Le fondateur français du parti d’extrême droite, le Front national (aujourd’hui Rassemblement national), Jean-Marie Le Pen, pose lors d’une séance photo le 2 février 2022 à son domicile de Rueil-Malmaison, à l’ouest de Paris (AFP/Joël Saget)
Alors que l’implication de l’ancien leader d’extrême droite dans des faits de torture pendant la guerre d’Algérie est remise en cause, l’historien Fabrice Riceputi déplore la délégitimation de la parole des victimes et une « aphasie postcoloniale » encouragée par les lois d’amnistie de 1962.
Fabrice Riceputi s’est trouvé un nouveau combat. Dans un livre à paraître en janvier 2024 (aux éditions Le Passager clandestin), l’historien français spécialiste de la guerre d’Algérie entend confronter « des faits avérés », confirmés par des témoignages de victimes, « à des discours révisionnistes propagés sciemment ou par ignorance ».
Tout commence en février dernier, lorsqu’en écoutant sur France Inter une série d’émissions, « Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale », il entend le journaliste et producteur Philippe Collin affirmer qu’il est difficile de prouver que l’ex-président du Front national (devenu Rassemblement national) a torturé en Algérie.
Invité de l’émission, l’historien Benjamin Stora, auteur d’un rapport en 2021 sur la colonisation et la guerre d’Algérie, explique aussi que Jean-Marie Le Pen « n’a sans doute pas torturé en Algérie ».
« Stora a commis une erreur factuelle énorme puisqu’il s’est trompé sur les dates du séjour de Le Pen en Algérie. Le réalisateur [Philippe Collin], qui n’y connaît visiblement rien, a déduit quant à lui qu’il n’y avait pas de preuves confirmant les faits de torture », relève Fabrice Riceputi à Middle East Eye, précisant que cette émission avait agi sur lui comme « un déclencheur ».
Après avoir réagi en déplorant dans un tweet « le refus persistant d’une grande partie de l’historiographie française de prendre en compte les témoignages des victimes algériennes de la terreur », c’est sur Mediapart qu’il continuera à s’indigner, dans trois articles clarifiant l’implication de Jean-Marie Le Pen dans des affaires de torture, lors de son déploiement à titre volontaire à Alger entre fin décembre 1956 et mars 1957, dans une compagnie d’appui au premier Régiment étranger de parachutistes (REP).
« On peut sans susciter de scandale particulier nier jusque sur un media du service public le passé tortionnaire de Le Pen, faire fi du dossier qui l’accable, et consciemment ou non achever ainsi la ‘’dédiabolisation’’ décidemment irrésistible de son courant politique », a-t-il écrit.
« Un courant négationniste »
À MEE, Fabrice Riceputi affirme que la « délégitimation » de cette parole est surtout le fait d’un courant négationniste entretenu par l’extrême droite, nostalgique de l’Algérie française. Mais pas uniquement.
« Dans Le Pen, une histoire française, un livre publié en 2012, deux journalistes, Pierre Péan et Philippe Cohen, avaient dédouané Le Pen en assurant que les témoignages de torture portés contre lui n’étaient pas crédibles car leurs auteures étaient des pensionnées du FLN [Front de libération nationale, parti indépendantiste algérien] qui les manipulait », souligne l’historien.
Florence Beaugé : « Le viol reste un non-dit de la guerre d’Algérie »
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Pourtant, Le Pen lui-même avait reconnu en 1962 – à la suite d’un article à charge de l’historien Pierre Vidal-Naquet réalisé sur la base d’un rapport du commissaire principal de la police d’Alger, René Gilles, dans le journal Liberté et Vérité – qu’il avait bien pratiqué la torture par gégène (générateur électrique portatif) et utilisé la baignoire (technique consistant à ligoter et à faire suffoquer la victime en lui plongeant la tête dans l’eau) pour obtenir des informations durant « la bataille d’Alger », un des épisodes clés de la guerre d’indépendance, alors qu’il dirigeait une unité de renseignement.
« Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de déposer vingt bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre. C’est celui qui s’y refuse qui est un criminel car il a sur les mains le sang de dizaines de victimes dont la mort aurait pu être évitée », avait-il affirmé dans une interview à Combat, un journal d’extrême droite, avant de se rétracter dans une mise au point parue le lendemain dans le même support.
« Jean-Marie Le Pen dit une chose et son contraire. Ce qui compte, c’est la parole des victimes. Ne pas en faire cas est une preuve de mépris. C’est comme si cette parole ne comptait pas », insiste également l’ex-journaliste du Monde Florence Beaugé, qui a levé le voile sur les viols commis par l’armée française pendant la guerre, auprès de MEE.
« Jean-Marie Le Pen dit une chose et son contraire. Ce qui compte, c’est la parole des victimes. Ne pas en faire cas est une preuve de mépris »
- Florence Beaugé, ex-journaliste au Monde
Dans une série d’articles parus en 2000 sur l’usage de la torture pendant « la bataille d’Alger », puis dans un livre Algérie, une guerre sans gloire, elle avait établi à son tour, sur la base de témoignages concordants, l’implication de Le Pen dans des cas de torture.
Aussi, tout comme Fabrice Riceputi, elle avait mal réagi aux propos de Benjamin Stora et Philippe Collin, tout en trouvant à l’historien des circonstances atténuantes, estimant d’une part qu’il avait oublié le travail fait par Le Monde et qu’il avait sans doute eu peur d’encourir un procès en diffamation de la part de Le Pen. Car ce dernier est protégé par les lois d’amnistie (des actes commis durant la guerre d’Algérie) votées en 1962 et qui protègent les auteurs des exactions commises à cette époque d’éventuelles poursuites.
« Les lois d’amnistie ont fabriqué le silence et l’amnésie »
Jean-Marie Le Pen n’a pas hésité à y recourir d’ailleurs dans une série de plaintes pour diffamation. Florence Beaugé et Le Monde ont été poursuivis en justice par l’ex-leader d’extrême droite (débouté par la Cour de cassation), tout comme l’ancien Premier ministre Michel Rocard, qui lui avait rappelé son passé de tortionnaire dans une émission de télévision en 1992.
Ce fut aussi le cas des journalistes de Libération et de Gabriel Macé du Canard enchaîné qui avaient publié des témoignages accablants en 1985, au moment où le Front national remportait ses premières victoires électorales d’envergure.
Au cours du procès intenté au Canard enchaîné, certaines victimes avaient été appelées à la barre pour raconter les sévices subis sous les ordres de Le Pen et par lui.
Lakhdari Khelifa, un syndicaliste de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), arrêté par l’ancien officier des renseignements et son escouade un soir de février 1957, avait ainsi affirmé avoir été conduit dans la villa des Roses, un centre de torture dans le quartier d’El Biar à Alger, où il avait été torturé à l’électricité.
« Ils m’ont mis sur un matelas électrifié et un chiffon dans la bouche. Quand je voulais parler, je devais faire signe. Ils m’ont torturé pendant dix minutes », précisera-t-il plus tard dans le livre de Hamid Bousselham Torturés par Le Pen, édité en 2000.
D’autres témoignages figurent dans le documentaire À propos de… l’autre détail, réalisé en 1985 par René Vautier, homme de cinéma et militant anticolonialiste qui avait pris part, armes et caméra au poing, à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.
À l’ex-leader frontiste qui a remis en question l’existence des chambres à gaz (utilisées pour l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale) en les considérant comme un détail de l’histoire, le réalisateur a tenu à rappeler son rôle dans la conduite de séances d’interrogatoire où les victimes (accusées d’être proches ou des militants du FLN) étaient torturés à l’eau et à l’électricité.
« S’il y avait une démarche aussi solennelle engageant des travaux de recherche, des programmes d’enseignement, de la pédagogie, l’opinion publique française connaîtrait beaucoup mieux aujourd’hui l’ampleur des crimes de l’armée française en Algérie
- Fabrice Riceputi, historien
Mais si Le Pen a été jugé par la justice française pour ses propos révisionnistes sur la Shoah, les faits de torture qu’il a personnellement admis en Algérie sont restés impunis.
Selon Fabrice Riceputi, les lois d’amnistie qui lui ont permis, « ainsi qu’à d’autres criminels de la guerre d’Algérie, comme Maurice Papon, ancien préfet de police impliqué dans la répression [meurtrière] des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris, de se mettre à l’abri et d’attaquer en diffamation tous leurs pourfendeurs, ont fabriqué le silence et l’amnésie ».
En 2018, le président Emmanuel Macron a bien admis la responsabilité de la France dans la mise en place d’un système d’arrestation-détention déployé à la faveur des pouvoirs spéciaux confiés à l’armée française en 1956 et qui a favorisé l’usage de la torture.
Il a néanmoins soutenu quatre ans plus tard que la torture n’impliquait qu’une minorité de militaires.
Avant lui, le président Jacques Chirac, qui avait reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, avait refusé en 2000 de répondre à un appel de douze personnalités, dont la résistante et ethnologue française Germaine Tillion, l’avocate franco-tunisienne Gisèle Halimi et Pierre Vidal-Naquet, lui demandant de condamner la torture, « mal absolu, pratiquée de façon systématique par une ‘’armée de la République’’ et couverte en haut lieu à Paris ».
« S’il y avait une démarche aussi solennelle engageant des travaux de recherche, des programmes d’enseignement, de la pédagogie, l’opinion publique française connaîtrait beaucoup mieux aujourd’hui l’ampleur des crimes de l’armée française en Algérie », regrette Fabrice Riceputi, qui évoque une « aphasie postcoloniale » permettant de dédiaboliser le courant porté par Jean-Marie Le Pen et sa fille, Marine.
En 2014, celle-ci avait estimé, tout comme le fondateur du parti d’extrême droite Reconquête Éric Zemmour en 2018, que la torture en Algérie avait été un « mal nécessaire ».
SOURCE : Guerre d’Algérie : Jean-Marie Le Pen, visage d’une mémoire amnésique sur la torture | Middle East Eye édition française
Par micheldandelot1 dans Accueil le 7 Octobre 2023 à 06:58
Si l’œuvre d’Ernest Renan porte sur des questions théoriques de linguistique et de philologie, elle reflète plus généralement sa perception de l’identité et de l’altérité « sémitiques », construite dès le départ sur une dimension binaire, essentialiste et conflictuelle. Renand aura ainsi contribué à l’élaboration d’une pensée légitimant l’entreprise coloniale dans la seconde moitié du XIXe siècle.
L’Arabe du moins, et dans un sens plus général le musulman, sont aujourd’hui plus éloignés de nous qu’ils ne l’ont jamais été.
Cette citation d’Ernest Renan extraite de son texte De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation1 s’inscrit dans la formation du discours orientaliste du XIXe siècle.
Docteur ès lettres avec une thèse sur le philosophe Averroès achevée en 1852, Ernest Renan poursuit ses études de philologie et rédige une Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, qui sera publiée en 1855. Il va alors réaliser un travail — inédit en France — de codification de la grammaire arabe d’une part, et il va également inaugurer ce qu’on appelle la linguistique historique ou philologie comparée.
Parti sur le projet d’une grammaire hébraïque, il donne une profondeur historique à sa démarche de recherche linguistique, se démarquant ainsi des recherches purement grammaticales qui lui sont contemporaines, tels que les travaux des linguistes Charles de Rémusat, Silvestre de Sacy ou encore Saint-Martin. Cette volonté de reconstituer l’histoire des langues, des religions et des grandes civilisations signe la particularité de son œuvre. Par l’Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, Ernest Renan donne leur place aux langues sémitiques dans le champ de la philologie comparée française, comme l’explique l’historienne Perrine Simon-Nahum2.
« L’ORIENT CRÉÉ PAR L’OCCIDENT »
Le contexte politique dans lequel s’inscrit Ernest Renan a indéniablement marqué sa pensée au-delà de la linguistique pure. Reprenant les principaux travaux de l’école allemande, plus avancée sur le terrain de la linguistique, il inaugure un « orientalisme franco-allemand » qui, non seulement marquera les sciences sociales, mais constituera aussi l’une des bases de la notion d’État-nation. Son célèbre discours prononcé à la Sorbonne en 1882 : Qu’est-ce qu’une nation, est encore cité aujourd’hui par de nombreux États comme un modèle de référence. C’est aussi l’époque où l’Europe connaît le développement des sciences sociales (dont la linguistique historique) et le début de l’entreprise coloniale française.
L’expédition militaire française menée par Napoléon Bonaparte en Égypte en 1798 va nourrir les imaginaires et la représentation d’une Europe plus avancée que l’Orient en proie à sa propre perdition. Cela va cristalliser une distinction culturelle binaire élaborée par les orientalistes entre l’Orient et l’Occident. L’un des tenants majeurs de la lecture critique de l’orientalisme est Edward Saïd, théoricien littéraire palestinien qui dans son œuvre L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Seuil, Paris, 1980) étudie les discours produits par les savants orientalistes et leur reproche de présenter l’islam comme une « synthèse culturelle qui pouvait être étudiée en dehors de l’économie, de la sociologie et de la politique des peuples islamiques ». Il adresse plus particulièrement ses critiques au travail d’Ernest Renan et lui reproche d’avoir omis l’étude des réalités sociales au profit d’une polarisation sur les traditions classiques.
