S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Choisie avec soin, la date de l’enclenchement de la Révolution algérienne marqua aussi bien la continuité d’une lutte que le début d’un embrasement généralisé qui aboutira, sept ans et demi plus tard, à l'indépendance.
A / Hatem Kattou
Durant la nuit du dimanche au lundi 1er novembre 1954, plusieurs dizaines d’actions armées, notamment dans les Aurès (est) ont été menées un peu partout en Algérie, à l’époque colonie française, pour être ainsi l’amorce de ce qui deviendra une des plus sanglantes et grandes insurrections et révolutions du XXe siècle. En effet, un quart d’heure avant l’heure « H », soit le dimanche 31 octobre à 23h45, une bombe artisanale a été posée sur la route reliant les villes de Boufarik et de Blida (à quelques dizaines de kilomètres au sud d’Alger) ainsi que sur la voie ferrée Ager- Oran, métropole de l’ouest du pays. N’étant pas fortuit, le choix de la date du 1er novembre, qui correspond à la fête catholique de la Toussaint (la fête des morts), est symbolique. Ce choix a vu surtout un peuple resusciter et se soulever pour aspirer à une vie digne, loin du joug de l’humiliation et de l’oppression coloniale venue prétendre civiliser des populations indigènes. Comme il est laborieux, difficile et délicat, voire impossible, de cerner en quelques lignes ou pages cet évènement déclencheur des « Évènements d’Algérie » (apprécions au passage l’amer euphémisme usité par la France), nous tenterons, dans le cadre d’un choix subjectif et d’un effort de synthèse de revenir sur quelques facettes de cet événement majeur et qui a inspiré tant d’autres luttes.
- L’Appel : ce texte fondateur pour accompagner la lutte armée
Les instigateurs de la lutte ne se sont pas contentés d’enclencher un combat armé contre un empire colonial mais ont montré de la hauteur d’esprit et un certain intellect en s’adressant à la conscience d’un peuple asservi et dominé. Ce texte n’est autre que « L’Appel du 1er novembre » diffusé le jour-même du lancement de la lutte armée. Deux éléments majeurs caractérisent cet Appel fondateur. Le premier est que dès le deuxième paragraphe, il évoque explicitement les décades de lutte, ne niant pas ainsi les combats passés, qui à vrai dire, ne se sont jamais arrêtés, voire très peu, depuis le début de l’occupation en juillet 1830. De plus, les rédacteurs de l’Appel qui évoquent ce « peuple uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action », admettent dans une phrase lapidaire mais ô combien illustrative et emplie de résolution et de détermination « qu’il est vrai, la lutte sera longue mais l’issue est certaine ».
- Le lourd tribut de la Guerre
Pas une famille algérienne n’a pas été endeuillée par la perte d’un être cher tombé au combat, ou pire encore, par la disparition de l’un de ses membres dont le sort est resté et reste encore méconnu, sans sépulture ni documents attestant sa mort ou son exécution. En effet, le nombre des disparus et des morts a avoisiné selon des sources algériennes les 1,5 millions de personnes. Dans le camp opposé, celui des autorités françaises ou des historiens de l’Hexagone, l’on « admet » que ce ne sont pas moins de 300 mille à 400 mille Algériens qui ont péri, contre 27 500 soldats et 2 800 civils parmi les Européens et les pieds-noirs. Cette guerre des chiffres, et indépendamment de l’exactitude des bilans, et de leurs manipulations à des fins propagandistes ou de glorification ou encore ou de dédramatisation, dénote que cette confrontation, inégale, au vu du rapport des forces, avait généré des déchirements humains et des plaies béantes qui sont restées ouvertes pendant de longues décennies, voire qu’elles ne se sont jamais refermées.
- La torture : une pratique institutionnalisée et une politique d’Etat
Pire que les exécutions sommaires et extra-judiciaires, et autres assassinats ciblant un militant de premier plan ou tout un village, ce sont les actes de torture qui ont ciblé les militants de l’Indépendance et les combattants de la liberté qui resteront gravés à jamais, telles des traces indélébiles sur le fronton de la République d’une France chantre de la démocratie et des…droits de l’Homme. En effet, la France avait érigé en Algérie un système institutionnalisé et loin d’être « une dérive ou un aléa de la guerre » comme certains le prétendaient. Il s’agit de la torture où la barbarie le disputait à l’horreur. De la baignoire et la corvée de bois à la gégène et au sérum de vérité en passant par les viols, les pendaisons, l’arrachage d’ongles et la guillotine, la France a doublé d’ingéniosité pour inventer et sophistiquer des méthodes de torture, aussi abjectes les unes que les autres, soulevant même des réactions au sein de la métropole où des intellectuels se sont élevés contre ces pratiques moyenâgeuses.
- Primauté du politique sur le militaire
En dépit de l’enclenchement d’une lutte armée sans relâche contre une armée coloniale et un pays membre de l’OTAN, les architectes du combat nationaliste algérien ont saisi, avec justesse et intelligence, la pertinence de l’action politique et son importance aussi bien sur le plan interne national que sur l’échiquier régional et international afin d’attirer les adhésions et les appuis au combat des Algériens. C’est au cours du congrès de la Soummam, tenu au mois d’août 1956, dans la vallée éponyme et plus précisément dans le village d’Ifri (dans la région de la Petite Kabylie), à la barbe et au nez de l’armée française, que les dirigeants du Front de la Libération nationale (FLN) ont organisé dans la clandestinité une rencontre majeure. Ce Congrès a permis de « structurer » et d’organiser la révolution algérienne, en soulignant la primauté du politique sur le militaire et en donnant à la Révolution les moyens d’avoir une assise nationale et de lui assurer une présence sur le plan international.
Nous avons survolé, dans ce qui précède, quelques-uns des multiples aspects de la Révolution algérienne, enclenchée en novembre 1954, bien que cet évènement charnière et fondateur, qui a été l’objet et le centre d’intérêt de dizaines de films (dont celui de la Bataille d’Alger, réalisé en 1966 par l’Italien Gillo Pontecorvo, ou encore l’Opium et le Bâton, Palme d’or à Cannes en 1975), de centaines de documentaires ainsi que de milliers d’articles scientifiques, de thèses, de livres et d’ouvrages en tout genre, mériterait beaucoup plus pour cerner la majeure partie de ces facettes. En effet, nous pouvons parler de la dimension diplomatique de la Révolution et de son action, amorcée déjà au Sommet des Non-Alignés à Bandung en 1955, jusqu’à acculer la France, à la faveur d’un travail acharné du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), dans l’antre même de l’ONU avec l’aide de quelques Etats arabes, tels que la Tunisie, le Maroc, la Libye et l’Egypte et le soutien aussi des pays du bloc de l’est en Europe et de la Chine. Nous serons en mesure aussi de mettre en avant le génie de certains responsables du FLN et de l’ALN (Armée de libération nationale), qui ont mis en place, alors que l’Etat algérien n’existait pas encore, un service de renseignement efficace et des plus redoutables. Un autre coup de génie fut celui de mettre sur pied une sélection nationale algérienne de football compétitive et composée de professionnels évoluant tous en championnat de France et dont certains évoluaient et étaient des titulaires indiscutables en équipe de France. Ce projet qui a tant porté la voix de l’Algérie et qui a tant apporté à la Révolution avec un impact psychologique et social certain en France et partout dans le monde, grâce aux prouesses techniques des « dribbleurs de l’Indépendances » mais aussi à leur maturité politique et à leur conscience nationaliste. Nous pouvons encore s’étaler davantage en revenant sur la dimension médiatique avec la création du journal Al-Moudjahid, porte-voix de la Révolution, à Alger dans un premier temps avant qu’il ne soit transféré à Tunis en 1957, ou encore le lancement de la « Voix de l’Algérie » (Sawt al Jazair) à Radio Tunis avec la voix envoutante au verbe mobilisateur de Aissa Messaoudi, le zeitounien. Autant de facettes et de d’aspects, nombre de femmes et d’hommes, épris de liberté et assoiffés de dignité, qui ont consenti de lourds sacrifices et qui ont gravé en lettres d’or et pour l’éternité leurs actes de bravoure dans le Panthéon du combat, pour que vive la Nation algérienne – dont certains lui dénient le droit d’exister, plus de six décades plus tard – et à qui la Patrie est reconnaissante. Toutefois, s’il y a un nom à retenir d’un seul combattant, ça sera celui du peuple algérien, unique héros, qui avec les mains nues, dans le dénuement et la misère matérielle la plus totale, a su se soulever et se dresser, en « aspirant vivre » dignement, pour « briser les chaînes » et voir « les ténèbres se dissiper », répondant ainsi à l’appel de son destin.
1Femmes combattantes et donc « rebelles », femmes suspectes, femmes au fond des mechtas ratissées : leur viol fut une violence et un acte de guerre perpétrés, là-bas, par des soldats français. Sur ce sujet si difficile que les historiens découvrent, voici une première mise au point, en prélude à des études plus complètes.
2La pratique systématique des viols pendant la guerre en ex-Yougoslavie, de 1991 à 1995, a placé en pleine lumière une violence spécifique, trop souvent considérée comme un dommage collatéral universel des guerres [1][1]Véronique Nahoum-Grappe et Beverly Allen, Rape Warfare : The…. Elle a aussi conduit à des avancées importantes du droit international qui ont contribué, à leur tour, à mieux identifier cette violence dans les conflits postérieurs. Le conseil de sécurité de l’ONU a qualifié d’« actes d’une brutalité innommable » les viols et les abus sexuels sur les femmes et les enfants en ex-Yougoslavie – particulièrement en Bosnie-Herzégovine – et le même jour son assemblée générale a défini les viols de femmes comme arme de guerre utilisée de manière délibérée à des fins de nettoyage ethnique, dans le cadre d’une politique génocidaire [2][2]Résolution 47/121 du 18 décembre 1992.. Quatre ans et demi plus tard, le 27 juin 1996, le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY) a qualifié de crime contre l’humanité les viols commis dans la ville bosniaque de Foca en avril 1992 et a inculpé un membre et un chef d’une unité paramilitaire d’élite serbe.
3Les études et les rapports des organisations internationales se sont multipliés sur cette violence spécifique qui reçoit désormais une plus grande attention de la part des observateurs des affrontements armés en cours. En est-il de même des historiens ?
5Longtemps ignorés ou occultés des histoires de la guerre, les viols sont des objets difficiles à saisir. Souvent tu par les victimes, le viol est peu repérable dans le cours des violences de guerre – à moins d’avoir fait l’objet de sanctions disciplinaires ou de condamnations judiciaires. Ces décisions, qui participent encore de la violence étudiée puisque la qualification, l’inculpation ou/et la réparation judiciaire sont autant d’étapes dans la reconstruction des victimes et dans le discours élaboré par les instances judiciaires ou disciplinaires sur ces violences, sont des sources particulièrement riches et précises [8][8]Jean-Clément Martin, « Violences sexuelles, étude des archives,….
6Pour la guerre d’Algérie, les archives du ministère de la Justice contiennent quelques rapports du procureur général d’Alger au garde des Sceaux à propos d’affaires de viols dénoncées à l’autorité judiciaire. Mais la répartition des compétences durant cette période a abouti à ce que ces affaires soient toujours instruites par la justice militaire : les dossiers d’action publique sont donc plutôt maigres [9][9]Sur la répartition des tâches entre justice militaire et…. Ils constituent néanmoins un premier gisement de sources pour cerner cette réalité. Au contraire, les dossiers de la justice militaire demeurent pour l’instant inaccessibles. En outre, l’amnistie corrélative des accords de cessez-le-feu, qui a rendu impossible toute poursuite à l’encontre de militaires français ou de combattants algériens, complique la situation [10][10]Pour l’aspect français, la déclaration du 19 mars 1962…. Elle a en effet effacé toute condamnation prononcée avant le 19 mars 1962 et empêche désormais de mentionner d’éventuelles condamnations ou poursuites. Les sources judiciaires sont donc aujourd’hui largement sous-exploitées.
7En leur absence, d’autres sources permettent d’approcher les contours de cette violence, au premier rang desquelles les archives militaires : des sanctions, des rapports mentionnent des viols, des notes de service aussi attestent, en creux, de leur récurrence. Manifestement, cependant, cette violence n’a pas intéressé les autorités politiques et militaires françaises. Elle n’a pas non plus été instrumentalisée par les nationalistes algériens pour dénoncer les méthodes de guerre françaises et n’a donc donné lieu à aucune enquête poussée ordonnée par le pouvoir politique. Les viols restent sans doute largement enfouis dans l’anonymat des violences, sous l’effet de ces deux aveuglements croisés.
