L’historien Laurent Martin revient sur l’histoire du « Canard enchaîné » et de son journaliste Jean Clémentin, dont on découvre maintenant qu’il fut un agent des services de renseignement tchécoslovaques.
Laurent Martin, historien, est l’auteur de « “le Canard enchaîné”. Histoire d’un journal satirique (1915-2005) » (Nouveau Monde, 2005). « L’Obs » l’a interrogé à la suite des révélations sur le passé de Jean Clémentin, ancien journaliste de l’hebdomadaire sous le nom de plume de « Jean Manan » qui de 1959 à 1967, au milieu de la guerre froide, a collaboré avec les services de renseignement tchécoslovaques.
Quelle est votre réaction devant ces révélations ?
Je suis surpris, comme doivent l’être tous ceux qui ont connu ce journaliste au « Canard enchaîné ». Même si, comme je l’indique dans mon livre, Jean Clémentin est un personnage mystérieux – il avait refusé de répondre à mes questions, comme quelques autres anciens du journal, alors que j’avais pu accéder aux personnes, aux archives et aux locaux en toute confiance. J’ai échangé avec deux personnes qui étaient proches de lui au « Canard », le dessinateur André Escaro et le journaliste Claude Paillat, j’ai aussi pu consulter des rapports de police, dont un dossier des Renseignements généraux sur Clémentin, mais c’est toujours sujet à caution, le sérieux des agents des RG, qui collectent des rumeurs, étant très variable.
Il y a beaucoup de zones d’ombre dans la vie de Clémentin – son séjour en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, volontaire ou pas pour le STO (Service du Travail obligatoire), les circonstances peu claires de son départ ensuite en Indochine –, mais dans ces sources, il n’a jamais été fait mention d’un soupçon qu’il ait pu travailler pour des services étrangers. Il y a un engagement à gauche, et même communisant, de Clémentin, mais ça n’en faisait pas pour autant un agent de l’étranger.
Quel a été le rôle de Jean Clémentin au « Canard » ?
Il a fortement contribué à le faire évoluer d’un journal satirique à un journal également d’investigation, notamment en faisant venir des pigistes classés parfois à droite, voire à l’extrême droite, ce qui a été très mal vu par d’autres journalistes du « Canard » pour lesquels ces gens n’y avaient pas leur place. Même si lui était engagé à gauche, il avait un éclectisme politique comme journaliste d’investigation, avec le souci d’avoir des gens de tous bords dans l’équipe pour obtenir des informations de tous côtés. Il est devenu rédacteur en chef chargé des sujets politiques en 1969 – alors que s’achève sa collaboration avec les services tchèques que vous révélez.
Le « Canard » est traditionnellement structuré entre ces deux grands thèmes : la politique et la culture, et ses responsables venaient généralement de la partie politique. Quand Jean Clémentin part, en 1989, il est fâché avec tout le monde, selon André Escaro, mécontent parce que le directeur de la rédaction, Roger Fressoz, n’a pas suivi ses orientations, sa vision d’un journal plus éclectique sinon apolitique, et avec plus d’international – encore aujourd’hui, le « Canard » est resté largement franco-français dans sa couverture de l’actualité.
Quelle était l’atmosphère au « Canard enchaîné » dans cette période des années 1957-1969 où Jean Clémentin mène son activité secrète d’espion ?
Il faut bien situer cette période dans le temps : auparavant, au début des années 1950, le « Canard » a été près de mourir, avec des ventes en baisse, et une offre de rachat par la Frampar (qui possédait « France-Soir » ) que Jeanne Maréchal, la veuve du fondateur Maurice Maréchal, a repoussée. La guerre d’Algérie fait remonter le journal, et les « Carnets de route de l’ami Bidasse » écrits par Jean Clémentin y contribuent nettement, c’est une rubrique très informée sur la vie des soldats en Algérie. A partir de 1954-1955, le début de la guerre, les ventes remontent.
Tout au long des années 1960, le « Canard » couvre des affaires, dont le « gaullisme immobilier », la corruption sous de Gaulle puis Pompidou. Jean Clémentin a joué un rôle éminent dans le virage du « Canard » vers les enquêtes. Le journal vit dans une atmosphère optimiste, et son succès va s’amplifier au long des années 1970, jusqu’à son apogée, l’élection présidentielle en 1981, où il culmine autour du million d’exemplaires vendus. Pendant ce temps, Jean Clémentin garde un temps ses activités de journaliste politique, puis il passe à la partie culturelle. Il se voulait écrivain, et selon Escarro, il a conçu du ressentiment contre l’hebdomadaire en trouvant que ses responsabilités avaient empêché qu’il soit suffisamment reconnu comme journaliste littéraire.
Y a-t-il eu des soupçons qu’il puisse y avoir un espion au « Canard » ?
Pas à ma connaissance. Après la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle présente dans ses « Mémoires de guerre » le « Canard » comme un journal communiste. Son rédacteur en chef Tréno a protesté très vivement auprès de l’éditeur, avec succès puisque dans sa nouvelle édition le Général parle seulement d’un journal où il y avait des communistes, ce qui est indéniable. A la fin des années 1940 et pendant les années 1950, il y aura ensuite des départs du « Canard » des deux bords, de journalistes communistes et d’autres très hostiles au communisme. Que des journalistes aient eu des sympathies communistes, oui, mais cela s’arrête là – votre enquête montre au passage que Jean Clémentin était très vénal, ses motifs n’étaient pas qu’idéologiques. Lors de l’affaire des micros et des « plombiers » du Canard, en 1973, le directeur de la DST [le contre-espionnage français] a prétendu un temps que les micros avaient été posés par des espions d’un service étranger. Mais c’était un prétexte peu crédible, même s’il sera intéressant de relire cet épisode après la découverte du passé de Jean Clémentin. Le plus probable reste que les enquêtes du « Canard » gênaient le pouvoir, et que Raymond Marcellin, le ministre de l’Intérieur, voulait connaître ses sources.
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