Published date: Dimanche 16 octobre 2022 - 11:26 | Last update:5 hours 29 secs ago
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Le drame a choqué toute l’Algérie. Le 26 septembre, en Kabylie, Ryma Anane, 28 ans, enseignante de français, a été attaquée par son voisin alors qu’elle s’apprêtait à prendre le bus pour aller à son travail. Il l’a aspergée d’essence et brûlée vive à l’aide d’un briquet.
La nouvelle s’est répandue très vite sur les réseaux sociaux. Selon des sources locales, l’agresseur a fini par se rendre à la police quelques heures après l’attaque. D’après ses aveux, il aurait agi ainsi parce que la jeune femme avait refusé de se marier avec lui et choisi un autre futur époux.
« Son dos et son cou en flammes, Ryma s’empresse d’aller chercher de l’aide. Arrivée chez elle, elle s’effondre, et bredouille quelques mots : ‘’Il a brûlé mon avenir !’’ », rapporte le site d’information TSA.
Après son transfert à l’hôpital de Tizi Ouzou (Kabylie), les médecins ont jugé que son état nécessitait une prise en charge rapide à l’étranger au regard de la gravité des brûlures (60 % de son corps).
Rapidement, la solidarité s’est organisée à travers les réseaux sociaux et une cagnotte a été lancée pour payer les frais d’un transfert en Europe.
« La famille s’est d’abord tournée vers l’hôpital Saint-Louis à Paris, connu pour son expertise des grands brûlés. D’après le devis consulté par France 24, l’hôpital demandait plus de 316 000 euros pour 70 jours d’hospitalisation en réanimation », relate France 24.
Mais l’établissement n’a pas accepté l’échelonnement de la facture. « Qui peut faire ça ? Cela a retardé la prise en charge de Ryma à l’étranger. Et pendant ces quelques jours, elle aurait pu y passer », témoigne toujours sur France 24 un ami de la victime.
Faute d’avoir pu obtenir un visa pour la France, l’entourage de Ryma s’est tourné vers l’Espagne, qui a accepté de lui en délivrer un. Et grâce à une société d’assistance médicale, ADM international, la famille a pu trouver un hôpital à Madrid qui proposait un devis moins onéreux, avec par ailleurs la possibilité de payer par tranches.
Ryma a donc été transférée en Espagne par avion médicalisé grâce aux efforts de ses proches et des nombreux donateurs en Algérie et à l’étranger. Selon les dernières informations, son état se serait stabilisé.
La cellule de veille indépendante Féminicides Algérie relève qu’une jeune femme, mère de quatre enfants, a été assassinée, brûlée vive, par son époux le 16 avril 2022. Depuis le début de l’année, 32 cas de féminicides ont été recensés par les militantes.
Par
MEE
Published date: Dimanche 16 octobre 2022 - 11:26 | Last update:5 hours 29 secs ago
Montreux, prestigieuse ville suisse, située sur la Riviera vaudoise, est désormais associée à l’illustre Mouloud Feraoun, l’auteur notamment de La Terre et le sang.
Et pour cause, parmi les cinq membres de la famille qui sont tombés les uns après les autres dans un intervalle de cinq minutes, depuis leur balcon du 7ème étage d’un luxueux immeuble, près du Casino, on compte deux petites filles jumelles de l’illustre écrivain algérien assassiné par l’OAS le 15 mars 1962.
Le drame est survenu le 24 mars dernier. Les cinq membres de la famille, le père, les deux jumelles, la fillette de 8 ans sont morts sur le coup pendant que le fils âgé de 15 ans a miraculeusement survécu. Aux soins intensifs, on pense qu’il va survivre, selon les informations données par la police vaudoise.
Monteux, le 29 mars. Retour sur les lieux du drame. Une après-midi dominicale ensoleillée, la circulation est dense sur l’artère centrale. Les touristes sont de retour, des processions de promeneurs envahissent le bord du lac.
Une foule bigarrée savoure joyeusement le retour de la vie après plusieurs mois d’angoisse : les enfants courent dans tous les sens, des photographes amateurs prennent des photos du lac et des queues de quelques mètres se forment devant des glaciers. La vie est célébrée sans retenue sous les yeux heureux de la statue de Freddy Mercury devant laquelle des adolescentes ne cessent de déposer des fleurs et de petits mots d’amour.
A quelques mètres de cette dernière scène, on retrouve au pied d’un petit palmier, sous le luxueux immeuble d’où s’est défénestrée la famille, des bougies, des cartes et des fleurs déposés par certaines âmes charitables. Quelques curieux s’arrêtent, pour ensuite disparaître dans ce décor paradisiaque où l’on voit aucune trace de qui s’est passé, il y a quelques jours, très tôt le matin.
« C’était un drame insoutenable », nous dit Giselle, une employée d’un commence avoisinant, rencontrée par hasard. « De loin, je voyais un mouvement de policiers, en m’approchant jusqu’à la limite autorisée, j’ai pu voir de loin, me semblait-il, un corps gisant au sol. La scène m’est insupportable pour rester sur les lieux. », nous raconte-t-elle.
Plus tard dans la journée, notre témoin, apprend par le biais de la presse que la famille en question est franco-algérienne et installée depuis quelques années dans cette ville où Ferhat Abbas tenait une permanence du F.L.N, à l’hôtel des Palmiers, en 1957.
Elle apprend aussi qu’il s’agit d’une famille très instruite et très aisée. « La vie est étrange, pendant que des réfugies affluent d’Ukraine pour fuir la mort, d’autres se la donnent gratuitement », nous dit Giselle.
Nous avons fait le tour de l’immeuble pour essayer d’imaginer la scène. Et là nous tombons nez-nez avec Maryam, une connaissance algérienne qui est dans la ville pour profiter des douceurs du lac. Très vite, sans le vouloir, le sujet du drame s’est imposé. Elle nous partage, en faisant l’effort de retenir ses vives émotions, son choc et celui de toute la communauté algérienne. « Même si visiblement personne ne connait cette famille, le fait d’apprendre que ce sont des Algériens et reliés à notre chère Feraoun, cela nous choque doublement », témoigne Maryam, avant d’aller siroter un cocktail sur une terrasse donnant sur le lac.
Ce drame humain insoutenable et étrange a suscité émoi et curiosité, et a très vite fait le tour des médias. Concernant les causes, les spéculations sont allées bon train. Mais la police vaudoise a écarté l’intervention d’une personne étrangère et de la violence au sein de la famille pour ne retenir que la thèse du suicide collectif. La famille est visiblement acquise aux thèses catastrophistes, survivalistes et complotistes.
En effet, des quantités importantes de produits alimentaires et pharmaceutiques ont été retrouvées stockées dans leur l’appartement. Mais un journal romand questionne cette thèse en parlant de la photo de la scène de crime qui est entre les mains de la police et qui « jette un gros doute sur l’acte délibéré et commis en commun, privilégié par la justice et la police vaudoises. » A ce stade, l’énigme demeure et probablement le survivant miraculé finira par raconter les faits.
Nous sommes devant l’entrée du bâtiment, une vieille dame passe avec son chien. Nous avons essayé de la questionner. Quand elle a compris l’objet de notre interpellation, elle vociféra : « Laissez les morts se reposer tranquillement ! » Ce que l’on a fait. On rejoint une terrasse d’un café, avec une vue sur l’étendue bleu azur sur laquelle tapaient des rayons lumineux, on ouvre La Terre et le sang et on commence à lire : « La vie, c’était cela: le doute lancinant , le tourment, le remords qui empêche de dormir ou qui vous réveille en sursaut. La vie c’est aussi l’image souriante et douce jusqu’aux larmes…»
Décès des petites-filles de Mouloud Feraoun en Suisse : Ce que révèle l'enquête
Les premiers résultats de l'enquête sur le drame qui a décimé toute une famille, jeudi dernier dans la ville de Montreux en Suisse, sont tombés ce mardi 29 mars. Le mystère n'est cependant pas entièrement élucidé pour autant. Des zones d'ombre persistent toujours dans cette affaire, qui risque de faire encore parler d'elle dans les jours à venir.
Jeudi 24 mars dernier, la paisible ville de Montreux en Suisse s'est réveillée sur une terrible tragédie. Cinq membres d'une même famille ont été retrouvés au bas de l'immeuble où ils résidaient après avoir fait une chute du cinquième étage. Quatre d'entre eux ont trouvé la mort sur le coup.
Il s'agit du père âgé de 40 ans, sa femme 41 ans, la sœur jumelle de cette dernière et la fillette du couple qui était âgée de 8 ans. La cinquième victime, un garçon de 15 ans, s'en est sorti avec de graves blessures. Il est actuellement dans un coma profond.
Les David-Feraoun : Une famille sans histoires connait une fin tragique
Cette famille sans histoire jusqu’ici, s'est installée dernièrement en Suisse. Elle a élu domicile dans un appartement au niveau de l’Avenue du Casino 35, à Montreux en Suisse. La petite famille était d'ailleurs peu connue dans le quartier, ont affirmé des riverains à des médias suisses qui ont rapporté le drame. Elle était, en effet, recluse, renfermée et peu communicative avec l'entourage.
Que s'est-il donc passé jeudi dernier ayant entrainé cette tragédie familiale ? En fait peu avant 7 h du matin deux gendarmes se sont présentés devant la porte du logement de la famille. Les autorités locales, qui se sont inquiétées du sort de la scolarité du garçon, ont dressé « un mandat d'emmener » pour son père afin qu'il explique la situation de son fils.
Devant la porte de l'appartement, les deux gendarmes ont expliqué l'objet de leur visite au père de famille, qui n'a pas ouvert la porte. Ils n'avaient cependant droit à aucune réponse. Ils n'ont pas pu entrer dans le logement.
Drame en Suisse : Les conclusions de l'enquête
Ces derniers ont préféré se jeter dans le vide, ont indiqué ce jour-là plusieurs témoins, qui parlaient alors d'un suicide collectif. Une thèse qui reste la plus plausible, selon l'enquête menée par les services de sécurité. Les résultats des investigations tombés mardi 29 mars laissent « supposer que toutes les victimes ont sauté du balcon les unes après les autres », a indiqué la police du canton de Vaud dans un communiqué.
À lire aussi :France : Un Algérien agresse une femme et sa fille pour une histoire de mariage
« Avant ou pendant les faits, aucun témoin, y compris les deux gendarmes présents sur place dès 6 h 15 et les passants se trouvant au bas de l'immeuble, n'a entendu le moindre bruit ou cri en provenance de l'appartement ou du balcon », souligne la même source.
Des sources proches de l'enquête ont révélé, selon toujours des organes de presse suisse, que dans l'appartement de la famille, il a été découvert de nombreux colis contenant notamment des médicaments et de la nourriture. Ce qui fait dire à certains que les victimes de cet incident ont fait objet "d'une dérive complotiste survivaliste". Cette piste a été prise au sérieux du fait surtout que le père surtout ne sortait que rarement.
Famille défenestrée en Suisse : Des zones d'ombre persistent
Cela étant dit, le mystère entoure encore cette affaire et des questions ne trouvent toujours pas de réponses. Pourquoi les deux gendarmes se sont-ils présentés devant le domicile de cette famille aussi tôt ? Pourquoi la famille a-t-elle opté pour cette option au lieu d'ouvrir la porte et discuter avec eux ? Avait-elle quelque chose à se reprocher ? Avait-elle peur de quelconques représailles ?
Pour plus d'un le fils de cette famille pourrait expliquer ces zones d'ombres. Mais il faudrait qu'il s'en sorte déjà, car, selon la presse suisse, sa situation reste toujours inquiétante.
Nous sommes en ce jour où rien de particulier n'aurait dû me guider vers cette vieille archive de famille. Pourtant je suis là, face à vous 56 visages distraits ou attentifs, à faire bonne figure. C'est la banale photo-souvenir qui demain donnera des nouvelles à la femme, aux enfants, aux parents. C'est un dernier écho de vie avant le feu, la banale photo-souvenir qui figera demain l'image des disparus. Vous êtes là, 56 hommes, mains nues, promis à la ligne de front, qui attendent leur destin. Vos cœurs, vos rêves, vos amours, sont en absence, l'espoir en parenthèse. Au 1er rang, la hiérarchie, 14 hommes. Sous les képis, l'inquiétude, l'étonnement, la consternation, sur la droite, l'un d'entre eux pose pour la postérité. Devant vous, les 14 gradés, mains gantées de cuir noir, qui vous mèneront à la boucherie. Je scrute cette page retrouvée au carnet des oubliés, Grand-Père y es-tu ? Je crois te voir, tu es le seul qui a l'air amusé par cette mascarade. Vous êtes 70 en attente de rien, arrimés à un espoir de vivre quand l'Histoire vous offre la mort, le Chemin des Dames, des noms sur le marbre des monuments, et combien d'enfants jamais venus au monde ? Et combien de femmes laissées aux larmes ? Tu as survécu Grand-Père, Vous étiez 70 et c'était la guerre.
Un siècle après, cette photo me fait mal, les hommes font la guerre sans jamais partir à la conquête du meilleur. Tu le savais Grand-Père, les médailles n'ont pas d'âme, elles ne sont que la blessure des vivants.
Et je suis là, en ce jour où rien de particulier ne se passe, en ce jour où, encore et toujours, des hommes meurent de faim quand d'autres cultivent la haine et le couteau sans rien connaître de l'amour. Les religions et le capital se gavent des douleurs du monde et je suis las.
Assassinat de Mehdi Ben Barka, attentat à la voiture piégée ou empoisonnement au dentifrice... Dans une enquête fouillée, le journaliste d’investigation Ronen Bergman nous entraîne dans les coulisses des services secrets israéliens… Fascinant
Arafat lors de l'invasion israélienne de Liban en 1982. (AFP PHOTO / RAMZI HAIDAR)
"Depuis la Seconde Guerre mondiale, Israël a eu davantage recours aux meurtres et aux assassinats ciblés que tout autre pays occidental, mettant souvent en danger les vies de civils." C’est ce constat que vient étayer le livre du journaliste israélien Ronen Bergman dans "Rise and Kill First" (Random House). Ce document exceptionnel, récemment traduit en anglais, dévoile les détails de soixante-dix ans d’opérations spéciales des services israéliens.
Grâce à huit années de travail, plus de mille entretiens et l’accès à des documents inédits, ce spécialiste de l’investigation éclaire d’un nouveau jour l’histoire d’Israël. Il nous plonge dans les eaux troubles de l’Etat hébreu, dans les coulisses du Mossad (renseignement extérieur), d’Aman (renseignement militaire) et du Shin Beth (sécurité intérieure).
