblée nationale, le 30 octobre 1961, mais la protestation ne va pas beaucoup plus loin que le « ne recommencez pas » de la S.F.I.O.
Cet embarras et cette gène de la gauche, nous la retrouvons clairement dans la une du journal L’Humanité du 18 octobre 1961 :
« sur ce qu’a été cette tragique soirée, nous ne pouvons pas tout dire. La censure gaulliste est là. Et l’Humanité tient à éviter la saisie pour que ses lecteurs soient en tout état de cause, informés sur l’essentiel ».
Il faut dire que depuis le début de la guerre, la gauche n’a jamais eu une attitude nette vis-à-vis du F.L.N. et de l’indépendance de l’Algérie. Elle fut longtemps défiante envers le F.L.N., qu’elle ne reconnaissait pas comme « représentatif ». Elle dénonça les abus, les « bavures » et la torture commis par l’armée française, mais fut opposée l’insoumission et à la désertion de la part des soldats français. La gauche ne fera donc que s’indigner.
1961: PLUS DE 300 000 ALGERIENS EN FRANCE
Les Algériens sont indispensables à l’économie française, comme l’écrit dans les années 1960 un économiste : « La concurrence dans le Marché Commun ne sera supportable… que si notre pays dispose d’une main-d’œuvre lui permettant de freiner une inflation salariale dont l’année 1961 a indiqué l’ampleur possible… La main-d’œuvre algérienne a le mérite de pouvoir être utilisée dans les zones ou dans les branches où sa mobilité vient pallier les inconvénients de la rigidité des structures de la main-d’œuvre en France ». Au recensement de 1962, les Algériens sont 334 940 (277 520 hommes et 57 420 femmes). Les concentrations importantes sont situées dans 4 régions : région parisienne, Nord, Lorraine. Rhône-Alpes et Bouches-du-Rhône. Les branches d’activités où ils dominent : bâtiment, métallurgie, mines.
Quant aux syndicats, leurs réactions ne furent guère différentes. C’est ainsi que la C.G.T. maintient son mot d’ordre de grève chez Renault pour 30 centimes d’augmentation le 18, et que le 30 octobre les Unions départementales C.G.T., C.F.T.C., F.O., et U.N.E.F. (étudiants) rédigent un communiqué qui se limite à une simple condamnation de la brutalité policière :
« Nous tenons à faire savoir qu’une répression policière analogue déclencherait une réaction immédiate de l’ensemble des travailleurs et des étudiants de la région parisienne ».
Il n’y aura donc aucune manifestation de rue organisée par les partis de gauche ou les syndicats, pas de débrayages massifs dans les usines.
Parmi les Parisiens qui avaient assisté aux affrontements du 17 octobre, seuls des individus isolés protégèrent les manifestants pourchassés. Des ouvriers ont ainsi raccompagné leurs camarades algériens chez eux. Le personnel de l’hôpital Ste-Anne réussit libérer 450 femmes emprisonnées dans l’hôpital : un jeune couple convoya un blessé dans sa 2 CV jusqu’au dispensaire le plus proche ; des gestes de ce genre permirent à quelques Algériens de « s’en sortir ».
LES 121
Le 5 septembre 1960, jour du procès du Réseau Jeanson (Réseau de soutien du F.L.N. en France, constitué de Français) la presse signale très discrètement un manifeste signé par « 121 intellectuels » (1). Ainsi « Le Monde », en dernière page, ne lui consacre qu’un mince entrefilet. Voici un extrait du manifeste : « De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s’être refusés à participer cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux la même qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises… Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d’ordre préétablis, une Résistance est née par une prise de conscience spontanée… Les soussignés… déclarent : — Nous respectons et jugeons justifiée le conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimes au nom du peuple français. — Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. — la cause du peuple algérien qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres ». Suivent 121 signatures, dont celles de Simone de Beauvoir, Blanchot, Jean-Louis Bory, Pierre Boulez, Marguerite Duras, Daniel Guérin, Mannoni, Pignon, Alain Resnais, Alain Robbe-Grillet, Françoise Sagan, Simone Signoret, Jean-Paul Sartre, François Truffaut, Pierre Vidal-Naquet. Ce manifeste est très important dans la mesure où il porte sur la place publique le débat sur l’insoumission et la désertion. C’est aussi l’affirmation ouverte d’une possible solidarité avec le peuple algérien. Le Général de Gaulle déclara : « Tant qu’on donne la parole au couteau, On ne peut pas parler de politique ». Ceux qui signèrent la pétition furent l’objet de tracasseries professionnelles. Par exemple, Danièle Delorme est rayée du programme de la représentation de Pirandello le 29 septembre 1960. Une Ordonnance prise en Conseil des ministres prévoit « la suspension provisoire de tout fonctionnaire coupable d’apologie de la désertion » (28 septembre 1960). Le plus connu des fonctionnaires sus-pendus par le ministre des Armées, Pierre Messmer, sera Laurent Schwartz, professeur à l’École polytechnique. D’autres intellectuels publient un contre manifeste où il est question de « rebelles fanatiques, terroristes et racistes… », « de professeurs de trahison », Roland Dorgelès, Jules Romains, le maréchal Juin, Henri de Monfreid ont signé ce contre-manifeste.