8Or cette violence sexuelle faite aux femmes algériennes a de multiples spécificités qui permettent d’éclairer plus finement les enjeux de la guerre. On peut les saisir grâce aux sources privées. Depuis quarante ans, des témoignages écrits ou oraux d’anciens acteurs de la guerre évoquent ces viols ; pendant la guerre elle-même, des journaux de soldats, des rapports d’aumôniers en parlent et, en Algérie, des femmes et des hommes écrivent sur cette blessure. Malgré des silences parfois tenaces sur une violence triplement tue par les victimes, par les soldats et par leurs chefs, la variété des sources et des points de vue – les sources officielles venant éclairer et compléter les sources privées – permet une investigation scientifique.
? Des femmes dans la guerre
9Dès le début du conflit, les femmes sont victimes de la répression menée par les forces de l’ordre françaises. Elles sont aussi une cible de choix pour l’action psychologique de l’armée dont un des buts était de faire l’Algérie française par les femmes [11][11]Voir la thèse en cours de Diane Sambron sous la direction de…. En effet ce qu’on appelle alors les « événements d’Algérie » est une guerre dans laquelle la totalité de la population est impliquée d’une manière ou d’une autre et l’engagement des femmes dans la lutte pour l’indépendance, qui a pris des formes diverses, a été progressivement perçu par les militaires français [12][12]Le premier travail d’ampleur sur les femmes dans la guerre…. Les femmes combattantes dans les maquis n’ont été qu’une infime partie d’entre elles : Djamila Amrane estime leur nombre à environ 2 000 pour toute la guerre. Elles sont pour la plupart très jeunes, puisque plus de la moitié a moins de 20 ans et 90 % moins de 30 ans.
10Au-delà de ces combattantes – le terme doit encore être précisé par l’étude des fonctions précises qui leur sont dévolues au sein des maquis, où il semble qu’elles n’aient que rarement eu le droit de porter une arme –, les femmes se consacrent essentiellement à des activités telles que les soins, le ravitaillement, l’hébergement. Leur relative discrétion amène aussi à leur confier des tâches d’agents de liaison. En effet, le Front de Libération Nationale, peu favorable à la présence de femmes parmi les combattants armés, les encourage en revanche à participer à l’organisation civile du peuple, au sein de laquelle les tâches de ravitaillement deviennent essentielles, au fur et à mesure que la lutte contre les maquis s’intensifie [13][13]Daho Djerbal, « Les maquis du Nord Constantinois face aux…. Sur ce point, Djamila Amrane montre que la guerre provoque une évolution des comportements puisque les courses, traditionnellement dévolues aux hommes, sont progressivement faites par les femmes chargées non plus seulement de cuisiner mais aussi d’acheter la nourriture.
11Ainsi la place des femmes dans la guerre fut croissante. De véritables cellules féminines sont constituées au sein du nizâm, l’organisation chargée d’encadrer la population algérienne. Elles sont bientôt démantelées elles aussi, cette structure devenant même, semble-t-il, l’ennemie prioritaire et privilégiée de la plus grande partie des troupes françaises. Au travers des archives militaires, on peut observer l’évolution du regard de l’armée sur elles : les femmes accèdent peu à peu au rang de sujets dans la guerre et elles sont dès lors, comme les hommes, mises en fiches, suspectées, arrêtées pour leurs propres activités. Une directive du général Massu incite ainsi toutes les troupes du corps d’armée d’Alger à ne « pas négliger les femmes, parmi lesquelles le rebelle fait actuellement un effort de recrutement » [14][14]Annexe à la directive du 24 février 1959. Annexe n° 1 sur la…. Dans les journaux de marche des unités, l’évolution est sans ambiguïtés : abattre une femme, encore présenté comme une bavure dans les premières années du conflit, devient un fait de guerre à partir de 1959-1960. Cette inclusion des femmes dans le groupe des ennemis de la France implique une généralisation des violences contre elles.
? Des ennemies à combattre
12L’ambiguïté des définitions des « rebelles » et des « suspects » données par les textes officiels français autorise dès le début de la guerre les interprétations les plus larges chez les soldats chargés de la répression de la « rébellion ». Si les femmes sont dans un premier temps relativement épargnées par les violences déployées au cours des « opérations de maintien de l’ordre », la méfiance vis-à-vis d’hommes profitant du vêtement féminin pour se dissimuler aux yeux des Français amène, dans certains endroits, à un contrôle du sexe des femmes. Ainsi à Collo, dans le Nord Constantinois, il est recommandé de « ne pas négliger les femmes musulmanes et de les fouiller ». C’est déjà ce souci qui avait poussé le commandant en chef en Algérie, le général Lorillot, à demander au ministre résidant le recrutement de personnel féminin « pour permettre la fouille immédiate des femmes musulmanes arrêtées comme suspectes » [15][15]Note du commandant du secteur de Collo en juillet 1958 (SHAT,…. Une assistante sociale d’Alger, Simone, se souvient ainsi avoir été convoquée au commissariat en mai 1956 et emmenée avec d’autres collègues dans la casbah pour fouiller les femmes ; elles furent, affirme-t-elle, très rares à refuser cette tâche [16][16]Entretien de l’auteur avec Simone, janvier 1999.. Néanmoins les effectifs féminins n’ont jamais été suffisants, a fortiori loin des villes.
13Les fouilles des Algériennes pouvaient aller d’une palpation sur les vêtements jusqu’à l’obligation de soulever leur robe. Vérifier le sexe des femmes s’entend alors au sens propre : il s’agit de s’assurer de leur pilosité. En effet, les femmes dont les maris sont au maquis sont suspectées de continuer à les voir et le pubis rasé est considéré comme une preuve irréfutable de relations sexuelles récentes. S’assurer de la longueur des poils pubiens devient dès lors une activité ressortant de la recherche du renseignement [17][17]Voir par exemple les témoignages de Louis Devred (Une certaine….
14D’abord simplement soupçonnées d’être des « femmes de », les Algériennes deviennent donc progressivement des ennemies à part entière. Elles sont de plus en plus nombreuses à être contrôlées, arrêtées, interrogées, torturées, emprisonnées, assignées à résidence ou exécutées. À la fin de l’année 1957, une section spéciale est ouverte au sein du centre d’hébergement de Téfeschoun pour les regrouper. Avant d’y arriver, elles ont souvent subi des violences, soit au moment de leur arrestation, soit durant leur détention dans les centres dépendants de l’armée. Ces violences présentent des caractéristiques sexuelles évidentes, brûlures sur les seins, électrodes placées sur le sexe.
? Faire souffrir
15Plus précisément, le viol est une méthode ordinaire de torture à laquelle on recourt pour faire parler une prisonnière ou un prisonnier, pour terroriser [18][18]Deborah Blatt, « Recognizing rape as method of torture »,…. La pénétration violente se fait souvent au moyen de morceau de bois, de bouteille, etc. Le sexe est le lieu d’application de la souffrance, comme lors de la torture à l’électricité où les parties sexuelles du corps sont particulièrement visées ; il est le lieu d’entrée de la douleur, qui marque définitivement, bien que de manière invisible, les victimes et leurs proches. Si hommes et femmes peuvent le subir, sa signification symbolique, partie prenante de son efficacité criminelle, est accentuée dans le cas des femmes car le viol attente directement à leur filiation.
16En outre elles sont aussi l’objet de la violence sexuelle directe de certains des hommes qui les détiennent. Cette pratique est attestée par de nombreux témoignages, que quelques récits décrivant des gestes explicites de protection ne viennent pas compenser, au contraire. Ainsi un infirmier dans le Sud algérien se souvient d’une très belle jeune femme qui avait cherché refuge auprès de son unité : « Il a fallu héberger la fille […]. Le seul moyen, ça a été de la mettre dans l’ambulance, d’accoler les portes de l’ambulance contre le mur pour que les militaires ne viennent pas rentrer dedans, et verrouiller les portes [19][19]Entretien de l’auteur avec Jean Suaud, février 2000.. » La protection laisse apercevoir ce qui était redouté alors par le médecin du régiment et son infirmier. Sensible à la frustration sexuelle de ses camarades de chambrée et à leur obsession du bordel, Ugo Iannucci décrit à plusieurs reprises la tentation puis la réalisation de réduire les « femmes de fellouzes » arrêtées en esclaves sexuelles. Tentant de discuter avec les autres soldats, il note dans son journal, dépité, ces bribes de conversation : « “On est bien d’accord avec toi, Ugo. C’est dégueulasse ce qu’on a fait. Mais c’est la guerre, et les femmes de fel, qui ont coupé les couilles à nos copains”. Toujours la même “logique”, commente-t-il. En réalité, racisme et couilles trop pleines [20][20]Ugo Iannucci, Soldat dans les gorges de Palestro. Journal de…. »
17L’évidence était apparemment répandue : les Algériennes étaient des femmes qui pouvaient être violées. C’est ce que notait par exemple un pasteur en 1956 à propos de secteurs où « le viol devient une manière de pacification » [21][21]Lettre du pasteur Muller au pasteur de Cabrol, le 6 juillet…. Le journal tenu par Mouloud Feraoun au cours de la guerre permet aussi de repérer à quel point le viol fut une pratique courante en Kabylie notamment au cours des grandes opérations engagées par le général Challe à l’été 1959. Sans atteindre ces extrémités, la plupart des viols commis pendant la guerre d’Algérie par des soldats français l’ont été de manière à la fois plus banale et moins systématique.
18On peut en distinguer deux grands types : les viols prémédités et les viols opportunistes. Les premiers sont souvent accomplis de nuit par un tout petit nombre de soldats et il est vraisemblable que ces crimes sont restés inconnus de leurs camarades, sauf, cas exceptionnel, plainte de la victime ou – quelques sanctions en attestent – abandon de poste corrélatif. Certains chefs ont pu autoriser, implicitement ou explicitement, leurs hommes à se rendre dans les villages, les mechtas, des régions considérées comme « rebelles », où le viol venait alors s’ajouter aux manières de faire la guerre.
19Mais la plupart des viols accomplis pendant la guerre d’Algérie sont surtout à mettre en relation avec la contingence des opérations militaires. Le contrôle de la population est ainsi l’occasion idéale pour les perpétrer. Se faisant l’écho du fatalisme issu de l’expérience, Mouloud Feraoun note que « lorsque les militaires délogent [les Kabyles] de chez eux, les parquent hors du village pour fouiller les maisons, ils savent que les sexes des filles et des femmes seront fouillés aussi » [22][22]Mouloud Feraoun, Journal. 1955-1962, Paris, Seuil, 1962 (rééd.…. Les viols sont commis de manière collective, les autres soldats surveillant pendant que le violeur agit. Les hommes, qui se succèdent sur le corps des femmes, utilisent la contrainte d’une arme, que ce soit la leur ou celle de leurs camarades. Les viols peuvent s’accompagner de violences sur les femmes elles-mêmes ou sur leurs proches.
20Cependant, de même que le caractère répandu des tortures ne doit pas amener à conclure qu’elles furent systématiques, de même toutes les femmes arrêtées n’ont pas été violées. La diversité des situations est un caractère récurrent de la guerre d’Algérie, véritable kaléidoscope où gestes d’humanité élémentaires et brutalités extrêmes peuvent voisiner à quelques kilomètres de distance, à quelques mois de décalage. Néanmoins le viol y est sans conteste une torture de prédilection infligée aux femmes, qu’elles soient convaincues d’être des « terroristes », des combattantes du maquis ou simplement suspectées d’un lien avec la « rébellion ». De fait, dans cette guerre qui vise, essentiellement, non pas les combattants des maquis ou de l’armée des frontières, mais la population algérienne, le viol occupe une place particulière.
? Conquérir, occuper, vaincre : les trois logiques du viol
21Le viol est un acte de violence dans lequel le sexe de l’homme est le moyen – mais un objet peut lui être substitué – et dont le sexe de la femme n’est pas la fin ultime. C’est la femme elle-même qui est visée. Le désir y est moins sexuel que volonté de possession et d’humiliation. À travers la femme, bousculée, violentée, violée, les militaires atteignent sa famille, son village, et tous les cercles auxquels elle appartient jusqu’au dernier, le peuple algérien. C’est ce dont témoignent les consignes données par les fellagha aux femmes de Kabylie : « Ils ont expliqué, note Mouloud Feraoun, texte du Coran à l’appui, que leur combat à elles consistait précisément à accepter l’outrage des soldats, non à le rechercher spécialement, à le subir et à s’en moquer. […] Au surplus, il est recommandé de ne pas parler de ces choses, de ne pas laisser croire à l’ennemi qu’il a touché la chair vive de l’âme kabyle si l’on peut dire, de se comporter en vrai patriote qui subordonne tout à la libération de la patrie enchaînée [23][23]Mouloud Feraoun, op. cit., 20 février 1959.. » « La chair vive de l’âme kabyle » : l’expression condense exactement la dimension psychologique ou mentale de la violence physique. En ce sens, le viol ressortit exactement de la même logique que la torture [24][24]Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre….
