Louisette IGHILAHIRIZ(Militante Nationaliste), auteure de l’ouvrage avec Anne Nivat, « Algérienne », Editions Calman-Levy, 2001.
Henri POUILLOT (Militant Anticolonialiste-Antiraciste) « La Villa Sesini », Editions Tirésias, 2001.
Olivier LE COUR GRAND MAISON (Universitaire français), auteur de l’ouvrage « Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Editions La Découverte, 2019.
Seddik LARKECHE (intellectuel franco algérien), auteur de l’ouvrage, auteur de l’ouvrage « Le Poison français, lettre à Mr Le Président de la République », Editions Ena, 2017.
1. La reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie.
La France est aujourd’hui à la croisée des chemins avec la question de savoir si elle sera capable de passer un pallier dans la gestion apaisée de ses démons mémoriels en particulier celui avec l’Algérie qui fut une des guerres les plus tragiques du 20e siècle. La problématique centrale n’est pas la repentance, les excuses ou le ni niavec une reconnaissance générique mais la question de la reconnaissance de la responsabilité française en Algérie, notion juridique, politique et philosophique.
Cette question de la responsabilité unilatérale de la France colonialeest centrale au même titre que la déclaration du Président Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’Etat Français concernant la déportation des juifs durant la seconde guerre mondiale. Cette reconnaissance qui ouvra la voie à l’indemnisation de ces victimes.
La barbarie coloniale française en Algérie ne peut être édulcorée par quelques rapports fantasmés d’auteurs qui flirtent avec les pouvoirs politiques de droite comme de gauche depuis 40 ans. La question des massacres, crimes et autres dommages impose inéluctablement une dette incompressible de la France vis à vis de l’Algérie.
La stratégie développéedepuis toujours est de faire table rase du passé, une offense à la dignité des algériens. Cette responsabilité est impérative car elle peut sauver l’âme de la France qui est fracturée par ses démons du passé.
La reconnaissance de la responsabilité c’est admettre que la France s’est mal comportée en Algérie et qu’elle a créé de nombreux dommages avec des centaines de milliers de victimes et des dégâts écologiques incommensurables avec ses nombreuses expériences nucléaires et chimiques.
Que s’est-il réellement passé en Algérie durant près de cent-trente-deux années d’occupation ? La colonisation et la guerre d’Algérie sont considérées et classées comme les événements les plus terribles et les plus effroyables du XIXe et XXe siècle. La révolution algérienne est aussi caractérisée comme l’une des plus emblématiques, celle d’un peuple contre un autre pour recouvrer son indépendance avec des millions de victimes.
L’ignominie française en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent-trente années, avec une évolution passant des enfumades au moment de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger. La violence était inouïe à l’encontre des indigènes algériens. Entre 600 et 800 villages ont été détruits au napalm. L’utilisation par la France des gaz sarin et vx était courante en Algérie.La torture à grande échelle et les exécutions sommaires étaient très proches des pratiques nazies.
La France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les plus sales besognes. Ces militaires devaient terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus ils massacraient, plus ils avaient de chance de gravir les échelons.
La colonisation, c’est aussi la dépossession des Algériens de leurs terres où ces indigènes sont devenus étrangers sur leurs propres terres.
Le poison racisme est le socle fondateur de tout colonialisme. Sous couvert d’une mission civilisatrice, le colonisateur s’octroie par la force et en bonne conscience le droit de massacrer, torturer et spolier les territoires des colonisés. La colonisation française de l’Algérie a reposé sur l’exploitation de tout un peuple, les Algériens, considérés comme des êtres inférieurs de par leur religion, l’islam.
Il suffit de relire les illustres personnages français, Jules Ferry, Jean Jaurès, Léon Blum et tous les autres que l’on nous vante souvent dans les manuels scolaires.
La résistance algérienne sera continue, de 1830 jusqu’à l’Indépendance en 1962, même si de longues périodes d’étouffement, de plusieurs années, seront observées. Sans excès, on peut affirmer que la colonisation a abouti à un développement du racisme sans précédent et nourri la rancœur des colonisés.
Etrangement, plus on martyrisait la population algérienne, plus sa ténacité à devenir libre était grande. Sur le papier, l’Algérie était condamnée à capituler devant la cinquième puissance mondiale. Le bilan tragique n’a pas empêché les Algériens de gagner cette guerre d’indépendance avec une étrange dialectique. Les enfants des ex colonisés deviendront français par le droit du sol et continueront d’hanter la mémoire collective française.
On tente aujourd’hui de manipuler l’Histoire avec un déni d’une rare violence en continuant de présenter cette colonisation comme une œuvre positive, un monde de contact où les populations se mélangeaient et les victimes étaient symétriques. Une supercherie grossière pour ne pas assumer ses responsabilités historiques.