(1) Le réseau voit son origine dès le début de l’année 57. Autour de Jeanson, il y a des intellectuels sartriens, des chrétiens de la Mission de France, des oppositionnels communistes. et des membres de l’organisation trotskiste P.C.I. (Franck). Il s’étend dans toutes les grandes villes.
Un petit parti, le P.S.U. (Parti Socialiste Unifié créé en 1960, opposé à la politique pratiquée en Algérie) organise une manifestation. Il y a peu de présents. Ceux-ci, médecins, avocats, universitaires vont publiquement rompre le silence et s’élever contre la répression. Ainsi des universitaires renommés : Kastler, Dresch, Ricatte et Schwartz, lisent le 31 octobre une déclaration dans les amphithéâtres de la Sorbonne :
« Si les Français acceptent l’institution légale du racisme en France, ils porteront dans l’avenir, la même responsabilité que les Allemands qui n’ont pas réagi devant les atrocités du nazisme ».
Cet appel semble avoir eu un certain écho. De leur propre chef, dans certaines villes de province, comme par exemple à Charleville-Mézières et Reims le 20 octobre 1961, des femmes françaises et algériennes bravent la police, descendent dans la rue, et crient :
« A bas le racisme ! », « Indépendance immédiate ! », « Rendez-nous nos hommes ! ».
LE COMITE AUDIN
Le 11 juin 1957, Maurice Audin, Assistant de la Faculté des sciences d’Alger, militant communiste, est arrêté. Il est accusa d’avoir hébergé et soigné des militants du F.L.N. et du P.C.A. (Parti Communiste Algérien). Questionné par les lieutenants Erulin et Charbonnier, on ne le reverra jamais plus. Le 21 juin, les autorités militaires soutiennent La thèse de l’évasion lors d’un transfert en jeep. Cette « disparition » provoque l’indignation et bientôt une pétition circule, exigeant la « vérité ». De nombreux universitaires utilisent les colonnes du journal Le Monde pour se joindre à cette protestation (Bruhat, Vidal-Naquet, Crouzet…). C’est ainsi que va naître le Comité Audin, en novembre 1957. Son but essentiel : examiner le dossier, établir la vérité, faire des publications. La première réunion de ce comité aura lieu le 2 décembre 1957, où est lue la thèse que Maurice Audin devait soutenir. Grâce à son action tenace, il sera établi que la torture fut utilisée dans l’interrogatoire d’Audin (Le Monde du 14 décembre 1957) et que ce dernier fut bel et bien « assassiné » par ses tortionnaires (L’affaire Audin, de Vidal-Naquet, 12 mai 1958). Par la suite ce comité sera à l’origine de nombreuses mobilisations contre la torture et la répression. Ce comité regroupe avant tout des intellectuels des enseignants, des journalistes, quelques rappelés et membres de leurs familles. Laurent Schwartz sera son président à partir du 30 juin 1960. Les vice-présidents sont Jean Dresch (communiste) et H. Irène-Marrou (catholique).
Quelques jours plus tard, le 1er novembre, deux rassemblements sont organisés, tous deux place Maubert à Paris. Le premier par les « 121 », le second par le « Comité Audin » (voir encadré). Qui sont ces personnes ? A vrai dire, le symbole d’une certaine fraction des Français, celle qui s’oppose résolument à la guerre d’Algérie. Ces deux rassemblements attirent aussi des jeunes qui, des le début de l’année 1961, excédés par les attentats de l’O.A.S., ont fondé le F.U.A. (Front Uni Anti-fasciste). Cette riposte, à laquelle il faut ajouter la grève de la faim des prisonniers algériens pour obtenir le statut de « régime politique » en novembre fut donc faible, mais réelle.
Roland POTTIER
Le sang versé après mai 1961 l’était en vain, à cette date commençaient à Melun les pourparlers de paix et d’indépendance qui s’achèveront à Evian en 1962. (Ici, les délégations algérienne conduites par Krim Belkacem – et française – conduite par Louis Joxe
Pour en savoir plus
• Histoire de la Guerre d’Algérie, de B. Droz et L. Lever (Points, Seuil)
• La guerre d’Algérie, d’Yves Courrière (Fayard).
• Sources : Journaux d’époque.