Car si Ernest Renan a mené un travail de philologie comparée aussi remarqué que remarquable, il a néanmoins tenté de démontrer l’infériorité des langues sémitiques par rapport aux langues indo-européennes. C’est ce que nous allons explorer à travers ces deux œuvres majeures que sont l’Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques et De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation.
LE « CARACTÈRE GÉNÉRAL DES PEUPLES »
Dans l’introduction de De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, Ernest Renan explique sa méthodologie :
Je consacrerai cette première leçon à m’entretenir avec vous du caractère général des peuples dont nous étudierons ensemble la langue et les littératures, du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire, de la part qu’ils ont fournie à l’œuvre commune de la civilisation (p. 9).
Ernest Renan expose ici le schéma de sa pensée générale, la méthodologie à laquelle il recourra tout au long de son œuvre, qui est de partir de l’étude des langues pour en définir les caractères généraux des peuples, ce qui est le propre de la philologie comparée. Il opère un glissement d’une analyse technique de la langue vers la mise en place d’un procédé qui prétend en déduire les caractères des peuples qui la parlent :
Nous sommes autorisés à établir une rigoureuse analogie entre les faits relatifs au développement de l’intelligence et les faits relatifs au développement du langage.
L’unité et la simplicité, qui distinguent la race sémitique, se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L’abstraction leur est inconnue ; la métaphysique, impossible. La langue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles d’un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans variété de construction, privé de ces conjonctions qui établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les objets par leurs qualités extérieures devait être éminemment propre aux éloquentes inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devait se refuser à toute philosophie, à toute spéculation purement intellectuelle (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 471).
Les éléments essentiels de la conception d’Ernest Renan sont ici réunis : la parenté des langues sémitiques d’une part et indo-européennes d’autre part. En cela, il essentialise les effets de chaque langue sur la pensée de peuples auxquelles elles sont attachées, et distingue clairement également les langues sémitiques des langues indo-européennes. Il met en évidence des caractéristiques de la langue qui serait partagée par tous les peuples « sémitiques » :
L’Arabe du moins, et dans un sens plus général le musulman, sont aujourd’hui plus éloignés de nous qu’ils ne l’ont jamais été. Le musulman (l’esprit sémitique est surtout représenté de nos jours par l’islam) et l’Européen sont, en présence l’un de l’autre, comme deux êtres d’une espèce différente, n’ayant rien de commun dans la manière de penser et de sentir (De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, p. 18).
Dans son discours inaugural, Ernest Renan retrouve dans l’organisation politique des républiques grecques et romaines et dans les idéaux de la Révolution française : « un vigoureux élément moral, une forte idée du bien public » où « le sacrifice à un but général ». L’Orient n’a quant à lui « jamais connu de milieu entre la complète anarchie des Arabes nomades et le despotisme sanguinaire et sans compensation ». Pour conclure, « Théocratie, anarchie, despotisme, tel est, Messieurs, le résumé de la politique sémitique ; ce n’est pas heureusement la nôtre » (De la part des peuples sémitiques, p. 14). Aussi, le « vieil esprit sémitique », « antiphilosophique et anti-scientifique » par essence ne permettra aux Arabes d’éclairer l’Europe que pendant « un siècle ou deux », avant que celle-ci ne « connaisse les originaux grecs » (p. 17).
LA NÉGATION DES INFLUENCES ARABES
Plus que l’absence d’héritage politique et scientifique arabe à l’Europe, Ernest Renan s’attachera à nier les influences arabes dans l’art en général. S’il écrit par exemple que la « poésie hébraïque [qui] a pris place pour nous à côté de la poésie grecque, non comme nous ayant fourni des genres déterminés de poésie, mais comme constituant un idéal poétique » (De la part des peuples sémitiques, p. 16). C’est pour ensuite préciser « l’absence complète d’imagination créatrice, et par conséquent, de fiction », trait qui serait caractéristique de l’esprit sémitique (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 151).
Il reconnaît cependant deux apports aux « sémites » : l’écriture, dont les caractères, qui servirent pour exprimer les sons des langues sémitiques, servent encore aujourd’hui aux langues indo-européennes, et la religion, que les indo-européens auraient adoptée. Selon Ernest Renan, « Le monde civilisé ne compte que des juifs, des chrétiens et des musulmans. La race indo-européenne en particulier, si l’on excepte la famille brahmanique et les faibles restes des Parses, a passé tout entière aux religions sémitiques ». Mais il s’empresse d’ajouter dans son discours de 1862 qu’ « en adoptant la religion sémitique, nous l’avons profondément modifiée. Le christianisme, tel que la plupart l’entendent, est en réalité notre œuvre » (p. 21).
Après avoir procédé à une analyse comparative des langues indo-européennes et sémitiques, Ernest Renan entame une nouvelle argumentation par laquelle il établit une division hiérarchique des « races ». Il explique ainsi :
Quelque distincts, en effet, que soient le système sémitique et le système aryen, on ne peut nier qu’ils ne reposent sur une manière semblable d’entendre les catégories du langage humain, sur une même psychologie, si j’ose le dire, et que, comparés au chinois, ces deux systèmes ne révèlent une organisation intellectuelle analogue. Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 469).
Si les caractéristiques d’une langue et d’une race sont données une fois pour toutes et sont par-là « a historiques », il conclut son discours en argumentant que la civilisation européenne ne perdurera qu’à la condition de la « destruction de la chose sémitique », qui :
(…) est la plus complète négation de l’Europe ; (…) ; l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est Dieu. (…) L’avenir, Messieurs, est donc à l’Europe et à l’Europe seule.
Finalement, selon Ernest Renan, l’appartenance à une famille linguistique assigne à une appartenance raciale, comme l’explique le linguiste Djamel Doukoughli. Il fonde les races selon leur organisation linguistique et par là démontre la prétendue pauvreté intellectuelle de certaines « races ».
UNE PRÉTENDUE INFÉRIORITÉ
Le travail d’Ernest Renan comporte des limites, aux conséquences encore actuelles. Comme l’explique l’historien français Henry Laurens, les écrits d’Ernest Renan ont été utilisés à des fins colonialistes, car dans la seconde moitié du XIXe siècle, les pouvoirs politiques ont « justifié l’œuvre colonisatrice en ayant recours au discours des devoirs de la race supérieure “aryenne” envers les races inférieures (sémitiques) »3. Son travail de philologie comparée a ainsi servi de justificatif à l’entreprise coloniale.
En démontrant une prétendue infériorité des langues sémitiques sur les langues indo-européennes, Ernest Renan a également contribué à cristalliser les imaginaires qui dessinent encore des lectures essentialistes du monde, notamment des relations entre Europe et islam. Il semble que la représentation qu’a aujourd’hui de l’islam la pensée dominante soit figée, comme si elle ne connaissait pas une pluralité, liée à son histoire et ses idées.
C’est ce qui constitue l’essentiel de la critique d’Edward Saïd lorsqu’il questionne ces essentialisations identitaires et propose une autre façon de penser l’« Autre », notamment au regard de notre propre histoire.
La justice a découvert que la société Nexa a vendu en 2020 du matériel de surveillance aumaréchal libyen Khalifa Haftar, soupçonné de « crimes de guerre », en violation de l’embargo sur les armes. Mais le procureur antiterroriste et le ministre de l’économie ont entravé l’enquête judiciaire.
LaLa Libye est un interminable scandale français. Alors même qu’elle était visée par la justice pour avoir vendu du matériel d’espionnage au régime du dictateur déchu Mouammar Kadhafi, la société Nexa, liée aux services de renseignement français, a récidivé treize ans plus tard au profit, cette fois, de l’actuel homme fort de l’Est libyen, le maréchal Khalifa Haftar.
Nous révélons aujourd'hui les coulisses de ce contrat, dont l'existence avait été dévoilée par Libération, dans une nouvelle enquête « Predator Files », qui s’appuie sur des documents obtenus par Mediapart et Der Spiegel, et partagés avec le réseau de médias EIC.
La société Amesys, ancêtre de Nexa, ainsi que le fondateur de Nexa, Stéphane Salies, ont été mis en examen en juin 2021 pour « complicité de torture » au sujet du premier contrat libyen de 2007. Ils contestent les faits qui leur sont reprochés et bénéficient de la présomption d’innocence.
C’est lors de cette enquête que les deux juges d’instruction et les gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH) ont découvert que la société a signé fin 2020 un contrat à 3,3 millions d’euros avec le camp Haftar pour la fourniture de matériel d’interception des communications mobiles.
Ce contrat a été conclu en violation de l’embargo sur les ventes d’armes à la Libye, et malgré le fait que le maréchal Haftar fait l’objet d’enquêtes pour crimes de guerre, et que son gouvernement n’est pas reconnu par la communauté internationale.
Lorsqu’elles ont découvert ces faits, les deux juges d’instruction chargées de l’affaire, Stéphanie Tacheau et Ariane Amson, ont demandé, le 23 juin 2021, l’autorisation d’élargir leur enquête à trois crimes et délits présumés liés au contrat Haftar.
Mais le Parquet national antiterroriste (Pnat), avec à sa tête le procureur Jean-François Ricard, et le ministère de l’économie, dirigé par Bruno Le Maire, semblent déterminés à freiner les investigations.
Le Pnat a refusé de délivrer un supplétif pour la première qualification retenue par les magistrates, la « participation à une entente ou un groupement formé en vue de commettre des crimes de torture et disparitions forcées en Libye ». Les juges sont invitées à continuer l’examen des documents déjà saisis, et à faire une nouvelle demande si elles trouvent des éléments supplémentaires sur ce point.
Par contre, le Pnat a accepté que l’enquête soit élargie à la violation de l’embargo sur les armes en Libye. Mais cette fois, c’est Bercy qui bloque. Ce délit nécessite en effet, pour engager des poursuites, une plainte signée par le ministre de l’économie, Bruno Le Maire. Mais elle n’a jamais été déposée.
Après neuf mois d’attente, les magistrates ont finalement demandé au Pnat et obtenu, en mars 2022, l’élargissement de l’enquête à un délit moins grave, qui ne nécessite pas l’accord de Bercy : « L’exportation sans déclaration de marchandises prohibées. »
Sollicité, le Pnat n’a pas souhaité nous indiquer s’il avait informé le ministre qu’il devait déposer plainte. Le Parquet antiterroriste nous a répondu que « le juge d’instruction est saisi in rem[c’est-à-dire sur les faits en langage juridique – ndlr] et peut redonner aux faits une autre qualification pénale ». Mais le courrier en juillet 2022 par le Pnat aux juges d'instruction précise bien que les magistrates sont autorisées à enquêter sur les faits, mais que « l’absence de plainte » du ministre ne permet pas d’engager des poursuites pour violation de l’embargo.
Bruno Le Maire a refusé de nous dire pourquoi il n'a pas porté plainte : « Etant donné la procédure judiciaire en cours nous ne pouvons pas commenter ce cas particulier. Nous laissons la justice faire son travail et apporter les réponses attendues. »
En clair, sur ce nouveau dossier libyen, Nexa semble avoir été protégé par l’État.
L’affaire serait-elle trop embarrassante pour l’exécutif ? Il se trouve que les négociations commerciales entre Nexa et le maréchal Haftar ont été contemporaines de l’activisme politique du président Emmanuel Macron et de son ministre des affaires étrangères d’alors, Jean-Yves Le Drian, pour notabiliser sur la scène internationale le seigneur de guerre libyen, en dépit de sa terrible réputation.
Nous avons demandé à Emmanuel Macron et à Bruno Le Maire (c’est son ministère qui accorde les licences d’exportation) s’ils étaient informés du contrat entre Nexa et Haftar et s’ils l’ont validé. Ils n’ont pas répondu.
Nexa a toujours su faire rimer son intérêt avec les évolutions de la politique internationale, plus ou moins discrète, de la France. De ce point de vue, l’histoire libyenne est un cas d’école.
Commissions occultes pour Takieddine
Petit retour en arrière. À l’époque où elle se nommait encore Amesys, l’entreprise avait déjà profité de la lune de miel entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi pour mettre au point et vendre au régime de Tripoli, en 2007, le redoutable système Eagle, le premier au monde capable de surveiller massivement l’Internet à l’échelle d’un pays.
Le contrat, négocié avec le terroriste d’État Abdallah Senoussi, condamné en France à la réclusion criminelle à perpétuité pour l’attentat contre l’avion de ligne DC-10 de la compagnie UTA (170 morts), avait donné lieu au versement de plus de 4 millions d’euros de commissions occultes à l’intermédiaire sarkozyste Ziad Takieddine sur des comptes bancaires logés dans des paradis fiscaux.
Ça tire un peu partout. […] Ils sont tous armés sauf moi.
Raphaël C., commercial de Nexa, depuis Tripoli en janvier 2013
Ces faits sont aujourd’hui au cœur de l’affaire de corruption des financements libyens mettant en cause personnellement Nicolas Sarkozy et trois de ses anciens ministres, qui ont été renvoyés avec neuf autres personnes devant un tribunal dans la perspective d’un procès s’annonçant historique.
La justice soupçonne que le matériel vendu à cette époque par la France a permis au régime Kadhafi d’espionner, avant de les arrêter et parfois de les faire torturer, voire pire, les dissidents de Benghazi qui avaient lancé une révolution armée contre l’autocrate libyen dans le sillage des « printemps arabes ».