L'affaire Ben Barka
Le 29 octobre 1965, l’opposant marocain Mehdi Ben Barka est enlevé, près de la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain à Paris. Le leader de gauche, ennemi n° 1 de Hassan II et chef de file des tiers-mondistes, ne donnera plus jamais signe de vie. Une opération, révèle Ronen Bergman, intégralement orchestrée par le Mossad.
L'opposant marocain à Casablanca en 1965. (AFP)
Pour comprendre, il faut remonter un mois avant cet enlèvement. Direction Casablanca. La Ligue arabe tient alors un sommet consacré à la mise en place d’un commandement militaire arabe commun en vue de futures guerres avec Israël. Des discussions dont les dirigeants israéliens auront un compte rendu complet, y compris les apartés. En effet, les salles de réunion mais aussi les suites des dignitaires ont été truffées de micros avec l’aval du roi Hassan II, écrit Bergman. Les Israéliens obtiennent des renseignements qui se révéleront capitaux lors de la guerre de Six-Jours en 1967. Mais ils ont désormais une dette. Pour ce "coup de pouce", ils reçoivent une facture salée : la tête de Ben Barka. Les services marocains ne parviennent pas à mettre la main sur l’opposant qui prépare la révolution avec Che Guevara et Amilcar Cabral. Ils font appel aux Israéliens qui ne peuvent refuser.
Repéré à Genève par le Mossad, le leader de gauche est placé sous surveillance. Les Israéliens l’appâtent avec l’invitation à Paris d’un prétendu documentariste. Mais à peine pose-t-il le pied dans la capitale que les Marocains lui mettent le grappin dessus grâce à l’intervention d’un policier français corrompu. Tout a été bordé par le Mossad qui a préparé les faux passeports, les véhicules, les planques et assurera le "service après-vente", affirme le journaliste.
Car rapidement l’interrogatoire brutal des Marocains vient à bout de Ben Barka. Il décède, précise Bergman, "asphyxié après plusieurs plongées dans un bain d’eau croupie". Enterré par les Israéliens en forêt de Saint-Germain avec un produit destiné à accélérer la décomposition du corps au contact de l’eau, il disparaît à la faveur des pluies automnales. Fin de l’affaire. Ou presque. Car cet enlèvement en plein Paris fait vite la une des journaux. De Gaulle est furieux, il décapite le service de contre-espionnage français, le Sdece, et le place sous l’autorité de la Défense pour " y remettre un peu d’autorité et de discipline".
Quant aux relations franco-marocaines, elles seront durablement dégradées. Côté israélien, l’affaire n’est pas sans provoquer des remous. La grande figure du renseignement israélien Isser Harel est chargé d’enquêter. Scandalisé, il réclame la démission du chef du Mossad, et même, en vain, celle du Premier ministre Levi Eshkol. A ses yeux, les agents israéliens ne peuvent se comporter comme de vulgaires mercenaires.
Anéantir le nucléaire irakien
Les Israéliens l’appelaient O’Chirac. Bien avant les tentatives syriennes et iraniennes de se doter de l’arme atomique, l’Irak de Saddam Hussein parvint à convaincre Paris, à l’aide d’un portefeuille bien garni, de lui vendre un réacteur nucléaire qu’ils baptiseront Osirak. Officiellement, lorsque le Premier ministre Jacques Chirac reçoit Saddam Hussein en grande pompe à Paris, les discussions portent sur un programme nucléaire civil. En 1975, le président irakien ne cache pourtant pas ses intentions, comme il le révèle dans une interview retrouvée par Ronen Bergman : "La recherche de technologie au potentiel militaire est une réponse à l’armement nucléaire israélien."
Les services israéliens mettent tout en œuvre pour faire échouer les Irakiens, y compris en assassinant les scientifiques en charge du programme..
Yahya al-Meshad ne se méfie pas lorsqu’on frappe à la porte de sa chambre d’hôtel, à Paris. Peut-être est-ce la prostituée à l’instant congédiée qui revient sur ses pas ? Les deux hommes auxquels il fait face ne lui laissent aucune chance. Le physicien nucléaire décède en quelques minutes sous les coups des agents israéliens. Quelques semaines plus tard, Salman Rashid est empoisonné à Genève. Puis Abd al-Rahman Rasoul, venu assister à Paris à une conférence de la Commission à l’Energie atomique, est empoisonné à son tour…
En réalité, l’impact de ces assassinats se révèle décevant : les scientifiques sont remplacés par d’autres, mieux payés, mieux protégés. Malgré le danger d’une riposte, Israël se résout donc à la solution militaire. Ce sera l’opération Ofra. Le 7 juin 1981, à 17h30, les forces israéliennes mènent une attaque contre le réacteur nucléaire au sud-est de Bagdad. Le bombardement fait mouche. Le programme nucléaire irakien disparaît sous les gravats.
Depuis, d’autres programmes ont attiré les foudres de l’Etat hébreu. Raids, assassinats, virus informatiques, sanctions économiques, diplomatie offensive, Israël ne recule devant rien pour enrayer la menace nucléaire.
L’obsession Arafat
"Aucune cible n’a échappé aussi souvent au renseignement israélien que Yasser Arafat", affirme Ronen Bergman. Lorsque le héros de la résistance palestinienne meurt en 2004, les soupçons pèsent d’ailleurs très vite sur les services israéliens. Jusqu’à aujourd’hui, les Palestiniens dénoncent un empoisonnement de leur emblématique leader. Et l’on comprend cette suspicion, tant la détermination à l’éliminer apparaît dans l’histoire des services israéliens. Parfois, au risque de douloureux dommages collatéraux.
"Permission d’engager ?" Nous sommes le 23 octobre 1982. Des F15 israéliens ont décollé en direction de l’espace aérien méditerranéen à la recherche d’un DC-5 Buffalo parti d’Athènes. Selon le Mossad, la cible est bien à bord. Le ministre de la Défense, Ariel Sharon, a donné son feu vert. Le chef d’état-major des forces armées a ordonné d’abattre cet avion. Mais, au poste de commande des forces aériennes, le commandant en chef David Ivry hésite, "lui d’habitude si décidé", commente Bergman. "Négatif", répond-il au pilote. Il ne voit pas pourquoi Arafat serait dans cet avion privé en direction de l’Egypte. Et la catastrophe est bel et bien évitée de peu : à bord voyagent en réalité son frère, Fathi Arafat, et trente enfants partis se faire soigner au Caire.
Mais Sharon persévère. Une force d’intervention destinée à éliminer Arafat est créée. Nom de code : Salt Fish. De nombreuses opérations sont menées, parfois au mépris des dommages collatéraux. Le 3 juillet 1982, l’équipe décide de profiter d’une interview du leader palestinien par le journaliste israélien Uri Avnery pour abattre leur cible à Beyrouth, au péril de la vie de l’intervieweur. Mais les Israéliens perdent la trace de ce dernier avant qu’il ne rejoigne le chef de l’OLP ; le 4 août suivant, c’est un immeuble de la capitale libanaise où Yasser Arafat est supposé se trouver qui est bombardé. Mais le poisson passe entre les mailles du filet. Bergman commente :
"Toutes les vaines tentatives d’assassiner le leader palestinien depuis la fin des années 1960 n’ont fait au contraire que renforcer sa popularité."
Le fiasco de Lillehammer
Lorsque, le 5 septembre 1972, un commando de l’organisation palestinienne Septembre noir abat 11 athlètes israéliens aux 20es jeux Olympiques à Munich, Israël est plongé dans l’effroi. Golda Meir, alors Premier ministre, promet aux familles que les responsables seront traqués et neutralisés. C’est l’opération Colère de Dieu. Mais, bien loin du très romancé "Munich" de Spielberg, ces éliminations ne se feront pas sans bavure, comme le rappelle Ronen Bergman.
Golda Meir et les troupes israéliennes en 1971. (AFP)
Le 21 juillet 1973, Ahmed Bouchiki est assassiné de plusieurs balles devant sa compagne enceinte dans la petite ville norvégienne de Lillehamer. Son délit ? Ressembler au leader de Septembre noir, Ali Hassan Salameh. Comment les agents du Mossad ont-ils pu se tromper ? Un certain flou entoure encore les circonstances exactes de cette erreur. Mais l’enquête du journaliste confirme que des doutes importants avaient été exprimés durant la phase de reconnaissance. L’opération déstabilise le Mossad. D’autant que le fiasco ne s’arrête pas à la mort d’Ahmed Bouchiki. Le commando dans son ensemble est arrêté par la police norvégienne et ses membres seront condamnés à des peines de prison.
Le coup du dentifrice
Le 28 mars 1978, Wadie Haddad décède dans un hôpital de Berlin-Est dans d’atroces souffrances. En Israël, le nom du chef de la branche armée du Front populaire de Libération de la Palestine (FPLP) est rayé de la liste des hommes à abattre. Grand succès pour le Mossad. Car la mort du théoricien de l’internationalisation de la lutte palestinienne n’a rien de naturelle. Abou Hani, commanditaire du détournement sur Entebbe, le 27 juin 1976, de l’avion d’Air France reliant Tel-Aviv à Paris, a bel et bien été la cible d’une "opération homo [homicide]" menée grâce à une arme indétectable. Si les médecins est-allemands ont bien soupçonné un possible assassinat, le rapport d’autopsie transmis à la Stasi et cité par Ronen Bergman démontre qu’ils ne sont parvenus à identifier aucune substance ayant pu causer la mort de Haddad.
En réalité, l’opération remonte au 10 janvier. Les services israéliens ont un atout majeur dans leur manche, un agent parfaitement intégré dans l’entourage d’Abou Hani. Tellement bien qu’il parvient à échanger son tube de dentifrice contre un autre, d’apparence identique, mais contenant une toxine mortelle mise au point dans les laboratoires israéliens. Chaque jour, en se brossant les dents, Wadie Haddad s’empoisonne donc un peu plus. Lorsque les effets sur sa santé apparaissent, il est trop tard. "Cinq ans après le fiasco de Lillehamer, le Mossad renouait avec succès avec les assassinats ciblés", commente Ronen Bergman. Et d’une manière "éminemment sophistiquée".
Qui a eu la peau de Moughnieh ?
Son nom est inscrit dans nos mémoires. Avant Ben Laden, l’ennemi n° 1 s’appelait Imad Moughnieh. Né en 1962 au Sud-Liban, le jeune chiite libanais va vite devenir un mythe vivant, dirigeant l’appareil militaire du Hezbollah et signant ses attentats les plus meurtriers. Parmi ses "exploits" : les attaques en 1983 à Beyrouth du QG des forces américaines (241 tués), du "Drakkar" (58 parachutistes français tués) ou de l’ambassade américaine où périt l’agent Robert Ames. Mais aussi les attentats anti-israéliens de Buenos Aires en 1992 et 1994. Pour la DGSE, la CIA, le Mossad et d’autres encore, Moughnieh est l’homme à abattre. Mais "le fantôme" sème les plus grandes agences de renseignement. Pour en venir à bout, la CIA et le Mossad devront unir leurs forces, raconte Ronen Bergman grâce au témoignage de l’ancien patron du Mossad Meir Dagan.
Imad Moughnieh, dirigeant du Hezbollah. (AFP/Hezbollah Presse Office)
Lorsque ses hommes logent Imad Moughnieh à Damas, Dagan n’a, de toute façon, pas d’autre choix que de contacter son homologue à la CIA. La capitale syrienne n’est pas une aire de jeux des plus tranquille pour les Israéliens. Et puis il connaît l’importance de la cible aux yeux des Américains. Le président Bush donne son aval à l’exécution mais dicte toutefois trois conditions : l’opération doit rester secrète, ne pas entraîner de dommages collatéraux et les Américains ne doivent pas appuyer sur la gâchette.
Grâce à l’aide de la CIA, une surveillance est mise en place. Les services s’entendent sur le modus operandi. Mais la préparation demande de longs mois pour déjouer tous les obstacles. Les agents israéliens repèrent qu’une couverture posée sur la plage arrière du SUV de Moughnieh n’est généralement pas contrôlée lors des fouilles régulières des gardes du corps. Mais comment y loger un explosif indétectable ? Ce sont les Américains qui font entrer le matériel en Syrie. Puis une équipe du Mossad parvient à placer l’engin. Le 12 février 2008, alors qu’il rejoint enfin seul son véhicule à 22h30, "le fantôme" est emporté par l’explosion de son véhicule, en plein Damas, dans l’un des lieux les mieux gardés du pays. Un succès militaire. Une humiliation pour les Syriens.
Benyamin Netanyahou (alors Premier ministre d’Israël), Reuven Rivlin (alors président) et le chef d’état-major Aviv Kohavi décorant une agente des services de renseignement qui a participé à la récupération de documents sur le programme nucléaire iranien, lors d’une cérémonie, à Jérusalem, le 2 juillet 2019. (HAIM TZACH/ISRAEL’S GOVERNMENT PRESS OFFICE)
« Vous ne pouvez pas savoir l’importance à nos yeux de votre travail au Caire. » Janvier 1948, Yolande Harmor vient de dérouler sur le bureau du futur Premier ministre d’Israël, David Ben Gourion, les cartes dérobées aux Egyptiens sur les projets d’invasion de l’Etat hébreudont la création vient d’être fixée au 14 mai. Cette belle femme à la grâce légendaire qui avait repris son indépendance après un mariage arrangé avec un riche homme d’affaires juif d’Alexandrie fut l’une des premières espionnes au service d’Israël. A la tête d’un réseau qu’elle monta de toutes pièces, elle prit des risques insensés, fut arrêtée, emprisonnée et sauvée de justesse. Aujourd’hui, le récit extraordinaire de sa vie est l’un de ceux mis en lumière par Michel Bar-Zohar et Nissim Mishal dans « les Amazones du Mossad », qui vient de paraître aux Editions Saint-Simon.
« Au début, les femmes recrutées au Mossad faisaient le café, tapaient les rapports… mais grâce à ces héroïnes qui ont forcé la main du renseignement israélien et montré leur courage et leur abnégation, elles ont aujourd’hui conquis la place qu’elles méritent au sein de l’Institut pour les renseignements et les affaires spéciales [le nom complet de l’agence, NDLR] », raconte Michel Bar-Zohar. Attablé dans un café parisien, l’ancien journaliste, diplomate et député travailliste, qui travailla avec le ministre de la Défense Moshe Dayan à la fin des années 1960, salue l’évolution de ce monde encore trop machiste : « L’année dernière, 47 % des recrues du Mossad étaient des femmes. » Ces centaines d’agentes doivent leur place aux pionnières qui ont agi dans l’ombre à partir des années 1950.