(1) Front de Libération nationale. Mouvement politique doté d’une structure militaire, l’Armée de Libération nationale. Ce mouvement a été créé en 1954 sur la base : « Lutte pour l’Indépendance de l’Algérie ».
(2) Leader algérien détenu en France depuis l’interception en vol, le 22 octobre 1956, d’un avion marocain dans lequel il se trouvait en compagnie de 4 autres dirigeants du F.L.N.
(3) Jacques Soustelle fut nommé Gouverneur général de l’Algérie par Mendès-France, en 1955. Il fut remplacé en 1956. Soustelle gaulliste, soutient le « Front de l’Algérie Française », puis, après la dissolution de celui-ci, le 15.12.1960, l’O.A.S. Universitaire spécialiste des civilisations pré-colombiennes, c’était un militant anti-fasciste d’avant-guerre et un Résistant.
(4) Texte envoyé à la presse par un groupe de « policiers républicains » le 31 octobre 1961. Cité dans « Histoire de la guerre d’Algérie », d’Henri Alleg, 366.
(5) 22 avril : Putsch à Alger des généraux Challe, Zeller, Jouhaud, Salan, qui refusent les résultats du référendum du 8 janvier 1961 accordant l’autodétermination à l’Algérie.
10/10/2021
Article de Roland Pottier parudans Gavroche, n° 10, juin-juillet 1983,p. 7-11
« L’Algérienne, à chaque entrée dans la ville européenne, doit remporter une victoire sur elle-même, sur ses craintes infantiles. Elle doit reprendre l’image de l’occupant fichée quelque par dans son esprit et dans son corps, pour la remodeler, amorcer le travail capital d’érosion de cette image, la rendre inessentielle, lui enlever de sa vergogne, la désacraliser » Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile »
En ce mois de mars qui, autour du 8, privilégie les écrits et paroles des femmes, au moment même où se déploie une guerre en Europe qui oblige, plus que les guerres au Sud, à regarder en face sa dimension féminine et la manière dont les femmes y participent et en paient le prix ; au moment enfin où, en France (car en Algérie le forage des mémoires se fait depuis l’indépendance), à la suite du rapport Stora, on s’interroge sur la conjonction, l’opposition ou la réconciliation hypothétique des mémoires, cet article souhaite sélectionner quelques écrits d’Algériennes pendant la guerre d’indépendance, pour témoigner de cette exigence de liberté qui était chevillée à leur corps et à leur esprit. Si cela est admis comme une évidence pour les Ukrainiennes, ce doit pouvoir l’être pour les Algériennes, il y a plus de soixante ans.
Ce retour voudrait éviter de projeter les difficultés du présent par un éclairage rétroactif sur la lutte pour l’indépendance qui aboutit souvent à la remise en cause du choix de l’indépendance elle-même. Il voudrait partager des textes d’actrices de la guerre, écrits en temps de lutte ou juste après en une information différente de celle habituellement diffusée.
En Algérie, la participation des femmes à la lutte de libération a été et est encore une référence de légitimité. Cette référence est prégnante dans les trente premières années après l’indépendance pour résister alors non plus au colonialisme mais à une régression de leur statut. Très rapidement, après 1962, les écrits de femmes vont insister sur l’écart entre leur engagement du passé proche et la portion congrue qui leur est réservée dans la société algérienne postcoloniale, ce qui n’efface pas le passé immédiat.
En 2022, on ne souhaite pas entonner un chant nostalgique en évoquant ces combattantes mais rendre visible ce qu’elles ont fait, ce qu’elles ont été et comment elles ont semé le ferment qui fait lever les luttes, l’étincelle qui déclenche le processus libérateur quand il sommeille ou s’ankylose.
Témoignages
Nous ne reviendrons pas longuement sur deux témoignages, l’un, très connu, celui de Frantz Fanon et l’autre à découvrir pour beaucoup.
« L’Algérie se dévoile » dans L’An V de la révolution algérienne est un chapitre du second essai du psychiatre engagé dans la lutte de libération avec les Algériens. Cet essai, publié en 1959, rassemble des observations et rencontres de l’année 1956. Fanon analyse, en pleine guerre, les modifications profondes de la société algérienne et le rôle incontournable qu’y tient la femme. Il publie un texte de conviction s’appuyant sur une démonstration avec preuves à l’appui pour rallier à la cause algérienne. L’optimisme de son discours est reflet de ce qu’il observe mais participe aussi à la nécessaire mise en place d’images valorisantes pour soutenir la cause. Le texte est à lire dans son contexte, dans l’effet qu’il exerça sur des acteurs et des actrices de la lutte.
Il faut lire les passages percutants sur le port du voile dans l’Histoire de la colonisation, les fantasmes du colonisateur vis-à-vis de la femme arabe interdite puis la nécessaire libération du corps pour entrer complètement dans la lutte.