La guerre en Libye qui s’est ensuivie entre mars et octobre 2011, avec, à la clé, la chute du régime et la mort de Kadhafi, a révélé des compromissions d’Amesys avec la dictature. Cela avait alors suscité des enquêtes de presse et le dépôt d’une plainte par deux ONG de défense de droits de l’homme, la Ligue des droits de l’homme (LDH) et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH). Ce qui a provoqué l’ouverture d’une enquête judiciaire contre Amesys.
Dans la foulée, la société se rebaptise Nexa et renomme son logiciel Cerebro, dans l’espoir de continuer ses activités en toute discrétion.
Mais contre toute attente, la disparition du régime Kadhafi n’a pas étouffé les velléités affairistes de Nexa sur place. Comme le montrent des documents internes obtenus par Mediapart, la société française a réinvesti le terrain libyen dès 2013. Malgré un embargo sur les ventes d’armes voté par le Conseil de sécurité de l’ONU en février 2011. Et malgré le fait qu’après la guerre, une partie importante du pays s’est retrouvée aux mains de milices, de seigneurs de guerre et d’islamistes sans foi ni loi.
« Depuis que Mouammar [Kadhafi – ndlr] n’est plus là, ça a perdu en couleur quand même… », plaisante le commercial de Nexa, Raphaël C., dans un SMS au numéro 3 du groupe, en postant une photo de la vue sur la mer depuis sa chambre d’hôtel à Tripoli. Le but du voyage ? Vendre Cerebro au nouveau régime. L’opération prend le nom de code « Phénix ». Nexa veut renaître de ses cendres en Libye, à l’endroit même où il a vendu son logiciel d’espionnage pour la première fois.
Le voyage n’est pas de tout repos. « Ça tire toujours un peu partout. […] Ils sont tous armés sauf moi »,écrit Raphaël C. le 21 janvier 2013.Le commercial tente de visiter les centres de surveillance où le matériel de Nexa était installé avant la guerre, mais doit rebrousser chemin : « On a évité de s’arrêter car que des milices dans cette rue. »
En septembre 2013, Raphaël C. se plaint qu’un intermédiaire fasse un peu trop circuler la proposition commerciale de Nexa : « Si ça tombait sur le bureau d’un journaliste, on serait dans la merde. » Malgré ses efforts et une rencontre avec le « frère du président de la République », l’opération est un échec.
Deux ans plus tard, Nexa tourne le dos au gouvernement de Tripoli et se tourne vers le plus puissant de ses ennemis : le maréchal Haftar. Le premier contact commercial a eu lieu en 2015, lorsqu’un représentant du maréchal a visité le stand du groupe français lors d’un salon international à Dubaï.
À cette époque, Khalifa Haftar est déjà devenu l’homme fort de l’est de la Libye. Ancien chef du corps expéditionnaire dans l’armée de Kadhafi, le militaire a basculé dans l’opposition dans les années 1980 avant de s’exiler aux États-Unis. Il est revenu en Libye en 2011 pour soutenir l’insurrection contre Kadhafi et a pris quelques années plus tard le commandement de l’Armée nationale libyenne (ANL), une force militaire autoproclamée, devenant de fait une sorte de proconsul de l’est du pays.
Khalifa Haftar a toutefois été exclu de la coalition formant le gouvernement d’entente nationale libyen, reconnu en décembre 2015 par le Conseil de sécurité de l’ONU « comme le seul gouvernement légitime de la Libye ».
Inspiré du nationalisme arabe, il agrège autour de lui un réseau hétéroclite de forces tribales, d’anciens kadhafistes et d’anti-islamistes. Se présentant comme un rempart contre les djihadistes, il était alors soutenu officiellement par plusieurs puissances internationales, au premier rang desquelles l’Égypte et les Émirats arabes unis. La première n’a d’ailleurs pas hésité à utiliser des Rafale achetés à la France pour mener des campagnes de bombardements au profit de Haftar ; quant aux seconds, ils sont réputés avoir largement financé les ambitions de Khalifa Haftar. Sans parler de la milice russe Wagner, également venue en appui du maréchal.
Les opposants de Haftar dénoncent ses penchants autoritaires et les exactions de ses hommes, notamment depuis l’opération baptisée « Dignité » lancée au printemps 2014 et sur laquelle pèse aujourd’hui des soupçons de « crimes de guerre », comme l’a déjà souligné la procureure de la Cour pénale internationale (CPI). Des enquêtes pénales ont par ailleurs été ouvertes en France pour « torture » et « actes de barbarie », et aux États-Unis pour « crimes de guerre ».
Bras dessus bras dessous
Pas de quoi réfréner les ardeurs commerciales de Nexa. Pour la société française, tout s’est accéléré avec Haftar en 2017 à Paris, à l’occasion du Milipol, le salon mondial de la sécurité. Une fiche commerciale, siglée « confidentiel », montre qu’un intermédiaire, Jalal Dira, a confirmé l’intérêt du maréchal libyen pour le matériel de surveillance de Nexa. Déjà actif comme intermédiaire dans les ventes d’armes avec la France sous Kadhafi, Jalal Dira, décrit comme proche du groupe Dassault, est connu des cercles diplomatiques et industriels français pour avoir mis son carnet d’adresses à la disposition des successeurs du dictateur.
Contacté par Mediapart, il n’a pas démenti le contact avec Nexa à Milipol, mais indique qu’il n’a été « partie prenante dans aucune opération financière avec la société que [nous] mentionn[ons], ni avec les équipes du maréchal Haftar, et encore moins impliqué dans la violation de quelque embargo que ce soit, en Libye ou ailleurs ».
À la même période, en juillet 2017, Khalifa Haftar est officiellement accueilli en grande pompe par le tout nouveau président français Emmanuel Macron, lors d’un sommet international à La Celle-Saint-Cloud (Yvelines). Des photos de l’événement montrent les deux hommes bras dessus bras dessous. Quelque temps plus tard, le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, dira même souhaiter des « victoires » au maréchal, selon un reportage du Figaro.
Début 2019, le maréchal Haftar lance une vaste offensive militaire visant à conquérir l’ouest de la Libye et à renverser le gouvernement. Début avril, les forces de l’ANL sont aux portes de la capitale.
Alors même que les combats font rage dans les faubourgs de Tripoli, Nexa envoie au camp Haftar, en novembre 2019, une offre commerciale de 41 pages. Elle porte sur le produit le plus puissant du groupe français, conçu avec son partenaire Intellexa, connu pour avoir mis au point le logiciel de piratage des téléphones, Predator.
Moyennant 9 millions d’euros, Nexa propose au maréchal d’acheter l’AlphaSpear 360, une camionnette capable d’infecter les téléphones avec Predator dans un rayon d’environ 500 mètres en mode « zéro clic », c’est-à-dire de façon totalement invisible pour les cibles. Un outil fort utile sur le champ de bataille.
Mais le maréchal hésite. Et son offensive militaire est un échec. En juin 2020, les soldats de l’ANL rentrent à Benghazi.
L’affaire avec Nexa est conclue juste après. En septembre puis en novembre 2020, le gouvernement Haftar signe quatre contrats pour l’achat de matériel d’interception, pour un montant total de 3,3 millions d’euros. Il s’agit d’un système d’écoute des téléphones satellitaires Thuraya, et de trois IMSI catchers, dont le modèle le plus puissant de Nexa, l’AlphaMax, est capable d’écouter les communications vocales et internet des téléphones mobiles à portée de son antenne. Un premier acompte de près de 100 000 euros est versé à Nexa en décembre.
Le contrat est signé, pour la partie libyenne, par un certain Ahmed al-Werfalli. Son frère, Mahmoud, a été l’un des principaux lieutenants de Haftar soupçonnés de multiples exactions sanguinaires. D’après la CPI, qui a émis plusieurs mandats d’arrêts à son égard, il a notamment commandité l’assassinat de 33 personnes en juin 2016 et a personnellement exécuté par balles 10 personnes devant une mosquée de Benghazi en janvier 2018.
Ahmed al-Werfalli, signataire des contrats relatifs au matériel de Nexa, avait été brièvement arrêté en Lituanie en 2019, en vue d’être interrogé dans le cadre de l’enquête de la CPI contre son frère – il avait refusé de coopérer avec les enquêteurs. Ahmed al-Werfalli a par la suite promis de payer les dégâts après que son frère a détruit les bureaux du constructeur automobile Nissan à Benghazi.
Mahmoud al-Werfalli n’a finalement pas eu à répondre de ses actes devant la justice internationale. Il a été abattu en 2021 dans des circonstances troubles en Libye par des hommes armés non identifiés.
Côté Nexa, les affaires vont bon train. En janvier 2021, le patron du groupe donne son feu vert pour vendre au maréchal Haftar, visiblement très intéressé, un système d’écoutes téléphoniques et de surveillance de l’Internet, le MCng.
On s’active aussi pour réfléchir aux modalités de livraison du matériel déjà commandé par Haftar. L’affaire est épineuse, la Libye étant toujours sous embargo. Ce qui ne semble pas être rédhibitoire pour la direction du groupe.
Tu connais l’embargo sur les armes [et] l’effort de l’Union européenne vis-à-vis de la Libye… Ils sont très stricts.
Kay Höft, avocat de Nexa, au patron du groupe Stéphane Salies
Les dirigeants de Nexa l’ignorent alors : les gendarmes français les ont placés sur écoute et commencent à découvrir l’étendue de leurs nouvelles compromissions libyennes.
Afin d’éviter de demander une licence d’exportation à la France, le deal a été conclu par Advanced Middle East Systems (Ames), la société sœur de Nexa à Dubaï. Histoire de brouiller encore plus les pistes, Ames n’est officiellement que le fournisseur d’une autre société, elle aussi basée à Dubaï, AR Global Group, qui a revendu le matériel au gouvernement Haftar.
Le montage permet apparemment de ne pas demander de licence aux Émirats : « Nous avons interrogé l’organisme de contrôle à Dubaï, ils nous ont dit que si nous utilisions un intermédiaire depuis Dubaï, ils ne nous demanderaient rien du tout », se félicite au téléphone le patron de Nexa, Stéphane Salies. Autre avantage : « Il n’y aura aucune transaction directe entre le pays et nous. »
Mais le 18 mai 2021, un gros problème survient : la Lituanie refuse d’accorder une licence pour l’exportation de composants, fabriqués dans le pays, qui servent à fabriquer le matériel de Nexa.
Trois jours plus tard, le 21 mai, Stéphane Salies appelle Kay Höft, son avocat allemand spécialisé dans les exportations. La conversation est édifiante. « Nous avons une demande d’un super mauvais pays », en l’occurrence le « camp Haftar », indique le patron de Nexa : « Je sais qu’ils sont soutenus par les Émirats arabes unis et l’Europe mais pas officiellement, et je ne sais vraiment pas si c’est interdit ou pas. »
L’avocat lui répond que oui, sans hésiter, puisqu’il y a « un embargo sur les armes », que l’ANL est « une entité militaire » et que les produits vendus par Nexa ont « un taux élevé dans la classification des articles non autorisés ».
Le patron de Nexa insiste et explique son montage via« un intermédiaire depuis Dubaï ». L’avocat le prévient : « Tu connais l’embargo sur les armes [et] l’effort de l’Union européenne vis-à-vis de la Libye… Ils sont très stricts. » Il lui conseille d’« oublier ça ».
Quatre jours plus tard, Stéphane Salies rappelle Kay Höft pour lui soumettre un nouveau plan : il a trouvé « un fournisseur qui se trouve en Angleterre », qui est prêt à assumer la vente et la livraison.
Faits matérialisés
L’avocat rappelle qu’il faut, dans ce cas, une licence britannique. Et propose une astuce pour contourner le problème : il suffit d’expédier le matériel à Dubaï, puis de « faire de l’assemblage avec d’autres articles et les réexporter depuis les Émirats arabes unis, et alors vous n’avez pas à révéler l’identité de l’utilisateur final [aux autorités du] Royaume-Uni ». « OK je vois, c’est faisable, ça peut être facile », répond le patron de Nexa.
L’enquête des gendarmes va finalement contrarier l’exécution du contrat libyen. Le 15 juin 2021, trois semaines après cette conversation téléphonique, perquisitions et gardes à vue s’enchaînent.
Face aux gendarmes, le numéro 3 du groupe, Renaud Roques, indique qu’il a seulement « entendu parler d’un projet » en Libye et qu’il n’est « pas capable de dire » si le pays « est sous embargo ou pas ». Stéphane Salies invoque quant à lui le « secret des affaires » et « le confidentiel-défense » pour ne pas répondre précisément aux questions sur le contrat Haftar.
Interrogé sur ses conversations avec son avocat, il indique qu’il voulait « trouver une solution pour pouvoir livrer légalement ». Il précise que « les équipements sont dans un hangar » à Dubaï, « en attendant les licences d’export pour pouvoir livrer ». « C’est en attente depuis plus de trois mois, ce qui prouve bien que j’attends justement la licence », a-t-il insisté.
Mais dans un rapport de synthèse, les gendarmes sont formels : « Cette transaction est faite sous embargo, en passant par plusieurs pays, pour échapper aux restrictions. » Ils parlent de « faits matérialisés » par leurs investigations.