Colons et colonisés n’étaient pas sur un pied d’égalité, il y avait une puissance coloniale et des européens et de l’autre coté des indigènes avec des victimes principalement du côté des colonisés algériens. Cette population indigène a été décimé de 1830 à 1962 faisant des centaines de milliers de victimes, morts, torturées, violées, déplacées, spoliées et clochardisées, devenant des sujets sur leurs propres terres. Cette réalité est indiscutable et vouloir la noyer par quelques rapports dans un traitement symétrique c’est prolonger une nouvelle forme de déni et de domination sous couvert de paternalisme inacceptable.
Le monde fantasmé du Professeur Stora est une insulte à la réalité historique, d’autant plus grave qu’il la connaît parfaitement. Son rapport répond à un objectif politique qu’il a bien voulu réaliser pour des raisons étranges mais certaines : édulcorer les responsabilitésavec un entre deux savamment orchestré laissant supposer l’égalité de traitement des protagonistes pour neutraliser la reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie. Le rapport est mort né car il n’a pas su répondre aux véritables enjeux de la responsabilité de la France coloniale en Algérie. Le jeu d’équilibriste pour endormir les algériens n’a pas pu s’opérer car les consciences des deux côtés de la méditerranée sont alertes. Personne n’est dupe sauf ceux qui ne veulent pas assumer les démons de la barbarie coloniale française en Algérie.
2. La France face à son démon colonial où le syndrome de l’ardoise magique.
Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France a déployé une batterie de stratagèmes pour ne pas être inquiété sur son passé colonial. La France sait précisément ce qu’elle a commis durant 132 années comme crimes, viols, tortures, famine des populations et autres.Pour se prémunir contre tous risques de poursuites, elle a exigé aux algériens d’approuver une clause d’amnistie lors du cessez le feu. D’autres lois d’amnisties furent promulguées par la suite pour tenter d’effacer toute trace de cette barbarie coloniale. La suffisance de certains est allée jusqu’a obtenir la promulgation d’une loi en 2005 vantant les mérites de la colonisation française en Algérie. Ultime insulte aux victimes algériennes qu’on torturait symboliquement à nouveau.
3. Pourquoi la Francea peur de reconnaître ses responsabilités.
Reconnaître les responsabilitésdes crimes et dommages coloniaux c’est inéluctablement accepter l’idée d’une réparation politique et financière ce que la France ne peut admettre aujourd’hui face à une certaine opinion pro Algérie française encore vivace sur ce sujet.
Mais c’est aussi accepter de revoir la nature de la relation franco algérienne ou la rente permet toujours à la France de préserver sa position monopolistique sur ce marché qui est toujours sa chasse gardée.
C’est bien sûr également la peur de perdre une seconde fois l’Algérie française mythifiée, celle du monde du contact largement développée dans le rapport Stora.
Enfin,la crainte de devoir rendre des comptes d’une manière singulière aux enfants de colonisés qui constituent le principal des populations habitant les banlieues populaires françaises où le poison racisme est omniprésent. Il suffit de lire le dernier rapport du Défenseur des droits sur les discriminations pour s’en convaincre.
Advertisements
Ces dernières années, un nouveau palier s’est opéré avec l’idée que ces citoyens musulmans où les algériens sont majoritaires, sont devenus en France les ennemis de la République car ils sont souvent accusés d’être les nouveaux porteurs de l’antisémitisme français. Aujourd’hui, la majorité de cette population subit une triple peine. La première est d’être souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre, car enfant de la colonisation, enfants de parents qui se sont battus pour ne pas être français.
Ensuite, le fait d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans.
Enfin, cette population est suspectée d’être porteuse du nouvel antisémitisme français car solidaire du peuple palestinien. Ces palestiniens qui sont aujourd’hui parmi les derniers colonisés de la planète. Les Algériens ont connu la même colonisation et sont unis à jamais à ce peuple opprimé par un lien indicible qui s’exprime dans les tripes et le cœur. Entre Algériens et Palestiniens demeure une identité commune avec un combat similaire contre la colonisation. Dans une continuité idéologique, la France est depuis toujours l’un des plus fervents défenseurs de l’État d’Israël. En Algérie, le peuple dans sa grande majorité est palestinien de cœur car ce que subissent les Palestiniens dans le présent, il l’a subi dans le passé par la puissance coloniale française. Ce lien fraternel est aussi visible dans la diaspora algérienne qui est presque toujours pro-palestinienne, sans forcément connaître l’origine de ce lien profond.
Ce sont ces constituants qui enferment cette population comme les supposés porteurs du nouvel antisémitisme, faisant d’elle, la cible privilégiée du poison français alors que l’on aurait pu croire que le système les en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur encontre.Les musulmans où les algériens sont majoritaires sontsilencieux comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Ils sont perdus dans cette société française, égaux en droit et rejetés dans les faits par un racisme structurel aggravé par une mémoire non apaisée.