En 1959, un autre texte est publié, sans audience internationale : paru dans El Moudjahid, organe du FLN à Tunis, il est un témoignage d’une jeune maquisarde, suscité par « ses chefs », Amirouche en particulier. « Le Journal d’une maquisarde » paraît du numéro 44, le 22 juin 1959, au numéro 49, le 31 août 1959. On sait, grâce à Redha Malek interrogé par nos soins, que ce journal avait été « recueilli » et déposé au Moudjahid à Tunis par Assia Djebar. Il est certain que le rôle novateur des Algériennes dans la lutte a nourri l’espoir qui fut le leur d’une redéfinition de leurs positions familiales, sociales, culturelles et politiques, après l’indépendance.
Chants des femmes
En 1984, Ali Hamouri, dans le quotidien national El Moudjahid, à la date du 1er novembre, donne la parole à d’anciennes moudjahidate : « Elles ont été dépeintes de mille et une manières, avec une débauche d’artifices. En ce mois d’octobre […] je ne sais trop quelle question poser à cette vieille moudjahida assise à côté de moi dans la kasma FLN d’Ighzer-Amokrane. Comment éviter la langue de bois ? » Le journaliste demande alors à Yemma Ounissa un poème de ces années de tourmente. Il vient sur ses lèvres en kabyle, sans hésitation. Le journaliste traduit :
Le vent a la senteur des moudjahidine Ô mon cœur c’est la fraîcheur du musc Il est le messager d’Amirouche L’Aïd ne sera pas célébré cette année Comment accomplir le sacrifice Quand nos frères sont morts au maquis ?
Il est mort trop jeune Et il est resté sans sépulture Les hommes sont traqués par les roumis Et ce sont les femmes qui enterrent Le ramener est au-dessus de mes forces Mais puis-je abandonner mon frère bien-aimé ?
Il est mort trop jeune Et il n’y a ni prières ni obsèques Les hommes sont pourchassés par la France Et ce sont les femmes qui enterrent Le ramener est au-dessus de mes forces Mais puis-je abandonner mon fils chéri ?
Le poème libère les souvenirs : les femmes enterraient, elles étaient aussi les ombres protectrices des combattants, celles qui « les aidaient à tenir. » Une autre femme prend alors la parole : « Jamais la femme n’a été autant respectée, valorisée que pendant cette dure période. » Une autre est silencieuse : « le maxillaire droit complètement déformé, creusé d’une profonde cavité, le visage de Ouardia Tagueb portera à jamais le stigmate de l’horreur »… Ce portrait collectif se termine par Ouardia Haroun dont la maison a abrité des responsables, le 20 août 1956, pour le Congrès de la Soummam. Ces évocations, pétries de vécu, de souffrance et d’espoir, ne peuvent laisser indifférent.
Plus récemment, Nedjma Sid-Amed a édité Poétesses kabyles dans la révolution, en édition bilingue (Marsa éditions), présenté ainsi : « Ces chants de souffrance et de révolte, issus de l’une des plus grandes épreuves traversées par l’Algérie : sa guerre de libération contre le colonialisme, nous sont murmurés à l’oreille par de vieilles femmes debout, comme legs de vigueur, d’espoir et d’humanité, offrandes du passé pour un futur meilleur ». Les poèmes sont en kabyle et ils sont traduits par Nedjma Sid-Ahmed qui donne des indications sur la poétesse.
Na Dadaâ chante les combattants :
Dès l’instant où il a tué l’adjudant La Banane s’est mise à tournoyer dans les nuages, Le moudjahid, lui, est en contrebas du pays, C’est là qu’on lui apporte à manger, La liberté nous l’arracherons, Mais sache que nous mourrons.
Na Cherifa chante, en cinq strophes, celui qui s’est engagé pour la liberté de son pays mais qui est inquiet d’avoir dû laisser ses enfants :
Je ne regrette pas ma chair, si dans la forêt par la palombe elle est lacérée. Je ne regrette pas mon sang si par terre des sillons il va dessiner. Ce que je regrette, ce sont mes enfants, et mon fils que j’ai laissé tout petit. Ô vous les moussebilines !
Documentaire
Un documentaire est à retenir, sans doute enfoui dans des archives, car il est particulièrement intéressant sur le combat qui fut celui des femmes. Il leur a donné, en Algérie du moins, une médiatisation inattendue : il a été projeté à la télévision nationale (chaîne unique) le 1er novembre 1985, Barberousse, mes sœurs. Habitués au ronronnement patriotico-frileux de la télévision, les téléspectateurs découvraient (ou retrouvaient), bouleversés, ces femmes qui ont fait une partie de l’Histoire algérienne. L’idée de ce court métrage était celle d’Hassan Bouabdellah qui avait su l’indignation que le film de Hadj Rahim, Sarkadji (sur le quartier des condamnés à mort de la prison de Barberousse) avait soulevée chez ces anciennes moudjahidate. Elles estimaient qu’il était inconcevable que soit tue, à ce point, la présence de femmes dans le quartier des condamnés à mort. Barberousse, mes sœurs, était un film « Droit de réponse » : les anciennes détenues ont été conviées à une séance de projection du film dans une salle publique d’Alger et ont accepté que le débat soit filmé. C’est ce débat qui est la matière du second film.