22Cependant le viol des femmes ajoute à cette souffrance intentionnellement infligée à des individus, dans le but d’atteindre leurs communautés d’appartenance, un attentat aux valeurs fondamentales de ces groupes, famille, clan, village ou quartier, etc. « C’est un fait, écrit ainsi Germaine Tillion à propos de l’espace méditerranéen, qu’une susceptibilité collective et individuelle exacerbée accompagne partout, aujourd’hui encore, un certain idéal de brutalité virile, dont le complément est une dramatisation de la vertu féminine. Ils s’intègrent l’un et l’autre dans un orgueil familial qui s’abreuve de sang et se projette hors de soi sur deux mythes : l’ascendance, la descendance [25][25]Germaine Tillion, Le harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966,…. » De fait le viol porte atteinte à l’ordre de la sexualité, qui repose en Algérie sur la défense par les hommes de la virginité ou de la pureté des femmes, c’est-à-dire de la filiation [26][26]Sur ce point, voir les analyses de Véronique Nahoum-Grappe sur….
23Cet ordre est celui de l’islam, se pensant « tout entier dans la relation sexuelle, dans la régulation de cette relation » [27][27]Mohammed Hocine Benkheira, « Allah, ses hommes et leurs… ; le sexe bien réglé renvoyant à la fois aux relations humaines – par rapport aux bêtes – et aux relations sociales – dans un monde organisé politiquement. Il est aussi fondateur et central dans la culture kabyle, comme le signale Mohammed Hocine Benkheira et comme le souligne encore Mouloud Feraoun : « Tous ceux qui savent partagent leur honte et leur colère […] parce qu’ils considèrent cela comme le plus grand des crimes et que de tout temps leurs mœurs, leurs lois, leur raison d’être, en tant que Kabyles reposent sur cet interdit, ce sacro-saint respect qui doit préserver la femme [28][28]Mouloud Feraoun continue ainsi ce passage de son journal dans…. »
24Le viol, ce crime si particulier dont l’auteur se sent innocent et la victime honteuse, est non seulement une tache que les femmes algériennes taisent, mais une blessure que les hommes cachent aussi, puisqu’elle a signifié leur impuissance à protéger les femmes, pierre de touche de leur autorité et de leur honneur [29][29]Les analyses fondatrices sur ce sujet sont celles de Germaine…. Au-delà d’elles, le viol agit bien – pour reprendre les mots de Gerna Lerner – comme une castration symbolique des hommes [30][30]Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy, New York, Oxford…. Les viols accomplis pendant la guerre d’Algérie peuvent dès lors être qualifiés de violences politiques : ils sont, en dernière instance à cette époque, une affaire d’hommes. Dans ces départements officiellement français depuis plus de cent ans, les viols conservent la dimension symbolique des viols de conquête : il s’agit bien de rapts des femmes, « possession d’un corps devenue celle d’un être », « maintien du violé en situation de dominé » [31][31]Georges Vigarello, op. cit., p. 262.. Comme l’avait pointé Susan Brownmiller en 1975, le viol est l’acte du conquérant par excellence : le signe du vainqueur et, pour le pays vaincu, une humiliation profonde [32][32]Susan Brownmiller, Le viol, Stock, 1976. Paru en anglais en…. Cependant, en Algérie, les viols sont souvent perpétrés dans le confort matériel d’une armée d’occupation, largement supérieure en moyens à ceux contre qui elle se bat. Ils n’accompagnent pas une invasion mais une volonté politique de rester et de durer en Algérie.
? Les enfants du viol, fruits durables de la violence ennemie
25Les actions portées devant la justice par Mohamed Garne depuis quelques années ont révélé au public français la réalité des viols pendant la guerre d’Algérie. Kheïra Garne, sa mère, a été violée à l’âge de seize ans par les soldats chargés de la garde du camp de regroupement de Teniet-el-Haad dans l’Ouest algérois en 1959. C’est apparemment aux fins de déclencher une fausse couche, qu’ils l’ont ensuite battue à plusieurs reprises sur le ventre. La jeune femme a pourtant accouché et l’enfant a été pris en charge par des religieuses puis, au bout de six mois, placé en nourrice et définitivement séparé de sa mère [33][33]La précision exceptionnelle de ce cas est due à la plainte….
26Ce souci manifeste des soldats violeurs de provoquer une fausse couche est attesté aussi côté algérien. C’est le cas chez les Iflissen, au nord de Tigzirt, où l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin a mené une enquête en 1969 : « L’honneur kabyle, pourtant terriblement exigeant et strict quant aux femmes, ne tint pas rigueur aux femmes violentées dans cette guerre de terreur. On choisit l’oubli. Non seulement les maris n’ont pas divorcé et les jeunes filles ont été rapidement mariées, mais encore l’on s’efforça de faire avorter les victimes, de sorte qu’aucun enfant ne naisse de ces viols [34][34]Camille Lacoste-Dujardin, Opération « oiseau bleu ». Des…. » Lors d’un entretien avec Djamila Amrane, Mimi ben Mohamed, évoque même des propositions plus radicales : « Fahia [Hermouche] et moi avions posé le problème du viol. Les nôtres, au début, ils ne voulaient pas le croire. Bon après, ils savaient. Toutes ces grossesses qu’allons-nous en faire ? Alors le commandant Si Lakhdar, peut-être parce qu’il était jeune, a dit : “Bon, on tue les bébés”. Nous avons dit : “Non, ce n’est pas possible, on ne peut tuer des innocents. Les gosses n’y sont pour rien et les femmes non plus, puisqu’elles ont été obligées. Ce n’est pas possible de détruire un enfant comme ça, ce serait un crime”. Effectivement, ils ne l’ont pas fait, ils ont gardé tous ces enfants. Les maris n’en voulaient pas, mais finalement ils les ont gardés. Il y a eu des difficultés, mais chacun a compris… [35][35]Djamila Amrane, Des femmes dans la guerre d’Algérie, op. cit.,… » Grâce à ces témoignages et à d’autres, ce sujet est peu à peu éclairé. Il reste cependant encore obscur sur de nombreux points, car il fait écho au silence entourant les viols commis par les maquisards algériens eux-mêmes.
27En définitive des enfants ont sans doute été abandonnés ou recueillis par des institutions caritatives. D’autres ont été gardés au sein des familles et des villages, la communauté décidant de cicatriser collectivement la blessure infligée par cette violence. Mais cette acceptation n’a pas été sans peine et sans débat. Qu’en a-t-il été du côté des autorités françaises ?
? Les autorités françaises et les violeurs
28L’examen des modalités et des effets des violences sexuelles contre les femmes permet de dégager les logiques à l’œuvre dans leur accomplissement. Pendant la guerre d’Algérie, les viols participent d’une guerre qui mêle dimension de la conquête, volonté d’occupation durable et désir de vaincre définitivement. Mais il faut bien distinguer interprétation de l’historien et stratégie délibérée des acteurs. Il ne s’agissait pas, comme lors du récent conflit en ex-Yougoslavie, d’un usage systématique et planifié des viols à des fins officielles de « purification ethnique ». Autant que les archives permettent de le dire, aucun texte n’autorise à conclure à une volonté politique ou stratégique prônant les viols pour asseoir la puissance française en Algérie ; aucun document même ne tente d’en recommander l’usage ou de laisser les soldats s’y livrer. Contrairement à la torture, aucune justification n’affleure jamais dans les instructions. Le viol est totalement interdit dans l’armée française, puisqu’il est un crime au regard du code pénal. Si Grotius a pu écrire que certaines nations civilisées, bien que n’admettant pas le viol, pouvaient le juger « admissible » en cas de guerre [36][36]Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, Bâle, 1746 (tome…, les temps ont changé et, pendant la guerre d’Algérie, aucun juriste n’a cette position. Les cas de viols signalés à l’autorité militaire semblent avoir été sanctionnés disciplinairement et leurs auteurs peuvent même avoir été déférés devant la justice militaire. En tout cas, les quelques enquêtes connues sur des viols aboutissent toujours à des sanctions et à des inculpations – ce qui constitue une différence importante avec la pratique de la torture.
29Mais rares sont en fait les viols qui arrivent à la connaissance des autorités supérieures. Outre le silence des Algérien-ne-s, les officiers ne sont pas toujours pressés de punir les militaires violeurs. Certes, nombreux sont ceux qui, dans l’armée, perçoivent la dimension transgressive de ces atteintes aux femmes et les témoignages des anciens d’Algérie, trente à quarante ans après les faits, révèlent un sujet douloureux, sur lequel il est malaisé de s’expliquer. Mais il est aussi évident que, pour les chefs de rang inférieur, directement aux contacts des violeurs et de leurs camarades, sanctionner ces violences n’est pas un souci prioritaire. Bien plus, l’importance des petites unités isolées dans cette guerre avant tout statique autorise à conclure à l’impunité presque totale des viols pendant la guerre d’Algérie.
? Le viol, la virilité, la guerre
30Au sein de ces groupes d’hommes, « lieux d’exacerbation des valeurs viriles » [37][37]Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 77., le viol permet en effet une confrontation violente mais sans danger entre image de soi et image de l’autre, d’où l’homme ressort viril et la femme conquise. Cette dimension essentielle de violence virile est en outre renforcée par le racisme ordinaire qui prévaut vis-à-vis des Algériens, a fortiori quand ils sont ennemi-e-s. À ceci s’ajoutent les lieux communs sur les viols en temps de guerre, voire sur le viol lui-même, que les militaires partagent avec la plus grande partie de la société française. Pulsion irrésistible, expression de la nature de l’homme, acte dont le caractère criminel ou transgressif ne serait pas évident dans tous les cas, le viol connaîtrait, dans le contexte désinhibant de la guerre, un terrain d’expansion privilégié et incontrôlable. Autant d’idées reçues qui limitent le viol au terrain du désir sexuel – le viol serait l’expression incontrôlée, voire incontrôlable, des pulsions sexuelles masculines – et en gomment précisément la dimension de domination, particulièrement signifiante en temps de guerre.
31Les hommes qui partent servir en Algérie ont grandi dans un monde où l’affirmation de l’identité virile passe largement par une sexualité dominée par une confrontation du féminin et du masculin au profit de ce dernier : être un homme s’éprouve entre hommes et face aux femmes. Partant pour l’Algérie, les appelés arborent ainsi fièrement sur leur poitrine des « Bon pour les filles » qui témoignent de la permanence de la fonction initiatique dévolue dans la société française au service militaire [38][38]Odile Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la…. Assurément, la surenchère dans l’affirmation de l’identité virile permise au quotidien par la pratique de la violence dans la guerre, par la possession d’une arme, par l’exaltation de la force fournit un champ idéal à cette mise à l’épreuve.
32Pour la première moitié du 20e siècle, Anne-Marie Sohn a montré que les viols collectifs commis en temps de paix et arrivant devant la justice française bénéficiaient d’une indulgence certaine, donnant à penser qu’ils étaient considérés comme « un défoulement normal de la jeunesse, voire une démonstration de virilité » [39][39]Anne-Marie Sohn, Du premier baiser à l’alcôve. La sexualité des…. Ces viols collectifs – qui ne représentent que 9 % des viols jugés par les tribunaux – sont le plus souvent réalisés sous la direction d’un meneur qui peut être le seul à abuser sexuellement de la victime tandis que les autres font le guet ou participent à l’immobilisation de la femme : une structure qui est très proche de celle des viols commis pendant la guerre d’Algérie. Là aussi le viol collectif a pu contribuer à consolider la cohésion du groupe de jeunes hommes que la guerre a formés et qu’elle oblige à vivre ensemble pendant de longs mois [40][40]Ce rôle du viol collectif dans la cohésion des groupes de…. Cette dimension permet de comprendre que certains aient pu se vanter auprès de leurs camarades d’avoir violé des femmes, le crime devenant alors un acte de gloire, un brevet de violence revendiquée comme constitutive de l’identité virile.
33Certes les hommes qui servent en Algérie connaissent l’interdit social pesant sur le viol et la crainte d’une sanction a pu contribuer à limiter ces violences. Mais en même temps le contexte spécifique de cette guerre a conduit certains militaires à élaborer des normes comportementales, décalées de la vie civile ordinaire et affranchies de ses codes élémentaires. Sans ignorer forcément la valeur habituellement transgressive du viol, les soldats ont pu alors laisser faire ou accomplir eux-mêmes des violences sur des êtres qui, avant d’être leurs semblables dans l’humanité, leur apparaissaient avant tout comme différents : femmes, Algériennes et ennemies.