« Je me suis recrutée moi-même »
« Personne ne m’a recrutée dans les services secrets israéliens, dira un jour fièrement Shula Cohen. Je me suis recrutée moi-même. » Celle qui sera condamnée à mort en 1962 (peine commuée en sept ans d’emprisonnement) pour espionnage au profit de l’« ennemi sioniste » par la justice libanaise est une autre de ces « amazones ». Outre les renseignements qu’elle collectait à Beyrouth, cette mère de cinq enfants organisa dans les années 1950 un très efficace réseau de passeurs qui permit à plusieurs milliers dejuifs d’entrer clandestinement en Israël via le Liban alors que le pays était pourtant officiellement en guerre contre l’Etat hébreu. C’était une autre de ces amazones à la beauté, elle aussi, légendaire. Pourtant, insiste Michel Bar-Zohar, l’image de « Mata Hari », d’espionne « femme fatale » au physique ensorceleur, est une idée reçue à contre-courant du quotidien de l’espionnage.
Buenos Aires, 1960 : « Nous attendions une beauté stupéfiante et nous vîmes apparaître une femme potelée, ni grande, ni jolie, avec des lunettes à monture dorée. Nous ne l’aurions jamais regardée dans la rue. » C’est ainsi que l’agent « Reuven » se souvient de l’arrivée de Yehudit Friedman dans l’équipe qui exfiltra d’Argentine le criminel nazi Adolf Eichmann, un des principaux responsables de la « solution finale ». « C’était la première fois qu’une femme participait à une mission à égalité avec des guerriers du Mossad », raconte Michel Bar-Zohar. Durant plus d’une semaine, elle contribua à surveiller le prisonnier, tout en donnant à la planque des airs de maison de vacances, allongée sur un transat dans le jardin. « Ils ont alors compris qu’une femme peut être très utile pour passer inaperçue, se fondre dans la masse, mener une mission dans l’ombre. »
Car, contrairement aux clichés du cinéma et de la littérature d’espionnage, les agentes du Mossad ne sont pas embauchées pour faire parler leurs cibles sur l’oreiller. « Aucun officier du Mossad n’a le droit d’ordonner à une agente d’utiliser son corps pour une mission, explique Michel Bar-Zohar. Lorsque l’Institut estime qu’une mission requiert davantage d’intimité avec une cible, il a recours à des volontaires féminines extérieures aux mœurs légères. Il y a eu à Paris une femme très connue par la société parisienne qui tenait un grand restaurant et a fait beaucoup pour le Mossad. »
Yolande Harmor. (WIKIMEDIA COMMONS)
Le renseignement israélien recherche d’autres qualités chez ses recrues féminines. « Les femmes prennent avec un sérieux exemplaire les missions qui leur sont confiées, analyse l’historien. Surtout, elles ont une plus grande capacité d’improvisation. » Cacher le dernier document volé entre les langes du bébé, maquiller un groupe de candidats à l’émigration en procession religieuse pour échapper à une patrouille ou simplement prendre l’initiative d’accrocher une fleur à la boutonnière de sa cible pour engager la conversation… Chacune des amazones prises en exemple par les auteurs parvient à faire preuve d’un sang-froid hors norme.
Michel Bar-Zohar souligne deux autres qualités indispensables et communes à toutes les guerrières du Mossad : un très grand patriotisme et « un tout petit brin d’aventurisme, une étincelle dans les yeux qui leur permet de prendre des risques incroyables. J’ai vu chez plusieurs d’entre elles combien la peur est absente ». Il évoque Yaël, dont il ne cite pas le nom de famille :
« C’est une bonne amie à moi. Elle a passé quatorze ans dans les capitales arabes, dirigeant des équipes, menant des missions incroyables. Le chef du Mossad m’a dit : “Si on lui donnait des médailles pour toutes les missions qu’elle a remplies, il n’y aurait pas assez de place sur sa poitrine.” Je lui ai demandé un jour si elle n’avait pas eu peur, et elle m’a répondu : “Oui, j’avais peur. Peur de ne pas accomplir ma mission.” Tout ce qui l’intéressait, c’était de prouver qu’elle pouvait le faire. »
L’assassinat du « Prince rouge »
Mais, comme leurs homologues masculins, les guerrières du Mossad doivent faire face à une très grande pression psychologique. L’anonymat, la solitude et la rudesse d’une vie cloisonnée sont autant de souffrances à traverser. L’agent sous couverture vit en mission une parenthèse durant laquelle il ne peut être lui-même, mais, revenu à la vie civile, il doit maintenir ses proches dans l’ignorance de cet autre lui-même qu’il a incarné. Et il n’y a pas de prescription :
« Yaël vivait avec son mari dans un village où personne ne savait qui elle était. Personne n’avait non plus découvert lors de ses missions sa véritable identité. J’ai pris un jour une photo avec le couple, photo que je souhaitais publier dans mon dernier ouvrage. Mais on me l’a interdit. Elle avait pourtant à cette époque 84 ans ! Cela signifie que si certains découvraient des années après dans son visage celui d’une espionne du Mossad cela pourrait mettre en danger ses contacts locaux de l’époque. »
Pourtant, ces conditions de vie contraignantes, associées, précise Michel Bar-Zohar, à des salaires plutôt médiocres, ne découragent pas les candidates. « 30 % des chefs d’équipe et 40 % des agents du Mossad sont aujourd’hui des femmes. Je ne parle pas seulement des espionnes mais aussi des ingénieures en informatique, qui sont sur un pied d’égalité total avec les hommes, ou encore des agentes en missions en première ligne comme le fut Erika Maria Chambers dans l’assassinat en 1979 du “Prince rouge” [surnom du terroriste palestinien Ali Hassan Salameh, NDLR], responsable de la sanglante prise d’otages d’athlètes israéliens aux jeux Olympiques de Munich de 1972. » Dès son recrutement, la jeune femme avait été destinée à devenir une guerrière spécialisée dans l’élimination de cibles. Elle ne faillit pas à sa mission lorsqu’elle reçut l’ordre d’appuyer sur le détonateur qui provoqua l’explosion, à Beyrouth, de la Chevrolet d’Ali Salameh, lui infligeant des blessures fatales.
Image publiée par le journal libanais « As Safir » montrant la voiture d’Ali Hassan Salameh après l’explosion, à Beyrouth, en janvier 1979. (AS SAFIR/AP/SIPA)
Longtemps, l’Institut a conservé le préjugé tenace qui considère les femmes handicapées dans leurs missions par une vie de famille trop présente. Oubliant l’exemple des pionnières Shula Cohen ou Yolande Harmor, le Mossad interdit aux agentes d’avoir des enfants durant de longues années. C’est ainsi que, refusant de signer cet engagement, Tzipi Livni, qui deviendra ministre des Affaires étrangères et vice-Premier ministre d’Israël en 2006, avait démissionné du Mossad en 1984. Désormais, cette interdiction a été levée, « et les époux, convoqués, s’engagent à laisser la femme partir en mission au pied levé et à prendre sur eux les contraintes domestiques », détaille Michel Bar-Zohar. « Comme me l’a confié l’ancien chef du Mossad Yossi Cohen : “Après tout, certains agents partent bien plusieurs années à l’étranger pour décrocher un diplôme. Pourquoi n’accorderions-nous pas quelques mois à d’autres pour avoir un enfant ?” » Yossi Cohen espère voir prochainement une femme prendre la tête de l’Institut, a-t-il assuré à l’historien.
« Une image reste gravée dans ma mémoire, conclut Michel Bar-Zohar. Celle en 2019 de la remise du Prix de la Sécurité d’Israël. » On y voit trois hommes – le président Reuven Rivlin, le Premier ministre Benyamin Netanyahou, le chef d’état-major Aviv Kohavi – et de dos une femme dont seule l’initiale du nom est connue « L » (« Lamed », en hébreu). « Cette femme est celle qui a rendu possible l’opération la plus retentissante de ces dernières années ayant permis de récupérer dans un entrepôt près de Téhéran plus de 110 000 documents relatifs au programme nucléaire iranien. Qui peut prétendre que les femmes ont encore quelque chose à prouver au sein du Mossad ? »
L’historien Laurent Martin revient sur l’histoire du « Canard enchaîné » et de son journaliste Jean Clémentin, dont on découvre maintenant qu’il fut un agent des services de renseignement tchécoslovaques.
Jean Clémentin en février 1976, près de Paris. (SOPHIE BASSOULS/SYGMA VIA GETTY IMAGES)
Quelle est votre réaction devant ces révélations ?
Je suis surpris, comme doivent l’être tous ceux qui ont connu ce journaliste au « Canard enchaîné ». Même si, comme je l’indique dans mon livre, Jean Clémentin est un personnage mystérieux – il avait refusé de répondre à mes questions, comme quelques autres anciens du journal, alors que j’avais pu accéder aux personnes, aux archives et aux locaux en toute confiance. J’ai échangé avec deux personnes qui étaient proches de lui au « Canard », le dessinateur André Escaro et le journaliste Claude Paillat, j’ai aussi pu consulter des rapports de police, dont un dossier des Renseignements généraux sur Clémentin, mais c’est toujours sujet à caution, le sérieux des agents des RG, qui collectent des rumeurs, étant très variable.
Il y a beaucoup de zones d’ombre dans la vie de Clémentin – son séjour en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, volontaire ou pas pour le STO (Service du Travail obligatoire), les circonstances peu claires de son départ ensuite en Indochine –, mais dans ces sources, il n’a jamais été fait mention d’un soupçon qu’il ait pu travailler pour des services étrangers. Il y a un engagement à gauche, et même communisant, de Clémentin, mais ça n’en faisait pas pour autant un agent de l’étranger.
Quel a été le rôle de Jean Clémentin au « Canard » ?
Il a fortement contribué à le faire évoluer d’un journal satirique à un journal également d’investigation, notamment en faisant venir des pigistes classés parfois à droite, voire à l’extrême droite, ce qui a été très mal vu par d’autres journalistes du « Canard » pour lesquels ces gens n’y avaient pas leur place. Même si lui était engagé à gauche, il avait un éclectisme politique comme journaliste d’investigation, avec le souci d’avoir des gens de tous bords dans l’équipe pour obtenir des informations de tous côtés. Il est devenu rédacteur en chef chargé des sujets politiques en 1969 – alors que s’achève sa collaboration avec les services tchèques que vous révélez.
Le « Canard » est traditionnellement structuré entre ces deux grands thèmes : la politique et la culture, et ses responsables venaient généralement de la partie politique. Quand Jean Clémentin part, en 1989, il est fâché avec tout le monde, selon André Escaro, mécontent parce que le directeur de la rédaction, Roger Fressoz, n’a pas suivi ses orientations, sa vision d’un journal plus éclectique sinon apolitique, et avec plus d’international – encore aujourd’hui, le « Canard » est resté largement franco-français dans sa couverture de l’actualité.
Quelle était l’atmosphère au « Canard enchaîné » dans cette période des années 1957-1969 où Jean Clémentin mène son activité secrète d’espion ?
Il faut bien situer cette période dans le temps : auparavant, au début des années 1950, le « Canard » a été près de mourir, avec des ventes en baisse, et une offre de rachat par la Frampar (qui possédait « France-Soir » ) que Jeanne Maréchal, la veuve du fondateur Maurice Maréchal, a repoussée. La guerre d’Algérie fait remonter le journal, et les « Carnets de route de l’ami Bidasse » écrits par Jean Clémentin y contribuent nettement, c’est une rubrique très informée sur la vie des soldats en Algérie. A partir de 1954-1955, le début de la guerre, les ventes remontent.
Tout au long des années 1960, le « Canard » couvre des affaires, dont le « gaullisme immobilier », la corruption sous de Gaulle puis Pompidou. Jean Clémentin a joué un rôle éminent dans le virage du « Canard » vers les enquêtes. Le journal vit dans une atmosphère optimiste, et son succès va s’amplifier au long des années 1970, jusqu’à son apogée, l’élection présidentielle en 1981, où il culmine autour du million d’exemplaires vendus. Pendant ce temps, Jean Clémentin garde un temps ses activités de journaliste politique, puis il passe à la partie culturelle. Il se voulait écrivain, et selon Escarro, il a conçu du ressentiment contre l’hebdomadaire en trouvant que ses responsabilités avaient empêché qu’il soit suffisamment reconnu comme journaliste littéraire.
Y a-t-il eu des soupçons qu’il puisse y avoir un espion au « Canard » ?
Pas à ma connaissance. Après la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle présente dans ses « Mémoires de guerre » le « Canard » comme un journal communiste. Son rédacteur en chef Tréno a protesté très vivement auprès de l’éditeur, avec succès puisque dans sa nouvelle édition le Général parle seulement d’un journal où il y avait des communistes, ce qui est indéniable. A la fin des années 1940 et pendant les années 1950, il y aura ensuite des départs du « Canard » des deux bords, de journalistes communistes et d’autres très hostiles au communisme. Que des journalistes aient eu des sympathies communistes, oui, mais cela s’arrête là – votre enquête montre au passage que Jean Clémentin était très vénal, ses motifs n’étaient pas qu’idéologiques. Lors de l’affaire des micros et des « plombiers » du Canard, en 1973, le directeur de la DST [le contre-espionnage français] a prétendu un temps que les micros avaient été posés par des espions d’un service étranger. Mais c’était un prétexte peu crédible, même s’il sera intéressant de relire cet épisode après la découverte du passé de Jean Clémentin. Le plus probable reste que les enquêtes du « Canard » gênaient le pouvoir, et que Raymond Marcellin, le ministre de l’Intérieur, voulait connaître ses sources.
Exclusif - Sous le pseudonyme de « Jean Manan », Jean Clémentin a été l’une des grandes plumes du « Canard enchaîné ». Mais sous le nom de code « Pipa », il a aussi été rémunéré par les services secrets tchécoslovaques. De 1957 à 1969, il leur a livré près de 300 notes. Et a publié, dans l’hebdomadaire satirique, de fausses informations dictées par la StB. Grâce à plus de 1 500 pages d’archives jusqu’ici restées secrètes, « l’Obs » révèle une incroyable affaire d’espionnage.
Ce 15 août 1969, Jean Clémentin, chef du service politique au « Canard enchaîné », et Miroslav Merta, diplomate tchécoslovaque, ont rendez-vous dans un restaurant parisien, Le Dinard. Ils y ont leurs habitudes. Au Rapide aussi. Egalement Aux armes de Bretagne, à Montparnasse. Et dans bien d’autres lieux. En fait, ils alternent constamment. Pour ne pas éveiller les soupçons.