À quelques très rares exceptions, les intellectuels et relais d’opinion abondent dans le sens du vent assimilationniste. Ils espèrent en tirer profit et acceptent d’être utilisés comme des « Arabes de service » faisant le sale boulot en s’acharnant à être « plus blanc que blanc ». Leurs missions sont de vanter à outrance le système assimilationniste ou le déni de mémoire est fortement présent. Ces partisans du modèle assimilationniste savent au fond d’eux-mêmes qu’ils ont vendu leurs âmes en étant du côté de l’amnésie imposée du plus fort. Leur réveil se fait souvent douloureusement lorsqu’on les relève de leur poste en politique ou dans les sphères où ils avaient été placés en tant que porte-drapeaux du modèle assimilationniste. Ils se retrouvent soudainement animés par un nouvel élan de solidarité envers leur communauté d’origine, ou perdus dans les limbes de la République qui les renvoie à leur triste condition de « musulmans » où d’enfants d »indigènes ».
La faiblesse de cette population toujours en quête d’identité et de mémoire apaisée est peut être liée à l’absence d’intellectuels capables de les éclairer pour réveiller un peu leur conscience et leur courage face à une bien-pensance très active en particulier sur ces questions mémorielles.
4. L’inéluctable réparation des crimes et dommages de la colonisation française en Algérie.
La France, via son Conseil Constitutionnel, a évolué dans sa décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, en reconnaissant une égalité de traitement des victimes de la guerre d’Algérie permettant le droit à pension aux victimes civiles algériennes. Nous nous en félicitons mais la mise en œuvre a été détournée par des subterfuges juridiques rendant forclos quasi toutes les demandes des victimes algériennes. Comme si la France faisait un pas en avant et deux en arrière car elle ne savait pas affronter courageusement les démons de son passé colonial, pour apaiser les mémoires qui continuent de saigner.
Il ne peut y avoir une reconnaissance des crimes contre l’humanité commis en Algérie par la France et dans le même temps tourner le dos aux réparations des préjudices subis y compris sur le plan environnemental. La première marche du chemin de la réparation financière c’est de nettoyer les nombreux sites nucléaires et chimiques pollués par la France en Algérie ainsi que les nombreuses victimes comme le confirme l’observatoire de l’Armement. C’est une question de droit et de justice universelle car tout dommage ouvre droit à réparation lorsqu’il est certain, ce qui est le cas en Algérie. Sauf si on considère la colonisation française en Algérie comme une œuvre positive comme la France tente de le faire croire depuis la promulgation de la loi du 23 février 2005 qui est un outrage supplémentaire à la dignité des algériens.
La France ne peut échapper à cette réparation intégrale car sa responsabilité est pleinement engagée.D’une part c’est une question de dignitéet d’identité des algériens qui ne s’effacera jamais de la mémoire collective de cette nation.
C’est pourquoi les jeunes générations contrairement à l’espérance de certains ne cesseront d’interpeler la France et l’Algérie sur cette question mémorielle.
Sur la nature de cette réparation, la France devra suivre le chemin parcouru par les grandes nations démocratiques comme l’Italie qui, en 2008, a indemnisé la Lybie à hauteur de 3.4 milliards d’euros pour l’avoir colonisé de 1911 à 1942, mais aussi : l’Angleterre avec le Kenya, les Etats unis et le Canada avec les amérindiens ou encore l’Australie avec les aborigènes. L’Allemagne a accepté, depuis 2015, le principe de responsabilité et de réparation de ses crimes coloniaux avec les Namibiens mais butte sur le montant de l’indemnisation. Avec le risque pour l’Allemagne d’une action en justice devant la Cour Pénale Internationale du gouvernement Namibien, avec l’assistance d’un groupe d’avocats britanniques et la demande de 30 milliards de dollars de réparations pour le génocide des Ovahéréro et des Nama.
La France elle même s’est fait indemniser de l’occupation allemande durant la première et seconde guerre mondiale à hauteurs de plusieurs milliards d’euros d’aujourd’hui. Au même titre, l’Algérie indépendante doit pouvoir être réparée des crimes contre l’humanité et dommages qu’elle a subi de 1830 à 1962.
Cette dimension historique a un lien direct avec le présent car les évènements semblent se répéter, les banlieusards d’aujourd’hui sont en grande partie les fils des ex-colonisés. On continue à leur donner, sous une autre forme, des miettes avec comme point culminant cette nouvelle forme de discrimination,poison ou racisme invisible, matérialisé dans toutes les strates de la société.
L’Histoire ne doit pas se répéter dans l’hexagone, les miettes accordées ici et là sont révélatrices d’un malaise profond de la République française. En particulier, son incapacité à fédérer tous ses citoyens, poussant certains à la résignation, au retranchement et parfois aux extrémismes.