Véronique Nahoum-Grappe et Beverly Allen, Rape Warfare : The Hidden Genocide in Bosnia-Herzegovina and Croatia, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
Anne Llewellyn Barstow (dir.), War’s dirty secret : rape, prostitution, and other crimes against women, Cleveland/ Ohio, Pilgrim Press, 2000, et Caroline O.N. Moser, Fiona C. Clark (dir.), Victims, perpetrators or actors ? Gendred, armed conflict and political violence, Londres et New York, Zed Books, 2001.
Rhonda Copelon, « Gendered War Crimes : Reconceptualizing Rape in Time of War », dans Julie Peters et Andrea Wolper (dir.), Women’s Rights Human Rights, New York, Routledge, 1995.
Stéphane Audoin-Rouzeau mentionne aussi Sylvana Tomaselli et Roy Porter (dir.), Rape, Oxford/New York, Blackwell, 1986 ; on peut ajouter Patricia Searles et Ronald J. Berger (dir.), Rape and society. Readings on the problem of sexual assaults, San Francisco/Oxford, Boulder, 1995.
Georges Vigarello, Histoire du viol, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1998. Voir aussi Ann J. Cahill, Rethinking rape, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
Sur la répartition des tâches entre justice militaire et justice civile en Algérie, Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001.
Pour l’aspect français, la déclaration du 19 mars 1962 précise : « Nul ne peut être inculpé, recherché, poursuivi, condamné ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque » pour des actes en liaison avec le maintien de l’ordre.
Voir la thèse en cours de Diane Sambron sous la direction de Jacques Frémeaux (Paris IV), « La politique d’émancipation du gouvernement français à l’égard des femmes algériennes pendant la guerre d’Algérie ».
Le premier travail d’ampleur sur les femmes dans la guerre d’Algérie est dû à Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre, Paris, Plon, 1991 et « Les femmes face à la violence dans la guerre de libération » in Confluences. Méditerranée, 1996, 17, p. 87-96. En ligne
Daho Djerbal, « Les maquis du Nord Constantinois face aux grandes opérations de ratissage du plan Challe (1959-1960) », dans Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 195-218.
Annexe à la directive du 24 février 1959. Annexe n° 1 sur la technique policière, le 10 mars 1959, parue dans La Revue historique des Armées, 3, 1995, p. 52-54.
Voir par exemple les témoignages de Louis Devred (Une certaine présence. Au nom de l’épikié, Paris, ed. de la Pensée, 1997, p. 43) et de René Trouchaud (Haine et passion en Kabylie, en hommage à tous les combattants d’AFN, Nîmes, Lacour éditeur, 1994, p. 137).
Lettre du pasteur Muller au pasteur de Cabrol, le 6 juillet 1956 à propos du secteur de Bougie, 1K 625/31*, citée par Xavier Boniface, L’Aumônerie militaire française (1914-1962), thèse sous la direction de Yves-Marie Hilaire, université de Lille III, 1997, p. 486.
Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard, 2001. Les conclusions développées dans cet article y ont été en partie établies.
Germaine Tillion, Le harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966, p. 67 ; Camille Lacoste-Dujardin et Marie Virolle (dir.), Femmes et hommes au Maghreb et en immigration. La frontière des genres en question : études sociologiques et anthropologiques, Paris, Publisud, 1998.
Sur ce point, voir les analyses de Véronique Nahoum-Grappe sur le viol comme « crime de profanation » et comme crime visant à « arrêter la transmission », « trancher le lien de filiation ». Ainsi dans CLIO. Histoire, Femmes et Sociétés, 5, 1997, p. 163-175.
Mohammed Hocine Benkheira, « Allah, ses hommes et leurs femmes : notes sur le dispositif de sexualité en islam », Peuples méditerranéens, 35, octobre-décembre 1983, p. 35-46.
Mouloud Feraoun continue ainsi ce passage de son journal dans lequel il se montre particulièrement ému : « Il est fort douteux qu’une intrusion aussi brutale dans des mœurs anachroniques pour mettre un peuple arriéré au diapason du monde moderne, aide à l’avènement de cette fraternité humaine à laquelle rêve M. Guy Mollet et que M. Lacoste s’efforce de réaliser » (8 janvier 1957).
Les analyses fondatrices sur ce sujet sont celles de Germaine Tillion dans Le harem et les cousins, op. cit. On peut lire aussi la contribution de Raymond Jamous, « Interdit, violence et baraka. Le problème de la souveraineté dans le Maroc traditionnel » dans Ernst Gellner (dir.), Islam, société et communauté. Anthropologies du Maghreb, Éditions du CNRS, 1981 et Monique Gadant, « Le corps dominé des femmes ou la valeur de la virginité », Le nationalisme algérien et les femmes, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 245-268.
La précision exceptionnelle de ce cas est due à la plainte déposée par Mohamed Garne contre l’État français, une fois découvertes, trente ans après les faits, les conditions ayant entouré sa conception et sa naissance. Cf. le rapport d’expertise sur Mohamed Garne, cité dans l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 22 novembre 2001.
Ce rôle du viol collectif dans la cohésion des groupes de jeunes a été repéré par les historiens, les sociologues et les anthropologues, comme le note Anne-Marie Sohn, op. cit., p. 301. Voir, par exemple, Andrea Parrot, Coping with date rape and acquaintance rape, New York, Rosen Pub. Group, 1999 et Sally K. Ward et al., Acquaintance and date rape : an annotated bibliography, Westport, Conn., Greenwood Press, 1994.
Un livre confession. Ce vendredi 28 octobre, Étienne Daho a publié l'ouvrage Étienne Daho, a Secret Book, dans lequel le chanteur lève le voile sur son enfance, sa famille et son parcours. Un livre riche de 400 pages, écrit par son amie de lycée, Sylvie Coma. Et à cette occasion, l'artiste a accepté d'accorder un entretien à Paris Match ce jeudi 27 octobre.
Étienne Daho est ainsi revenu sur ses huit premières années à Oran, au moment de la guerre d'Algérie. Une époque qu'il évoque aussi longuement dans son livre. "En Algérie, la vie était compliquée à cause de la guerre mais, enfant, on s'accommode de tout et l'on peut même jouer sous les bombes.Mes sœurs et moi devions éviter les cadavres dans la rue, nous baisser pour passer sous les fenêtres par peur de prendre une balle, s'allonger dans les voitures quand on circulait", a confié l'interprète de Week-end à Rome à nos confrères.
Étienne Daho : "je ne voulais pas être considéré comme l'immigré"
En 1960, alors qu'il était encore tout jeune, Etienne Daho et sa mère ont été abandonnés par son père, un militaire de carrière et musicien porté sur la fête. Et en 1964, à l'âge de 8 ans, le garçon quitte l'Algérie avec sa tante Francine, direction Reims dans un premier temps, puis Rennes. "Mon père avait disparu en France en 1960, ma mère comme moi ne pouvions pas quitter l'Algérie sans son autorisation. Donc je suis venu seul avec ma tante et mon oncle qui se sont occupés de moi", a (...)
Étienne Daho
Auteur-compositeur-interprète, acteur et producteur français
Dans son film "Octobre à Paris", le cinéaste Jacques Panijel interpellait les consciences : "Tous des youpins, tous des bicots ?"
La répression d'octobre 1961 a d'abord fait l'objet d'un puissant déni, et d'occultations habiles. 60 ans plus tard, faut-il cibler Papon ? Rouvrir les archives ? L'histoire de la plus violente répression d'une manifestation de rue en France est aussi celle d'un silence.
Emmanuel Macron n’a finalement pas reconnu un “crime d’Etat” à l’occasion du soixantième anniversaire du massacre du 17 octobre 1961. Mais “des crimes inexcusables pour la République”, “commis sous l’autorité de Maurice Papon”. Son communiqué a été diffusé après sa venue, le 16 octobre, sur le pont de Bezons d’où précisément, parmi d’autres ponts de la capitale, des Algériens ont été jetés à la Seine, il y a soixante ans. Un jour de manifestation pacifique organisée par le FLN contre le couvre-feu imposé aux Algériens. Il ne mentionne ni le rôle central de la police, ni l’ampleur de la rafle sanglante, dont le bilan funèbre a fait pendant un demi-siècle l’objet de controverses importantes. Il pointe en revanche “des responsabilités clairement établies” que “la France regarde avec lucidité”. Comme une flèche invisible qui achèverait sa course d‘un raccourci en piqué sur Maurice Papon, préfet de police à Paris à cette époque-là. Une démarche de funambule, sur cette ligne de crête dont s’était déjà revendiqué Emmanuel Macron sur la guerre d’Algérie, et conforme à la politique des petits pas affichée par l’Elysée. Ces mots survenus quelques jours après des propos au lance-flammes sur la “rente mémorielle” sur laquelle spéculerait l’Algérie, laissent toutefois des centaines de personnes engagées dans la reconnaissance du 17 octobre sur leur faim.
Car la labellisation de ce massacre qui fit entre 200 et 300 morts, le 17 octobre 1961, à six mois de la fin de la guerre d’Algérie et en plein Paris, est en fait une question ancienne. Et le combat pour obtenir qu’il soit nommé ”crime d’Etat”, une offensive de longue haleine. Dès les mois qui suivront le 17 octobre, l’idée d’un “crime d’Etat” habitait déjà Octobre à Paris, le grand film de la répression de 1961 et, en même temps, l’une de ses toutes premières traces. Toujours cruciale, soixante ans plus tard.
Ce film a été tourné entre octobre 1961 et mars 1962, à Paris, pour reconstituer les faits et donner la parole aux victimes, aux témoins. Et aussi, pour confronter le reste de la France. Derrière la caméra, on trouve Jacques Panijel et une équipe de cinéastes amateurs et militants. Panijel, la quarantaine à peine à l’époque, était biologiste de métier, mais il avait déjà co-réalisé un film remarqué. Il racontera avoir d’abord cherché un cinéaste pour filmer cette histoire. Truffaut par exemple avait décliné, et répondu que ce serait aussi saugrenu que de lui demander “un film sur la déportation”. À l’époque, le monde des arts et les intellectuels se mobilisaient pourtant contre la guerre d’Algérie, dont la fin semblait poindre : la très violente répression du 17 octobre s’ébranlera alors que les Français, en métropole, avaient déjà plébiscité à plus de 74% l’indépendance algérienne dans un référendum. En octobre 1961, des négociations étaient en cours, entre l’Etat français et le FLN.
L’issue n’avait jamais été aussi proche après plus de sept ans de guerre, et pourtant, ce soir-là, les manifestants qui protestaient contre le couvre-feu de la préfecture de police de Paris, essuieront une violence rare. Rare, c’est-à-dire extrême, mais pas inédite pour autant : depuis plusieurs semaines, déjà, dans les milieux algériens en région parisienne, on déplorait des disparitions dont certaines avaient fait l'objet d’une déclaration à la police. Et puis, déjà, des hommes avaient été poussés par-dessus les parapets, au bord de la Seine. Et même si les autorités laissent croire que les Algériens s'entre-tuent entre coreligionnaires, ces noyés repêchés un peu plus loin, un peu plus tard, sont de bien des conversations, alors que les contrôles d’identité rythment le quotidien. Ils sont souvent synonymes de brimades, et parfois suivis d’interrogatoires et de tortures qu’on délègue facilement à des harkis. Le 17 octobre cependant, nombreux sont ceux qui défileront en famille, pour beaucoup en habits du dimanche.
Le film "Octobre à Paris" est désormais exploité par Les Films de l'Atalante, à qui le fils de Jacques Panijel a cédé les droits à la mort de son père, en 2010.
Ce défilé pacifique, le FLN l'avait voulu si ample qu’il aurait forcé le respect, et parlé au monde entier : le parcours du cortège, de République à Opéra, avait justement été choisi parce qu’il passait à proximité de grands journaux français, mais aussi des bureaux de la presse étrangère. Il s’agissait ainsi d’abord de faire la démonstration d’une dignité. Et depuis la hiérarchie de la Fédération de France du FLN jusqu’aux militants de base dans les bidonvilles en lisière de Paris, on avait passé la consigne : ni armes, ni couteau, pas même un caillou. Faire défiler femmes et enfants, c'était engager une image respectable, celle d'une mobilisation non-violente.
Pendant plus de trente ans, le bilan officiel restera de trois morts. Le tout premier chiffre avancé par Maurice Papon était : deux.