Sollicités par Mediapart, Stéphane Salies et son associé Olivier Bohbot indiquent qu’ils ont, de façon générale, toujours « respecté l’intégralité des réglementations applicables et obtenu les autorisations des organes de contrôle compétents ». « Aucun des équipements […] n’a été livré à la Libye du maréchal Haftar », ont-ils ajouté, se refusant à tout autre commentaire au sujet de leurs activités en Libye.
Contacté via son porte-parole Ahmed al-Mesmari, Khalifa Haftar n’a pas répondu.
Le gouvernement des Émirats arabes unis « réfute catégoriquement toute allégation relative au fait d’avoir facilité la vente de n’importe quel système de surveillance à n’importe quel pays »,nous a répondu un porte-parole. « Les EAU ont toujours respecté et respecterons toujours les sanctions édictées par les Nations unies, [...] ont un cadre légal en place et assurent un suivi continu des exportations de biens à double usage », a-t-il ajouté.
Au terme de quatre jours d’interrogatoire marathon, l’ancien président de la République a été mis en examen pour « recel de subornation de témoin » et « association de malfaiteurs » dans l’enquête sur la fausse rétractation de l’intermédiaire Ziad Takieddine dans le scandale des financements libyens.
ntreEntre deux interviews et trois séances de dédicace de son dernier livre – le bien nommé Temps des combats (Fayard) –, Nicolas Sarkozy avait rendez-vous, mardi 3 octobre, avec les juges. Encore une fois. Et au terme de quatre jours d’audition marathon, l’ancien président de la République a été mis en examen pour « recel de subornation de témoin » et « association de malfaiteurs en vue de commettre l’infraction d’escroquerie au jugement en bande organisée », vendredi 6 octobre, dans un dossier périphérique au scandale des financements libyens.
Les faits portent sur l’affaire dite de la fausse rétractation de Ziad Takieddine, du nom de l’un des agents de corruption présumés du dossier libyen qui, à l’automne 2020, s’était mis à subitement dédouaner médiatiquement Nicolas Sarkozy (dans Paris Match et sur BFMTV), après l’avoir lourdement accusé judiciairement. Un miracle salué en son temps par Nicolas Sarkozy en des termes triomphalistes : « La Vérité éclate enfin ! »
Depuis, les juges et enquêteurs de l’Office anticorruption (OCLCIFF) de la police judiciaire soupçonnent l’existence de négociations financières et de manœuvres occultes ayant abouti au revirement de Ziad Takieddine qui n’avait, en réalité, rien de spontané. En clair, Nicolas Sarkozy est aujourd'hui soupçonné d’avoir profité d’un témoignage acheté dans le but de tromper la justice et de la décrédibiliser en connaissance de cause.
Les magistrats ont même réussi à chiffrer le coût de l’opération à plus de 600 000 euros effectivement versés (en frais d’avocats, déplacements, etc.), alors que des documents ont révélé qu’une récompense de 4 millions d’euros a été promise à Takieddine. L’opération, baptisée en toute simplicité « Sauver Sarko », est devenue un boomerang judiciaire pour l’ancien président. En fait d’être « sauvé », Nicolas Sarkozy se retrouve lesté d’une nouvelle mise en en cause judiciaire ; encore une.
Condamné (en appel) dans l’affaire Bismuth, condamné (en première instance) dans l’affaire Bygmalion, jugé en 2025 dans l’affaire des financements libyens, l’ancien chef de l’État est, à ce jour, la dixième personne à être mise en examen dans le dossier de la fausse rétractation de Takieddine. Comme tout mis en cause, il bénéficie de la présomption d’innocence.
En surface, le grand public se souvient de l’annonce tonitruante, début novembre 2020, dans Paris Match etsur BFMTV, d’un événement qui allait changer le cours de l’affaire libyenne : l’intermédiaire Ziad Takieddine révélait depuis Beyrouth, où il est en fuite, qu’il avait menti à la demande du juge Serge Tournaire, qui a longtemps piloté l’enquête sur l’affaire Sarkozy-Kadhafi. Selon son récit, depuis démenti, le magistrat lui aurait ainsi promis de lever des saisies immobilières le visant s’il accusait – même à tort – l’ancien président français d’avoir été stipendié par le dictateur libyen...
Fort de ce revirement, Nicolas Sarkozy n’hésitera d’ailleurs pas à mettre en cause la justice française, l’une de ses antiennes préférées. Et à prendre subitement pour argent comptant les déclarations d’un homme qu’il qualifiait encore quelques mois plus tôt de « fou » et d’« escroc ».
Sarkozy connecté à plusieurs acteurs du dossier
C’est aujourd’hui un bien drôle aréopage de personnages qui se retrouve au cœur de l’enquête dirigée depuis deux ans par le juge Vincent Lemonier. Jusqu’à la mise en examen de Nicolas Sarkozy, on trouvait au sommet de la pyramide la femme d’affaires Michèle Marchand, dite « Mimi », une intime des couples Sarkozy et Macron. C’est elle qui est soupçonnée d’avoir piloté de bout en bout l’opération « Sauver Sarko ».
Autour d’elle, l’enquête a identifié plusieurspersonnes mêlées à cette forgerie : une barbouze déjà condamné (Noël Dubus), qui a été lacheville ouvrière du revirement de Takieddine ; un promoteur immobilier sulfureux (Pierre Reynaud, décédé depuis), un publicitaire ayant travaillé pour une campagne électorale de Sarkozy (Arnaud de la Villesbrunne) et une star de la tech proche de Gérald Darmanin et Nicolas Sarkozy (David Layani), tous trois suspectés d’avoir financé l’opération ; enfinun agent des services secrets libyens (Hamadi Matug), qui s’est entremis avec les uns et les autres…
Nicolas Sarkozy a été entendu en juin dernier dans les locaux de la police judiciaire, à Nanterre (Hauts-de-Seine), comme sa femme Carla Bruni et son avocat et ami Thierry Herzog, son complice pour « corruption » et « trafic d’influence » dans l’affaire Bismuth, d’après l’arrêt de la cour d’appel de Paris. Comme Mediapart l’a déjà rapporté, l’ex-président a reconnu en audition avoir rencontré furtivement, à son domicile, le 17 décembre 2020, l’escroc Noël Dubus, organisateur de la fausse rétractation de Takieddine. Il lui a été présenté par Mimi Marchand, qui avait pourtant démenti avec force toute rencontre entre Dubus et Sarkozy.
Nicolas Sarkozy a admis avoir dédicacé son précédent livre – le tout aussi bien nommé Temps des tempêtes (L’Observatoire) – au même Dubus, avec cette mention sans équivoque retrouvée par les enquêteurs : « Merci pour tout. Votre ami ». L’ancien président a expliqué aux policiers que cette dédicace lui avait été intégralement suggérée, au mot près, par Mimi Marchand, qui lui aurait donné un post-it à recopier, sans savoir à qui s’adressaient ces mots si chaleureux.
Tu connais Sarko, il veut se mêler de tout.
L’ancien directeur de « Paris Match », Hervé Gattegno, à Arnaud Lagardère
L’enquête s’intéresse aussi aux relations étroites du journaliste Hervé Gattegno, directeur de Paris Match au moment des faits, avec Nicolas Sarkozy. C’est en effet le célèbre hebdomadaire, propriété du groupe Lagardère, dont Nicolas Sarkozy est membre du conseil d’administration, qui a mis en scène le faux revirement de Takieddine comme un authentique tournant de l’affaire.
Dans un échange téléphonique avec Arnaud Lagardère, intercepté par les enquêteurs, le journaliste a raconté avoir appris que Michèle Marchand avait « prévenu » Sarkozy, « croyant bien faire, et voulant se faire valoir aux yeux de untel ou untel ».C’était « de la folie » à ses yeux. « D’un seul coup, on lui apporte ce truc, comment veux-tu qu’il résiste à ce truc-là ? Et puis tu connais Sarko, il veut se mêler de tout, tu vois, il veut prendre la main », avait-il ajouté.
Hervé Gattegno n’a pas exclu dans le cabinet du juge que des négociations occultes aient pu avoir lieu en amont de l’entretien, mais s’est déclaré totalement étranger à ces manœuvres. Il n’a pas été mis en examen et a été placé sous le statut moins incriminant de témoin assisté.
Sur la piste de « Zébulon »
Troisième personnage devenu central dans l’enquête, lui, mis en examen : David Layani. Cette figure de la FrenchTech avec son entreprise OnePoint est un proche de l’ancienne ministre Brune Poirson, du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin et de Nicolas Sarkozy. Il est soupçonné d’avoir financé à hauteur de 72 000 euros un deuxième volet de l’opération « Sauver Sarko » qui consistait à faire confirmer par écrit par-devant notaire, à Beyrouth, le revirement de Takieddine, afin de le communiquerofficiellement aux juges français. Les fonds de David Layani auraient été versés moyennantun contrat présumé fictif signé avec Bestimage, la société de Michèle Marchand.
Devant la police, Nicolas Sarkozy a présenté David Layani comme une « relation amicale » rencontrée en 2018. À l’été 2020, l’ex-président lui a remis l’ordre du Mérite dans les bureaux du ministre Darmanin, à l’époque en poste à Bercy. Nicolas Sarkozy et David Layani se sont également assidûment fréquentés au sein du conseil d’administration du groupe Barrière (hôtellerie et casinos), où l’ex-président représentait le patriarche (Dominique Desseigne) et son fils (Alexandre), entrepreneur, les deux étant en guerre pour la prise de contrôle des destinées de la société.
r les principaux protagonistes de l’affaire, qui ont été retrouvés par la justice malgré leur effacement, évoquent l’implication de David Layani et de Nicolas Sarkozy. Ce dernier apparaît sous différents sobriquets : « Inès » (pour la consonnance avec ses initiales NS) ou « Zébulon ». Une note de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), dont la justice a obtenu la déclassification, citait en outre dès décembre 2020 le nom de David Layani comme possible financier de l’opération « Sauver Sarko ».
Confronté à tous les éléments susceptibles d’accréditer la thèse d’un témoignage acheté de Takieddine, Nicolas Sarkozy avait fini, en juin dernier, par dire aux enquêteurs : « Je n’ai jamais demandé à qui que ce soit de donner de l’argent à Takieddine. »
Plus anecdotique, les policiers ont aussi relaté dans un procès-verbal que David Layani a, le jour de son interpellation, en octobre 2021, profité d’une douche avant de partir en garde à vue pour tenter de joindre en catastrophe Nicolas Sarkozy, en vain, comme l’a relaté Libération. Une version des faits que David Layani conteste « fermement ». Son avocat, Me Mathias Chichportich, dit avoir alerté le juge « de l’impossibilité matérielle de cet appel ainsi qu’en atteste les différentes phases de la perquisition » à son domicile.
Sur le fond du dossier, Me Chichportich rappelle que son client « a toujours contesté toute infraction ». Selon sa lecture de la procédure, « les investigations ont démontré qu’il ignorait tout » de l’opération menée par Michèle Marchand et ses associés et « que les fonds versés dans le cadre du contrat avec Bestimage [la société de Mimi Marchand – ndlr] ont suivi un processus transparent et qu’ils sont conformes au prix et aux usages du marché ». « David Layani n’est apparu dans ce dossier que parce que son nom a été instrumentalisé par certains protagonistes », conclut l’avocat, qui demandera un non-lieu à l’issue de l’instruction.
Mis en examen pour « association de malfaiteurs en vue de commettre l’infraction d’escroquerie au jugement en bande organisée » (dans l’objectif de tromper les magistrats dans l’affaire des financements libyens), Nicolas Sarkozy a été placé sous statut intermédiaire de témoin assisté pour « association de malfaiteurs en vue de commettre l’infraction de corruption active d’un agent public étranger de personnel judiciaire étranger au Liban ». Ce point concerne un autre volet de l’opération, lié à la volonté de faire libérer le fils de Mouammar Kadhafi, Hannibal, incarcéré au Liban, pour qu’il dédouane lui aussi l’ancien président de la République.
L’enquête internationale « Predator Files », menée par Mediapart et ses partenaires, révèle les méthodes sans scrupules des sociétés Nexa et Intellexa, qui ont vendu des logiciels espions à de nombreuses dictatures, avec le soutien, voire la complicité, de la France.
La France est-elle cyniquement prête à tout dès lors que des intérêts économiques et stratégiques sont en jeu ? Une enquête journalistique internationale, baptisée « Predator Files », le démontre en s’appuyant sur des centaines de documents confidentiels obtenus par Mediapart et Der Spiegel.
Ce travail collaboratif a été mené pendant un an par quinze médias internationaux coordonnés par le réseau European Investigative Collaborations (EIC), avec l’assistance technique du Security Lab d’Amnesty International.
Notre enquête révèle que le groupe français Nexa a vendu le logiciel espion Predator, capable de pirater les téléphones portables, à au moins trois autocraties : l’Égypte, le Vietnam et Madagascar.
Avec des conséquences très concrètes, comme le montrent l’espionnage d'un actuel et d’un ancien candidat à l’élection présidentielle égyptienne, tous deux opposant à Abdel Fattah al-Sissi.
Nexa a aussi fourni d’autres matériels d’espionnage, dont un système de surveillance de masse de l’Internet, à de nombreuses autres dictatures, sous le regard complaisant des services secrets français, et sans que l’État y trouve à redire.
Or les autorités ne peuvent ignorer que ces régimes illibéraux acquièrent ce matériel de pointe pour surveiller, réprimer, parfois emprisonner ou tuer leurs opposants politiques, des journalistes et des militants des droits de l’homme.