Poèmes et nouvelles
La guerre favorise les genres courts : les femmes s’illustrent dans les poèmes et, à l’immédiate indépendance, dans de nombreuses nouvelles qui forment l’humus, en quelque sorte, de l’émergence d’un récit national.
Deux anthologies, trop vite oubliées alors qu’elles sont des documents de première main, nous introduisent à la parole poétique des femmes : Espoir et Parole de Denise Barrat, éditée chez Seghers en 1963, est la première anthologie des poèmes algériens de la guerre, avec 21 poèmes de femmes sur 81 recensés et sept noms de poétesses ; Diwan Algérien de Jacqueline Lévi-Valensi et Jamel Eddine Bencheikh, éditée à la SNED en 1967, est la seconde qui reprend les mêmes poétesses en une présentation personnalisées. Ces poèmes forcent les portes de l’émotion et expriment la réalité de la lutte, celle de l’emprisonnement, de la solidarité de la vie des détenues, des transferts disciplinaires, durement ressentis, des procès et des jugements, des condamnations, des exécutions, de la torture. Pour celles qui ont survécu, c’est le réapprentissage de la vie. Djamila Amrane évoque dans « Sept années de guerre » : « Nos rires forcés / Qui veulent oublier les morts » ; quant à Anna Greki, la stature poétique la plus forte de cette période, dans « Juillet 1962 », elle s’adresse à la liberté retrouvée, en termes saisissants :
Nos morts qui t’ont rêvée se comptent par milliers Un seul aurait suffi pour que je me rappelle Le tracé des chemins qui mènent au bonheur
[…]
Le ciel indépendant ne parle qu’au futur Il nous reste à présent l’énergie de l’espoir
Beaucoup de nouvelles ont été publiées dans différents organes de presse dans les premières années de l’indépendance, la plupart ayant un intérêt socio-historique plus qu’esthétique. Les nouvelles de Zehor Zerari, publiées entre 1964 et 1971 : « Un dimanche à Alger » ; « Fait divers » ; « Mine Djibalina » ; « Quand le Meddah se rappelle », transmettent avec une grande sobriété et une rare violence – parce que la matière elle-même est violence –, les traumatismes de la guerre et le rôle des femmes. [Lire ici]
Myriam Ben met en mots la folie de la combattante revenue en temps de paix, en 1974, dans « Nora » : « Comme tout était facile quand nous croyons que tout serait facile après ! […] Comme si, à un certain degré du fond touché, on pressentait qu’on avait perdu là une certaine langue commune avec les autres. »
La plupart de ces textes n’ont été disponibles que dans la presse – de ce fait, ils furent très lus -, mais sont retombés dans l’oubli : ils font pressentir l’intensité du fait raconté et choisissent des transgressions qui savent traduire l’innovation de l’engagement féminin. Un travail de réédition devrait être fait.
Lendemains qui déchantent ?
Si le discours dominant a fait peser sur la liberté de la parole et de la mémoire tout son poids de censure, on peut penser que la littérature, et particulièrement les romans, a apporté ce plus qui fait que le réel est dépassé pour éclairer la complexité d’une lutte. Toutefois, comme on l’a remarqué précédemment pour les nouvelles publiées après 1962, les œuvres de célébration – celles qui confortent ou ne dérangent pas le discours peu à peu construit par le pouvoir sur ces années de guerre –, sont les plus nombreuses et ont envahi les librairies du pays, détournant les générations de jeunes de toute lecture de la guerre se réduisant au destin d’un peuple héroïque… sans peur ni reproche !
Dans la littérature masculine, qu’elle soit de célébration ou de questionnement, les femmes actives, militantes, combattantes sont étrangement absentes ou peu représentées sauf Arfia de La Danse du roi de Mohammed Dib : la combattante marginalisée est en complète discordance avec sa société et tient des propos d’une sombre lucidité sur ces lendemains qui grincent et qui excluent ceux et celles qui ont combattu pour la libération.
Après octobre 1988 et la décennie noire, les romanciers vont se positionner différemment par rapport à ce personnage et mettre en scène des images d’anciennes militantes qui ne se taisent plus : ainsi, en arabe, Abdelhamid Benheddouga dans Je rêve d’un monde (1997) ou, en français, Aïssa Khelladi dans Rose d’abîme (1998).