Les flaques de sang n’avaient pas encore séché sur l’asphalte du parcours qu’on parlera aussitôt de “ratonnade”. Une poignée de semaines passeront et, en novembre, l’historien Pierre Vidal-Naquet dira rapidement “pogrom”. Le bilan officiel est de deux morts, bientôt rectifié à trois, loin des 200 à 300 morts que compteront bien plus tard les historiens. Mais déjà des militants s’activent pour ne pas laisser dire. Très vite, on cible l’impunité de la police parisienne, chauffée à blanc par Maurice Papon après des attentats meurtriers du FLN dans ses rangs. On pointe en même temps la dissimulation. Vidal-Naquet et le Comité-Audin (fondé quatre ans plus tôt pour faire la lumière sur la disparition de Maurice Audin en Algérie), se laissent convaincre : parce que justement, ils avaient réunion tous ensemble ce soir-là, Panijel, le 17 octobre, avait traversé les Champs-Elysées, marché dans les rues humides où erraient des Algériens aux os fracassés, des blessés par centaines, des femmes qui avaient perdu leurs chaussures et cherchaient leur mari. Ils seront quelque 12 000 à être arrêtés, parqués dans plusieurs lieux de la capitale, comme le Parc des expositions. Quelques jours plus tard, on les déplacera pour que le public venu écouter le concert de Ray Charles n'entende ni leurs cris ni leurs râles : certains qui ont le crâne ouvert et des plaies aiguës mourront dans les jours qui suivent. D’autres, enfin, sont emmenés dans une cave de la Goutte d’or, où l’on matraque les testicules, où l’on enfonce des bouteilles dans l’anus. Il s’agit de blesser et de déshonorer tout à la fois.
Pour évoquer un sous-sol de la Goutte d'or, où les interrogatoires violents avaient lieu, "Octobre à Paris" procédera par reconstitution : ces scènes n'ont pas été tournées dans la même cave.
"Mais moi je sais nager"
À l’époque, déjà, les arrestations n’étaient pas rares, et les centres de tri où l’on embarquait les Algériens à l’issue de contrôles d’identité, l’ordinaire du petit quotidien. Mais du 17 octobre, c’est l’ampleur qui frappera, et aussi la violence extrême : tout de suite, ont utilisera le mot “rafle”. Et dans son film, Jacques Panijel, l’ancien résistant, Croix de guerre à la Libération, ne cesse de confronter l’opinion publique : il dresse un constant parallèle avec Vichy et la Shoah, vingt ans en arrière. Octobre à Paris est un film pour interpeller, et un film pour témoigner. Ce soir d’octobre 1961, Jacques Panijel n’avait pourtant pas de caméra, et il existe très peu d'images filmées du 17 octobre. Mais durant six mois, lui et ceux qui travaillent avec lui vont reconstituer l’histoire de cette date-là, en interrogeant, face caméra, des victimes et des témoins qui racontent les assauts, les humiliations, qui montrent leurs cicatrices, et aussi des enfants qui expliquent aux cinéastes qu’ils ont vu des policiers passer des hommes à la Seine. L’un d’eux a survécu, il est là, il nous fait face au centre de l’image, bien mis en cravate et pull en V, à expliquer qu’il a d’abord nagé des dizaines de mètres, avant de rester planqué dans l’eau jusqu’au petit matin. Il était blessé, il était bleu, oui - “mais moi je sais nager”.
Souvent, l'équipe du film interrompra le tournage, pour planquer le matériel lors de perquisitions de la police dans les bidonvilles.
Ce film est resté comme une toute première pierre à la mémoire de cette histoire-là. Pour cela, sa trajectoire nous renseigne aussi sur le sort fait à cet épisode de la guerre d’Algérie. Sa trace nous aiguille jusqu'au récit assourdi des faits, devant lequel on se bouchera soigneusement les oreilles durant plusieurs décennies. Intercalées entre les entretiens filmés dans les bidonvilles où parfois on entend le bruit d’un hélicoptère qui surveille encore, des photos d’Elie Kagan nous font pénétrer dans le 17 octobre, à hauteur de bitume, et au ras des silhouettes étendues sur la chaussée. Avec la pluie qui traîne, on voit du sang qui ruisselle. Le photographe, qui avait vécu l’Occupation et Vichy, caché dans Paris, sera l’un des seuls avec Georges Azenstarck, pour L’Humanité, à documenter le 17 octobre. Ils laisseront Jacques Panijel utiliser comme bon lui semblera les clichés du jour J.
Aujourd’hui, les images d'Elie Kagan sont conservées aux archives de La Contemporaine (avec l'inventaire ici). Mais il a fallu, entre-temps, que s’écrive une histoire contrariée. Et c'est cette histoire qui a affleuré par secousses, comme un puzzle de preuves, de témoignages et d’évidences exhumées par une poignée d’acteurs opiniâtres et décisifs - jusqu'à aujourd'hui, et cette quête de reconnaissance.
Ce sera long : si le tournage de Octobre à Paris démarre dès le lendemain de la répression, pour se dérouler jusqu’au mois de mars 1962 juste après le massacre de Charonne, toute l'équipe autour de Jacques Panijel échappe à la saisie durant cinq semaines de montage au secret d’un studio camouflé. Mais le film ne rencontre guère d’écho une fois achevé. Des projections clandestines sont pourtant organisées par le Comité-Audin, qui assurera qu'il a auto-financé le film et refusé l’argent du FLN. Parfois, la police débarque en pleine projection et la copie est saisie. D’autres fois, la visite des forces de l’ordre est éventée et on fait mine de projeter Le Sel de la terre de Herbert Biberman. Venus les beaux jours et le Festival de Cannes 1962, les accords d’Evian ont eu raison de la guerre d’Algérie en avril, mais le film n’est toujours pas autorisé. Jacques Panijel et le Comité-Audin louent une salle à Cannes, rue d’Antibes, et continuent de projeter Octobre à Paris, comme ils n’ont cessé de le faire, à des journalistes triés sur le volet, des politiques et des intellectuels, depuis plusieurs mois déjà. Chou blanc : seul le magazine Variety s’en fera l'écho.
Pédagogie du "crime d'Etat"
Non seulement les autorités continuent d’interdire le film en lui refusant un visa d’exploitation mais les journalistes s’en désintéressent, se désespérait encore Jacques Panijel en 2001 dans un entretien à Vacarme, venu le chercher pour le quarantième anniversaire du 17 octobre. Le cinéaste, qui mourra en 2010, était encore, alors, l'un des acteurs majeurs du décillement quand il s'agissait de percer le silence.
En 1973, quand le film, enfin, reçoit son visa d’exploitation après une grève de la faim du cinéaste et résistant René Vautier, on n’entendait plus guère parler du 17 octobre. Les autorités s’engageaient bien à ne plus censurer un film pour “raisons politiques”... mais à vrai dire, il n’y avait plus grand monde pour fouiller le souvenir de cet épisode-là. Surtout, Jacques Panijel, lui-même, s’opposait désormais à sa projection : le film passera l’essentiel de sa vie dans un placard avant sa sortie en salles, en 2011. En effet, le cinéaste exigeait dorénavant de pouvoir y adjoindre une postface filmée. Une coda, en somme, destinée à faire de la pédagogie sur la notion de “crime d’Etat”, justement. Cette coda ne sera jamais filmée par Panijel, qui cachera dans le faux-plafond de sa cuisine une copie, et laissera le film comme endormi.
Après les années 80 et jusqu'à la mort de Panijel, le film "Octobre à Paris" dormira dans un faux-plafond de sa cuisine, et tous ses rushes dans un placard, chez lui.
En 1968, Octobre à Paris avait pourtant été projeté, en mai, au Quartier latin – en alternance avec La Bataille d’Alger. C’est encore à l’extrême gauche qu’on avait conservé la trace la plus vivace de ce qui s’était passé, ce soir-là d’octobre 1961 dans Paris. Une transmission malgré tout, mais une mémoire encore un peu inerte. Presque fossilisée sous les couches du discours officiel, qui très vite était venu assourdir l’écho de l’événement. Le vrai bras de fer attendra les historiens.
Immédiatement après le 17 octobre, des voix s'étaient pourtant élevées. Pour dire l’ampleur de la rafle, la systématicité du contrôle au faciès, et la carte blanche aux forces de l’ordre qui, à la vue de tous, incorporaient, à Paris, des pratiques de répression en cours sur le sol algérien. Saisi chez l’imprimeur, Paulette Péju avait écrit Ratonnades à Paris, publié dès l’automne 1961 chez Maspero (il faudra attendre 2000 pour le voir réédité, à La Découverte). Au même-moment, François Maspero connaissait le même sort, avec un texte publié dans le numéro de novembre-décembre de la revue Partisans, saisi lui aussi chez l’imprimeur à l'heure du brochage. Pourtant, il serait faux de dire qu’on n’a rien su du 17 octobre. L’événement n’a pas été enfoui immédiatement. D'autres échos allaient déjouer la censure, dans les semaines suivantes : des entrefilets dans les journaux, évoquant des corps d’Algériens repêchés à la Seine, plusieurs jours après la manifestation sanglante ; ou Témoignage Chrétien publiant, le 27 octobre 1961, un numéro explicite rehaussé d’une photo de Elie Kagan en Une. En parallèle, des médias moins téméraires saisissaient l’occasion pour envoyer leurs journalistes dans les bidonvilles : c’est beaucoup à ce moment-là que la presse française se met à regarder l'immigration algérienne.
Pourtant, le fond de l'air est trouble : dans bien des rédactions, on croit savoir que des Algériens se sont entre-tués. C’est une des rumeurs véhiculées par les autorités dès le lendemain de l’événement. Une autre rapporte que des Algériens ont fait feu sur la police française. Elle aura la vie longue. C’est faux, mais ça crée un écran de fumée en même temps que ça laisse planer un doute. Et puis dans Le Monde, Jacques Fauvet met en garde dans un édito contre l‘exploitation des “sanglants incidents de Paris” par le FLN. Il faudra plusieurs jours pour que Le Monde, grâce au travail du journaliste Pierre Viansson-Pontet, infirme finalement sa version. Au même moment, des graffitis surgissent sur les murs de Paris, qui crient à bas bruit : "Ici on noie les Algériens". Mais à la télévision, immédiatement après les faits, le ministre de l’Intérieur est venu dire qu’il ne s’est rien passé. Interpellé à l’Assemblée nationale, le 30 octobre, Roger Frey assurera à Eugène Claudius-Petit, député centriste, qui l'interpelle :
Je n'ai pas eu entre les mains le début du commencement d'une ombre de preuve.
"Youpins et bicots"
À la sortie du premier conseil des ministres après l'épisode, Louis Terrenoire, porte-parole du gouvernement depuis deux ans, avait pourtant confirmé l’arrestation de 11 500 personnes. Mais Maurice Papon, qui ce soir-là dirigeait les opérations, n’est pas sous pression de l’exécutif. Bien au contraire : il paraît hors d'atteinte. Interpellé le 27 octobre au Conseil de Paris par l’élu Claude Bourdet, qui dirigeait alors France Observateur, et qui affirme que des policiers en service et en tenue sont venus à la rédaction, l’alerter au beau milieu du drame, Maurice Papon se contente d’un grand blanc. La police n’aurait fait que son devoir. La chape de silence retombe peu après. Celle-là même que Octobre à Paris, parmi les premiers, cherchera à fendre. Dans le film, une voix trouble la (bonne) conscience du spectateur sur fond de musique concrète. Elle harangue presque, intime d’ouvrir les yeux :
La porte va se rouvrir. C’est sur nous qu’elle se rouvre. Sur nous qui ne sommes pas des bicots. Qui n’étions pas des youpins il y a vingt ans.
Le film, qui avait démarré sur un panneau précisant que “les personnages, les lieux, les faits sont tous vrais”, s’achève sur ces mots :
Qu’est-ce qu’il faut donc encore pour que tout le monde comprenne que tout le monde est un youpin, que tout le monde est un bicot? Tout le monde. D’accord, Kader ?
Oui c’est d’accord.
Comme Claude Bourdet de France Observateur, qui de surcroît bénéficiait du prestige d’un grand résistant de la Seconde Guerre mondiale, Jacques Panijel avait placé au centre de son récit de contre-offensive des témoignages bruts. Leur force et leur présence, mais aussi leur valeur.
Face caméra, des victimes du 17 octobre racontent, et montrent.