Notre enquête révèle que Nexa, fleuron tricolore du matériel de surveillance, a bénéficié d’un accès direct au président Emmanuel Macron et même fait appel à son ancien conseiller Alexandre Benalla comme intermédiaire en Arabie saoudite.
Une enquête judiciaire a bien été ouverte – de nombreux documents sur lesquels nous nous sommes appuyés en sont issus – mais elle a été entravée par le procureur national antiterroriste et par un ministre, comme nous le révélerons dans un autre article.
Les documents « Predator Files » détaillent pour la première fois, de l’intérieur, les méthodes sans scrupules employées d’abord par Nexa, dont le patron a été mis en examen en juin 2021 pour « complicité de torture », puis par l’alliance formée entre Nexa et Intellexa, un groupe piloté par des anciens des services secrets israéliens mais essentiellement installé en Europe.
C’est Intellexa qui a conçu le redoutable logiciel Predator, qui permet d’aspirer toutes les données des téléphones et de transformer les combinés en mouchards, en activant, ni vu ni connu, leurs micros et leurs caméras.
Des écoutes téléphoniques montrent que les dirigeants de Nexa étaient conscients des abus que peuvent commettre les dictateurs avec ce type de produit, vu « ce qui s’est passé en Arabie saoudite », pays qui a fait « un peu n’importe quoi » en assassinant le journaliste « [Jamal] Khashoggi ». Si la presse apprend la vente de Predator à l’Égypte, « on est morts », a indiqué le patron de Nexa.
Il y a deux ans, le scandale Pegasus (un concurrent de Predator), révélé par l’ONG Forbidden Stories, avait déjà mis au jour des attaques massives et hors de tout contrôle commises par divers régimes autoritaires : deux journalistes de Mediapart avaient du reste fait les frais de cette surveillance.
Les révélations « Predator Files », que nous allons publier pendant plus d’une semaine, nous apprennent que la France et de nombreuses démocraties européennes ne se comportent guère mieux, en laissant ces industriels de l’espionnage prospérer au mépris des droits humains les plus élémentaires. Ce qui finit d’ailleurs parfois par leur revenir en pleine figure, tel un boomerang incontrôlé.
Nous nous sommes heurtés, à la fin de notre enquête, à un mur du silence. Ni l’Élysée, ni les ministères clients de Nexa, ni le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, responsable des exportations de systèmes de surveillance, ne nous ont répondu.
Malgré tous nos efforts pour tenter de les joindre, Intellexa et ses dirigeants n’ont pas donné suite.
Les patrons et principaux actionnaires de Nexa, Stéphane Salies et Olivier Bohbot, nous ont envoyé une réponse générale (à lire dans les annexes). Ils dénoncent un « acharnement médiatique et judiciaire à [leur] encontre ».
Ils affirment avoir toujours « respecté scrupuleusement les réglementations ». S’ils admettent avoir vendu à des pays qui « étaient loin d’être parfaits sur le plan de l’État de droit », ils disent que c’était souvent en fonction des « choix politiques » de la France : « Dans plusieurs des pays litigieux que vous citez, nous avons non seulement obtenu une autorisation d’export mais aussi n’avons fait qu’emprunter la voie d’une coopération étroite engagée par la France avec ces mêmes pays. »
Les sociétés et les personnes mises en cause dans l’enquête contestent les faits qui leur sont reprochés et bénéficient de la présomption d’innocence.
Les principaux protagonistes des « Predator Files »
Stéphane Salies, 59 ans
Diplômé en physique, en optoélectronique et en gestion, cet homme d’affaires, proche des services secrets, a développé une société familiale, avant de devenir actionnaire de Bull et de sa filiale de cybersurveillance Amesys, qu’il a refondée en 2012 sous le nom de Nexa. Il est le patron et le principal actionnaire du groupe.
Olivier Bohbot, 56 ans
Diplômé d’une école de commerce, il est l’associé de Stéphane Salies depuis les années 1990. Il a été à ses côtés actionnaire de Bull et cadre de sa filiale de cybersurveillance Amesys, refondée en 2012 sous le nom de Nexa Technologies, dont Olivier Bohbot a été le président et l’un des principaux actionnaires.
Renaud Roques, 41 ans
Ingénieur en informatique et en cryptographie, il a travaillé chez Amesys puis Nexa, dont il a été actionnaire minoritaire et cadre dirigeant, chargé en particulier des aspects commerciaux. Il travaille aujourd’hui pour le groupe français Chapsvision, qui a racheté une partie des activités de Nexa en 2022.
Tal Dilian, 62 ans
Cet ancien officier israélien, qui a été le patron de l’Unité 81 de cyberespionnage de Tsahal jusqu’en 2003, s’est ensuite installé en Europe et s’est lancé dans le business de la cybersurveillance, en créant en 2007 la société Circles, puis en 2018 le groupe Intellexa, qui a conçu le logiciel espion Predator.
Chapitre 1 – Amesys, la France et les dictateurs
Tout a commencé avec Amesys, l’ancêtre de Nexa. En 2007, la société met au point, pour le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, le logiciel Eagle, le « premier au monde » capable de surveiller l’Internet « de façon massive à l’échelle d’un pays entier », selon une brochure.
Officiellement, il s’agit de lutter contre le terrorisme. En réalité, la justice soupçonne une volonté de traquer, arrêter et torturer les opposants. Les gendarmes chargés de l’enquête judiciaire notent que les propositions faites aux États clients sont « toujours très explicites sur le volet “interception massive” ».
Une plaquette commerciale détaille les questions auxquelles la « surveillance » d’Eagle peut répondre : « Quelle est la vie numérique de votre population ? Contacts, amis, fournisseurs, partenaires… Qui est en relation avec qui dans votre pays ? »
Selon un document interne, la France aurait acheté le système dès 2007. On ignore toutefois pour quel usage et quel service elle l’aurait utilisé.
Quant aux premiers clients à l’export, il s’agit, ainsi que l’avait révélé le site Reflets.info, essentiellement de dictatures amies de la France, comme la Guinée, le Maroc et le Gabon.
Eagle a aussi été livré à plusieurs régimes chéris par le président Sarkozy, sur fond d’affaires de corruption : le Qatar, peu avant l’attribution de la Coupe du monde de football, le Kazakhstan de Noursoultan Nazarbaïev, au moment du Kazakhgate, et bien sûr la Libye – la vente d’Eagle est considérée par la justice comme l’une des contreparties accordées par Nicolas Sarkozy au colonel Kadhafi dans l’affaire des financements libyens.
Mais en 2011, à la suite de la guerre en Libye et de la mort de Kadhafi, la presse révèle l’existence du système Eagle. La Ligue des droits de l’homme (LDH) et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) déposent plainte. Il leur faudra batailler deux ans contre le parquet, visiblement désireux d’enterrer l’affaire, avant d’obtenir l’ouverture d’une information judiciaire pour « complicité de torture ».
Le scandale a mis Amesys à genoux : les dirigeants reçoivent des courriels d’insultes, les banques ferment les comptes, la société n’arrive plus à recruter.
Deux dirigeants d’Amesys, Stéphane Salies et Olivier Bohbot, s’en sortent alors grâce à un tour de passe-passe : ils créent en 2012 une nouvelle entité nommée Nexa, qui rachète le logiciel Eagle, rebaptisé Cerebro.
Chapitre 2 – Nexa, de Paris à Dubaï
Après ce simple ripolinage, tout recommence comme avant.
Un document interne montre que dès 2014, Nexa a remporté des contrats avec plusieurs ministères français et avec la DGSE (les services de renseignement français pour l’étranger), qui aidait aussi la société à vendre ses produits à l’export.
Nexa développe des sondes qui captent la voix, le trafic internet, les téléphones satellitaires, et des IMSI catchers capables d’écouter les portables dans un rayon de quelques centaines de mètres. Tous ces systèmes peuvent se connecter à Cerebro, qui analyse l’ensemble des interceptions pour aboutir à une « surveillance globale » digne de Big Brother, détaille Nexa dans une effrayante brochure promotionnelle.
Le succès est au rendez-vous. Selon des documents internes analysés par Mediapart, Nexa a remporté, entre 2012 et 2021, au moins trente contrats dans plus de vingt pays. On dénombre des démocraties européennes (Suisse, Autriche, Allemagne), mais la majorité des clients sont des régimes autoritaires ou problématiques : Oman, Qatar, Congo Brazzaville, Kenya, Émirats arabes unis, Singapour, Pakistan, Jordanie, Vietnam…
Sollicités à ce sujet, Stéphane Salies et Olivier Bohbot affirment qu’il n’y a « jamais eu de contrat et/ou de livraison » avec certains de ces pays, sans préciser lesquels.
Lors de leurs gardes à vue, les dirigeants de Nexa ont assuré agir dans la plus stricte légalité. « Je ne juge pas du caractère démocratique du client, je m’en remets au gouvernement qui m’autorise à vendre », a indiqué le numéro 3 du groupe, Renaud Roques. « Nos solutions sont soumises à autorisation, qui sont passées au peigne fin par les autorités françaises », a abondé le copropriétaire et numéro 2 de Nexa, Olivier Bohbot.
Les gendarmes ont tenté de vérifier. En juillet 2021, ils ont demandé au service des biens à double usage (SBDU), le bureau de Bercy qui délivre les autorisations d’exporter, l’intégralité des licences accordées à Nexa depuis dix ans. Le SBDU n’en a transmis que trois, pour l’Égypte, le Qatar et Singapour.
Comment est-ce possible ? Notre enquête montre que le groupe a court-circuité les autorités françaises, en obtenant des licences auprès d’autres pays, en particulier aux Émirats arabes unis (EAU).
Lorsqu’il a refondé le groupe en 2012, Stéphane Salies a en réalité créé deux sociétés : Nexa à Paris et Advanced Middle East Systems à Dubaï, l’un des émirats des EAU. Officiellement, les deux entreprises n’ont aucun lien. Dans les faits, ce sont des sociétés sœurs, et Advanced Systems était un simple « bureau de vente » de Nexa, selon des documents internes.
Les dirigeants de Nexa affirment avoir fondé une antenne à Dubaï pour des raisons de « proximité avec les clients ». Un document interne évoque plutôt les avantages « fiscaux » et « stratégiques » : « Pas d’impôt sur les sociétés, pas de charges sociales, […] plus de problème avec la presse, plus de souplesse dans les procédures d’exportation. »
Le patron de Nexa, Stéphane Salies, est encore plus explicite dans un courrier de 2014 envoyé à l’ISI, le service de renseignement du Pakistan : « Les autorités de l’Union européenne ont renforcé les futures restrictions sur l’exportation des technologies cyber et d’interception. […] Heureusement, pour Advanced Systems, ces problèmes […] sont complètement supprimés. Toute notre propriété intellectuelle appartient à 100 % à notre entité aux Émirats arabes unis, par conséquent, il n’y a pas […] de risque qu’une autorisation d’exportation soit refusée. »
Le groupe français choisit de fournir depuis Nexa ou Advanced Systems « selon le pays destinataire », constatent les gendarmes. En 2015, un dirigeant de Nexa estime qu’une demande de licence « va bloquer ». « Non, pas ici, je vends ça depuis Advanced Systems », lui répond son commercial basé à Dubaï.
Selon un audit interne des procédures d’export, l’accord de licence entre Nexa et Advanced Systems a été transmis au SBDU, qui « ne s’est jamais opposé à son contenu ». En clair, le ministère de l’économie semble avoir de facto autorisé Nexa à exporter depuis Dubaï, sans contrôle de la France.
Un exemple semble confirmer que le gouvernement a fermé les yeux sur cette combine : le mégacontrat conclu en 2014 avec l’Égypte.
L’année précédente, un coup d’État militaire a renversé le président élu Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans. Le gouvernement des EAU, très opposé à la confrérie islamiste, décide d’offrir au nouveau dictateur, le maréchal Sissi, des technologies « made in France » pour consolider son pouvoir : un système de surveillance massive des communications vocales, fourni par Ercom (aujourd’hui filiale de Thales), ainsi que le logiciel Cerebro de Nexa pour la surveillance d’Internet, facturé 15,6 millions d’euros.
L’implantation de nos sociétés n’a jamais eu pour but de contourner la législation.
Stéphane Salies et Olivier Bohbot, patrons de Nexa
C’est Nexa qui a exécuté le contrat de bout en bout. Mais dans sa demande de licence au SBDU, la société française indique qu’elle n’a rien vendu et qu’elle a simplement effectué des prestations de services auprès d’Advanced Systems pour installer le système en Égypte.
Bercy a validé, alors même que le ministère connaissait les liens entre les deux sociétés.
Dans un courriel aux gendarmes, le directeur du SBDU, visiblement gêné, s’est justifié en indiquant que contrairement à la vente de matériels de surveillance, la fourniture de « services » n’est pas réglementée : elle n’est donc pas soumise à licence et ne peut être interdite « pour un motif lié par exemple aux droits de l’homme ».
« L’implantation de nos sociétés n’a jamais eu pour but de contourner la législation [française] », ont répondu Stéphane Salies et Olivier Bohbot à Mediapart. « La réglementation d’export émiratie est la même que dans l’Union européenne (accords de Wassenaar) et nous avons déjà reçu des refus d’exports de cette administration », ajoutent-ils.