Comme à chaque fois, Miroslav Merta rapportera les détails de cette rencontre du 15 août 1969 à ses supérieurs à Prague. Voici ce que dit cette note secrète aujourd’hui déclassifiée. Avant d’entrer dans le café, le diplomate a pris des précautions plus strictes que d’ordinaire. Il a déambulé dans Paris pendant deux heures pour échapper aux éventuelles filatures du contre-espionnage français. Puis il a surveillé les allées et venues au Dinard.
Le rendez-vous sécurisé, Merta s’installe le premier. Clémentin arrive, fébrile. Le journaliste du « Canard enchaîné » demande tout de suite au Tchécoslovaque s’il est certain que personne n’est à ses trousses. Parce que la semaine dernière, raconte-t-il, une voiture a observé son domicile de Meudon pendant plusieurs heures. Clémentin est très inquiet, rapporte Merta, et il a raison de l’être.
Sa vie de journaliste de 45 ans, influent et respecté, marié et père de famille, peut être brisée du jour au lendemain si quelqu’un parle. Or, écœuré par l’écrasement du Printemps de Prague par les chars soviétiques un an plus tôt, un certain Ladislav Bittman, haut responsable de la StB, la Sûreté de l’Etat, le service secret tchécoslovaque, vient de faire défection vers les Etats-Unis. Il connaît l’identité des collaborateurs français de son ancienne maison. Dont l’un des plus importants n’est autre que… Jean Clémentin. Va-t-il le dénoncer ? Dans le doute, le journaliste et Merta, en réalité son officier traitant sous couverture diplomatique, nom de code « Miska » (le « bol » en tchèque), décident de mettre fin à une collaboration clandestine – et illégale – qui dure depuis douze ans. Et de ne plus jamais se revoir.
Une collaboration très risquée
Pour les lecteurs du « Canard enchaîné », il était « Jean Manan », un nom de plume renommé. Ses collègues de l’hebdomadaire satirique, eux, le surnommaient « Tintin ». Tandis qu’à la StB on l’appelait « Pipa », son nom de code. C’était l’un des plus célèbres journalistes de son époque, qui sera rédacteur en chef du « Canard enchaîné » dans les années 1970 où, de l’avis général, il diffusera la culture de l’investigation pour laquelle le journal est aujourd’hui si réputé et si craint. Mais, de 1957 à 1969, Jean Clémentin a aussi été un espion stipendié des Tchécoslovaques, donc du camp soviétique. Nous sommes alors en pleine guerre froide, qui opposait bloc à bloc l’Amérique, l’URSS et leurs alliés. Pour l’Est, recruter des journalistes espions dans le camp occidental était crucial afin de recueillir des informations confidentielles et monter des opérations d’intoxication. Et particulièrement à Paris, où siégeait l’Otan.
Les preuves sont formelles. Elles sont réunies dans un dossier de 1 548 pages consacré à l’activité de l’agent Pipa, le n° 41582, qui dort depuis un demi-siècle dans les archives de la StB. C’est l’historien tchèque Jan Koura, vice-recteur à l’université Charles de Prague, qui a obtenu son ouverture en 2019. Il l’a généreusement mis à notre disposition. Nous avons fait traduire en français les principaux rapports rédigés en tchèque par les trois officiers traitants successifs de Jean Clémentin.
Page d’ouverture du dossier consacré à l’activité de Jean Clémentin, alias « Pipa », en 1957. (ARCHIVES DE LA STB)
Au total, Pipa, qui était à la fois agent d’influence et de renseignement, a fait honneur à son nom de code qui veut dire « robinet » en tchèque. D’après le décompte de la StB, le journaliste a, en douze ans, remis pas moins de 300 notes, au cours de 270 rencontres en France et à l’étranger. Il a également participé activement – et consciemment – à trois opérations de désinformation, en publiant dans « le Canard enchaîné » des articles conçus par la StB. Il a même été envoyé à Londres et à Bonn par le service secret dans le but de récolter des renseignements. Le tout pour une confortable somme d’argent qui lui a permis notamment d’acheter une maison à Meudon, dans la banlieue bourgeoise de la capitale.
On comprend pourquoi, au Dinard, Clémentin alias Pipa était particulièrement anxieux. Sa collaboration, dont nous allons raconter les principaux épisodes, était très risquée. Durant la guerre froide, un seul journaliste a été condamné pour avoir collaboré sciemment à des opérations d’intoxication d’un service secret de l’Est. Il s’agit de l’éditeur d’une lettre confidentielle, Pierre-Charles Pathé, pris, en 1979, en flagrant délit, lorsqu’il remettait des documents à son officier traitant du KGB. La Cour de Sûreté de l’Etat l’a condamné à cinq ans de prison. S’il avait été découvert, Jean Clémentin, qui a 98 ans et habite à Paris, aurait probablement, lui aussi, passé une partie de sa vie derrière les barreaux. Il n’a pas souhaité répondre à nos questions. Aujourd’hui, l’affaire est évidemment prescrite depuis longtemps.
Jean Clémentin n’a pas souhaité répondre à nos questions
« L’Obs » a essayé de joindre Jean Clémentin, qui a aujourd’hui 98 ans et vit en région parisienne. Nous avons contacté son fils, Bruno Clémentin, le 2 février, auquel nous avons dit que nous souhaitions interroger son père sur ses relations avec les services secrets tchécoslovaques de 1957 à 1969. Il a promis de lui faire part de notre requête lors de leur prochaine rencontre, le 6 février. Mais le lendemain il nous a affirmé par téléphone que « cette vieille affaire des années 1960 n’intéressera[it] personne » et que son père ne « souhait[ait] pas répondre à nos questions ». Puis il a ajouté dans un SMS : « N’étant pas mon père, tout ce que je peux prétendre en son nom n’a aucune influence. » Il a par ailleurs refusé de nous transmettre les coordonnées de ce dernier en nous renvoyant sur ses anciens collègues du « Canard enchaîné ». Lesquels nous ont assuré ne pas en disposer. Jean Clémentin a quitté l’hebdomadaire satirique en 1989. V. J.
Idéologie et appât du gain
L’affaire commence en 1957, quand, dans une note signée de sa main, le tout-puissant ministre de l’Intérieur tchécoslovaque, Rudolf Barák, autorise le recrutement de Jean Raoul Clémentin alias Jean Manan comme agent du service secret. Le journaliste a 34 ans et vient d’être embauché au « Canard enchaîné ». Anticolonialiste comme l’ensemble de la rédaction de l’hebdomadaire, il tient une chronique, « les Carnets de route de l’ami Bidasse », où il décrit le quotidien difficile des appelés du contingent en Algérie.
Ses origines ne le prédisposent pas à travailler pour des communistes, au contraire. Voici comment, dans sa missive au ministre de l’Intérieur, l’officier de la StB « Vlk » (le « loup ») résume la vie et les motivations du futur agent Pipa. Jean Clémentin, écrit-il, est né en 1924 dans le Calvados dans une famille catholique. Il a fait sa scolarité chez les jésuites, puis a commencé une fac d’histoire à Paris mais « n’a pas terminé ses études ». Son père est un officier à la retraite « qui a participé à la guerre contre les Soviétiques, aux côtés des Polonais « blancs » ». Son fils refuse de le voir « pour des raisons politiques ». Cependant, Clémentin confie que, dans sa jeunesse et du fait de « son éducation religieuse », il a lui-même eu « des opinions quasi fascistes ».
Extrait du registre des agents des services secrets tchécoslovaques où apparaît le nom de Jean Clémentin, alias « Pipa ». (ARCHIVES DE LA STB)
C’est en Indochine qu’il se découvre une âme de progressiste. Il y part en 1950 comme reporter à l’agence de presse de l’état-major, dirigée par son oncle. Il y reste trois ans de plus comme correspondant de l’agence de presse américaine Associated Press. Il en revient dégoûté par les méthodes de l’armée et des colons français. Désormais Clémentin soutient le combat du Viêt Minh et se retrouve journaliste à « Libération », un quotidien compagnon de route du Parti communiste français. C’est là qu’en 1954 il rencontre pour la première fois le camarade Krajicek de l’ambassade tchécoslovaque en France, qui n’est autre que son futur officier traitant Vlk.
Les deux hommes sympathisent. Clémentin accepte de collaborer avec lui en tant que « contact confidentiel ». Il lui fournit des « informations fiables » sur le contingent français en Indochine et même, précise Vlk, sur les relations entre la France et l’Allemagne. Mais, pendant trois ans, au cours desquels ils se rencontrent trois fois par mois, Clémentin refuse d’être rémunéré, il accepte seulement « quelques cadeaux ». En 1957, il change d’avis.
A l’époque, Staline est mort depuis quatre ans et Nikita Khrouchtchev, le nouveau numéro un soviétique, a promis de « déstaliniser » l’URSS. Mais en Europe centrale, la dictature communiste est toujours aussi féroce. A Prague, des dizaines de milliers d’opposants croupissent en prison. Et, surtout, à Budapest, les chars soviétiques viennent, en novembre 1956, d’écraser une insurrection populaire, en massacrant plus de 2 000 personnes.
L’historien tchèque Jan Koura, vice-recteur à l’université Charles de Prague. (VLADIMIR SIGUT)
A la différence de beaucoup d’intellectuels, l’affaire hongroise ne détourne pas le jeune journaliste de la sphère communiste. A Vlk, Clémentin confie qu’il est toujours « admiratif des démocraties populaires », surtout pour « leurs avantages sociaux ». Il affirme même être favorable à l’avènement d’un tel régime en France, tout en considérant que cela n’arrivera pas « sans les troupes soviétiques ».
Mais ce n’est pas uniquement par idéologie qu’il accepte, en cette année 1957, de devenir un agent stipendié de la StB. Il y a aussi l’appât du gain, « il aime l’argent », écrira plus tard Vlk. Il faut dire que « sa situation financière n’est pas bonne. Il ne peut pas acheter un appartement » et « circule dans Paris à scooter ». Et puis, cet homme déjà marié à deux reprises « aime les femmes et ne s’en cache pas », écrit l’officier de la StB. Une passion qui coûte cher.
D’autant plus cher que le journaliste a « fièrement » révélé à son ami Vlk avoir « cinq maîtresses ». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il ne veut pas adhérer au PC, « trop rigide », selon lui, sur le plan des mœurs. Il lui faudrait renoncer à ses aventures. Et « se lever tôt le dimanche matin pour aller distribuer “l’Humanité” ».« Probablement les restes de son éducation bourgeoise », note le zélé camarade Vlk.
Un groupement criminel
Alors tant pis si la StB n’est pas une assemblée d’enfants de chœur mais bien un groupement criminel. Le 14 mai 1957, alors que Pipa s’apprête à le rejoindre, le service secret organise un attentat en France. Ses sbires envoient de Paris un colis piégé à la préfecture du Bas-Rhin. Ils espèrent atteindre deux ministres français présents ce jour-là à Strasbourg. Ils ont glissé des tracts néonazis dans le paquet afin de faire croire à une résurgence de l’extrême droite en Alsace. Mais c’est l’épouse du préfet, Henriette Trémeaud, qui ouvrira le colis trois jours plus tard. Elle mourra des suites de ses blessures.
Clémentin intéresse la StB pour « ses relations » dans différents ministères, notamment aux Armées, au Quai-d’Orsay et à l’Outre-mer. Et puis « il a interviewé Nehru », le Premier ministre indien. Il connaît « personnellement Bao Dai », ex-empereur du Vietnam, « le premier secrétaire de l’ambassade américaine à Paris » et des membres du Sdece, le service secret français. Enfin, cerise sur le strudel, « il connaît très bien », grâce à son père, le fils de l’ancien président du Conseil Joseph Laniel. Il pourra donc fournir à ses officiers traitants beaucoup d’« informations secrètes », promet Vlk à son ministre.
Au début, l’agent Pipa donne entière satisfaction. A tel point que, si l’on en croit un autre rapport de Vlk, la StB lui donne « les 15 000 francs nécessaires à l’achat de sa maison » en 1960 à Meudon, soit, d’après l’Insee, 25 000 euros d’aujourd’hui. Au total, dans les cinq premières années de sa collaboration active, ses officiers traitants, Vlk puis « Motl », lui confieront de la main à la main 23 600 francs soit environ 40 000 euros d’aujourd’hui. Si bien qu’en 1962 Pipa ne roule plus à scooter mais est l’heureux propriétaire d’une 2 CV.
Relevés des paiements, en francs, à l’agent « Pipa » par ses officiers traitants, et de leurs notes de frais. (ARCHIVES DE LA STB)
Mais, parfois, l’agent Pipa pose problème. Il remet à la StB un « faux rapport » sur le Sdece, le service d’espionnage français. Il annule plusieurs rendez-vous « de peur que sa collaboration ne soit découverte ». Bref, il n’est pas toujours fiable. « Et puis son contact avec nous a été remarqué par les services français », assure Motl qui le soupçonne même « de s’être lui-même dénoncé ». Pourtant, après enquête, la StB décide, fin 1962, de poursuivre la collaboration. Elle ne va pas le regretter.
« Nous ne lui avons pas confié des tâches compliquées », écrit Motl dans le bilan d’activité 1963-1965 de l’agent Pipa. Le journaliste, qui est devenu chef du service politique du « Canard », a moins de temps mais plus de contacts. « Son travail sur les organisations internationales, notamment sur l’Otan, a été très faible, à cause de son activité au journal où il a été obligé de se focaliser sur la politique intérieure », écrit Motl dans ce même bilan. En revanche, ajoute-t-il, « sur les sujets militaires et notamment sur le Sdece, il a été bien meilleur : il a transmis plusieurs documents utiles et intéressants ».
Le faux testament de l’ex-chancelier Adenauer
Et surtout il a participé à trois « mesures actives », comme on dit dans le jargon des services secrets, c’est-à-dire des opérations de désinformation. La première, en 1963, a pour nom de code « Narcis ». Son but : accroître les divisions au sein de la CDU, le parti conservateur au pouvoir en Allemagne de l’Ouest. La cible : l’ex-chancelier Konrad Adenauer, poussé à la démission par son propre camp après sa signature, en janvier 1963, du traité de l’Elysée avec de Gaulle, qu’une partie importante de la CDU juge trop favorable aux intérêts de Paris et pas assez proaméricain. Le moyen de diviser davantage encore le pouvoir conservateur à Bonn : publier « un testament politique d’Adenauer qui serait clairement profrançais » – un faux écrit par une équipe de la StB.
Le messager choisi pour l’« opération Narcis » est Jean Clémentin. « La mesure active commencera par la publication d’un article adéquat en France, décrète la direction de la StB. Nous pensons que Pipa pourrait l’écrire dans “le Canard enchaîné”. » Pour le rendre crédible, « il serait nécessaire que Pipa fasse un voyage en Allemagne », où une source lui aurait remis le document.