Mais ce sont surtout les récits de femmes qui mettent en scène les femmes et laissent échapper une part de cette féminité comme élément incontrôlé et porteur de déplacement. La participation à la lutte est, avec elle, le signe annonciateur d’une libération. Deux récits sont à retenir moins connus et étudiés que ceux d’Assia Djebar : ceux de Bediya Bachir et de Yamina Mechakra.
Le récit de Bediya Bachir – pseudonyme de Baya El Aouchiche, secrétaire de l’Union des Femmes d’Algérie, proche du PCA, récit réédité en France en 1994 sous le nom de Baya Jurquet-Bouhoune –, écrit en 1960 est peu connu et n’a été édité qu’en 1979. L’Oued en crue campe des figures féminines frappantes et, en particulier, la mère de la famille Zerrouk, femme de ménage dans le quartier européen. Sorte de mère courage qui, de décès en injustice arrive, en décembre 1960, aux premières lignes des manifestations populaires des Algériens à Alger aux côtés de sa fille, brandissant le drapeau brodé en cachette, comme l’ont fait tant d’autres femmes. Ainsi, au-delà des désarrois et des dénuements individuels, le récit s’affirme comme le triomphe d’une collectivité. Les longs zer’arit que modulent les femmes ne sont là que pour exprimer cette solidarité.
La même année, 1979, paraissait le récit le plus fort sur une combattante de la guerre de libération nationale et sur le statut de la femme, La Grotte éclatée de Yamina Mechakra qui invente, « la grotte au cœur de cendre et un peu d’amitié. » Préfacée par Kateb Yacine, il eut un grand succès en Algérie et a bénéficié de rééditions. La romancière reprend le personnage emblématique pour le récit national algérien, de l’infirmière au maquis, de novembre 1955 à juillet 1962. Le roman est ponctué d’une datation précise découpant le temps en tranches qui correspondent aux chapitres et souvent aux titres mêmes : « Novembre 55 » par exemple. La narratrice a été affectée comme infirmière dans un secteur frontalier de l’est et la progression est chronologique : activités de soins dans la grotte, explosion de celle-ci lors d’une opération, internement de l’héroïne dans un service psychiatrique puis séjour dans un camp de réfugiés en Tunisie et enfin retour en Algérie. L’infirmière de La grotte éclatée, en treillis kaki et le crâne rasé, s’interroge: « Faudrait-il me résigner à l’idée d’attendre quelque vérité-peuple, les pieds enterrés dans les godillots puants, le corps enfoui dans l’horrible tenue Kaki-caca, la tête boule-à-zéro, les yeux rouges et les ongles sales ; me résigner, se résigner, résignation, des mots que je déteste. » La romancière choisit une bâtarde, née et grandi dans la marginalité, écartelée d’orphelinat en orphelinat entre les religions, changeant de nom au gré de sa foi du moment. L’aspiration à la liberté et à habiter son identité de femme plus que son nom est une ligne mélodique forte du récit. Habiter son identité pour cette « bâtarde » n’est plus combat individuel mais immersion dans la lutte collective. Elle trouve dans cet espace de guerre et de fraternité, dans cet espace masculin, l’amour dans plusieurs dimensions et une vraie communion. Elle ne passe pas sous silence l’horreur de la guerre : ce sont ces chairs meurtries où elle doit plonger, ces hommes, blessures béantes qu’elle doit soulager : « je devenais le boucher de mes semblables » ; elle est aussi celle qui les réconforte, qui récite les versets du Coran qu’elle connaît, qui les ensevelit. Elle connaît l’amour au maquis ; elle aura un fils, amputé atrocement par le napalm. La participation à la guerre lui permet de se reconstruire une généalogie et une lignée et d’être le réceptacle des autres voix de femmes. Histoire de femmes, celle de Rima, par exemple, qui montre que raconter la lutte ne fait pas oublier les oppressions des femmes. Ce roman de guerre, volontairement énoncé au féminin, dépasse tabous et interdits pour laisser se dessiner les voies du désir et de la liberté. Cette infirmière, seule dans sa grotte, entourée d’hommes, est l’image d’une féminité différente. Le « je » fait place au « nous » et au projet de reconstruction du féminin : « Nous drainerons les écritures pour qu’à travers les roseaux siffle le bonheur. »
D’autres textes seraient à citer en un travail d’enquête méthodique. Mais mon objectif était de donner une visibilité à un ensemble de textes qui permettrait au lecteur ou à la lectrice curieux de visiter la mémoire algérienne de la guerre. Les créations, quel que soit le canal qu’elles empruntent, impriment une force de suggestion et une polysémie qui fait résonner dans l’Histoire nationale, l’histoire des résistances et luttes des femmes ou de leur aspiration, au moins, à une autre vie. Bien entendu, il faut revenir aussi aux textes plus connus et dont la voie éditoriale a donné une pérennité que n’ont pas toujours ceux que nous avons cités précédemment. C’est en 2001, Louisette Ighilahriz, Algérienne, récit recueilli par Anne Nivat, mettant la force du témoignage du viol subi sur les vers d’Anna Greki, écrits en prison :
Ils m’ont dit des paroles à rentrer sous terre Mais je ne tairai rien car il y a mieux à faire Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre
C’est en 1958, le film de Youssef Chahine, Djamila l’Algérienne sur Djamila Bouhired ; puis le Pour Djamila Boupacha de Simone de Beauvoir et de Gisèle Halimi ; c’est le duel Danielle Michel-Chich/Zohra Drif : Lettre à Zohra D. et Réponse de Zohra Drif à Danielle Michel-Chich une de ses victimes de l’attentat du Milk Bar, en 2012. C’est, en 2017, le témoignage tardif mais passionnant de Yamina Cherrad Bennaceur, Six ans au maquis, édité à Alger.