Or le poids de ces témoignages n'y suffira pas. Et le souvenir du 17 octobre s'estompera dans les brumes d'un déni commode et parfois d'une occultation habile. L'oubli autour du 17 octobre est faite de ces deux oblitérations-là. Entre-temps, le gaullisme au pouvoir aura cédé sur l’indépendance algérienne, avec les accords d’Evian en avril 1962, mais soigneusement évité de rouvrir ses lignes de fracture interne. Or, l’histoire du 17 octobre se révèlera être, aussi, celle d’une rupture au sein de l’exécutif. Michel Debré, Premier ministre, perdait certes la main sur le dossier algérien, mais le voilà qui allait se rattraper, peu avant le 17 octobre, et obtenir la tête des ministres de l’Intérieur, et de la Justice. Ce sera décisif : non seulement parce que Maurice Papon aura eu, ce soir-là, les coudées franches ; mais, de surcroît, parce que les signalements et les déclarations de disparitions seront vite enterrées, classées sans suite, et dissimulées sous le simulacre d’enquêtes bâclées. Et qui dit procédure judiciaire dit absence d’enquête parlementaire.
Mais celui qui, justement, réclamait une telle enquête parlementaire s’appelait Gaston Deferre. Or, une fois la gauche arrivée au pouvoir, dans les années 80, le même Deferre devenu entre-temps ministre de l’Intérieur, se gardera de rouvrir le dossier du 17 octobre. Dans l'intervalle, la gauche avait fait de l’événement un objet d’évitement tenace. Pour mieux forger le récit de ce qui restera comme “Charonne” - et éclipsera le 17 octobre. La répression à la station Charonne a lieu le 8 février 1962 alors que le Comité-Audin travaille encore à son film. L'équipe l’intègre dans son récit, et surligne, même, deux fois plutôt qu'une : c’est bien "la même police” qui œuvre ces deux jours-là. Siamois_._ Mais voilà : venu l’enterrement des neuf morts de Charonne (tous Français, tous blancs, morts dans une manifestation organisée par les partis de gauche, contre l’OAS et pour la paix... mais pas pour l’indépendance), seul le responsable de la CFTC, syndicat chrétien, parlera du 17 octobre dans son discours.
Le FLN aussi
Hormis le PSU, à l’époque, il ne se trouvait guère de parti à relayer la cause du FLN à gauche. Jacques Huybrecht, un chef opérateur autodidacte et communiste que Panijel avait embauché s’était même vu répondre par sa section du PCF que sa contribution au film était néfaste à l’image du parti. Depuis, des historiens ont mis en lumière que le FLN n’avait pas non plus été tout à fait étranger au faible écho du 17 octobre, dans les trois décennies qui suivront l’événement. En novembre 1961, alors que ses dirigeants négociaient l'indépendance à l’ONU avec Paris, ils accepteront de ne pas mettre le massacre de plus de 200 manifestants sur la table.
Mais, des rangs gaullistes jusqu’aux travées diplomatiques, ces éclairages viendront beaucoup plus tard (par exemple dans la récente postface que Gilles Manceron vient de signer à l’occasion de la réédition du livre de Marcel et Paulette Peju, Le 17 octobre des Algériens, qui vient de reparaître à La Découverte). C’est-à-dire, une fois le dossier du 17 octobre rouvert.
Libération y consacrera bien un dossier spécial en 1980, puis, de nouveau, en 1981. Mais pour l'essentiel, il faudra attendra 1991 pour une vraie onde de choc, avec un livre tiré à l'époque 20 000 exemplaires au Seuil. Ce livre est celui de Jean-Luc Einaudi : La Bataille de Paris. Publié avec (encore) une photo d'Elie Kagan en couverture, c'est l’ouvrage qui rouvrira fondamentalement l’enquête sur le 17 octobre. Et c'est à lui, éducateur de métier et historien dit “amateur” à la publication, qu’on doit d’avoir percé un silence étourdissant.
Le livre de Jean-Luc Einaudi avait paru en 1991 avec ce visuel de Elie Kagan, qui remonte à la nuit du 17 au 18 octobre 1961.
Sylvie Thénault a montré en effet le peu d'écho que des travaux précédents avaient eu, comme par exemple un livre de Michel Lévine, qui avait paru en 1985 chez Ramsay. Intitulé Les Ratonnades d'octobre, il n'avait valu à son auteur que six lettres de lecteurs, et fait les frais d'une réception un peu estropiée... jusqu'à sa reparution (chez Jean-Claude Gawsewitch), en 2011 et à l'occasion des 50 ans. Cette année-là, Octobre à Paris sortait enfin en salle, sous les couleurs des films de l'Atalante, à qui le fils de Jacques Panijel et sa veuve avaient cédé les droits, moyennant un avant-propos filmé de Medhi Lallaoui, qui entre-temps avait créé avec d'autres l'association "Au nom de la Mémoire". C'est cette version du film de 1962 qui est désormais projetée en salle.
Les anniversaires au chiffre rond ont décidément beaucoup fait pour la notoriété du 17 octobre : c'est aussi en 2011, qu'un autre documentaire, Ici on noie les Algériens, par Yasmina Adi, avait redonné de l'écho à l'événement après d'un nouveau public. Or ce film doit lui-même beaucoup à Jean-Luc Einaudi. Toute son enquête, en effet, révèle ce déni, et aussi les stratégies du pouvoir en place pour assourdir l’événement, euphémiser le récit, et exonérer les protagonistes. Il revient aussi sur ce que les acteurs de l’époque ont fait de ce silence. Rien, le plus souvent : c’est chez Einaudi qu’on est confronté, par exemple, au puissant déni d’un Edgar Pisani, ministre de l’Agriculture au moment des faits, qui affirmera au bout de deux rendez-vous à l’historien qu’il a beau fouiller sa mémoire, plus rien ne lui reste. C’est pourtant lui qui avait cédé sa place, à la tribune à l’Assemblée nationale, à Roger Frey, sommé de s’expliquer dans la foulée des violences. Ce passage est sidérant, parce qu'il montre toute la puissance du déni, et autant de faits tragiques dont on ne s'encombrera guère.
Edgard Pisani reverra Jean-Luc Einaudi après quinze jours de réflexion comme il l'avait proposé. Pour finalement lui dire : "Au fond de ma mémoire, je n’ai rien trouvé."
Trente ans plus tard, c’est toujours le livre de Jean-Luc Einaudi qu’il faut lire, et aussi celui de Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens, pour accéder à une lecture vive de l'événement. C’est en effet dans cet ouvrage (qui vient aussi de reparaître au Passager clandestin, actualisé et enrichi, pour le 60e anniversaire du 17 octobre) que l’historien revient sur l’enquête de Einaudi, et tout ce qu’on lui doit dans la mise au jour de la répression inouïe du 17 octobre. C’est-à-dire, sa violence et son impunité, mais aussi ses ressorts. En fait, ce qui l’a rendue possible.
Car depuis Einaudi, qui publiait son livre à une époque où par exemple l’historienne Sylvie Thénault ne recensait guère que trois mémoires universitaires dont le sien, les historiens dialoguent désormais autour du 17 octobre. Au-delà même de la bataille des chiffres dont a pu faire l’objet cette manifestation : Jim House et Neil MacMaster, grands historiens du 17 octobre et auteurs de Paris 1961 (qui vient aussi de reparaître chez Folio) considèrent que c’est la plus grande répression d’une manifestation de rue de toute l’histoire de l’Europe occidentale. Plutôt, en envisageant carrément, comme le fait par exemple l’historien Emmanuel Blanchard, fin connaisseur de la police française en situation coloniale, en quoi il a bien pu s’agir d’une rafle organisée. Comprenez : un dispositif explicitement raciste, façonné autour d’un objectif de répression à grande échelle.
Dévoiler les ressorts du 17 octobre 1961 passe aujourd’hui par la mise en lumière de ces mécanismes-là, et le détail des noyades. Au cimetière de Thiais, dans le Val-de-Marne, par exemple, où se trouve un carré musulman, on a bien consigné en octobre et novembre 1961 un afflux hors de proportion de 38 “X-FMA” - c’est-à-dire ces "Français musulmans d'Algérie" inconnus. Des cadavres en fait, parmi ceux jetés à la Seine. L’état actuel de la recherche sur le 17 octobre reste tributaire de l’accès aux archives, qui s’est rétréci avec une loi passée à l’été 2021. Or les archives existent. Et cela aussi, c’est à Jean-Luc Einaudi qu’on doit d’en avoir la certitude. À une époque où les témoignages filmés par Jacques Panijel faisaient encore figure d’exception, l'historien est ainsi reparti à la source. Il a compilé des centaines d’heures de récits, auprès d’Algériens, victimes ou témoins, qu’il est parfois allé rencontrer en Algérie, le temps d’un voyage un été. Mais aussi, et c’est crucial, auprès de policiers en activité ce soir-là (ou d’un séminariste auprès des forces armées). Ce sont eux qui lui ont notamment raconté les consignes, et le laisser-faire. Et qui lui ont finalement permis d’étayer sa démonstration. Par exemple, en mettant en évidence que les bus de la RATP, réquisitionnés une fois les cars de police saturés, étaient revenus au dépôt tellement maculés de sang que des pétitions avaient circulé, les jours suivants, dans le personnel.
Ces témoignages font toute la trame du livre La Bataille de Paris. Il ne passera pas inaperçu : Fabrice Riceputi recense pas moins d’une soixantaine d’évocations dans la presse à sa parution - à quoi il faut ajouter encore de nombreux ricochets, depuis lors. Autant dire, un événement en soi, qui frappe d‘autant plus les esprits que, le soir du 17 octobre 1961, le préfet de police à Paris s’appelait Maurice Papon. Or justement Maurice Papon est jugé, en 1997, devant une cour d’assises à Bordeaux, et un avocat de la partie civile a l’idée de génie de faire comparaître Einaudi. Qui expliquera plus tard qu’il a accepté parce qu’il se sentait ”en sympathie avec les victimes juives” de Papon. Et qui livrera un récit impeccable et terrible à la fois de ce qui s’est passé ce soir-là à Paris : on a noyé des Algériens, on en a mutilés, et tout cela sous la responsabilité de Maurice Papon.
À l’occasion du soixantième anniversaire du 17 octobre, et via le blog collectif "Histoire coloniale et post-coloniale", sur Mediapart, Fabrice Riceputi a mis en ligne un extrait du procès Papon. Où l’on voit précisément Jean-Luc Einaudi livrer son récit implacable des faits, sous les yeux du président de la cour d’assises, et devant la caméra en contre-plongée. L'extrait dure 23 minutes (sur une déposition de 2 heures 30 au total), et c’est un document exceptionnel pour prendre la mesure de ce à quoi Jean-Luc Einaudi nous aura permis d’accéder.
Toutefois, à mesure que son travail gagnera en visibilité, Jean-Luc Einaudi s’exposera davantage aussi. En déclarant dans une tribune dans Le Monde que le 17 octobre 1961 fut un “massacre” qui avait bien eu lieu à Paris “sous les ordres de Maurice Papon”, il sera attaqué par Papon lui-même, pour diffamation. Ce procès-là, véritable affaire dans l’affaire, aura lieu en 1998. Mais fin mars 1999, la 17e chambre du tribunal estimera finalement qu'on peut exonérer Einaudi depuis sa bonne foi :
Dès lors que l'on admet que la version officielle des événements de 1961 semble avoir été inspirée largement par la raison d'Etat admissible, au demeurant, au regard de la situation de l'époque et que l'extrême dureté de la répression d'alors doit appeler, de nos jours, des analyses différentes, qui n'excluent pas nécessairement l'emploi du mot "massacre", on ne saurait faire grief à un historien, auquel on ne conteste finalement pas le sérieux et la qualité de sa recherche, d'avoir manqué de circonspection lorsque, dans une formule conclusive [...], il qualifie rudement les faits et désigne sèchement un responsable.
Sans doute Emmanuel Macron ne dit-il pas autre chose. Entre-temps, Einaudi avait armé sa défense, et bénéficié du parrainage de Brigitte Lainé et Philippe Grand, deux archivistes, chartistes, qui paieront de leur carrière le soutien à cet historien autodidacte dont ils étaient venus étayer les affirmations depuis leur connaissance des archives. Lui permettant de faire la preuve, ainsi, de toute la minutie de son travail d’enquête.
Personne toutefois n’avait eu accès aux cassettes audio qu’Einaudi avait pourtant méthodiquement enregistrées tout au long de ces années à travailler sur le 17 octobre. Plusieurs mètres cubes, en vérité, qui dormaient dans la maison d’une vieille tante. Ce sont ces archives-là que le documentariste Tristan Thil est allé exhumer à l’occasion des 60 ans du 17 octobre, cette année. Et c’est sur Binge audio, dans l’émission Programme B de Thomas Rozec et sous la forme d’un podcast en trois épisodes dont le dernier vient d’être mis en ligne ce 20 octobre, qu’on peut entendre quelques extraits du travail de recueil entrepris par Jean-Luc Einaudi.