Paradoxalement, c’est le modèle français qui produit le communautarisme alors qu’il souhaite le combattre.
Comme un exercice contre-productif, il lui explose au visage car il ne sait pas comment l’aborder. C’est aussi ce modèle qui pousse un grand nombre de ces citoyens franco algériens à ne pas être fier d’être français. Cette révolution algérienne fait partie de l’Histoire de France à la fois comme un traumatisme à plus d’un titre, mais aussi comme un lien sensible entre les Français quelles que soient leurs origines. Le cœur de cette double lecture est lié à cette singularité algérienne qui n’a jamais démenti ses attaches à l’islam. Cet islam a été utilisé par la France comme porte d’entrée pour coloniser l’Algérie et soumettre sa population. Il a aussi donné la force à cette population algérienne de faire face au colonialisme français, comme porte de sortie de la soumission.
En France et ailleurs, cette religion semble interpeller les sociétés dans lesquelles elle s’exprime. A l’heure d’une promulgation d’une loi sur le séparatisme qui risque de stigmatiser un peu plus cette population musulmane ou les algériens sont nombreux, l’enlisement semble se perpétuer comme si l’apaisement des mémoires tant voulue était un peu plus affaibli car nous sommes toujours incapable d’expliquer à nos enfants le traitement différencié à l’égard des victimes de cette tragédie historique.
5. L’Algérie face à ses responsabilités historiques.
Le silence de l’Algérie est lourd car elle n’a pas su appréhender la question de sa mémoire d’une manière énergique et l’illégitimité de ses gouvernances successives a maintenu des revendications peu soutenues à l’égard de la France. Pire, les problématiques algériennes ont trop souvent, surfé sur cette fibre mémorielle pour occulter leurs inefficiences à gérer d’une manière performante le pays.Aujourd’hui, L’Algérie ne peut plus faire table rase du passé colonial français et se contenter de quelques mesurettes ou gestes symboliques. L’Algérie au nom de ses chouadas doit assumer une revendication intégrale, celle de la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité des crimes et dommage de la colonisation en Algérie.
L’objectif de cette réparation n’est pas de diaboliser l’ex-puissance coloniale, mais au contraire de lui permettre de se réconcilier avec elle-même afin d’entrer définitivement dans une ère d’amitié et de partenariat. L’Algérie a laissé perdurer une approche minimaliste comme si elle était tenue par son ex puissance coloniale, tenu par le poison corruption qui la gangrènede l’intérieur et qui la fragilise dans son rapport avec la France. Comme si l’Algérie enfermée dans une position toujours timorée avait peur de franchir la ligne de l’officialisation de sa demande de réparation alors que la France l’avait faite de son coté en légiférant en 2005 sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie. Aujourd’hui, au nom de la mémoire des chouadas, l’Algérie doit également assumer ses responsabilités historiques.
6. L’urgence d’agir.
Sur la question mémorielle, reconnaître la responsabilité de la France sur les crimes et les dommages coloniaux y compris écologiques et les réparer financièrement au même titre que les principales grandes puissances mondiales. Abroger la loi de 2005 sur les bienfaits de la colonisation, la loi Gayssot et la loi sur l’antisémitisme pour déboucher sur une seule loi générique contre tous les racismes permettant de rassembler au lieu de diviser. Nettoyer les sites pollués nucléaires et chimiques et indemniser les victimes. Restituer la totalité des archives algérienne. Signer un traité d’amitié avec l’Algérie et suppression des visas entre les deux pays.
"Alger sans Mozart" est un roman écrit à quatre mains. C’est également une partition à plusieurs voix. Trois personnages principaux se relaient et témoignent. C’est la partition de leur histoire, leur passion pour une terre, qui est écrite ici par un Français corse, Michel Canesi et un Algérien, Jamil Rahmani.
Il y a tout d’abord le titre qui étonne, paraît improbable, car comment, diront les lecteurs, Alger peut vivre sans Mozart ? D’ailleurs où se niche le rapport entre ce grand compositeur et la ville blanche ? L’intrigue est posée, le lecteur est interrogatif ! Au fil du récit des trois protagonistes, Louise, Marc et Sofiane, on comprend le sens du titre, par ailleurs bien choisi.