Lettre de la StB demandant à l’agent « Pipa » de rédiger un article sur l’existence d’un testament profrançais du chancelier Adenauer. (ARCHIVES DE LA STB)
Le 9 août 1963, le journaliste accepte la combine. Il ira « deux ou trois jours » à Bonn. Il propose même à Motl de confier l’existence de ce « testament » à un journaliste allemand qu’il connaît bien, un certain Franken. Celui-ci édite une feuille confidentielle, « Bonner Briefe », « dont les informations sont souvent reprises » par la grande presse. Il pourrait lui proposer de publier leurs articles en même temps. Ainsi la campagne de désinformation commencerait simultanément des deux côtés du Rhin.
Le 19 septembre, au café Pasteur, Motl remet à Pipa le faux testament et les directives de Prague. Quelques jours plus tard, Clémentin file à Bonn où il se met d’accord avec Franken. A son retour, Pipa soumet un premier jet de son article à Motl pour accord de Prague.
Il paraît le 2 octobre 1963 en bonne place sous le titre « le Testament de mon Conrad », signé de « notre envoyé spécial à Bonn, Jean Manan ». « Les proches de Conrad Adenauer, écrit Clémentin alias Manan alias Pipa, font circuler parmi leurs amis un long mémorandum, sorte de testament politique écrit à la troisième personne où les connaisseurs retrouvent la patte du vieux monsieur, et qui constitue la charte de l’opposition adernauerienne (et gaulliste) au cher Erhard [le nouveau chancelier, membre lui aussi de la CDU]. » Puis il cite longuement plusieurs passages de ce document, écrit en réalité par des spécialistes de la StB.
A Bonn, Franken publie, de bonne foi, semble-t-il, les mêmes infos. A Prague, on s’attend à un retentissement énorme de l’affaire. On est sûr que, pour se justifier, le « Canard » sera contraint de publier le faux testament dans son numéro suivant, phase 2 de l’« opération Narcis ». Mais l’article du « Canard » fait pschitt. Personne ne le reprend. Clémentin a tenté d’intéresser son confrère Jacques Nobécourt du « Monde », grand spécialiste de l’Allemagne. En vain. La StB ne lui tient pas rigueur de cet « échec ». Outre les 2 000 Deutsche Mark prévus, elle lui accorde une prime de 2 000 Deutsche Mark supplémentaires.
L’article « le Testament de mon Conrad », publié le 2 octobre 1963 dans « le Canard enchaîné ». (ARCHIVES DU CANARD ENCHAINE)
Quelques mois plus tard, en juin 1964 Pipa est de nouveau sollicité pour une « mesure active », nom de code « Nota ». Le but, cette fois, est d’accroître les tensions franco-américaines, déjà mises à mal par le refus de De Gaulle d’accepter le Royaume-Uni dans la CEE et sa reconnaissance officielle de la Chine communiste. Il s’agit de révéler les menées antifrançaises des Américains en Ethiopie, dont la StB a appris l’existence par ses agents à Addis-Abeba.
Pour résumer à gros traits, le Premier ministre éthiopien, dont la femme est française, aurait accepté, lors d’un voyage privé à Paris, de signer plusieurs contrats avec des entreprises françaises. Afin de faire échouer l’accord et bouter les Français hors de la Corne de l’Afrique, les Américains miseraient sur l’empereur, qui est issu d’une tribu différente de celle du chef du gouvernement.
« Si on lui demande quelles sont ses sources, écrit Motl, Pipa répondra qu’il a été averti par des lettres anonymes. » L’article du « Canard enchaîné » est publié le 8 juillet 1964 sous le titre « Dans le trou du chef ». La StB est ravie, même si « Pipa a un peu changé l’ordre des informations ». Si bien que le 12 août, au café Le Celtique, Motl gratifie le journaliste d’une prime de 500 francs. Pourtant, ce jour-là, l’officier traitant est un peu déçu du manque de résultats de l’agent Clémentin dans son travail d’espion : « Il ne nous a pas donné de nouvelles informations politiques », écrit Motl dans son compte rendu de la rencontre.
Des renseignements sur « la santé de De Gaulle »
Pipa va se rattraper. Le 4 septembre, au café L’Armoire, il livre des renseignements sur « la santé de De Gaulle », obtenus, assure-t-il, grâce à l’un de ses amis avocat, « fils du médecin qui aurait opéré le Général de la prostate ». A la fin de la rencontre, l’officier traitant glisse 1 000 francs à Clémentin.
Leurs relations sont au beau fixe. Le 10 avril 1965, après avoir sécurisé les lieux, Motl retrouve Pipa dans un restaurant à Meudon, près du domicile du journaliste. Il le félicite « pour son travail de qualité ». Le journaliste évoque une intervention chirurgicale délicate pour sa femme. L’officier traitant lui propose de la réaliser à Prague, « ce sera gratuit ». En fait, confesse finalement le journaliste, l’opération a déjà eu lieu, en Suisse. Mais si la situation se reproduit, il promet d’en parler à ses amis tchécoslovaques.
Puis Clémentin présente ses excuses à son traitant. Il n’a pas encore obtenu « les informations demandées sur le désarmement au Vietnam ». En revanche, il en a récolté d’autres, mais il ne se souvient plus des détails. Pour qu’il puisse lui lire ses notes, Clémentin propose à Motl de se rendre chez lui, à côté, dans la maison payée en partie par l’argent de la StB. Contrairement aux règles du service secret, l’officier traitant accepte.
Jean Clémentin à Paris, en février 1976. (SOPHIE BASSOULS/SYGMA VIA GETTY IMAGES)
« Pipa était de très bonne humeur, rapporte Motl dans le compte rendu de cette rencontre à domicile, il m’a fait visiter la maison de la cave au grenier et m’a présenté des plans d’aménagement. » L’officier de la StB discute ensuite avec l’épouse de Jean Clémentin qui le remercie pour sa proposition concernant l’intervention chirurgicale. Puis le chef du service politique du « Canard » montre à Motl la pile des dossiers qu’il a constitués sur beaucoup de personnalités. Il lui en confie quelques-uns les plus importants. « Il s’agit de documents compromettants concernant plusieurs députés UNR [le parti gaulliste à l’époque, NDLR] et sur le ministre Jacquet [chargé des Transports]», que Motl juge « très intéressants ». Il y en aura d’autres : Pipa assure qu’il cache ses dossiers les plus précieux « à la campagne, dans la maison de l’un de ses amis ».
En partant, l’officier traitant glisse 1 000 francs au journaliste pour préparer une mission à Londres, où, précise Motl, il sera « accompagné de sa maîtresse ». La StB veut qu’il assiste à une grande réunion de l’Otase (sorte d’Otan asiatique) qui se tient dans la capitale britannique début mai 1965, et à laquelle évidemment aucun diplomate de l’Est n’est convié.
Motl lui donne une liste de questions précises. Sa maîtresse pourra l’aider à y répondre, explique l’officier de la StB dans son rapport, « parce qu’elle connaît plusieurs personnes dans les délégations asiatiques ». Clémentin, lui, explique que depuis l’Indochine il est très ami avec l’ambassadeur de France en Thaïlande et avec le conseiller politique de la Chancellerie à Londres. A son retour, il remettra un rapport détaillé en français.
Les directives de la StB sur l’affaire Ben Barka
En cette année 1965, Pipa ne chôme pas. Le 29 octobre, vers midi, Mehdi Ben Barka, le charismatique opposant marocain, est enlevé en plein Paris. On ne le retrouvera jamais. L’affaire Ben Barka commence, qui assurera « la fortune du “Canard” » dans les années 1960, affirme l’historien Laurent Martin, auteur du livre « “le Canard enchaîné”. Histoire d’un journal satirique » (Flammarion, 2005). Prague décide de tirer parti de cet enlèvement très vite attribué au directeur de la sûreté du royaume marocain, Ahmed Dlimi. Dès le 12 novembre, la direction de la StB donne le feu vert à l’« opération Start ».
Selon l’historien Jan Koura, qui a publié, en novembre 2020, un article à ce sujet dans la revue « Intelligence and National Security », le but principal de « Start » est de montrer que « les services secrets américains sont impliqués dans l’enlèvement ». La StB envoie des directives dans ce sens à onze de ses rezidentura dans le monde. Notamment à Paris où elle compte sur son agent Pipa.
L'article « la Guerre du Rififi : c’est la fête à la PP », publié le 17 novembre 1965 dans « le Canard enchaîné ». (ARCHIVES DU CANARD ENCHAINE)
Motl donne à Clémentin les éléments que ses chefs souhaitent voir publier dans « le Canard » et, dès le 17 novembre, Pipa sort dans l’hebdomadaire un article intitulé « la Guerre du Rififi : c’est la fête à la PP ». Il n’est pas signé mais c’est Clémentin qui l’a écrit. Il y inclut certaines informations fournies par la StB, dont plusieurs se révéleront, semble-t-il, exactes. La police et les services spéciaux du Maroc sont, affirme Pipa dans l’article, « entre les mains de la CIA ». D’ailleurs, ajoute-t-il, « Dlimi [le chef de la sûreté marocaine] sort de l’école de la CIA à Washington. Il a pour conseiller privé un certain Eleger, qui a pris un nom arabe au Maroc, ancien officier de l’Abwehr [espionnage militaire allemand] […] qu’on retrouve à Rabat comme officier… américain. » Motl est ravi, qui donne 600 francs au journaliste lors de leur rencontre suivante.
Sur ordre, Clémentin publiera le 16 décembre un nouvel article, concernant, cette fois, la possible implication de hauts responsables français dans l’enlèvement de Ben Barka. Motl le félicite d’y avoir inclus « tous les éléments demandés » et lui glisse une nouvelle prime. Ce sera la dernière des « mesures actives » à laquelle Clémentin participera.
« Des avoirs en Suisse »
Les années suivantes, il continue de livrer à la StB, contre rétribution, des informations plus ou moins fiables et confidentielles sur de Gaulle, sa politique étrangère, sur le personnel politique français ou les médias. Ainsi, il assure à Miska, son dernier traitant, que « Combat », le grand journal où écrivait Camus à la fin de la guerre, est désormais financé par la CIA et qu’une partie de ses articles est écrite par des personnels de l’ambassade américaine à Paris mais il ajoute qu’il n’en est pas sûr ; il affirme aussi que de Gaulle cherche à tout prix à se « réconcilier avec les juifs », et qu’en revanche le rapprochement du Général avec Pékin est en train de tourner court. Malgré la fragilité de ses dires, la StB continue à lui faire confiance et à le rémunérer. Et Miska le gratifie de plusieurs caisses de bière tchèque Pilsen, dont Clémentin est un grand amateur.
L’écrasement du Printemps de Prague va précipiter la fin de la collaboration. Dès le 12 septembre 1968, trois semaines après l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie, Miska est autorisé à rencontrer Pipa. Ce dernier lui dit qu’il désapprouve l’invasion mais mollement. Son rédacteur en chef au « Canard », en revanche, serait prêt à se battre aux côtés des Tchèques, confie-t-il, mais pas lui. Et pour cause : il accepte de continuer de collaborer avec la StB, bien que celle-ci soit l’organe principal de la très brutale reprise en main du pays par les communistes conservateurs.
L’écrasement du Printemps de Prague par les troupes soviétiques, en 1968. (JOSEF KOUDELKA/MAGNUM PHOTOS)
D’ailleurs, il confie à Miska un document confidentiel américain qu’il a obtenu, assure-t-il, par la maîtresse d’un haut diplomate. Il s’agit d’un texte rédigé par la faction du PC tchécoslovaque hostile à la position actuelle du pouvoir à Prague, réquisitoire dont Radio Free Europe se serait beaucoup servi pour ses émissions en direction de la Tchécoslovaquie. Selon le traitant, le document, dactylographié, semble-t-il, sur une « machine à écrire étrangère », est considéré comme « dangereux » par les autorités du pays qui pourront peut-être en débusquer l’auteur. Il remercie Clémentin chaleureusement.
Les deux hommes se revoient au Dinard le 22 novembre 1968. Pipa est ravi. « La dévaluation du franc le met en joie », rapporte Miska, puisque le journaliste a pris soin « de placer des avoirs en Suisse ». Quelques jours plus tard, nouvelle rencontre à Versailles. Le traitant évoque la défection à l’Ouest d’un haut responsable de la StB, Ladislav Bittman, nom de code « Brychta ». Par mesure de précaution, Miska décide de suspendre la relation jusqu’à nouvel ordre. « Pipa n’est pas content », écrit-il. Pour le consoler, il lui donne 1 000 francs.
Ils ne se reverront que neuf mois plus tard lors de leur dernière rencontre, le 15 août 1969 au Dinard. Avant de se séparer définitivement, Clémentin annonce qu’il s’apprête à publier un livre politique chez un éditeur suisse. Cinq mois plus tard, le 19 février 1970, la direction de la StB note que l’ouvrage, « l’Affaire Fomasi », vient de paraître à Lausanne et demande à se le faire acheminer par train. Elle consigne aussi que Pipa « conserve une fonction importante au “Canard enchaîné”, puisqu’il a été nommé directeur des informations ». Et l’année suivante, le dossier de Pipa, n° 41582, est clôturé.
« Un nid d’espions, voilà une idée assez originale »
Mais l’histoire n’est pas terminée. Au début des années 1970, Clémentin transforme l’hebdomadaire poil à gratter en « une puissance redoutée du pouvoir en place », comme l’écrit l’historien Laurent Martin. Il renouvelle l’équipe rédactionnelle, embauche de nombreux enquêteurs de talent, tel Claude Angeli, qui, lui-même dirigera la rédaction du « Canard » pendant trente ans. « Dans les années 1970, écrira ce dernier bien plus tard, grâce à Jean Clémentin, un rédacteur en chef qui sait mêler humour, polémique et révélations dans ses articles, la pratique du journalisme d’enquête se développe [au “Canard”], ce qui déplaît autant à Raymond Marcellin [le ministre de l’Intérieur] qu’au président Pompidou. »
Il faut dire que l’écurie de Clémentin multiplie les scoops, tels le scandale de la Garantie foncière, les révélations sur l’achat par les Chirac d’un château en Corrèze ou la publication de la feuille d’impôt du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. A tel point que le pouvoir décide de découvrir les sources du « volatile », ainsi que l’appelait de Gaulle.