Ces archives audio, montées ici à la façon d’une mosaïque un peu trépidante peut-être, et parfois saturées d’une musique de fond qui met à distance la source brute, sont extrêmement précieuses. Elles représentent la pièce manquante qui vient compléter les traces visuelles scénarisées par Jacques Panijel trente ans plus tôt. Elles redonnent une voix aux protagonistes d’un jour d’automne dont François Maspero, qui ce soir-là circulait à moto dans Paris, dira dans Le Silence du fleuve, le film d’Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, en 1991 : “Dans ma mémoire, je n’entends qu’un seul bruit, celui des bâtons sur les crânes.”
Journalistes, documentaristes, et chercheurs en histoire ou en sociologie de l’action publique, nombreux seront ceux qui devront à Tristan Thil d’être allé chercher ces cassettes, et d’avoir convaincu Christine Einaudi, la veuve de l’historien mort en 2014, de laisser diffuser ces archives personnelles. Elles feront bientôt, à leur tour, l’objet d’un dépôt aux archives de La Contemporaine. Pour ceux qui réclament une reconnaissance au-delà de la responsabilité de Maurice Papon, c'est aussi la promesse de nouvelles investigations, à l'heure où l'accès aux archives de police semble se rétrécir.
La Diaspora algérienne et de nombreuses organisations de Perpignan se sont réunies ce samedi 29 octobre a la place Molière à Perpignan. Le maire RN Louis Aliot souhaite rebaptiser l’esplanade au nom de Pierre Sergent, un ancien chef de l’OAS
Selon France 3, plus de 30 associations se sont donné rendez-vous ce samedi à place Molière pour dénoncer ce projet. Au total, 200 personnes se sont réunies pour demander de « baptiser symboliquement l’esplanade Maurice Audin ».
Pour Valentin Stel, militant de l’association SOS Racisme, le projet de Louis Aliot prouve que sa famille politique d’extrême droite « n’a toujours pas digéré la guerre d’Algérie ». Il y voit même une forme de « nostalgie de l’Algérie française coloniale » et « du système d’oppression, du cortège de violence qui allait avec ».
De son côté, Hakim Addad, de l’association Josette et Maurice Audin, s’est indigné de ce baptême qu’il qualifie de « honteux » car « c’est le nom d’un assassin, d’un antirépublicain » qui va être attribué à cette esplanade.
Ce samedi, les associations mobilisées ont plaidé pour une réflexion générale et globale en France « sur ce qu’a été l’ensemble de la colonisation ».
Une dénomination qui divise
à Perpignan (Pyrénées-Orientales). Celle d’une esplanade que le maire Rassemblement national Louis Aliot veut baptiser du nom de Pierre Sergent, un ancien chef de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, qui a combattu violemment pour le maintien de l’Algérie française. Un projet qui fait polémique : ses détracteurs s’y opposent fermement, plus de 30 associations ont appelé à la mobilisation place Molière ce samedi 29 octobre pour refuser cette nouvelle dénomination.
200 personnes se sont réunies dès 11 heures, pour dénoncer ce nouveau nom. A la place, ils ont souhaité baptiser symboliquement l’esplanade Maurice Audin, du nom de ce militant de l’indépendance algérienne tué par l’armée française à 25 ans, en juin 1957.
« Un autre nom que celui, honteux, que le Conseil municipal et son maire ont décidé de donner », explique Hakim Addad, de l’association Josette et Maurice Audin, « puisque que c’est le nom d’un assassin, d’un antirépublicain, qui a même attaqué le président de la République d’alors Charles de Gaulle. »
La guerre d’Algérie n’en finit pas d’alimenter les polémiques en France. La mairie de Perpignan (sud) s’apprête à réaliser une esplanade en hommage à Pierre Sergent, fervent défenseur de l’Algérie française et fondateur de la branche de l’OAS (organisation de l’armée secrète) en France métropolitaine.
Un geste dénoncé par plusieurs syndicats et associations de défense des droits de l’homme et de lutte contre le racisme.
Pierre Sergent était capitaine de l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Fervent défenseur de l’Algérie française, il a pris part au putsch avorté des généraux en 1961 puis à la création de l’OAS.
Il a été le chef de cette dernière sur le territoire français, où elle a commis quelque 70 assassinats, dont celui du maire d’Évian, ville près de la frontière suisse où ont été signés les accords éponymes ayant mis fin à la guerre. L’organisation est aussi responsable de la tentative d’assassinat contre le général De Gaulle en 1962.
Après le démantèlement de l’organisation, Pierre Sergent a poursuivi son activisme politique dans la clandestinité. Condamné à mort par contumace, il a été gracié après la promulgation de la loi d’amnistie en 1968. En 1986, il a été député du Front national. Il est mort en 1992, à 66 ans.
C’est le même parti, devenu le Rassemblement national, qui s’apprête à lui rendre hommage. La mairie de Perpignan est dirigée par un personnage bien connu de cette formation politique, Louis Alliot.
Une initiative dénoncée par une trentaine d’organisations, principalement de gauche, qui ont appelé à manifester ce samedi 29 octobre à Perpignan. « C’est comme si on créait une place Pétain ou Hitler », explique Michel Chabasse, responsable du syndicat CGT.
Louis Alliot a tenté de défendre son initiative en mettant en avant le fait que Pierre Sergent était aussi « un résistant » français pendant la seconde Guerre mondiale. Mais Pierre Sergent reste avant tout un chef de l’OAS et l’hommage qui lui est rendu ne passe pas.
Torpiller la réconciliation franco-algérienne
« Pierre Sergent, c’est ce monsieur qui a créé l’OAS, responsable de 70 assassinats sur le territoire national, dont celui du maire d’Evian », rappelle SOS Racisme, qui juge l’initiative « hallucinante ».
Louis Alliot défend encore sa décision en affirmant qu’elle a été prise « en accord avec toutes les associations de rapatriés » et un « certain nombre d’associations d’anciens combattant ».
Ces initiatives répétées de l’extrême-droite visent à contrebalancer la politique du président Emmanuel Macron qui a entrepris de « réconcilier les mémoires » de la guerre d’Algérie.
Emmanuel Macron a multiplié les gestes, reconnaissant notamment la responsabilité de l’Etat français dans la mort de résistants algériens, comme Maurice Audin et Ali Boumendjel, ou la répression des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris, qualifiée de « crime inexcusable »…
Le Rassemblement national, malgré la volonté de « diabolisation » qu’on lui prête, demeure droit dans ses bottes concernant tout ce qui a trait au passé de la France en Algérie. Un de ses élus aux dernières législatives, en juin, a exprimé sa nostalgie de l’Algérie française dans le discours inaugural de la nouvelle législature qu’il a prononcé en sa qualité de doyen de l’assemblée.
C’est l’action de ces lobbies qui est régulièrement dénoncée par le président algérien Abdelmadjid Tebboune comme un frein à la bonne entente entre l’Algérie et la France.
BLIDA - La wilaya de Blida a marqué sa participation au déclenchement de la guerre de libération nationale, le 1 novembre 1954, avec une série d’opérations armées, ayant porté atteinte aux infrastructures de base (dont des casernes militaires) du colonisateur français, annonçant le début de la Révolution d'un peuple qui avait foi en sa cause, selon des moudjahidine ayant participé à ces faits d’armes.
"L’objectif principal de ces opérations était de briser la barrière de la peur chez les moudjahidine et d'annoncer le déclenchement de la guerre de libération nationale, indépendamment de l’idée de sa réussite ou de son échec, au vu du manque accusé dans les armes à l’époque", a confié le moudjahid Abdelkader Annane (un des participants à ces opérations) dans un entretien à l’APS.
Selon des sources de la Direction des moudjahidine et ayants droit, des préparatifs intenses, liés notamment à l’entrainement des moudjahidine et à la planification des opérations et des sites ciblés, ont précédé ces actions militaires, auxquelles ont pris part neuf groupes de moudjahidine, appelés "Les groupes moudjahidine du 1er novembre de la Mitidja". Ces actions ont occasionné des pertes matérielles considérables à l’administration coloniale.
A cinq jours du 1er novembre, des militants connus de la cause nationale, dont les moudjahidine Rabah Bitat et Mohamed Boudiaf, ont effectué une tournée dans la région en vue de fixer les sites à cibler dans la wilaya, pour enclencher l’une des plus célèbres guerres d’indépendance de l'histoire contemporaine.
Les préparatifs ont également englobé l'inauguration des premières unités de confection de bombes à Soumaâ, Bouinane et Ouled Yaich, le 14 mai 1954, outre l’entrainement des éléments participants au maniement des armes, entre autres.
Une opération a été aussi lancée pour la collecte d’anciennes armes à feu auprès des citoyens, parallèlement à l'organisation de patrouilles pour inspecter les sites ciblés, en veillant scrupuleusement au secret total de toutes ces opérations, conformément aux instructions des chefs de la Révolution.
Le moudjahid Abdelkader Annane fut chargé, à ce titre, d’enrôler de jeunes candidats pour participer à ces opérations, a-t-il indiqué à l’APS. "J’avais pour instruction de choisir de jeunes célibataires en bonne condition physique et ayant déjà effectué leur service militaire obligatoire pour qu’ils puissent contribuer à l’entraînement des autres jeunes bénévoles au maniement des armes", a-t-il expliqué.
Des jeunes moudjahidine venus de la Kabylie ont, également, pris part à un nombre de ces opérations, visant des casernes militaires à Blida et Boufarik. "Ces opérations furent un succès. Ils retournèrent dans leurs région chargés d’armes et de munitions", a-t-on appris auprès de la direction locale des moudjahidine.
Casernes et ponts, cibles majeures des moudjahidine
Les chefs de la Révolution ont particulièrement veillé, lors de la planification de ces attaques militaires, à cibler les infrastructures de base de l’administration coloniale française. L'usine des alliés et de la papeterie de Bab Ali ont été incendiées, les ponts de l’Oued Lekhel, à l’entrée de la ville de Boufarik, de Ben chaâbane et de l’Oued Chaàbnia, situé entre Birtouta et Ouled Chbel, ont été détruits pour entraver les mouvements ennemis.
L'opération de la caserne "Bizzot" de Blida, menée par une trentaine de moudjahidine sous le commandement de Rabah Bitat, fut également un succès, au même titre que toutes les autres opérations qui ont surpris le colonisateur français. Les groupes participants à ces actions se sont repliés dans les monts de Chréa et de Megtaà Lezreg, tandis que les moudjahidine non recherchés ont regagné leurs domiciles.
Le moudjahid Abdelkader Annane (90 ans) dit se souvenir, à ce jour, "des moindres détails des opérations de la nuit du 1 er novembre", dotées d’"une haute symbolique", selon son expression. Il s’est également félicité de la réussite de ces opérations qui ont "déconcerté les autorités coloniales, qui ne s'attendaient pas à des attaques simultanées sur tout le territoire national".
Pour le professeur d'histoire à l'université Ali Lounici d’El Affroune, Abdelkrim Menaceur, le succès du déclenchement de la Révolution de Novembre s’explique par la "très bonne organisation des opérations, qui n’a négligé aucun détail, de même que les entraînements", notant que les" préparatifs qui ont précédé, n’ont laissé aucune place au hasard".
A cela s’ajoutent la "conviction et la détermination des moudjahidine, ainsi que leur foi en la justesse de leur cause", a soutenu l’universitaire, qui n’a pas manqué de souligner l’adhésion du peuple à cette Révolution, notamment à la suite des manifestations du 8 mai 1945, qui ont renforcé sa conviction que "seule l’action armée est à même d’expulser la France coloniale de l'Algérie".
"Les autorités coloniales, qui ne s'attendaient pas à de telles opérations simultanées dans tout le pays, ont été surprises par le déclenchement de la guerre de libération et ont réalisé, pour la première fois, qu'elles étaient confrontées à une véritable Révolution et organisation", a ajouté M. Menaceur.
Il a, également, souligné combien étaient "difficiles" pour les chefs de la Révolution de l’époque de mener des actions contre l'ennemi dans la Mitidja qui comptait "un grand nombre de points de contrôle français, de par sa position proche des centres de décision, en plus du fait qu'elle constituait une ressource économique d’importance pour les autorités coloniales".
ORAN - L’attaque de la grande Poste d’Oran, le 5 avril 1949, est considérée comme l’une des actions les plus spectaculaires menées par l’Organisation Spéciale (OS), pour assurer la préparation du déclenchement de la future lutte armée contre l’occupant français.
Exécutée par un groupe de militants de l’OS, la branche armée du PPA-MTLD, l’attaque de la grande Poste d’Oran visait la récupération des fonds nécessaires à l’acquisition d'armes devant servir, plus tard, au déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954.