Tout commence par Louise. De sa belle voix, elle va nous dérouler son histoire. Celle d’un Française née en Algérie et qui se sent profondément algérienne. Elle parle kabyle et arabe, en plus du français bien sûr. Elle aime ce pays et jure qu’elle ne le quittera jamais. Pourtant, des événements tragiques vont bouleverser le cours de l’histoire. La guerre d’indépendance éclate et scelle la rupture entre une certaine France oppressive et le peuple algérien qui n’avait jusque-là d’existence que sous l’ombre coloniale. Louise alors va "être le trait d’union entre deux peuples pour l’amour d’une terre, pour l’amour d’un homme". Sa rencontre avec Kader, jeune Algérien, étudiant en médecine, va changer sa vie. Même si elle reste lucide car "les criminels étaient partout, chez les musulmans et chez nous", confie-t-elle. Qu’importe ! Louise épouse la cause et ira jusqu’à porter les valises du FLN. Elles contenaient des médicaments non des bombes, dit-elle. Même si le combat des Algériens est juste, elle ne veut pas avoir du sang sur les mains. Pourtant, elle défend la France en parallèle. Elle est donc profondément déchirée entre deux. A la question : "Doù venez-vous ?", Louise répond, je viens d’un pays qui n’existe pas encore !".
Les accords d’Evian conclus le 18 mars 1962, l’Algérie devient indépendante. Louise, fait partie de ces quelques dizaines de milliers de pieds-noirs qui sont restés. Refusant de céder aux sirènes vengeresses et alarmistes de l’OAS. Pour elle "les religions ne doivent pas être insupportables, au contraire, elles doivent aider les gens". Louise estime au fond "qu’il n’y a rien de plus beau qu’un prélude de Bach ou un concerto de Mozart. Elle refuse d’être habillée en pingouin et qu’on l’empêche d’écouter la musique. La vie c’est la liberté : la liberté de croire, de voir, d’entendre et d’aimer sans contraintes, dans le respect de soi et des autres".
Contrairement à sa famille, elle va donc rester en Algérie, seule dans son appartement. Son histoie d’amour avec Kader durera 30 ans. Celui-ci va la quitter pour une autre femme. Car elle est stérile, argue-t-il. "Nous ne pouvions avoir d’enfants et c’était forcément ma faute. J’ai subis de nombreux examens… jusqu’au jour où un collègue gynécologue de Kader me demanda d’ouvrir les yeux. « Arrête de te faire charcuter Louise ! Tes examens sont normaux, il faut chercher de son côté»".
Après sa séparation avec Kader, Louise va vivre coupée du monde, elle va se laisser aller, devenir obèse et faire la connaissance d’un jeune voisin : Sofiane.
Quand il commence à la côtoyer, Kader apprend la langue de Mozart, il découvre l’histoire coloniale sous l’angle de Louise. La littérature française. De son côté, il va essayer de faire bouger Louise, de la réveiller de sa torpeur et la faire sortir de son appartement pour redécouvrir Alger. "Partout du linge aux fenêtres, des antennes paraboliques, paradiaboliques comme disent les islamistes, ce n’est plus ma ville", se dit-elle.
Dans cette galaxie algéroise vient s’ajouter Marc, le neveu de Louise, un célèbre réalisateur qui vit en France. Pendant des années, Marc a appelé sa tante régulièrement pour prendre de ses nouvelles, sans traverser la Méditerranée. Pressé par ses proches, Marc s’envole finalement à Alger pour revoir sa tante, qui lui présente à l’occasion Sofiane. "Les morts, le passé sont en nous, il faut les écouter si on veut continuer à vivre, à sentir, à vibrer. Je les ai retrouvés là-bas. L’Algérie m’a rendu la douleur, celle des nouveau-nés au sortir de leur mère. Les parfums de nos vies sont les mots d’amour de nos morts".
Sans conteste, Alger sans Mozart, écrit par Michel Canesi et Jamil Rahmani, est un bijou littéraire. Le lecteur est pris dès les premières phrases par les auteurs. Une fois entre les mains, on ne peut que le finir avec délectation. Ce roman révèle à la fois l’histoire de ces deux pays, les déchirements humains, la violence sur fond de haine. Au lecteur Alger sans Mozart publié chez les éditions Naïve retrace certains événements et rappelle les différents points de vue. Car "nous sommes une longue chaîne venue du fond des âges, nous sommes des témoins… Chacun de nous est tesselle sur sa grande mosaïque".
Kassia G.-A.
Alger sans Mozart, Canesi et Rahmani
Fruit d’une collaboration entre un Corse et un Algérien, Alger sans Mozart est un roman polyphonique qui entrelace plusieurs récits, à différentes époques. Véritable hommage à l’Algérie, Alger sans Mozart revient sur l’indépendance, et ses conséquences, tant pour les Algériens que pour les colons. Magnifique portrait d’un pays, Alger sans Mozart est publié cinquante ans après les accords d’Evian, et la fin de la domination française en Algérie.