Claude Angeli et Jean Clémentin (debout) dans les locaux du « Canard enchaîné » après la découverte de micros, en décembre 1973, à Paris. (JEAN-PIERRE TARTRAT/GAMMA-RAPHO)
En décembre 1973, l’affaire dite « des micros du Canard » éclate. Des agents de la DST sont surpris en train de poser des micros dans les nouveaux locaux de l’hebdomadaire. Le scandale est énorme. Un juge d’instruction est nommé. Pour défendre son institution et le pouvoir, le directeur de la DST, Henri Briard, « souvent moqué pour ses pantalons trop courts », écrit Angeli dans son livre « les Micros du Canard » (Les Arènes, 2014), lui remet une lettre dans laquelle il affirme que certains membres de la rédaction du « Canard » sont « soupçonnés de contacts avec des agents d’une puissance étrangère ». « Le Monde » précise prudemment qu’« il serait reproché à l’un [des journalistes] des relations avec les pays de l’Est ».
Angeli en plaisante. « Des anciens communistes, raille-t-il dans “les Micros du Canard”, ce n’est un secret pour personne, on en compte plusieurs au “Canard”, comme au sein d’autres rédactions d’ailleurs. Mais un nid d’espions, voilà une idée assez originale. »
Qu’en pense, lui, l’ex-agent Pipa ? Panique-t-il ? Mystère. Malgré nos multiples démarches auprès de sa famille et de ses anciens collègues, Jean Clémentin n’a pas souhaité répondre à nos questions. En tout cas, il a dû assez vite être rassuré, car, selon Angeli, « ni le juge ni les médias ne feront grand cas de ces allégations » d’espionnage.
Au « Canard enchaîné » : « Evidemment, nous n’étions pas au courant »
Nous avons contacté Nicolas Brimo, directeur de la rédaction et directeur de la publication du « Canard enchaîné », pour le faire réagir à nos révélations. M. Brimo a déclaré qu’il n’était « évidemment pas au courant de cette affaire, et notamment du fait que certains articles de Jean Clémentin étaient écrits, [ainsi que nous le lui assurons], sous la dictée des services tchécoslovaques ». « Tout cela date de plus de cinquante ans, nous a t-il dit par téléphone, lundi 14 février. Ce n’est pas ma génération. Jean Clémentin je l’ai très peu connu, quand je suis arrivé au “Canard”, il ne faisait déjà plus de l’information, mais de la critique littéraire, et il était très peu au journal. » Nicolas Brimo a ajouté : « Si “le Canard” a quelque chose à dire sur votre article, il le dira d’abord à ses lecteurs. » V. J.
« Pas assez de preuves »
« Bien sûr, que nous nous doutions que Clémentin était un agent de la StB mais nous n’avions pas assez de preuves », peste aujourd’hui encore Raymond Nart, 84 ans, ancien directeur adjoint de la DST. Le journaliste n’était-il pas protégé parce qu’il travaillait à cette époque pour le contre-espionnage français, ainsi que le redoutaient ses traitants de la StB ? « Pas du tout, rétorque Nart très fermement. Nous n’aurions jamais eu assez confiance en lui. »
« Oui, nous savions qu’il avait des contacts avec les services tchèques », confirme Roger Simon, ancien chef de la division tchécoslovaque de la DST.
« A l’époque, mon chef m’a dit que les forts doutes sur Clémentin avaient été l’un des prétextes avancés pour poser des micros au “Canard”. Mais finalement cette affaire l’a protégé. Après un tel scandale, et même si nous avions trouvé des preuves, il nous aurait été impossible d’inculper un journaliste du “Canard” pour espionnage ! »
En 1985, Ladislav Bittman, le transfuge de la StB, grand manitou des mesures actives du service secret dans les années 1970, publie à Washington un livre intitulé « The KGB and Soviet Disinformation ». A mots très peu couverts, il évoque la collaboration de Clémentin. « En tant que débouché des fuites embarrassantes, “le Canard enchaîné” a servi de canal pour la désinformation soviétique », écrit-il. Puis il ajoute : « Dans les années 1960, le service tchèque de renseignement a recruté l’une des plumes les plus expérimentées du journal et l’a utilisé comme agent d’influence. » Mais le livre n’a pas été traduit en français. Et surtout, huit ans à peine après le scandale des écoutes, remarque Raymond Nart, « la DST ne se sentait pas encore assez forte vis-à-vis du “Canard” pour désigner Clémentin ». Celui-ci quittera « le volatile » en 1989. L’année de ses 65 ans. Et de la chute du mur de Berlin. La StB sera dissoute l’année suivante.
Vincent Jauvert
Chronologie
1915 Création du « Canard enchaîné » par Maurice et Jeanne Maréchal.
1924 Naissance de Jean Clémentin.
1957 La StB, les services secrets tchèques, recrute le journaliste Jean Clémentin, qui vient d’être embauché au « Canard enchaîné ».
1963 Première opération de désinformation. Clémentin publie dans « le Canard » un article volontairement faux et conçu par la StB à propos de la démission du chancelier Adenauer.
1968 Le Printemps de Prague est écrasé par l’URSS. Un haut responsable de la StB, qui connaît l’identité de Clémentin, fait défection et passe à l’Ouest.
Août 1969 La StB et Clémentin mettent fin à leur collaboration, de peur d’être démasqués. En douze ans, le journaliste a remis 300 notes, au cours de 270 rencontres avec ses agents traitants.
1970 Clémentin, rédacteur en chef, accroît la place de l’investigation dans « le Canard » et embauche quantité d’enquêteurs.
1973 Des agents de la DST, le contre-espionnage français, sont surpris en train d’installer des micros dans les futurs locaux de l’hebdomadaire.
1989 A 65 ans, Clémentin, devenu journaliste culturel, quitte « le Canard enchaîné ». L’année de la chute du mur de Berlin.
Prix Goncourt 2017, l’écrivain qui aime s’aventurer dans les coulisses de l’Histoire, explore cette fois la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable ». Entretien.
Eric Vuillard (DAMIEN MEYER / AFP)
Vuillard s’en va-t-en guerre. Encore une fois. Après la Première Guerre mondiale (« la Bataille d’Occident »), après l’Anschluss dans « l’Ordre du jour », prix Goncourt 2017, l’écrivain s’intéresse à la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable » (Actes Sud). Eric Vuillard ne se prend pas pour le Coppola d’ « Apocalypse Now ». Ce qui l’intéresse n’est pas le grand spectacle obscène des batailles, mais comme toujours, les coulisses, les tractations qui se jouent dans les salons feutrés, à l’Assemblée ou dans les conseils d’administration. C’est l’éternelle guerre des puissants contre les faibles que le romancier met en scène dans chacun de ses livres, avec une colère froide, méthodique et cette écriture si implacablement minutieuse. Dans cet entretien, il revient sur la colonisation, évoque Virginia Woolf et éclaire sa façon de travailler cette matière inflammable qu’est l’Histoire en la faisant entrer en résonance avec notre présent.
Après le génocide des Amérindiens, l’Anschluss ou encore la Révolution française, vous vous saisissez d’une autre page d’Histoire : la guerre d’Indochine et la défaite de Dien Bien Phu. Comment choisissez-vous les événements que vous mettez ensuite en récit ?
Il y a quelques années, on m’a offert un guide de voyage. Il datait de 1923, c’était un guide de voyage en Indochine. Ce guide commençait par un petit lexique à l’usage des touristes : « Va chercher un pousse-pousse, va vite, va lentement, relève la capote, monte la capote… » Ce petit lexique fait une impression pénible, on y entend une violence atavique, indiscutable. On n’y trouve pas un seul mot de politesse. C’était le vocabulaire de base du touriste français au Vietnam.
Je me suis alors dit que cela fournissait une indication, à la fois évidente et obscure. Ce que l’on entendait dans ce lexique pratique, brutal, c’était le bourdonnement de la vie coloniale. Il permettait aussitôt d’en saisir la violence ordinaire, très loin de la guerre et du travail forcé, là où nous sommes les plus détendus, gais, oisifs, curieux des autres, durant les vacances. Or, ce petit lexique est d’une rare violence. Une violence en partie muette, feutrée, et plus instructive que bien des archives.
C’est ainsi que naissent les livres, au gré de mes lectures, des films que je regarde, des conversations, des photographies. Il arrive soudain que quelque chose, un guide de voyage, un simple lexique, vienne bouleverser les connaissances que je croyais avoir. Mais il est avant tout nécessaire d’écrire, cette petite révélation a besoin de l’écriture pour prendre forme, elle ne se manifeste à moi qu’en écrivant. Ainsi, le petit lexique m’avait laissé une impression pénible, j’en avais bien sûr mesuré aussitôt la brutalité, mais ce n’est ensuite qu’en écrivant que j’ai saisi qu’il m’offrait une sorte de clé, au sens musical, pour interpréter la vie coloniale d’une manière intime, profonde, là où le roman lui-même, en général, ne se compromet pas.
Etrangement, la guerre d’Indochine est sans doute moins familière pour le public français que celle du Vietnam, surreprésentée dans les films américains notamment. Elle demeure peu racontée, comme nombre d’épisodes de l’Histoire coloniale française. C’est votre avis ?
Vous avez raison, elle occupe très peu de place dans nos bibliothèques. En réalité, son récit a été préempté par l’extrême droite. Elle forme le fond héroïco-sentimental de sa vulgate sur l’abandon de nos harkis, la grandeur passée, nos promesses trahies. Elle est également peu étudiée. Quant au cinéma américain, il raconte abondamment la douleur des GI durant la guerre du Vietnam, mais il ne raconte rien d’autre, ni la vie coloniale, ni les intentions politiques, ni les intérêts économiques. On dirait que les soldats américains vivent une sorte de tragédie isolée de tout, une catastrophe dénuée de cause, contre un ennemi insaisissable, abstrait. Leur geste douloureuse est l’une des formes ordinaires, contemporaines, du roman d’apprentissage, on y reconnaît une dénonciation généreuse de toute forme de guerre, une étape essentielle de la contre-culture. Pourtant, dans ces films, les Vietnamiens ne sont que des figurants, leurs souffrances apparaissent à peine, les causes de leur engagement sont absentes.
L’effacement du point de vue vietnamien est à la fois un prolongement culturel de la violence coloniale, et la forme narrative qu’adopte un anticommunisme primaire. On regrette tantôt Ferhat Abbas, tantôt le Việt-Quốc, on déplore la radicalité du FLN, du Vietminh, mais en réalité on ne voulait ni des uns ni des autres. Rappelons-nous qu’au plus fort du mouvement des droits civiques, William Faulkner recommandait aux noirs « la patience ». Ce n’est pas une position isolée. La révolte des opprimés ne s’illustre jamais comme il faut, ni au bon moment, ni de la bonne manière.
« La prose est un étrange moyen d’investigation »
Récemment, l’écrivain américain d’origine vietnamienne Viet Thanh Nguyen disait à « l’Obs » qu’il était pour le moins déconcerté par la façon « romantique » avec laquelle les Français abordaient cette période, dans des films comme « l’Amant » ou « Indochine ». Dans votre livre, on est très loin de cette vision romantique…
En effet, ce romantisme est une forme d’oppression, sa composante folklorique lui donne un air d’innocence, mais le folklore colonial est un discours politique. Les chapeaux pointus, les barges, c’est un folklore du pousse-pousse, une violence de carte postale bien réelle cependant. Il suffit d’ailleurs de jeter un œil aux véritables cartes postales, celles que l’on vendait alors au Vietnam, on y trouve un éventail qui va des monuments remarquables jusqu’aux têtes coupées.
Rien de plus triste, obscène, que ces cartes postales, où les mots ordinaires, l’émotion de l’absence, l’ivresse du voyage, sont associés à des photographies atroces. Nous avons tous écrit quelques phrases affectueuses sur un petit rectangle cartonné. Au dos d’une photographie rapidement choisie sur le tourniquet d’un bureau de tabac, nous avons tous désespérément cherché le petit poème de notre vie, un ton naturel, sincère, une phrase à la fois modeste et sensible, tendre et pudique. Saïgon, le 2 décembre 1925. Bien chère amie, nous voici enfin à Saîgon depuis le 15. A bientôt plus longuement. Signature illisible. Adressée à Madame Marcelle Braconi, 25 rue du Général Arnould, Bordeaux, Gironde. La carte représente le boulevard Charner. Un homme en tenue coloniale blanche traverse la scène. On aperçoit deux chaises à porteur. Saïgon, le 1 juillet 1953. Ma petite fille chérie, reçois de ton papa qui t’aime bien et qui languit des millions de bisous et de caresses. Ton petit papa. La carte postale représente une station de cyclo-pousses. Le laconisme même est émouvant.
Les premiers détachements du Vietminh arrivent à Hanoï par le Pont Doumer, le 12 Octobre 1954.
Les formules toutes faites sont un gage de sincérité. Ainsi, au dos d’une carte postale tout à fait ordinaire que j’ai brocantée voici quelques années, on peut lire ceci, Très affectueusement, signé Raimund Herrsch. Elle est adressée à un soldat en garnison dans le Var. En soi, la carte est innocente, c’est un petit mot caractéristique, semblable à tant d’autres. Mais de l’autre côté, au revers de ce signe de sympathie, si simple, si anodin, on tombe sur une vignette que l’on met un instant à comprendre. La carte postale montre une rangée de têtes, mais ce sont des têtes coupées, ce sont des Asiatiques décapités, dont les têtes ont été jetées pêle-mêle. On retourne la carte, on relit le petit mot : Très affectueusement, on cherche fébrilement une indication, un signe, quelque chose ! Mais cette carte postale n’est peut-être pas envoyée par Raimund Herrsch, et elle n’est peut-être pas adressée à un soldat en garnison dans le Var. Elle est peut-être envoyée depuis le passé jusqu’à nous. Oui, c’est à nous, sans doute, que cette carte postale est destinée, précisément parce que nous ne pouvons plus la comprendre, et que, pour cette raison, nous en saisissons toute l’horreur.
Comment travaillez-vous ? Quel genre de recherches effectuez-vous avant d’écrire ? Peut-on parler d’une « méthode » Vuillard, cette façon de retourner les faits pour en montrer l’envers…
Le livre vient en écrivant, à partir d’une chose anodine, une carte brocantée, un guide de voyage que l’on m’offre et qui déclenche le désir d’écrire. C’est après qu’il faut aller aux archives, feuilleter le journal officiel, lire les correspondances des parlementaires, parcourir les procès-verbaux de la Banque d’Indochine, approfondir la scène, enquêter sur ses protagonistes. Mais c’est en écrivant que je crois saisir quelque chose, comme si le fait d’écrire nous plongeait dans un élément étranger, nous libérait un peu de nos préjugés, pas entièrement, bien sûr, mais assez pour nous livrer à la rumeur de l’universel, au jugement des autres, dans la solitude relative, et cependant réelle, de l’écriture, cette scène assise, physiquement étriquée, où tout semble un instant possible.