Contacté par l'EIC, le gouvernement des Emirats Arabes Unis « réfute catégoriquement toute allégation relative au fait d'avoir facilité la vente de n'importe quel système de surveillance à n'importe quel pays », nous a répondu un porte-parole. « Les EAU ont un cadre légal en place et assurent un suivi continu des exportations de biens à double usage », a-t-il ajouté.
Le diagnostic des gendarmes est sévère. Dans un rapport de synthèse, ils estiment que les demandes de licence de Nexa ne sont pas assez précises « sur les matériels ou services fournis », notamment au sujet des capacités de surveillance massive de Cerebro. « Il est important aussi de signaler que le SBDU ne demande aucun complément à ces demandes et accepte la plupart des requêtes de Nexa », ajoutent-ils.
Contacté par Mediapart, le ministère de l’économie a refusé de répondre sur les faits, indiquant que les licences d’exportation sont « couvertes par le secret de la défense nationale et de la politique extérieure de la France ».
Chapitre 3 – Dictatures et coups tordus
Les documents internes suggèrent en tout cas que Nexa ne semblait préoccupé ni par les droits de l’homme ni par le respect pointilleux de la réglementation.
Lors de sa garde à vue, le patron, Stéphane Salies, a assuré qu’il refusait de vendre aux pires dictatures : « Par exemple, si la demande était pour la Birmanie [l’ancien nom du Myanmar – ndlr] alors la réponse serait non, je ne vendrais pas. » Les gendarmes ont pourtant retrouvé un projet baptisé « Migale » avec le Myanmar.
Chez Advanced Systems, les commerciaux avaient une « prime exceptionnelle » égale à « 4 % de la marge dégagée » s’ils parvenaient à vendre à trois « pays à risque » : l’Irak, l’Afghanistan et la Libye – alors même que ce dernier pays est soumis à un embargo international sur les armes.
Cela n’a pas empêché Nexa de vendre des matériels de surveillance au maréchal Haftar, qui règne sur l’est de la Libye et dont le pouvoir n’est pas reconnu par la communauté internationale. Ce contrat, dont nous révélerons les coulisses demain, a été signé en 2020, alors que Nexa n’avait pas demandé de licence.
Chez Nexa, les autorisations d’exportation sont gérées par Aline B., secrétaire de Stéphane Salies. En 2015, son supérieur lui indique, lors de son entretien d’évaluation, ce qui est attendu d’elle : « Faire le rôle de garde-fou sur les exports en étant la plus maligne possible. On compte sur toi pour nous canaliser mais ton rôle est aussi de trouver des solutions. »
Le message est reçu cinq sur cinq. En octobre 2017, le numéro 3 de Nexa, Renaud Roques, veut expédier un IMSI catcher en Arabie saoudite pour une démonstration. Cela nécessite une licence d’exportation temporaire, qu’il n’a pas. Aline B. lui répond qu’elle a une autorisation pour le Kenya. Donc : « Tu vas au Kenya avec, et tu vas en Arabie saoudite ensuite. […] Tu veux une solution, en voilà une. »
En 2016, Renaud Roques raconte qu’il va s’envoler pour Alger avec une sonde de surveillance d’Internet en « bagage en soute » en mentant sur sa nature : « On déclare simplement un serveur. » Deux ans plus tard, Stéphane Salies souhaite qu’une de ses commerciales fasse une démonstration au Vietnam sans licence. Aline B. répond que c’est impossible. « Sauf si on prend le risque en bagage à main, on l’a fait plein de fois déjà », rétorque son patron.
Stéphane Salies et Olivier Bohbot ne nous ont pas répondu sur ces cas précis mais indiquent que leurs sociétés « respectaient scrupuleusement les réglementations d’export ».
Mais une nouvelle menace surgit. En 2017, Télérama révèle l’existence du contrat passé trois ans plus tôt avec l’Égypte. La LDH et la FIDH déposent une autre plainte, ce qui déclenche l’ouverture d’une seconde enquête judiciaire pour « complicité de torture ».
Stéphane Salies et Olivier Bohbot nous ont répondu à ce sujet qu’ayant obtenu « une autorisation du SBDU »,ils ont considéré que Cerebro « pouvait s’exporter en toute régularité » : « Cela était d’autant plus vrai pour un pays comme l’Égypte avec lequel les autorités françaises exaltaient une coopération intense. […] On ne peut pas d’une part autoriser et encourager une société à conclure un contrat avec un État, et quelques années après la poursuivre pénalement pour avoir précisément conclu ce contrat. »
Pour Stéphane Salies, c’en est trop : il démissionne de son poste de directeur général de Nexa, dont il laisse les rênes à son associé, Olivier Bohbot. Stéphane Salies ne conserve que son mandat de patron d’Advanced Systems. En 2018, il déménage à Dubaï « à cause des problèmes médiatiques », a-t-il indiqué aux gendarmes.
Sous le soleil des Émirats, Stéphane Salies mène grand train. Il gagne 25 000 euros par mois et roule en Porsche Macan et en Mercedes GT, achetées 170 000 euros. Il a aussi investi plus de 6 millions d’euros dans trois biens immobiliers, dont une maison à 4 millions en banlieue parisienne et une villa à 1,5 million à Dubaï.
La nouvelle enquête judiciaire ne nuit pas aux bonnes relations de Nexa avec le pouvoir. Il se trouve que le numéro 3 du groupe, Renaud Roques, a participé en 2017 à la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron.
Coïncidence : deux mois après l’élection, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a autorisé Nexa à « passer des marchés […] au niveau confidentiel défense » avec le GIC, l’organisme rattaché à Matignon qui supervise les écoutes effectuées par les services secrets, en dehors des procédures judiciaires.
Un an plus tard, Nexa obtient un rendez-vous avec Emmanuel Macron et son conseiller Alexandre Benalla, puis fait appel à ce dernier pour l’aider à vendre ses produits à l’Arabie saoudite.
Sollicités, l’Élysée, le SGDSN et Alexandre Benalla n’ont pas réagi. Renaud Roques a refusé de répondre. Stéphane Salies et Olivier Bohbot indiquent qu’ils n’ont pas rémunéré Alexandre Benalla ni signé de contrat grâce à lui.
En 2019, Nexa rachète son concurrent Trovicor. Qui se ressemble s’assemble : cette société, autrefois allemande, a déménagé son siège à Dubaï après avoir été épinglée pour avoir vendu des solutions de surveillance à des dictatures comme l’Iran et la Syrie.
Le zéro clic, je pense qu’aujourd’hui c’est ce qui fait la vente.
Renaud Roques, numéro 3 du groupe Nexa
Le groupe français en profite pour se rebaptiser Trovicor Intelligence, dans l’espoir de faire oublier le nom de Nexa, sali par l’enquête judiciaire sur le contrat égyptien.
Devenu un poids lourd européen, Nexa est à son zénith. Du moins en apparence. En réalité, l’année 2018 a été catastrophique pour le groupe : son chiffre d’affaires a été divisé par trois en un an, passant de 23 à 8 millions d’euros.
Le problème est structurel : à cause du développement du chiffrement sur Internet, Cerebro, le produit phare du groupe, devient progressivement aveugle. Il ne sait pas lire ces échanges chiffrés. Nexa doit investir un nouveau marché, popularisé par la société israélienne NSO et son logiciel Pegasus : le piratage des téléphones portables.
Chapitre 4 – Intellexa, cheval de Troie des Israéliens en Europe
Le salut de Nexa va venir d’un Israélien : Tal Dilian. Cet ancien officier affiche vingt-cinq ans de carrière au sein de Tsahal, d’abord dans les commandos, puis en tant que patron de la mythique « Unité 81 », où travaillent les hackers d’élite du renseignement militaire israélien.
Contraint de quitter l’armée en 2003 après avoir été accusé de détournement de fonds, Tal Dilian se lance dans le business de la surveillance. Il s’implante en Europe pour n’être pas soumis aux contrôles du gouvernement israélien.
L’ancien militaire s’installe à Chypre, où il cofonde en 2008 la société Circles, capable de géolocaliser les téléphones portables. Circles est finalement fusionnée avec NSO, après sa revente en 2014 pour 130 millions de dollars.
Avec plusieurs investisseurs, dont son ami Oz Liv (lui aussi ancien patron de l’Unité 81) et l’homme d’affaires israélien Meir Shamir, il fonde le groupe Aliada, immatriculé aux îles Vierges britanniques.
Parmi ses sociétés, il y a Wispear, basée à Chypre et spécialisée dans l’infiltration des téléphones via le wifi. En 2018, Tal Dilian achète la nationalité maltaise, ce qui lui permet de vivre dans l’Union européenne.
La même année, son groupe prend le contrôle de Cytrox, une start-up spécialisée dans le hacking fondée par des Israéliens et un Hongrois en Macédoine du Nord, un petit pays des Balkans situé au nord de la Grèce.
Cytrox est alors au bord de la faillite. Mais grâce à des fonds apportés par des investisseurs allemands, Tal Dilian et ses hommes parviennent à acheter des failles de sécurité, c’est-à-dire des vulnérabilités présentes dans le code informatique des logiciels qui font fonctionner les téléphones mobiles, et qui permettent d’en prendre le contrôle. C’est ainsi que Cytrox parvient à créer le redoutable Predator.
Il est toutefois moins puissant que son concurrent Pegasus, qui infecte en « zéro clic », sans qu’aucune action de l’utilisateur soit nécessaire. Predator, lui, ne fonctionnait au départ qu’en « one click », si la cible cliquait sur un lien malveillant.
Un document montre que Nexa a commencé à coopérer dès 2018 avec Tal Dilian pour résoudre ce problème. Les deux groupes ont mis au point un « hacking van », une camionnette de piratage. Grâce à la technologie wifi de Wispear et à un puissant IMSI catcher fourni par Nexa, la camionnette peut injecter Predator dans les téléphones en mode « zéro clic », dans un rayon d’environ 500 mètres.
Dans l’industrie, c’est le Graal. « Le zéro clic, je pense qu’aujourd’hui c’est ce qui fait la vente », se félicite au téléphone le numéro 3 de Nexa, Renaud Roques.
En février 2019, un communiqué de presse annonce le lancement d’Intellexa, une « alliance » entre Nexa et le groupe de Tal Dilian. L’ambition : créer un leader européen, capable d’offrir aux gouvernements tous les outils de surveillance possibles.
Six mois plus tard, Tal Dilian déclare, dans une interview au magazine Forbes, que la société vise un chiffre d’affaires annuel de 500 millions de dollars. Concernant les ventes aux dictateurs, il affirme, comme les marchands d’armes, que c’est seulement la faute des clients : « On travaille avec les gentils, mais parfois les gentils se comportent mal. »
Tal Dilian organise, pour les journalistes de Forbes, une démonstration filmée de sa camionnette dans une rue de Larnaca, à Chypre. « On va les tracer, les intercepter et les infecter », dit-il à propos de deux collègues postés à l’extérieur. Quelques secondes plus tard, le contenu d’un de leurs téléphones s’affiche sur un écran à l’intérieur du van.
La vidéo fait scandale. Les autorités chypriotes confisquent la camionnette et ouvrent une enquête (la société de Tal Dilian écopera d’une simple amende pour avoir aspiré les données de six cents personnes). Tal Dilian quitte immédiatement le pays et installe son nouveau quartier général en Grèce.
Des documents issus d’une procédure israélienne, lancée par l’un de ses anciens associés, montrent qu’il a, dans la foulée, opacifié encore davantage ses activités.
À l’été 2020, son groupe a pris le nom d’Intellexa, et les sociétés opérationnelles ont été transférées à une société irlandaise baptisée Thalestris. Les actionnaires sont dissimulés derrière un prête-nom suisse, Andrea Gambazzi, un fournisseur de services financiers basé à Lugano. Il a refusé de répondre à l’EIC, invoquant les obligations de confidentialité qui régissent les « professions fiduciaires du canton du Tessin ».
La patronne de la société mère du groupe est désormais Sara Hamou, une avocate polonaise qui n’est autre que la compagne de Tal Dilian. Officiellement, l’ancien officier israélien n’est plus le patron mais un simple « conseiller » d’Intellexa.
Nous avons retrouvé sa trace en Suisse francophone, à Champéry, un charmant village de montagne du canton du Valais, à six kilomètres à vol d’oiseau de la frontière française. Plusieurs indices attestent sa présence : il a investi en 2019 dans une société locale de taxis et le journal municipal a annoncé en novembre 2021 la naissance de son fils.
Sur son chalet, une pancarte en bois gravé signale « Chez Dilian ». Mais quand nous avons sonné, il n’était pas là.
« Dilian est toujours ici, mais l’hiver », nous a indiqué l’un de ses voisins. Le propriétaire d’un restaurant du village pense que l’été, l’homme fort d’Intellexa réside « la plupart du temps à Chypre, dans sa villa avec piscine ».
Nul ne sait précisément où vit l’ancien officier israélien. Sur les groupes WhatsApp créés en 2020 avec les Français de Nexa, il utilisait quatre numéros de téléphone différents : deux israéliens, un chypriote et un suisse…
Chapitre 5 – Quand les Français vendaient Predator
Pour les Français, l’alliance avec Tal Dilian est une aubaine. Ils ouvrent leur carnet d’adresses pour vendre Predator dans les pays où Intellexa n’a « pas les ressources et les contacts », a expliqué un cadre de Nexa aux gendarmes.