Plusieurs voix s’entremêlent dans ce récit : celle de Louise, d’abord, qui s’avère le personnage le plus important de l’histoire. Louise est une femme de l’entredeux : ni algérienne, ni véritablement française, Louise souffrira toute sa vie du schisme entre son pays de naissance et son pays d’adoption. Abandonnée par sa famille française, rejetée par sa belle-famille algérienne, Louise a vécu les dernières années de l’Algérie française et reste, dans les années 2000, enfermée dans son appartement algérois, refusant de partir. La voix de Marc, son neveu, se fait également entendre. Fils d’un homme farouchement opposé à l’indépendance algérienne, Marc n’a jamais su trouver sa place dans une famille à qui il rappelle trop le deuil de leur vie d’antan. Cynique et désespéré, il bouleversera la vie de sa tante, et de Sofiane, l’ultime protagoniste. Jeune garçon né dans l’Algérie libre, Sofiane est dynamique et curieux. Contrairement aux deux autres personnages, son regard est résolument tourné vers l’avenir. Mais écrasé par le poids d’une société qu’il ne comprend plus, par une ville où il s’ennuie, il se sent prêt à tout pour partir dans cette France qui le fascine tant.
Nos trois personnages, et tous ceux qui les entourent semblent écrasés par une destinée qui les dépassent. Louise, impuissante, observe l’Algérie qu’elle connaît disparaître. Alors qu’elle œuvre avec son futur époux à la libération du pays, les évènements lui échappent. Elle perd peu à peu toute emprise sur sa vie, devient le témoin impuissant de l’islamisation à outrance du pays et de la destruction des symboles français. Alger sans Mozart est certes un roman historique, mais c’est également le portrait d’une femme qui ose, qui n’hésite pas à s’engager dans la résistance des Algériens face à une France méprisante, et qui épouse un Algérien contre l’avis de sa famille. Mais, à l’aube d’un siècle nouveau, nous retrouvons Louise défaite, ultime représentante de la France d’hier. Elle se sent oubliée, et dépassée. Le français qu’elle parle est devenu désuet. Elle se sent algérienne, mais est perçue par la population comme une étrangère. Son destin ne peut manquer d’émouvoir le lecteur.
La fraîcheur de Sofiane contraste. Jeune homme intelligent et curieux, il a tout son avenir devant lui. Devenu l’unique ami de Louise, il apprend par elle le passé de son pays, découvre la culture française et voit naître en lui un profond désir d’émancipation. Louise lui apprend le doute, et lui donne des clefs pour réfléchir par lui-même.
Marc sera finalement le catalyseur des destins des deux autres personnages. Il rappelle à Louise ce neveu décédé, si beau et si charmeur, avec qui elle a grandi. Pour Sofiane, Marc est un radeau de sauvetage, son laisser-passer pour l’Europe, l’aventure, la gloire et la richesse.
Entre les trois protagonistes se noue une relation mi-amour, mi-haine, à l’instar de celle qu’ils entretiennent tout trois envers l’Algérie. Déchirés entre la Paris et Alger, ils sont l’incarnation de cette fascination mutuelle qui existe entre les deux pays, et de la quête d’identité d’un pays qui nie son passé mais ne peut totalement renier son héritage. Héroïne passionnée dans sa jeunesse, Louise n’est plus qu’une vieille femme obèse qui écoute Mozart dans son appartement pour couvrir l’appel des minarets. Alger, autrefois ville splendide, devient, à travers le prisme du regard de la vieille femme, une ville décadente qu’elle ne peut pourtant se résoudre à quitter.
Magnifique roman à quatre mains, Alger sans Mozart est écrit sans fioriture et sait trouver le ton juste. Il évoque avec vérité les relations paradoxales de la France et de l’Algérie et dresse un portrait de femme inoubliable en la personne de Louise qui, en un roman, semble avoir vécu plusieurs vies.
56 ans après l’indépendance et la fin de la guerre, l’Algérie a besoin de mémoire, non pas de la mémoire officielle entretenue des deux côtés mais de la mémoire individuelle, celle des gens qui ont vécu dans ce pays, avant la guerre, pendant ce que l’on appelle l’époque coloniale, puis au moment de la guerre d’indépendance, jusqu’en 1962. La mémoire de l’Algérie a été trop longtemps confisquée par les deux interprétations, voire propagandes, d’une part celle qui chante la civilisation de la colonisation et ses apports, et de l’autre, celle qui dénonce cette colonisation comme un crime. Les historiens des deux côtés n’ont pas manqué de tomber dans la caricature de ce que les Algériens eux-mêmes nomment aujourd’hui, de façon plus neutre, « le temps des Français ». C’est pourquoi la publication depuis quelques années par les éditions Bleu autour d’une série de livres de mémoire autour des individus qui ont vécu en Algérie, en particulier leur enfance, fournit des témoignages précieux qui, bien souvent, vont à l’encontre de ces visions stéréotypées : L’enfance des Français d’Algérie avant 1962 (2014), Une enfance dans la guerre, Algérie 1954-1962 (2016), chaque fois sous la direction de Leïla Sebbar, en sont le meilleur exemple.