C’est cela qu’on appelle la prose, apparue avec Balzac, et qui est un étrange moyen d’investigation, l’écriture, mais une écriture séculière, tournée vers le monde, qu’elle retrouve autrement dans le pli des mots. Cet instant où tout est possible, où l’on pourrait enfin tout dire, où, selon la très belle formule de Victor Hugo, l’Histoire pourrait passer aux aveux, il me semble que c’est cela le véritable travail, une sorte de transmutation, irréductible à la simple réflexion, qui est la part des mots, et où nous sommes tous un peu plus et un peu moins que nous-même.
Comme Forster, le grand romancier anglais, parvient à nous faire éprouver un conflit de classes, l’incommunicabilité des êtres, en mettant en scène trois familles à l’époque édouardienne, autour d’une maison, « Howards End ». Et c’est au creux des mots, lorsque se dessine, sur notre rétine intérieure, cette maison, à la fois fantasme, utopie, nostalgie de l’enfance, et simple patrimoine de la bourgeoisie, que la société édouardienne apparaît, dans l’épaisseur du langage, comme si Forster était enfin parvenu à interviewer le passé.
Quelles ont été vos sources principales pour ce livre ?
Archives, mémoires, correspondances, photographies, elles sont nombreuses, d’autant plus que c’est un livre sur lequel j’ai travaillé plus de dix ans, et qui est donc composé de diverses sédimentations. Mais chaque chapitre s’enroule autour d’une archive. Par exemple, le livre commence par le récit d’une inspection du travail sur une plantation d’hévéas. Cette archive, ce rapport de l’inspection du travail, est tout à fait incroyable, très détaillé, avec des bouts de dialogues, des descriptions précises. Mais en écrivant la scène, en épousant les événements décrits, la narration, le fait de raconter, vous aventure, vous expose. L’attitude des protagonistes, les incidents qui se produisent, une fois pris dans ce composé de vocabulaire, de grammaire et de subjectivité que l’on appelle l’écriture, parce qu’ils vous exposent en même temps que vous les exposez, manifestent quelque chose.
Ainsi, le moment où le directeur de la plantation découvre un coolie attaché, presque nu, le dos couvert de plaies, et se rue sur lui en criant : « Pourvu qu’il ne se soit pas mutilé ! », ce moment peut, à la simple lecture, heurter, étourdir, mais c’est en le reprenant par l’écriture que j’ai cru saisir à travers lui, non seulement le simulacre odieux qui fonde la vie coloniale, mais peut-être aussi la mauvaise foi inhérente au pouvoir, à toute position prépotente. Cette façon de nous leurrer, de se jouer de nos émotions, dont abusent trop souvent ceux qui se qualifient de « responsables », et qui, en réalité, lorsque les problèmes arrivent ne se sentent jamais responsables de rien, qui toujours se défaussent, introduisant profondément, dans les manières et dans le langage, une forme de duplicité.
Pour prendre un exemple que tout le monde aura à l’esprit, rappelez-vous combien le président Sarkozy se drapait dans la responsabilité, affirmant sans cesse qu’il n’était pas le genre d’individu à se cacher derrière un autre, à ne pas assumer ses responsabilités, à grand renfort de mimiques et de gestes. Aujourd’hui, la liste de ses condamnations, le tableau judiciaire de ses collaborateurs, de ses proches, prouve à quel point il mentait, et cependant il invoque encore la responsabilité, il se drape dans la même toge. Et si son parcours judiciaire est exceptionnel, son irresponsabilité n’est pas inédite. Pendant la guerre d’Indochine, Mauriac écrivait très justement dans son Bloc-notes : « Plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable. » C’est ce que j’entends dans le cri du directeur de la plantation ; même face au coolie torturé, même devant l’évidence, il continue de nier, de tricher, de mentir.
« La caricature est un chemin vers la vérité »
Vous faites preuve d’un talent de caricaturiste qui rappelle un peu le trait de Daumier, notamment lorsque vous décrivez les parlementaires, députés cacochymes, souvent en place depuis des décennies. Se pose, derrière ce tableau pathétique, la question de la légitimité de la représentation…
Daumier nous livre une vérité décisive, irrécusable même. Ce que l’on nomme la caricature est un chemin vers la vérité. Ses trente-six petits bustes de terre crue sont une branche des sciences humaines. Les célébrités du juste milieu, les doctrinaires, ces monarchistes libéraux, sont davantage que des parodies, ce sont des vérités accentuées.
Ainsi, sur Guizot, son buste nous enseigne bien davantage que le célèbre portrait de Jean-Georges Vibert, qui ne nous apprend rien. Vibert est certes précis, réaliste, mais il peint pour les Vanderbilt et les Astor, ses clients sont de grands bourgeois et des milliardaires américains. Daumier travaille pour tout le monde. Dans le visage qu’il pétrit à Guizot, on voit l’ennemi irréductible du suffrage universel, une sorte de folie obnubilée, le ministre de l’intérieur, amer, déterminé. Reprenant Pascal, Lacan écrivait « le style, c’est l’homme à qui l’on s’adresse ». Daumier s’adresse à tous les hommes, à chacun. C’est un peu comme la publicité des débats, chacun en devient l’examinateur et le destinataire. Avec Daumier, l’art devient un moyen de la démocratie. Et tandis que Guizot ne parle que pour quelques-uns, veillant à assurer le pouvoir du petit groupe des privilégiés, Daumier s’adresse à n’importe qui. Cette adresse générale, ouverte, est le gage de la vérité qu’il peint, modèle. Tout le monde peut en sentir palpiter quelque chose en soi et, aujourd’hui encore, jugez si l’on apprend davantage sur les parlementaires en observant les figurines de Daumier ou en assistant à un colloque à Sciences-Po !
Les militaires ne sont guère mieux traités. Vous faites des portraits pour le moins cruels de De Lattre qui se ridiculise à la télé américaine, de Castries et de ses frasques sexuelles, de Navarre et de ses erreurs stratégiques. Des commentaires moqueurs se glissent parfois comme un « pauvre chou » au sujet de De Lattre. On sent votre écriture portée par une certaine colère. Est-ce le cas ?
Pour s’en tenir à la description d’individus aimables, bienséants, en somme, pour écrire des moralités, il faudrait faire partie d’une élite qui s’observe, traque aimablement ses faiblesses, ses fragilités. Une partie inoffensive du cinéma français s’est d’ailleurs vouée à ça, la vie sentimentale des intellos, leurs déboires sans conséquence. La littérature a toujours eu, elle, d’autres projets. Les monologues intérieurs de « Mrs Dalloway » sont une longue variation féminine, où le désir, la sensualité, les regrets, viennent contrarier une représentation très approximative et phallocrate du monde. C’en est fini de la femme rédemptrice à la Dostoïevski, cette femme qui n’était que le reflet des fantasmes de l’homme, de son rôle.
Et après tout, peut-être y a-t-il de la colère dans l’écriture de Virginia Woolf. Dans son très bel essai, « Une chambre à soi », elle déclare que les femmes pourront enfin véritablement écrire lorsqu’elles ne connaîtront plus d’obstacle à vivre, et que leur écriture ne sera plus entravée par la domination de l’homme. Or, non seulement la domination est toujours présente, mais elle n’est pas subie que par les femmes. L’écriture doit donc repartir de là sans cesse, une écriture qui oublierait cela, qui négligerait les réalités de la vie sociale, pour ne décrire que les mœurs d’un petit groupe, autour d’enjeux puérils, frivoles, serait un simple auxiliaire du pouvoir, un pur divertissement.
A ce titre, si l’ironie de Voltaire fut efficace contre la religion, en revanche, son ton léger, mondain, contraste avec le sérieux de Rousseau, ses angoisses, sa colère. Mais il me semble que les protestations de Jean-Jacques, son effervescence, nous sont plus proches, plus intimes, sonnent plus vrais, et nous ont apporté davantage que les bons mots de Voltaire.
Les généraux Henri de Navarre, René Cogny et le colonel De Castries, avant l’opération Castor, en 1953.
Au milieu de ce triste spectacle, deux hommes font figure d’exception : Abderrahmane-Chérif Djemad, député kabyle de Constantine, et Pierre Mendès-France…
On exalte sans cesse le mérite, on s’est beaucoup extasié sur la trajectoire de notre président, ce fils d’un couple de médecins, venu de province, et propulsé au sommet ; il y a pourtant pas mal de fils de médecin en politique, cela n’a rien d’exceptionnel, au contraire. Abderrahmane-Chérif Djemad était fils d’un paysan immigré en France, il fut lui-même terrassier, et fut élu député. Cela le signale. Mais ce n’est pas tout. Député à la Constituante, il fut un parlementaire très actif, déposant de nombreuses propositions. En 1947, il réclame la nomination d’une commission d’enquête sur les responsabilités des événements de Sétif, il réclame que soit réglementée la détention des armes de chasse en Algérie, il dresse un tableau sans fard du retard de la scolarisation et réclame des améliorations de l’enseignement primaire, il réclame encore le vote des femmes algériennes dans le cadre du nouveau statut. Il lance donc des débats de première importance, avec courage et détermination. Réglementer les armes de chasse en Algérie, cela était de toute première importance pour la population arabe, cela avait eu son importance dans les massacres de Sétif, c’est donc une réclamation fondamentale, ce n’est pas une réforme symbolique, mais efficace, intelligente. Idem, pour le vote des femmes, c’est à la fois un principe et une nécessité pratique, les Françaises voteraient désormais, et pas les femmes arabes ? Et pourtant, ce sera peine perdue, le droit de vote des algériennes doublerait le corps électoral. On voit que le souci obsessionnel que nous avons de l’égalité des sexes dans le monde arabe est une marotte récente.
Quant à Mendès, c’est autre chose. Lorsqu’on l’observe, qu’on l’écoute parler, s’adresser aux Français ou à ses collègues députés, son ton de voix, son langage, ses arguments, l’enchaînement de ses raisonnements, tout semble indiquer qu’il s’adresse aux autres, leur parle, comme s’il voulait les convaincre, comme si un examen sérieux et un débat étaient soudain possibles. Il semble croire en la démocratie représentative, il semble convaincu qu’un discours clair, argumenté, prononcé sans mépris, et véritablement adressé à son auditoire, qu’un discours écrit avec l’aide de ses collaborateurs, certes, avec le souci légitime de ne rien oublier, de ne rien occulter, d’être limpide, sans effet oratoire, mais pas armé du seul souci de plaire, de biaiser, il semble croire qu’un tel registre de discours politique existe. Et pourtant, Mendès est un véritable homme politique, il n’est pas chaste en politique, ce n’est pas l’homme que l’on nous représente, le parangon de vertu, celui qui refuse le pouvoir pour ne pas corrompre ses idées, comme si le pouvoir était par essence empoisonné, comme s’il valait mieux pour lui rester vierge plutôt que de gouverner et ne pas pouvoir appliquer son programme à la lettre. Comme s’il n’était pas un animal politique, lui, plus jeune avocat de France, plus jeune député, plus jeune ministre. Alors ? Qui est donc Pierre Mendès France ? C’est cela que je voulais essayer de comprendre. Son visage décidé, un peu triste, ses sourcils relevés, son sourire séduisant, et cette profondeur dans le regard qui ne trompe pas.
Djemad insiste sur la présence des tirailleurs dans l’armée qui combat en Indochine. Les soldats coloniaux représentaient le gros des troupes…
Oui, ils représentaient déjà le gros de nos troupes durant la Seconde Guerre mondiale, nous leur devons la libération de notre territoire. Puis, il y a eu les massacres de Thiaroye, de Sétif, de Madagascar. Le soldat le plus inconnu est un Indochinois, un Arabe et un Noir.
« Le racisme dans l’armée n’est un secret pour personne »
Vous montrez aussi le racisme qui sévit en particulier dans l’armée.
Ce n’est un secret pour personne. Le racisme dans la police, non plus. On peut bien sûr faire semblant de croire le contraire. C’est cependant devenu difficile depuis la scène filmée où l’on voit un producteur de musique, noir, se faire allègrement tabasser. Puis, à l’arrivée de renforts, de jeunes musiciens, noirs eux aussi, venus à la rescousse, se font plaquer au sol et tabasser à leur tour aussitôt. Ils ne sont pas très rigoureux non plus les renforts, ils ont dû rater quelques cours de déontologie. Dans son très beau « Traité du style », Aragon écrivait : « […] j’ai bien l’honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire que, très consciemment, je conchie l’armée française dans sa totalité. » Il écrit cela en 1928, ce qui en fait l’exact contemporain de l’inspection du travail que je raconte au début de mon livre, et où l’on découvre le travail forcé des coolies au Vietnam. Cette phrase est d’ailleurs provoquée par le contexte colonial, la guerre du Rif, où l’on retrouve Pétain, Franco, et malheureusement de Lattre.
Mais Aragon est alors adossé à tout un mouvement collectif, à un élan de protestation qui ne s’arrêtera qu’après les années 1970. Et peu importe ce que l’on pense, au fond, de cette déclaration, l’important est qu’il faut une somme de colère collective très grande pour qu’un écrivain, seul, du haut de sa pauvre chaise, puisse avoir le courage et la liberté d’écrire une telle phrase.
On a l’impression que vous prenez un certain plaisir à distiller des références à notre présent. Par exemple, quand vous parlez de Maurras comme d’un « polémiste », de la générosité de la Revue des deux mondes ou de la perspective d’un « conseil d’administration pour diriger la France ». Qu’est-ce qui vous semble, dans cet épisode historique, le plus résonner avec aujourd’hui ?
Le présent résonne sans cesse dans le passé tout entier. C’est même leur vocation réciproque, le temps perdu, le temps retrouvé. Les photographies posées sur nos cheminées nous font souvent pleurer. C’est pourquoi toutes ces références au présent me semblent, au fond, liées entre elles : l’ambiguïté morale, la corruption endémique, le goût pour l’entreprise. Voyez Fillon, l’ancien premier ministre en est désormais à travailler dans la pétrochimie, pour l’un des hommes les plus riches de Russie. Pas besoin de la Banque d’Indochine pour s’enrichir. Pas besoin de Daumier pour être ridicule.
On pense aussi à l’Afghanistan, aux armées occidentales défaites par les talibans comme les Français puis les Américains l’ont été par le Vietminh considéré comme une armée de paysans.
A peine avais-je terminé mon livre, que les bulletins d’information se sont mis à parler de la chute de Saïgon à tout bout de champ à propos de celle de Kaboul, et, en effet, les médias avaient raison, c’était un nouvel épisode de nos sorties honorables. Il y a un an, le président Macron annonçait que la France allait « ajuster son effort » au Sahel, je crains que ce ne soit une nouvelle version, un autre élément de langage, destiné à dire, mais doucement, aimablement, que, désormais, nous cherchons là-bas aussi une sortie honorable. Et en Kanaky, on ne pourra pas se montrer tranchant jusqu’à la fin des temps, refuser le report d’un référendum si capital parce que la situation sanitaire serait désormais acceptable, le référendum était un accord politique, pas la clause d’un contrat de travail. Je crains donc qu’un jour, nous ayons là-bas aussi à trouver une sortie honorable.