Des écrivaines ont déjà soulevé les voiles de l’indicible et du débat et ont porté leur contribution à ce lourd dossier : Malika Mokeddem, Maïssa Bey, Salima Ghezali, Souad Labbize, Hajar Bali. Du témoignage à la création, le relais est pris et ne peut que se poursuivre. Il a fallu du temps pour que la plupart des actrices sortent du silence, non seulement parce qu’elles ne retrouvaient plus une fraternité avec leurs camarades de combat mais parce que les femmes qui les voyaient « revenir » à la vie « normale » ne les reconnaissaient plus comme leurs. Très tôt, dans le recueil publié après sa mort, Anna Greki exprimait cette déception sans détour :
L’indépendance au chant du coq où l’as-tu mise ? Tu veux saigner la grenade avec un couteau Plonger chaque cervelle dans un bain de sel Que l’herbe qui y pousse reste à ras de peau Quel est ce peuple roi ce chien que l’on musèle ? La misère qui hurle a encore du talent
Article paru dans Réalités Algériennes, n° 23, juin 1962, p. 6-7
D’aucuns espéraient que la lutte fratricide F.L.N.-M.N.A. s’arrêterait et que les nationalistes se réconcilieraient dès la fin de la guerre d’Algérie.
Il n’en est rien. Au contraire, la F.L.N. a continué ses provocations, en appliquant une nouvelle méthode de lutte et en mettant à profit l’autorité qu’il a acquise grâce aux accords d’Evian. C’est ainsi qu’au cours du mois de Mai écoules, a lancé, il a lancé en masse ses commandos, ostensiblement armés de gourdins, couteaux, barres de fer, haches, etc… contre les militants du M.N.A. qui travaillent dans certains centres industriels de France, tels que Valenciennes, Blanc-Misseron, Quiévrechain, Longwy, Nancy, Metz, Lyon, Clermont-Ferrand, etc…
Le but manifeste du F.L.N. était d’intimider nos militants et de les contraindre à quitter les rangs de leur mouvement pour rejoindre les siens. Si la tentative échouait, les commandas F.L.N. mettraient à sac les cafés et les hôtels M.N.A., battraient les militants et amèneraient de force leurs dirigeants pour être séquestrés et torturés dans des caves ou étranglés et leurs cadavres jetés dans le fleuve ou la forêt, de la région. De tels faits se sont effectivement produits dans certains lieux.
Évidemment, nos militants se sont défendus. Il est à noter, cependant, que la police française est intervenue dans la plupart des cas, non pour arrêter les agresseurs et les empêcher de faire leur besogne de destruction et d’assassinat, mais plutôt pour interpeller nos militants et les sommer de se rendre.
Les attaques du F.L.N. ne se bornent pas seulement à nos militants de France. Ceux d’Algérie connaissent un sort semblable sinon pire. Beaucoup d’entre eux sont menacés, voire pourchassés et traqués, arrêtés et torturés. D’autres qui viennent à peine d’être libérés des prisons et des camps ont été sommés de rester chez eux et de se taire. D’autres, enfin, ont été purement et simplement enlevés et dirigés vers des destinations inconnues. Depuis, on ignore tout de leur sort et leur famille de manifester son impatience et son inquiétude.
Voilà où en est la situation du M.N.A. à la veille de l’indépendance nationale, cet objectif qu’il a été le premier à proclamer et pour lequel il a tant lutté et souffert.
Ne sont-ce pas la lutte constante de ce mouvement et son intransigeance sur les droits sacrés de notre peuple qui lui ont valu, au cours de son existence, toutes sortes de répression, de calomnies, de jalousie et de haine ?