Enseignant en Histoire à l’Université Oran-1 "Ahmed Benbella", Mohamed Belhadj considère que les massacres perpétrés par les forces répressives et les milices armées françaises contre les Algériens, le 8 mai 1945, ont démontré la nécessité d’opter pour l’action armée afin de recouvrer l’indépendance.
Selon M. Belhadj, les responsables de l’OS avaient réfléchi aux voies et moyens pour collecter les fonds nécessaires pour mener le combat libérateur contre l’occupant français.
Pour cela, le responsable national de l’Organisation, Hocine Aï Ahmed, avait donné son aval pour la conduite de cette opération et sa préparation sur les plans logistique et matériel, avec le soutien de l’ensemble des responsables des cellules de la région ouest, Ahmed Ben Bella et le responsable de la cellule locale, Hammou Boutlélis.
Au commencement, la réflexion avait porté sur l’attaque d’un train transportant des fonds entre Oran et Béchar. Toutefois, l’idée avait été vite abandonnée car, supposée risquée du fait qu’elle nécessitait des éléments spécialisés et de gros moyens, soutient l’universitaire Belhadj selon qui le militant Bekhti Nemmiche, employé comme préposé à la Poste d’Oran était chargé de se procurer le plan des lieux à investir.
Il avait suggéré comme cible, ce centre régional qui finance la Grande Poste d’Oran et les villes de l’ouest du pays et avait pour rôle, dans cette opération, de trouver "la brèche" pour pouvoir y accéder en prenant toutes les précautions nécessaires.
La préparation était parfaite pour cette importante opération et avait duré trois mois entiers pour laquelle une petite chambre a été louée au quartier de "Gambetta" (l’actuel Seddikia) à Oran par le militant de l’OS, Gheddifi Benali.
Le lieu a servi de base des opérations et de la préparation du hold-up, rappelle l'universitaire.
Le domicile d’un militant, en l'occurrence Zaoui Abdelkader, au quartier populaire " les planteurs" (l’actuel Haï sanawber) a également servi dans cette opération pour loger des membres du groupe qui devaient connaître l’adresse du domicile du chahid Hamou Boutlélis, au Boulevard de Mascara, pour procéder, après l’action, au transfert des fonds récupérés.
Concernant l’établissement visé, le choix a porté sur le militant Souidani Boudjemaa pour repérer l’objectif que représentait la Poste d’Oran et surveiller, pendant 15 jours, l’entrée et la sortie des véhicules et les mouvements des agents.
Pour cette mission, Souidani Boudjemâa s’est fait passé pour un vendeur ambulant opérant aux alentours de la Poste.
Ahmed Benbella s’est déguisé, quant à lui, en agent postier à l’entrée en faisant la reconnaissance des coins et recoins de la poste, de l’intérieur, rapporte l’historien.
"L’exécution de l’opération devait avoir lieu au mois de mars. Toutefois, il a été décidé de la reporter en raison d’une panne ayant touché le véhicule devant servir de moyen de transport des fonds.
Ce n’est ainsi qu’en avril 1949 que le choix avait porté sur six militants pour mener cette attaque. Il s’agit de Belhadj Bouchaïb, le seul à porter les armes dans cette opération, Mohammed Bouihi, Amar Haddad, Rabah Louraghiou, Souidani Boudjemaa et Mohamed Khider.
Après quelques jours de surveillance de l’édifice, le feu vert a été donné pour accéder au service de télégraphie, passage indiqué par le militant Djelloul Nemmiche pour pénétrer à la Poste d'autant qu'il était le seul service qui ouvre tôt le matin, et partant pouvoir voler la voiture ciblée d’un médecin français pour mener cette opération.
Le 5 avril, les membres du commando accédèrent au service de télégraphie après avoir réussi à tromper la vigilance d’un des agents postiers. Ils se sont dirigés directement vers l’étage supérieur où se trouvait le coffre contenant plus de 30 millions de Francs.
Cependant, les membres du commando ont été surpris par un planton qui avait alerté la police. Les membres de l’OS avaient réussi à prendre un butin de 3.178.000 francs français qui devait être distribué aux sept centres postaux d’Oran.
L’argent fut transporté rapidement au domicile de Hammou Boutlélis et Mohamed Khider a été chargé d’acheminer les fonds jusqu’à Alger pour les mettre au Commandement de l’OS.
==Des armes pour préparer le déclenchement de la lutte armée==
Grâce aux fonds provenant de l’attaque de la Grande Poste, plus de 350 pièces d’armes et des munitions provenant de la Libye ont été acquis.
Le stock a été acheminé jusqu’à la région de "Machounch", entre Biskra et Batna et enterré dans une "Matmoura" jusqu’au déclenchement de la lutte armée, rapporte Mohamed Belhadj, se référant au témoignage d’un des organisateurs de l’opération, Ahmed Benbella.
Avant le déclenchement de la révolution armée, il a été procédé à la distribution des armes dans la région Est du pays, selon le témoignage de feu Ahmed Benbella, en tant qu’acteur et témoin, qui avait déclaré que "l’argent de l’opération de la Poste d’Oran avait contribué en grande partie au déclenchement de la lutte armée dans la région des Aurès".
Ahmed Benbella a indiqué, dans ce cadre, "l’existence de plusieurs autres opérations et attaques dans d’autres régions du pays, pour récupérer des armes, des explosifs, des fusils de chasse et munitions".
Selon l’universitaire "cette opération de la Grande Poste d’Oran était décisive, voire un tournant dans l’histoire de la lutte armée au regard de l’organisation parfaite et l’exécution minutieuse ainsi que son impact sur le déclenchement de la Révolution".
Suite à cette audacieuse opération, une enquête judiciaire a été déclenchée par les autorités coloniales sans qu’elle n’aboutisse à la conclusion que cette attaque aurait un lien quelconque avec la question nationale, mais confondue comme une opération de " casse et de banditisme" ayant ciblé la poste centrale d’Oran.
"Toutes les investigations ont convergé à cette piste et n’ont fait le lien avec l’OS qu’après, une année, lors de la découverte de l’existence de l’OS et son démantèlement.
Dans ce cadre, il a été procédé à l’arrestation de plusieurs auteurs de l'opération, à l’instar de Hammou Boutlélis, condamné à 7 ans de prison, Rabah Lourghiou à 20 ans de prison, Fellouh Meskine, 5 ans de prison et Benaoum Benzerga, à plus de 10 ans.
Pour l’universitaire Mohamed Belhadj, il est aujourd'hui impératif "de multiplier et d’approfondir les études monographiques et biographiques sur les acteurs de cette opération qui n’a pas encore livré tous ses secrets", en braquant les projecteurs sur d’autres membres à l’instar de Hadj Benâala, Belkacem Zaoui, Djelloul Nemmiche, Benaoum Benzerga, Hocine Abdelbaki, Gheddifi Benali, Amar Haddad et Mohamed Khider.
Environ 200 personnes étaient présentes ce samedi matin pour protester contre le projet de la municipalité de Perpignan de nommer une esplanade de la ville en hommage à Pierre Sergent, ancien député FN des Pyrénées-Orientales et un des chefs de l'OAS.
"Une injure aux familles des victimes", "une tentative de dédiabolisation de l'OAS", "un activisme pro-Algérie française", "une démarche révisionniste". La colère de la trentaine d'organisations politiques, syndicales, associatives, majoritairement de gauche, à l'origine de la mobilisation, s'est fait entendre, ce samedi 29 octobre. Environ 200 personnes ont répondu à leur appel, pour s'opposer au projet de Louis Aliot, maire de Perpignan, de baptiser une esplanade en l'honneur de Pierre Sergent, ancien député FN des P. -O., mais aussi, et c'est bien là le problème des opposants au projet, chef de l'organisation armée secrète, qui a notamment créé la branche métropolitaine de l'organisation. "L'OAS a fait 70 morts en France", s'indignent les opposants.
Après s'être rassemblés sur la place Molière, les manifestants se sont rendus sur l'esplanade en question, qu'ils ont décidé d'eux-mêmes baptiser. Une pancarte au nom de Maurice Audin, mathématicien, militant de l'indépendance algérienne, et torturé et tué en 1957 en Algérie a été installée.
Les manifestants se sont également interrogés sur les motivations du maire Louis Aliot : "Il y a une volonté d'instrumentaliser Perpignan dans la course à la présidence du RN pour montrer qu'il est le meilleur défenseur des fondamentaux du parti d'extrême droite", a notamment soulevé un participant de la mobilisation.
Pour rappel, SOS Racisme a saisi le préfet des Pyrénées-Orientales Rodrigue Furcy pour demander l'annulation de la délibération du conseil municipal du 22 septembre dernier qui a décidé de nommer l'esplanade d'après Pierre Sergent.
La fin de l'Algérie française et les juridictions d'exception - Etat, Justice et Morale dans les procès du putsch d'Alger et de l'OAS.
Dans ce petit livre très documenté et percutant, c'est une véritable volée de bois vert que l'auteur administre au général de Gaulle. Si, pour les Juifs en général et pour les sionistes en particulier, la fameuse phrase du général sur « le peuple juif sûr de lui et dominateur » restera à jamais comme une arête en travers de leur gorge, pour Raphaël Draï, c'est le double langage, la tromperie caractérisée à propos de l'Algérie, de l'homme du 18 juin, qui sont mis en avant et analysés. À contre-courant des hagiographes et de ceux qu'il appelle les « mytholographes » avec leurs partis pris idéologiques, Raphaël Draï revient sur des événements qui continuent, longtemps après, à constituer pour des millions de personnes, une blessure ouverte. À propos des procès des généraux Salan et Jouhaux, du commandant Hélie Denoix de Saint-Marc et du lieutenant Bastien-Thiry, dont il rappelle par le détail les Etats de service antérieurs à leur arrestation, l'auteur n'hésite pas à tenter une comparaison avec la condamnation à mort de De Gaulle par le maréchal Pétain. Rappelant que les putschistes de 1961 avaient eux-mêmes installé De Gaulle au pouvoir, Raphaël Draï énumère les voltes et les virevoltes du général qui, dans un courrier adressé à Raoul Salan le 24 octobre 1958, écrivait : « L'ensemble de la nation française fait maintenant bloc sur quelques idées simples : on ne doit pas lâcher l'Algérie ». On connaît la suite. Pour Raphaël Draï, dès le début, De Gaulle savait qu'il allait lâcher l'Algérie, notamment parce qu'il ne voulait pas de millions de Musulmans français qui auraient modifié le caractère chrétien du pays auquel il tenait absolument, mais il n'a pas choisi de l'annoncer clairement et loyalement. Il a louvoyé, sacrifiant sciemment les « Pieds Noirs » ou « Européens de souche », les Juifs et les Musulmans qui préféraient la France, notamment les Harkis. « Le mot de tromperie est fort, dit Draï, mais on ne saurait en faire l'économie ». Entre le 4 juin 1958, lors de l'allocution dite « du Forum » ( « Je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants ») et celle du 8 juin 1962 (« Dans 23 jours, le problème algérien sera résolu au fond »), tous les discours sont finement décryptés. La « politique de force » du général dont l'auteur souligne l'insensibilité et la surdité face aux malheurs qu'elle engendre conduira, on le sait à l'exode de populations trompées par des Accords d' Évian qui ne seront jamais appliqués. Pour ce qui est des 100 000 Juifs du pays, Raphaël Draï rappelle à juste titre que l'immense majorité d'entre eux était autochtone et que leur présence en Algérie était antérieure d'un millénaire à « la conquête de cette partie du monde par les armées mahométanes venues de la péninsule arabique ». En fin d'ouvrage, l'auteur dresse un constat : « Pour autant que l'on puisse en juger, la France compte aujourd'hui presque autant d'habitants arabo-musulmans que l'Algérie de l'époque » et passe en revue les événements dramatiques des tueries de Mohamed Merah et des frères Kouachi pour poser la question : « De Gaulle fut-il visionnaire ou fut-il aveugle ? ».
Le professeur Raphaël Draï est né à Constantine en 1942. Agrégé de sciences politiques et ancien doyen de l'Université d'Amiensil est actuellement Professeur de Sciences politiques à l'Université d'Aix-Marseille III et à l' Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence où il est chargé d'enseignements au Master Management interculturel et médiation religieuse. Ses recherches et publications sont caractérisées par un souci de pluridisciplinarité, se souciant de faire dialoguer et résonner des univers comme ceux de la psychanalyse, du droit, des sciences politiques, de l’histoire, de la médecine et les textes de la tradition juive. Toujours dans cette optique, il est également profondément engagé dans le dialogue inter-religieux.
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