Comme dans vos livres précédents, vous insistez sur les intérêts économiques qui motivent ces conflits - ici les plantations de Michelin, les mines de charbonnage… - et vous montrez les dominés se soulever contre les dominants. Diriez-vous que vous avez une approche marxiste de l’Histoire ?
Pas un journal libéral qui ne prône le primat de l’économie. C’est même ce qu’on appelle être réaliste. Il faut, nous dit-on, s’adapter à la mondialisation, et il ne s’agit de rien d’autre que de réalités économiques. Cette vérité est aujourd’hui admise par tout le monde. Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que si François Fillon travaille à présent dans la pétrochimie, à cause d’un soi-disant « coup d’Etat judiciaire », ce n’est pas pour ses compétences techniques, ni pour son élégance vestimentaire, mais parce que son carnet d’adresses est susceptible de rapporter. Quant à ses motivations, elles ne peuvent pas être d’ordre patriotique. Pas besoin d’être Virginia Woolf pour les imaginer. D’ailleurs au début de ce très bel essai que je citais au début de notre entretien, évoquant les prestigieuses universités où les femmes ne sont, à l’époque, toujours pas admises, à propos de ces lieux vénérables, imaginant les fondations véritables de ces lieux, elle se demande : « qu’est-ce donc qui repose sous ses magnifiques briques rouges ? », puis « pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? », et elle répond « De ces deux choses, du vote et de l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de loin la plus importante. »
Quelles sont les réactions des historiens à votre travail ?
Virginia Woolf n’était pas économiste et elle écrivit pourtant sur l’argent. Je ne sais pas ce que Keynes pensait d’« Une chambre à soi », mais il aimait certainement ce livre. Si Hayek [Friedrich Hayek, économiste britannique et penseur du libéralisme] l’avait lu, il ne l’aurait sans doute pas aimé, mais Hayek n’aimait pas la littérature. Keynes, lui, à sa manière, écrivait.
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, et le départ des 150 000 juifs qui y vivaient, la question d’une présence juive en Algérie continue de déchaîner les passions. Dans les médias, chez les politiques, sur les réseaux sociaux, au café, le mythe circule : il resterait encore des juifs en Algérie. Qu’en est-il réellement ? L’auteur se pose la question, mais la réponse existe-t-elle vraiment ?
Hauteurs du cimetière Saint-Eugène, Alger.
C’est une scène vécue mille fois. Chacune a ses variantes, ses personnages, mais la trame est toujours la même. C’est une discussion qui prend la forme d’une danse. J’en connais la chorégraphie par cœur. Le rythme, je l’ai dans la peau, parfois malgré moi. D’abord la rencontre, par des amis d’amis, dans le cadre du travail ou même au café. L’autre, me jauge et m’envoie des signaux. Il, ou elle, se demande de quel port de la Méditerranée viennent donc ces boucles noires que j’ai sur la tête ? Parfois ce n’est pas le cas, je prends les choses en main. C’est plus fort que moi. Je pose quelques questions faussement naïves. Puis rapidement vient le mot magique : Algérie, celui qui rappelle des souvenirs qui ne sont pas les miens, mais que je connais comme si je les avais vécus. Cet autre en vient, comme moi – en tout cas, moi en tant qu’extension de l’histoire familiale. Mais lui, n’est pas juif.
Et quand je lui annonce ma judéité, voilà sa réponse (au choix, toutes ont été vécues ou rapportées par d’autres, ayant fait la même expérience que moi) : « Des juifs, en Algérie ? Il y en a encore. Ils sont nombreux, un peu partout. Ils se cachent. Pratiquent leur religion en silence. Sans se montrer. Des juifs en Algérie ? Bien sûr, ma grand-mère en connait. Son voisin à Constantine est juif ! Ils descendent des avions d’Air Algérie, plus nombreux que les Algériens eux-mêmes. Le vendredi soir, un imam leur prête la mosquée pour faire shabbat. »
À chaque fois, cette réaction m’étonne. D’autant plus que j’ai, depuis des années, une forme de passion pour l’Algérie et ses juifs restés après l’indépendance. L’Algérie est centrale dans ma famille, ses discussions, ses rites. Il y a chez nous quelque chose de terriblement algérien. La francisation entamée après l’obtention de la nationalité française via le décret Crémieux en 1870 n’a pas francisé les caractères, ni les dynamiques familiales. Mes grands-parents paternels, tous deux instituteurs, s’exprimaient en français, mais maitrisaient le derdja, l’arabe algérien. Ils venaient d’une petite ville du constantinois, qu’ils ont quittée en 1956.
Du côté de ma mère, famille de l’algérois, beaucoup plus française, l’Algérie est une terre concrète, palpable. Le noyau familial est resté là-bas jusque dans les années 1990, ce qui n’est pas rien. Ma mère a passé le bac à Alger dans les années 1970 avant de partir pour la France, poursuivre ses études. Elle y retournait chaque vacances pour voir ses parents.
L’Algérie n’est donc pas un lointain souvenir. Elle existe, à une ou deux heures d’avion de chez nous. Y aller n’est pas tabou, j’ai pu m’y rendre plusieurs fois.
Dans les années 1990, seuls quelques vieux qui refusent de partir…
J’ai pour l’Algérie une tendresse immense, même si celle-ci n’a pas su, ou pas voulu, garder ses juifs. Avant l’indépendance, ils étaient 150 000. Quand ma famille est partie au milieu des années 1990, le nombre de juifs en Algérie ne dépassait pas la cinquantaine. La minuscule communauté venait de perdre trois de ses membres respectés, tués dans le brouillard de la décennie noire qui avait recouvert le pays.
Le gros des troupes juives en Algérie dans les années 1990 était surtout composé de personnes âgées, qui refusaient de partir et voulaient mourir sur cette terre qui était aussi la leur. Principalement concentrée à Alger, une partie d’entre elles vivait au Centre d’Action Sociale Israélite (CASI), une ancienne école rabbinique dont les salles de classe étaient devenues des chambres, pour ceux qui étaient parfois surnommés « les indigents. » Sur la fin, c’est une congrégation de bonnes sœurs qui les aidait à vivre.
Je les ai souvent imaginés ces vieux. Comme une anomalie temporelle. Qui ont décidé, ou n’ont pas eu d’autre choix que de vivre, et de mourir à Alger. Ils sont restés, sans famille, en plein cœur de Bab el Oued, ce quartier pauvre et mythique de la capitale. La masse juive avait disparu subitement, en quelques années. Mais eux, par leur simple présence, témoignaient encore un peu de ce qu’avait été l’Algérie juive. Tout comme l’étoile de David qui trône fièrement au-dessus de la porte du CASI. La dernière fois que je m’y suis rendu, une croix gammée, laide et noire, était tagué à ses côtés.
À Alger, même s’il ne reste pas grand-chose de juif dans la ville, l’œil attentif sait dénicher quelques indices. Et ça rassure. Et ça rend triste. Il y a, bien sûr, les synagogues dont beaucoup ont été transformées en mosquées. Et puis les cimetières, mal entretenus. La dernière fois que j’y suis allé, celui de Saint-Eugène, à Alger, avait encore de sa superbe. En tout cas à l’entrée. Car plus on s’y aventure, plus l’état des tombes se dégrade. Elles disparaissent sous les herbes folles. En Algérie, on se cache dans les cimetières juifs vides pour aller boire. Et dans certains tombeaux, traînent encore des bouteilles de bières.
Tombe de « l’ami juif du bey de Constantine » au mausolée Sidi Abderrahman et-Thaâlibi, dans la casbah d’Alger.
Puis la casbah. Dans les petites rues, où l’on vous montre les portraits orientalistes de jeunes femmes. « Toutes des juives », précise un marchand dans son atelier. Alors on se souvient qu’ils existent ? Et qu’ils ont existé ? Un peu plus loin, le mausolée où est enterré le dernier bey de Constantine, Ahmed Bey, qui a mené une farouche résistance contre l’envahisseur français. Dans le mausolée, une tombe ornée d’une étoile de David. « C’est l’ami juif du bey », raconte la guide. Il n’a pas de nom. Mais il est là, il témoigne que les juifs n’ont pas complètement disparu de l’histoire algérienne.
Après l’indépendance, et encore plus après la guerre de 1967, les juifs d’Algérie n’ont eu cesse de se compter, entre eux. Notamment grâce au nombre de paniers de Pessah – comprenant du vin casher, du pain azim de circonstance et de la charcuterie – envoyés à travers le pays par les derniers dirigeants de cette communauté pour permettre aux juifs de faire le repas traditionnel. La dernière synagogue d’Alger, située dans le très populaire quartier de Bab El Oued, a arrêté de fonctionner en 1988, après avoir été saccagée pour la seconde fois en un peu plus de dix ans. Les dernières cérémonies religieuses se sont déroulées dans les sous-sols du CASI, où avaient été déplacés les bancs de la synagogue. Sans rabbin. Le dernier est parti en 1979.
Au moment du départ de mes grands-parents, il n’y avait plus de communauté structurée. Seuls quelques individus. Peut-on encore parler d’une présence juive alors ? J’ai grandi avec l’idée qu’il y avait un trou dans les livres d’histoire, qui n’évoquent plus de présence juive en Algérie après 1962. Personne ne s’intéressait vraiment à eux. Ceux partis ne voulaient plus rien avoir à faire avec l’Algérie. Ceux restés, en revanche, marchaient sur des œufs. Dans une Algérieobnubilée par la cause palestinienne, mieux valait ne pas faire trop de bruit. De grandes campagnes antisémites démarraient parfois dans les médias où des extraits des Protocoles des Sages de Sion étaient publiés, comme dans Algérie-Actualité en 1970 ou dans le Jeune Indépendant en 1991. J’ai donc aussi grandi avec l’idée, qu’après les derniers vieux, plus rien. Plus de communauté. Le consistoire d’Algérie a d’ailleurs fermé ses portes en 2010.
À la recherche des derniers juifs d’Algérie
Et pourtant, cette petite musique incessante des Algériens rencontrés qui me répètent discussions après discussions que oui, les juifs sont là, me perturbe et m’intrigue. Cette rengaine, on l’entend jusque dans le gouvernement algérien. Comme en 2014, quand le ministre des affaires religieuses annonce vouloir rouvrir les synagogues fermées dans le pays. Fermées selon lui pour « des raisons de sécurité » pendant la décennie noire. L’annonce fut suivie immédiatement d’une manifestation de quelques dizaines de salafistes défilant contre la judaïsation du pays. Pourtant, le risque n’est pas grand. La dernière fois que j’ai été à Alger, il ne restait que quatre murs et un bout du toit partiellement effondré de la dernière synagogue utilisée.
Tombe juive dans les hauteurs du cimetière Saint-Eugène, où les tombes sont laissées à l’abandon. C’est là que certains jeunes se cachent pour boire des bières.
Pris entre deux histoires, j’ai décidé de partir à la recherche de ces supposés derniers juifs d’Algérie. Et je préfère calmer les ardeurs du lecteur ou de la lectrice qui m’aurait suivi jusque-là en espérant un dénouement clair. Il n’y en a pas.
Dans les médias d’abord, les juifs intriguent, intéressent et font parler d’eux. Déjà en décembre 1991, le journal El Watan, publiait un article titré « Juifs d’Algérie : Une communauté intégrée. » Il vantait l’intégration parfaite des juifs à l’Algérie. À tel point que le journaliste n’en trouve aucun, même « après avoir sillonné les rues d’Alger dans l’espoir de rencontrer l’un d’entre eux. » Aucun, sauf Roger Saïd, alors président de la petite communauté juive. Il refuse de répondre aux questions. Quelques années avant, une grande campagne anti-juive avait accompagné le démarrage de la première intifada.
Plus récemment, toujours dans El Watan un article publié en 2012 et titré « Moi Naïm, 24 ans, futur rabbin d’Algérie », complètement romancé mais qui contient quelques détails à l’exactitude troublante. Sur le site communautaire juif Zlabia.com, un internaute a voulu mettre fin à la mystification par une tentative de fact-checking. Il y en a quelques-uns, des articles peu crédibles qui se vantent de permettre à des juifs, toujours anonymes, de sortir de leur silence.
Dernier reportage en date, un « documentaire » de la chaîne privée Echourouk qui met en scène un supposé juif caché, dont on ne connait pas le nom, et ne voit pas le visage, échangeant quelques mots en hébreu avec un proche au téléphone en introduction. Le film en arabe, dont l’exactitude historique n’est pas vraiment la priorité, retrace une partie de l’histoire juive du pays. Tout en laissant entendre que les juifs sont encore nombreux en Algérie.
Sur internet ensuite, un groupe Facebook existe. Il relaie en arabe, en français et en hébreu des histoires sur la vie juive en Algérie. Il est tenue par des personnes qui affirment être juives et algériennes mais refusent tout contact. Par peur, disent-elles, même si leurs publications renvoient vers des noms, des photos. Impossible de savoir ce qu’il en est vraiment.
Le fantasme n’a pas de religion, et traverse les communautés. Car il y a aussi ces juifs qui s’inventent des histoires. Comme ce texte publié sur le site de la communauté francophone d’Ashdod en Israël. Il raconte, lui aussi, qu’une minorité juive vivrait secrètement cachée dans le sud de l’Algérie. Il y a même une photo, qui daterait de 2006. Dessus, un homme présenté comme étant Roger Saïd, le dernier président du consistoire d’Algérie. Ça donne un peu de piment à l’histoire, mais l’homme présenté n’est pas Roger Saïd. Et la photo donne l’impression d’avoir été prise dans les années 1950.
Extrait des Protocoles des Sages de Sion, publié dans le Jeune Indépendant en 1991.
La question m’habite. Et j’en parle souvent. Quelques fois, j’ai de l’espoir. Comme cette amie, qui connait du monde. Elle-même a une amie algérienne dont le père serait juif et toujours là-bas. Elle lui envoie un message… Mais non, il refuse de parler. Le sujet est tabou. C’est encore l’impasse. Impossible de savoir ce qu’il en est vraiment.
En attendant d’avoir une réponse, je continue de chercher. Et j’explore chaque piste. En m’étonnant toujours autant de savoir qu’en Algérie, les juifs sont si nombreux dans les esprits, mais si difficile à trouver dans la réalité.
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