N’est-ce pas parce qu’il a résisté à toutes les compromissions, déjoué tous les complots et dénoncé toutes les manœuvres colonialistes, que ses adversaires de tous bords ont préféré ne point traiter avec lui et qu’ils ont tenté de l’isoler du peuple, de l’affaiblir, voire de le détruire ?
Peine perdue !
Le M.N.A. ne peut pas mourir. Il reste enraciné dans l’esprit et le cœur du peuple algérien qui continue de lui faire confiance, quelles que soient les circonstances et les difficultés.
Cependant, conscient de la situation actuelle du pays qui se trouve à la veille de sa libération nationale, le M.N.A. veut oublier toutes les misères du passé. Comme il l’a fait à maintes reprises depuis le début de la Révolution, il appelle, une fois de plus, à l’union et à la réconciliation de tous les Algériens. Il s’agit aujourd’hui, non de se vanter ou de monopoliser tel ou tel avantage de la Révolution, mais de construire la Nation algérienne et sa jeune République que notre peuple désire libre et souveraine, fraternelle et démocratique. On y parviendra à coup sûr, si chaque Algérien efface de son esprit les mauvais souvenirs du passé et détache de son cœur les sentiments d’orgueil, de haine et d’égoïsme qui le torturent.
Pour sa part, le M.N.A. a déjà dit présent et tendu la main. Il attend…
21/06/2022
Article paru dans Réalités Algériennes, n° 23, juin 1962, p. 6-7
Entre 1954 et 1962, plus d'un million d'appelés ont sacrifié leur jeunesse pendant la guerre d'Algérie. Une expérience dont beaucoup n'ont jamais parlé.
LES APPELES DE LA GUERRE D'ALGERIE
Entre 1954 et 1962, plus d'un million et demi d'appelés français ont sacrifié leur jeunesse pendant la guerre d'Algérie. De cette expérience fondatrice, il reste peu de traces. Comment une génération entière est-elle ainsi passée dans les oubliettes de l'Histoire ? Pourquoi cette orchestration du silence ? Témoignages.
Djamila Boupacha en 1962 à Rennes en compagnie de son avocate, Gisèle Halimi. (AFP)
Merci à Jacques Pradel pour nous avoir signalé cette chanson. Djamila a été créée par Francesca Solleville en 2000. Composée par Bernard Joyet, elle évoque la vie et l’action de Djamila Boupacha, résistante algérienne arrêtée en 1960, torturée, violée, condamnée à mort en 1961, et libérée le 21 avril 1962.
Paraît que Djamila, ça signifie “La Belle” Limpide traduction, pléonasme élégant ! Le thème ou la version, ça te va comme un gant La belle, Djamila, Djamila, la rebelle Aux sous-sols d’El-Biar, ils traînaient leurs captures On surnommait aussi l’endroit « centre de tri » Quelques soldats chantaient pour étouffer les cris De ceux qu’on remontait, meurtris par la torture Ceux qui t’ont abîmée de manière indicible Tu les reconnaîtrais sur la moindre photo Mais le juge impartial te demande plutôt De délivrer leurs noms, la Cour est impassible Djamila On fait taire les voix, on censure les lignes De Sagan, Signoret, Halimi, de Beauvoir Ou Germaine Tillion, dont le crime est d’avoir Dénoncé haut et fort ces pratiques indignes On t’éloigne d’Alger, on se voile la face Au-delà de la mer, loin du cœur, loin des yeux De Barberousse à Pau, et de Fresnes à Lisieux Croit-on qu’en voyageant le souvenir s’efface ? On te relâche enfin, au seuil de la victoire Mais, dès le lendemain du grand référendum Les hommes te prieront de quitter le forum Comme s’ils étaient seuls à écrire l’histoire Djamila Madame à la maison, monsieur gagne la guerre Tout sera comme avant, selon l’ordre établi Elle aura des petits, dans l’ombre et dans l’oubli Qu’importent les combats qu’elle entreprit naguère Que sont ils devenus, bourreaux et tortionnaires ? Joyeux drilles ? Artisans ? Notables ? Intelligents ? Médecins réputés ? Arbitres intransigeants ? Ou grand-père idéal ? Amnésiques ordinaires ? Je pense à leurs enfants ; le mal que je leur souhaite C’est d’avoir dans l’esprit, loin de ces philistins Plein d’espoir et d’envie de changer le destin La soif de devenir utopistes, poètes (…)
jeudi 22 août 2019, par 4ACG , Michel Berthelemy
Il y a 60 ans, le 21 avril 1962, Djamila Boupacha était libérée de la prison, suite à la signature des Accords d'Evian entre la France et l'Algérie.
Lle viol, le procès et l’affaire Djamila Boupacha (1960-1962)
Les commentaires récents