Ce nouveau livre, Á l’école en Algérie des années 1930 à l’indépendance, est très important pour mieux comprendre, en toute sérénité et équité, une situation complexe et souvent déformée par le récit historique officiel et même par certains spécialistes institutionnels de l’Algérie : donner une parole libre à plus d’une cinquantaine d’adultes, hommes et femmes, européens ou algériens, de générations et d’origines différentes, qui ont vécu en Algérie, est une entreprise courageuse qu’il faut saluer.
Dans une excellente préface, la coordinatrice de ce volume, Martine Mathieu-Job, souligne le caractère de ce travail de « collecte de mémoire » et rappelle, par ailleurs, ce qui le sépare des travaux antérieurs élaborés par des historiens et des sociologues. Elle met en évidence l’intérêt de ces récits subjectifs, en employant l’expression très heureuse « d’une école française de l’Algérie coloniale » plutôt que le contraire : une école coloniale de l’Algérie française. La nuance est essentielle. Elle traduit le large éventail des représentations, issues des différentes communautés : arabe, berbère, juive, européenne. Elle évoque la variété des situations, l’ambition et l’ambiguïté des projets scolaires de la France en Algérie dans ce contexte colonial qu’elle reflète. Qui se développèrent partout, dans de grandes villes comme Alger, Constantine ou Oran, mais aussi dans des petites comme Orléansville, Tiaret, Djelfa, Sidi bel-Abbès, Messania, Sétif, Bône, Blida ou Tirmitine.
Pourtant, si l’on comprend aisément la coupure finale, en 1962, on peut regretter qu’elle ne justifie pas plus précisément le choix de cette décennie, 1930, pour le début des récits. Probablement la limite imposée par la date de naissance des contributeurs qui ont fourni un récit inédit de leur scolarité.
Ces récits ont tous une grande qualité littéraire, qui s’explique par la réussite sociale de la plupart d’entre eux, comme l’attestent les CV judicieusement placés à la fin de chaque récit. Tous ces enfants d’Algérie sont devenus des écrivains, des universitaires, des scientifiques de renommée. Cela rend d’autant plus intéressante la lecture de ces récits, sortes de mini nouvelles, dont la sincérité et même l’ingénuité contrastent avec le sérieux de leur carrière ou de leurs travaux.
Chaque texte a sa singularité mais ils rendent tous, sans exception, un vibrant hommage à la figure de l’instituteur, profondément respecté, qui recevait une formation pédagogique excellente dans les écoles normales d’Alger (la fameuse école de la Bouzareah) et d’Oran, qui restent des modèles pour les anciens élèves. Ces femmes et ces hommes, en majorité des européens mais aussi quelques musulmans, sont vus et conservés dans leur mémoire, comme des modèles de sérieux, de dévouement et de compétence, des « héros de l’instruction » « des hussards noirs », des « représentants idéaux de l’instituteur laïque français », des « figures tutélaires de l’enfance ». Il est remarquable de constater le souvenir parfait que ces adultes ont de leurs maîtres et maîtresses, de leurs noms, de leur façon de s’habiller, de leurs tics, des leçons qu’ils donnaient. On ressent leur émotion à retrouver ces figures qui les ont marqués à jamais.
Tous les auteurs parlent avec affection des classes, de la cour, de l’ambiance des cours avec les pupitres, l’encrier, les devoirs, le tableau, les récitations, les dictées. On est frappé par la précision des souvenirs, on a l’impression de revivre avec eux ces moments de bonheur et d’apprentissage. La mémoire reconstitue précisément le chemin de l’école, les édifices, les cours. On peut se demander pourtant si on n’aurait pas les mêmes souvenirs avec des récits d’écoliers de n’importe quelle province française, à la même époque.
La spécificité de l’école en Algérie tient en plusieurs points précis et significatifs. On se rend compte, d’abord, que les élèves algériens étaient en minorité, bien que plus nombreux qu’on ne le dit habituellement, et qu’ils ressentaient, plus ou moins consciemment, par ailleurs, comme un manque, avec l’absence de l’enseignement de leur langue et de leur culture. Mais on constate aussi, chez les petits européens, le même phénomène, différent certes mais non moins problématique ou déstabilisateur. En effet, les enfants des maltais, des espagnols, des corses et des exilés de toutes sortes qui constituent l’essentiel de ce que l’on va appeler plus tard le peuple cosmopolite des pieds noirs, éprouvaient la même distance, le même décalage entre ce qu’on leur enseignait et ce qu’ils vivaient au quotidien. La France était pour eux un pays étranger, ils n’en connaissaient ni l’histoire ni la géographie. Ils apprenaient pourtant par cœur le nom des préfectures et des sous-préfectures, les départements, cela constituait un imaginaire étrange. Comme le dit l’un des auteurs « Chaque jour à l’école nous quittions l’Algérie pour quelques heures ». Un autre ajoute : « Je vivais en Algérie mais les livres me racontaient la France »
Une anecdote est significative, quand un jour une institutrice leur demande en rédaction de raconter une promenade au zoo de Vincennes où l’élève n’avait jamais mis les pieds. La France n’existait que dans les livres ou dans la littérature, la France c’était d’abord la littérature avec ses grands auteurs, découverts avec ravissement (La Fontaine, Hugo, Dumas, Verne, Daudet) la langue française qu’on leur enseignait avec amour. On leur parlait de la Loire mais jamais du Rhumel à Constantine. La France apparaissait comme la terre de la verdure, de la richesse. L’un dit « Je suis donc né en France dans un département français d’Algérie comme je croyais que d’autres étaient nés dans le Cantal ». La France c’était d’abord l’école et les maîtres.