En cette année 2020, les Français ont prévu « une semaine complète en Macédoine », là où est implantée la société Cytrox qui a mis au point Predator, « pour se former aux outils cyberoffensifs d’Intellexa pour pouvoir faire des démos ».
Le premier prospect n’est autre que l’Égypte, à laquelle Nexa a fourni Cerebro en 2014. Entre-temps, la féroce répression engagée par le maréchal Sissi (40 000 arrestations, 1 400 manifestants tués) a été dénoncée à de nombreuses reprises par les ONG de défense des droits humains, et même par le Parlement européen. Deux informaticiens ont démissionné de Nexa en 2018 pour des raisons « éthiques », car ils redoutaient que Cerebro soit utilisé pour persécuter les personnes homosexuelles.
Cela ne dissuade en rien Nexa. Le 19 septembre 2020, un groupe WhatsApp franco-israélien est créé pour préparer une démonstration de Predator au Caire. Le patron de Nexa, Stéphane Salies, met la pression : « C’est un client très exigeant qui a des connaissances pointues. […] Le premier paiement est conditionné au succès de la démo. »
La démonstration semble avoir été un succès. « Je viens de recevoir un message de notre agent que c’est signé », exulte Stéphane Salies le 31 décembre 2020, dans un message avec quatre émojis de bouteilles de champagne. « Génial !!! Bonne année », répond Tal Dilian.
Selon un document interne, le contrat a été conclu par Advanced Systems, la société sœur de Nexa à Dubaï, pour 9,4 millions d’euros. Aucune licence d’exportation ne semble avoir été demandée à la France. Le client est le « TRD », l’acronyme du Technical Research Department, la division cyber des services secrets égyptiens.
On ignore quel pays a autorisé l’exportation de Predator à l’Égypte. Interrogés par Mediapart, Stéphane Salies et Olivier Bohbot indiquent que l’obtention de la licence relevait de la seule responsabilité d’Intellexa, car Advanced Systems « agissait en qualité de revendeur/intermédiaire et n’avait pas la charge de l’export control ».
Tu as envie d’aller au procès et que ça passe dans la presse ? Tu es fou ! […] Si on se reprend encore, on est coincés, on est morts.
Stéphane Salies, patron du groupe Nexa, au sujet de la vente de Predator à l’Égypte
L’Égypte a fait un fort mauvais usage de Predator. En décembre 2021, le laboratoire canadien Citizen Lab révélait que les téléphones de deux Égyptiens ont été piratés avec le logiciel espion d’Intellexa : Ayman Nour, un homme politique exilé en Turquie et opposant au régime du maréchal Sissi, et le « présentateur d’une émission d’information populaire », qui a souhaité rester anonyme.
Les dirigeants de Nexa semblaient pourtant parfaitement conscients des abus que les régimes autoritaires peuvent perpétrer avec Predator. Le 3 juin 2021, Stéphane Salies indique à son collaborateur Renaud Roques que pour limiter les risques, les ventes de logiciels d’infection doivent être exclusivement réalisées par l’entité Advanced Systems à Dubaï : « On va utiliser Advanced seulement pour ça maintenant. »
Il prend l’exemple de « ce qui s’est passé en Arabie saoudite, ils ont quand même fait un peu n’importe quoi, entre Bezos et Khashoggi ». Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, a en effet affirmé que son téléphone avait été piraté par les Saoudiens. Surtout, des traces d’infection ont été trouvées dans les téléphones de proches de Jamal Khashoggi, le journaliste sauvagement assassiné et démembré en 2018 à Istanbul par les services secrets saoudiens.
Stéphane Salies redoute que ses propres clients fassent la même chose : « Ça peut quand même faire très très mal. […] Même si dans 90 % du temps c’est fait pour […] la bonne cause. Il suffit d’une ou deux boulettes et on prend le boomerang fort dans la tête. »
Cela ne l’a pas empêché de vendre Predator à au moins deux autres régimes autoritaires, le Vietnam et Madagascar, dans des conditions très problématiques que nous dévoilons dans les prochains volets de notre enquête.
Des documents de 2020 et de janvier 2021 montrent que Nexa tentait par ailleurs à l’époque de vendre les logiciels espions d’Intellexa à au moins sept autres pays, dont l’Arabie saoudite, le Qatar, la Libye, le Cameroun, l’île Maurice et la Malaisie. On ignore si ces contrats ont finalement été conclus.
En Sierra Leone, l’offre portait sur la fameuse camionnette de hacking, capable d’infecter les téléphones avec Predator en mode « zéro clic ». Tarif proposé : 24 millions d’euros avec toutes les options. Nexa avait aussi une campagne à 10,5 millions pour de l’« extraction de données offensive » en Irak, un pays pourtant hautement problématique vu l’influence qu’y exerce l’Iran.
Les écoutes téléphoniques révèlent que, malgré les succès commerciaux, il y a de l’eau dans le gaz entre Nexa et Intellexa. Au cœur du conflit, les tarifs facturés par les Israéliens pour Predator. « Dans ce pays-là, ils sont tous pareils […] c’est un enfer », se plaint Stéphane Salies au téléphone. « Je sais quel livre je vais t’offrir à ton prochain anniversaire, […] un truc qui commence par “Mein” [le livre Mein Kampf d’Adolf Hitler – ndlr] », répond son collaborateur Renaud Roques.
« Dans toute ma carrière, à chaque fois que j’ai traité avec des Israéliens, ça s’est toujours mal passé à la fin. […] J’ai plein de copains juifs avec qui ça se passe bien, mais alors putain les Israéliens dans le business… », se justifie le patron de Nexa.
Lorsque son collaborateur suggère d’attaquer Intellexa au sujet du contrat égyptien, Stéphane Salies explose : « Tu as envie d’aller au procès et que ça passe dans la presse ? Tu es fou ! […] Ah non, si on se reprend encore, on est coincés, on est morts. »
Chapitre 6 – La justice attaque
Le 15 juin 2021, deux semaines après cette conversation, les gendarmes perquisitionnent le siège du groupe et les domiciles de ses principaux dirigeants. Dans la foulée, ils sont auditionnés en garde à vue. Certains d’entre eux, dont le patron Stéphane Salies, sont mis en examen pour « complicité de torture » pour la vente de Cerebro à la Libye en 2007 et à l’Égypte en 2014.
Dans le volet égyptien, la cour d’appel a annulé les mises en examen un an plus tard, notamment parce que l’enquête n’a pu prouver que des opposants au régime du maréchal Sissi ont été torturés à cause d’informations recueillies avec Cerebro. L’enquête judiciaire sur l’Égypte est toutefois toujours en cours.
J’ai vécu avec ce poids-là pendant toutes ces années, le cas de conscience était énorme.
Nicolas Deckmyn, ancien ingénieur chez Nexa
Lors de sa garde à vue, Stéphane Salies a nié tout comportement répréhensible : « C’est extrêmement choquant pour moi de me retrouver ici et d’avoir à répondre à cette accusation. […] Je suis toujours intimement persuadé que ça [la surveillance – ndlr] œuvre pour le bien général, pour sauver des vies. »
Le directeur des opérations, Rudy Richard, a plaidé le patriotisme économique : « [La technologie de Nexa] peut être utilisée pour le bien ou pour le mal, mais je ne pense pas que la solution soit de l’interdire. Car si on l’interdit, du coup ça sera les Américains ou les Israéliens qui le feront. »
Auditionné comme témoin, Nicolas Deckmyn, un ingénieur qui a quitté Nexa en 2019, a livré une version très différente : « J’ai vécu avec ce poids-là pendant toutes ces années, le cas de conscience était énorme. […] Après des années, j’ai compris que rien ne changerait en termes de législation d’outils de renseignement vendus à certains pays non démocratiques. »
À la suite des mises en examen, Stéphane Salies et Olivier Bohbot ont annoncé qu’ils jetaient l’éponge.
Boss Industries, la holding de tête du groupe Nexa, a vendu, à partir de décembre 2021, sa filiale française Serpikom (spécialisée dans les écoutes judiciaires), le fonds de commerce de Nexa et une partie de sa technologie au groupe français ChapsVision.
« L’impact réputationnel a été dévastateur avec nos clients qui blacklistent Nexa Technologies les uns après les autres, ainsi que les banques qui demandent à ce que les comptes soient fermés », indique la société française dans son dernier bilan comptable. En mars 2023, Nexa s’est rebaptisée RB 42 et a annoncé qu’elle abandonnait le business de la surveillance, pour se spécialiser dans la cybersécurité.
Mais sa société sœur à Dubaï, Advanced Systems, a été cédée par Boss Industries à ses « dirigeants », au premier rang desquels figure… Stéphane Salies. Boss Industries a par ailleurs gardé le contrôle de Trovicor, elle aussi implantée à Dubaï.
Les deux sociétés sont toujours actives aujourd’hui : le salon des matériels de surveillance ISS World, qui s’est tenu en septembre 2023 à Singapour, était sponsorisé par Advanced Systems et deux conférences y étaient animées par Trovicor. Nous avons pu vérifier que les deux sociétés ont récemment renouvelé leur « business licence » auprès des autorités de Dubaï, et qu’elles occupent le même bureau dans un gratte-ciel de la ville.
Sollicités à ce sujet, Stéphane Salies et Olivier Bohbot indiquent que Trovicor est toujours active, mais qu’Advanced Systems est « en cours de cessation d’activité ».
Ils ajoutent qu’après les perquisitions et les mises en examen de juin 2021, ils ont « dénoncé » les contrats en cours liés à Predator « avant que ceux-ci soient opérationnels » et qu’ils ont transféré ces contrats à Intellexa : « Nous avons réalisé que les autorisations accordées ne nous protégeaient pas suffisamment et ne constituaient aucunement une garantie contre les violations des droits de l’homme. »
Ils indiquent avoir, depuis lors, mis fin à leur coopération avec Intellexa et stoppé complètement leur activité dans le domaine des logiciels de piratage des téléphones.
De son côté, Tal Dilian, l’homme fort d’Intellexa, est lui aussi frappé par un énorme scandale : le « Predatorgate » en Grèce, le pays où il avait installé ses bureaux après son départ de Chypre.
À partir d’avril 2022, les médias Inside Story et Reporters United ont révélé qu’un service de renseignement grec, l’EYP, a attaqué avec Predator environ 90 personnalités, dont le journaliste d’investigation Thanasis Koukakis et le leader du parti d’opposition de gauche Pasok, Nikos Androulakis.
Le directeur de l’EYP et le secrétaire général du gouvernement ont démissionné, mais pas le premier ministre de droite Kyriakos Mitsotakis, alors même que l’EYP est placé directement sous son autorité.
Une enquête judiciaire a fini par être ouverte. Les bureaux grecs d’Intellexa ont été perquisitionnés en décembre 2022. Mais il n’y a, pour l’heure, aucune mise en examen. Il faut dire que la police est sous pression, puisque l’enquête est susceptible de mener jusqu’au premier ministre, réélu en mai dernier.
À moins que le salut ne vienne de Bruxelles : selon le média Euractiv, une enquête a été ouverte par le parquet européen – qui n’a pas souhaité confirmer ou infirmer.
En tout cas, du côté des politiques européens, c’est silence radio. L’Europe est devenue une « plateforme pour l’exportation à des dictatures de logiciels espions », dénonçait en mai dernier le rapport d’enquête de la commission PEGA du Parlement européen, créée à la suite de l’affaire Pegasus.
Mais ce rapport n’a suscité aucune réaction parmi les gouvernements, pas plus que le fait que le gouvernement américain a placé Intellexa sur sa liste noire le 18 juillet dernier. Un mois plus tard, le groupe fermait son site internet.
Intellexa poursuit tranquillement ses activités dans l’ombre. Une enquête technique de Citizen Lab a conclu fin 2021 que Predator était très probablement utilisé par l’Arménie, l’Indonésie, Madagascar, Oman, l’Arabie saoudite et la Serbie. Un nouveau rapport qui sera prochainement publié par Amnesty International, et auquel l’EIC a eu accès, indique que le logiciel espion serait aussi utilisé par le Soudan, la Mongolie, l’Égypte, le Kazakhstan, le Vietnam et l’Angola.
Plus de soixante ans après le massacre perpétré par la police française à l’encontre des milliers d’algériennes et d’algériens qui manifestaient pacifiquement à Paris le 17 octobre 1961 contre le couvre-feu raciste qui leur avait été imposé par le gouvernement de l’époque, les plaies de cette blessure sont encore largement ouvertes dans leur mémoire.
Ce jour-là, cinq mois avant la signature des accords d’Évian, en réaction aux mesures prises par l’État français, la fédération française du FLN algérien (Front de Libération Nationale) a organisé, dans le contexte de la guerre d’indépendance, une manifestation pacifique pour réclamer la levée du couvre-feu, l’indépendance et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Cette manifestation où se mêlaient femmes, hommes et enfants, fut très violemment réprimée par les forces de police de la préfecture de police de Paris. Aujourd’hui le bilan de ce massacre n’est plus contestable : des victimes de violences par milliers, des disparitions et des morts par centaines.
Nous demandons à l’État Français de reconnaître clairement que les faits qui ont ensanglanté cette journée constituent « un crime d’État ». Le 17 octobre 1961, le préfet Maurice Papon exécutait les ordres de l’État français.
Nous demandons cette reconnaissance du crime d’État pour que puisse enfin se construire une mémoire collective débarrassée des discriminations mémorielles et d’un passé colonial chargé de ses multiples inégalités.
Nous demandons un accès libre aux archives, effectif pour toutes et tous, historiennes et historiens, citoyennes et citoyens, dans un souci de transparence et de possibilité pour les chercheuses et chercheurs de travailler pleinement à transmettre la vérité des faits.
Nous demandons que la recherche historique sur ces questions mémorielles soit encouragée, dans un cadre franco-algérien, international et indépendant de tous pouvoirs politiques.
Nous demandons aussi la création de condition de transmission historique et mémorielle par la mise en œuvre d’un musée d’histoire du colonialisme.
Enfin, dès lors que les élèves étudient le XXème siècle, nous demandons des programmes scolaires intégrant l’histoire coloniale et celle de ces événements à des fins de transmission vis-à-vis des plus jeunes.
40 ans après la première marche pour l’égalité et contre le racisme, il est temps de se remobiliser massivement pour lutter contre l’explosion du racisme et des violences policières.
Nous en appelons à votre responsabilité de citoyenne et de citoyen comme à l’ensemble des organisations progressistes, politiques, syndicales et associatives pour faire valoir nos revendications, en vous joignant au rassemblement organisé chaque année par notre Collectif sur le Pont Saint Michel le 17 octobre 2023, à partir de 18h afin de rendre hommage à la mémoire de tous les Algérien-ne-s qui ont été victimes des violences racistes et colonialistes de l’État français !
Associations : 17 octobre 61 contre l’oubli – Africa93 – Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui (ACCA) – Agir pour le Changement et la Démocratie en Algérie (ACDA) – Alternatiba Paris – Anciens Appelés en Algérie et leurs Ami(e)s Contre la Guerre (4ACG) – Ancrages – Association « Pour la Mémoire, Contre l’Oubli » – Association de Défense des Droits de l’Homme au Maroc (ASDHOM) – Association de jumelage Rennes Setif – Association de Promotion des Cultures et du Voyage (APCV) – Association Démocratique des Tunisiens en France (ADTF) – Association Josette et Maurice Audin (AJMA) – Association des Ami.e.s de Maurice Rajsfus – Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF) – Association Histoire coloniale et postcoloniale – Association Nationale des Pieds Noirs Progressistes et leurs Amis (ANPNPA) – Au nom de la mémoire – Collectif Faty KOUMBA : Association des Libertés, Droits de l’Homme et non-violence – Collectif National pour les Droits des Femmes – Comité pour le respect des libertés et les droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT) – Comité Vérité et Justice pour Charonne – COPERNIC – Coudes à Coudes – Droits devant ! – Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR) – Fédération nationale de la Libre Pensée – Femmes Plurielles – fondation Frantz Fanon – Groupe d’information et de soutien des immigré·es (GISTI) – Institut tribune socialiste ITS (Mémoire et Archives du PSU) – Inter-Réseau Mémoires-Histoires – L’association Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons – L’Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie (ACORT) – Le 93 au cœur de la République – Le Mouvement de la Paix – Les Amis de la terre (les ATs) – Les Oranges – LDH (Ligue des droits de l’Homme) – Mémoires ouvrières de l’immigration – Memorial 98 – Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuple (MRAP) – Rencontres Marx – Réseau – Mémoires Histoires – Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes (RAAR) – Réseau féministe « Ruptures » – SOS Racisme – Survie – Trajectoires (Mémoires et cultures) – Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens (UTIT) – Union juive française pour la paix (UJFP)
Syndicats : CGT – Fédération Indépendante et Démocratique Lycéenne (FIDL) – Fédération Syndicale Unitaire (FSU) – SNES-FSU – SNJ-CGT – Union Étudiante – Union Nationale des Étudiants de France (UNEF) – Union Syndicale Solidaires
Partis : Ensemble ! – Europe Écologie Les Verts (EELV) – Gauche démocratique et sociale (GDS) – La France Insoumise (LFI) – Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) – Parti Communiste Français (PCF) – Parti de Gauche (PG) – Pour une Écologie Populaire et Sociale (PEPS) – Parti Ouvrier Indépendant (POI) – Parti Socialiste (PS)
Paris, le 2 octobre 2023
Par micheldandelot1 dans Accueil le 3 Octobre 2023 à 07:32
En 1994, à plus de soixante-dix ans, William et Gilberte Sportisse, menacés par le FIS, arrivent d'Algérie à Villejuif. Aujourd'hui, leur jeunesse de caractère étonne encore. Nés en Algérie de confession juive, lui de langue maternelle arabe, ils forment un couple de combat, commencé pour l'indépendance de l'Algérie, toujours d'une foi inébranlable en l'humain.
Des témoignages inédits sur la participation des Juifs algériens à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie.
Des informations et archives inédites sur la lutte du Parti Communiste Algérien avant et après l'indépendance, ses luttes publiques et clandestines.
Un apport à la compréhension entre des personnes d'origines ou de cultures différentes illustré par la vie de ces deux personnes. Par leur générosité, ce sont d'incomparables porteurs d'espoir.
En 2018 nous avions initié un financement participatif. Soutenu par plus de 120 personnes il nous avait permis de poursuivre la partie française du tournage.
Nous remercions chaleureusement les contributeurs qui, bien entendu, toucheront leur contrepartie, affiche, dvd, etc. au moment de la sortie du film.
Nous avons pu continuer les entretiens avec Gilberte et William et les tournages conseillés par les historiens Alain Ruscio et Pierre-Jean Le Foll Luciani avec Sadek Hadjarès, Abdelkader Guerroudj, Zoheir Bessa, Ouarda Siari Tengour et d'autres encore grâce à ces contributeurs et aux apports du Conseil Départemental du Val de Marne, à l'association Josette et Maurice Audin et à la Fondation Gabriel Péri.
Sans aide des chaînes de télévision, avec notre propre matériel, sans aucun salaire nous menons une lutte contre le temps, Gilberte Sportisse est décédée il y a 2 ans et nous tenons à ce que William qui aura 100 ans le 10 décembre 2023 puisse voir le film.
Pour terminer le film nous devons retourner des images à Alger et à Constantine et assurer la postproduction.
Nous comptions sur une aide du Ministère de la culture algérien accordée en 2020, mais qui est toujours bloquée pour des raisons administratives obscures. Nous avons donc décidé de terminer le film le plus tôt possible et pour cela nous faisons appel à votre solidarité financière. Ce dont nous vous remercions.
Malika-Sandrine Charlemagne et Jean Asselmeyer :
(Auteure d'un roman consacré à la découverte de l'Algérie à la fin de la décennie noire, (pays de son père enterré à Makouda) responsable d'un festival de théâtre algérien, et comédienne, membre de la délégation de l'Association Josette et Maurice Audin en Algérie en 2022 pour l'une, auteur de plusieurs films sur la culture et l'histoire de la guerre de libération, primé et invité à de nombreux festivals en Algérie, formateur à la prise de vues de jeunes cinéastes algériens, directeur depuis 2012 du Panorama du cinéma Algérien organisé par France-El Djazaïr basée à Nîmes fondée par Bernard Deschamps ancien député communiste du Gard, pour l'autre.)
Traversons la Méditerranée pour gagner l'Algérie. Stéphane Aubouard reçoit Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie de 2008 à 2012 puis de 2017 à 2020. Une phrase du diplomate qui a connu la période Bouteflika et les débuts de Tebboune résume bien toute la complexité du sujet : « Quand on est ambassadeur de France en Algérie on fait autant de la politique extérieure qu’intérieure… ». "Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres", disait Antonio Gramsci. Dans notre monde globalisé, au sortir de la guerre froide, ces monstres oubliés ont un nom : Le retour des empires. Un podcast du magazine Marianne, présenté par Stéphane Aubouard.
Par micheldandelot1 dans Accueil le 1 Octobre 2023 à 09:14
Serge Letort, 85 ans, habite à Grandcamp-Maisy dans la résidence du village des Hollandais avec son épouse Geneviève. Il aime écrire et chanter. Pour laisser une trace.
Serge Letort, 85 ans, habite à Grandcamp-Maisy (Calvados) dans la résidence du village des Hollandais avec son épouse Geneviève. Il aime écrire et chanter. Il a composé une trentaine de chansons. Il reste dans l’ombre, ce qui compte pour lui, c’est de laisser une trace.
Serge Letort est un ancien combattantd’Algérie, c’est une période de sa vie qu’il n’oubliera jamais et il en parle très peu. Il fut affecté en septembre 1959 au 3e zouave à Bougie en Algérie comme infirmier opérationnel en petite Kabylie. Il fut libéré de toutes obligations et renvoyé dans ses foyers en novembre 1960.
« Des images qui reviennent la nuit »
« Il y a des images qui ne s’échappent pas. Certaines reviennent la nuit… Il faut essayer de prêcher la paix, mais ça reste avec un point d’interrogation quand on voit encore tout ce qui se passe. La vie, c’est ce qu’il y a de plus beau. Malheureusement, certains la massacre. »
Le coup de foudre pour Grandcamp
Le couple est arrivé à Grandcamp-Maisy début 2000. « Je suis un horsain », sourit Serge Lefort. « On est venu rejoindre des amis un week-end du 14 juillet à Grandcamp-Maisy, on n’a pas eu de chance : quatre jours de flotte. Et malgré tout, on a eu un coup de foudre pour ce petit port de pêche qui a gardé ses traditions et pour son bord de mer. »
Il a pris la présidence de l’Union Nationale des Combattants, section de Grandcamp-Maisy de 2010 à 2014. En 2014, il est responsable des actions sociales et humanitaires au sein de la section locale et membre du bureau de l’amicale nationale des anciens des forces en Allemagne section Normandie.
Il avait déjà été président cantonal de l’UNC de 1975 à 1987 dans le département de l’Eure. Il fut plusieurs fois décoré avec la croix du combattant, la croix du Djebel bronze, la croix du Djebel argent. En 2016, il reçoit la médaille d’argent du mérite de l’UNC.
L’an passé, il a reçu la médaille de la guerre froide par l’amicale des anciens des forces françaises en Allemagne. Serge Letort a deux passions : la cuisine et l’écriture et il s’y donne avec aisance.
« Léon Gautier a pleuré, c’est quelque chose qui vous prend aux tripes ! »
Sa première chanson fut intitulée Haïti au moment du tremblement de terre. Depuis, Serge en a écrit bien d’autres.
« J’ai écrit une trentaine de chansons, certaines ne sont pas finies. Je pars d’un air d’une chanson connue et j’écris mes idées qui vont s’accorder avec. Ce que j’écris, c’est toujours la réalité. Je pars d’un événement, sur l’actualité comme au moment du coronavirus, sur les étapes de la vie, un anniversaire… J’écris des choses joyeuses et d’autres moins joyeuses. »
Il a écrit notamment Les gens du port sur l’air des Gens du Nord.L’ado sur l’air de Plaisir des bois, Not Maisy sur l’air de Fleur de Paris… et bien d’autres. Il a également écrit un hommage aux bérets verts sur l’air de Ma Normandie. « Le 5 juin 2019, avec la chorale La bigaille dont je faisais partie, nous l’avons chantée à l’occasion de la cérémonie Kieffer. J’ai envoyé le texte à Léon Gautier à qui nous rendions hommage avec ses camarades des commandos. Sa fille m’a dit qu’il était très ému. Léon Gautier a pleuré, c’est quelque chose qui vous prend aux tripes ! »
Cette chanson, il l’a aussi adressée à Dominique Kieffer, fille de Philippe Kieffer, qui l’a vivement remercié. En 2021, il écrit Les appelés en AFN, quelques paroles évoquent ce douloureux souvenir, son camarade Bernard qu’il avait connu en Algérie est décédé là-bas. Extrait : C’était un jour du mois d’décembre. Il fut blessé l’après-midi. Evacuation de toute urgence. C’était mon « pote »… un infirmier. Qui se dévouait, chaque journée. Auprès d’civils pour l’AMG. Dans la nuit même, qui suivait, il est parti « dans nos regrets ».
Donner à réfléchir
Une chanson sur l’air cette fois de la balade irlandaise a également été consacrée aux liens d’amitiés du jumelage allemand Kindsbach/Grandcamp-Maisy à l’occasion du 30e anniversaire. « Nous avons des liens forts avec nos amis allemands même si avec mon épouse nous ne pouvons plus aller en Allemagne. Mais on les reçoit. »
Enfin, Serge aime bien les messages qui font réfléchir, notamment « Le véritable bonheur, c’est de pouvoir et de savoir partager ses joies. » Ou encore :« La mort n’est pas une fin, c’est le début des souvenirs » « Pour moi ces messages ou dictons, c’est important, ça permet de se corriger parfois ! »
Après 19 semaines dans les soins, Serge Letort est rentré chez lui. Il est reconnaissant et il a déjà commencé l’ébauche d’une chanson pour le personnel de l’Ehpad du Champ Fleury à Bayeux. « Ce sont des gens formidables, j’ai eu un superbe accueil et surtout de bons soins, je veux les remercier et leur rendre hommage à travers une chanson. Mes idées sont en vrac, mais il n’y a plus qu’à… »
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