La nouveauté de ce livre est de montrer combien était complexe l’enseignement dans l’école en Algérie. Tous les récits soulignent le regret, avoué par les adultes qui racontent avec la distance du temps, de ne pas avoir mélangé les langues, les cultures, les religions. Il souligne le décalage entre la réalité du pays et l’enseignement de l’école. Cela peut être une des clés du problème de la colonisation : la générosité de cet enseignement laïc et républicain et son décalage avec la réalité du pays et des peuples concernés. On constate cette prise de conscience non seulement chez les jeunes algériens, ce qui, somme toute, est logique et provoque une révolte, mais aussi chez les jeunes européens d’origines diverses dont on se rend compte qu’ils étaient assez peu français et qui ne comprennent pas. L’Algérie était française administrativement, architecturalement et politiquement. Elle ne l’était pas humainement ni sociologiquement. On touche là peut-être la source de tout ce qui s’est passé plus tard. Par exemple, quand l’élève algérien dit en regardant la carte géographique de la France « la France, c’est pas chez moi ». Une jeune fille algérienne avoue ne pas avoir compris le célèbre slogan : « la France de Dunkerque à Tamanrasset. Je voyais bien la ligne mais que faire de la mer » et d’ajouter : « J’ai appris l’histoire des gaulois comme une fiction, celle de l’émir Abdelkader comme une épopée »
Apparaît très vite un problème de double identité, surtout pour les musulmans ou les franco-musulmans, une élève dit : « Chaque matin dans ma classe j’ai appris que je n’étais pas vraiment française et pas arabe non plus. » Elle n’appartient à aucun des deux camps, ou alors elle est dans les deux. Elle entend parler français à l’école et arabe à la maison. Au-dessus de tout, en dépit de tout, la langue française est admirée par tous.
On perçoit dans ces récits très personnels, parfois intimes, les clés essentielles pour comprendre l’histoire de l’Algérie et le drame collectif qu’elle a vécu : un jeu d’équilibre et de passage entre deux mondes, et la présence à côté de l’école publique laïque à côté des écoles religieuses : catholiques, juives, coraniques. On redécouvre l’importance de la communauté juive et le traumatisme que représentèrent, pour elle, les décrets de 1940. Et le rôle d’une communauté judéo-arabe, à Constantine en particulier, que la guerre brisa. Bien entendu, à partir de 1954, la guerre avec son cortège d’attentats, de révoltes, de répression envahit l’espace de l’école, sans en ternir l’image, comme si on voulait la protéger de l’horreur. Un des témoignages se termine par cette phrase terrible : « Fini le temps des carreaux bleus et roses, il faut juste éviter de tacher son tablier de rouge sang ». Avec un symbolisme terrifiant, la guerre d’Algérie commença par l’assassinat d’un instituteur européen, Guy Monnerot, le 1 novembre 1954, et dans son final sanglant par celui de l’écrivain algérien Mouloud Feraoun en mars 1962…
Ce beau livre rend un hommage mérité et équilibré à toutes ces femmes et ces hommes de bonne volonté… comme le fit l’écrivain Nourredine Saadi, dans son texte très émouvant, dédié à son ancienne institutrice, Madame Jevakini dans son souvenir, en fait Madame Giovacchini, retrouvée par hasard à Bastia, en 2006, et avec laquelle il eut le temps de correspondre. Nourredine Saadi est décédé quelques semaines avant la parution du livre…
Comme elles en ont l’habitude, les éditions Bleu autour apportent une grande attention à l’iconographie. Les photos qui accompagnent chacune des contributions sont un autre texte : photos traditionnelles de classe, avec les élèves rangés sagement à côté de leurs maîtres, une ardoise au centre indiquant la classe et l’année, photos de l’école elle-même, des groupes scolaires, des distributions des prix, photos des paysages autour de l’école. On y décèle l’origine souvent humble des enfants, fils d’artisans, de mécaniciens, de fonctionnaires, de comptables, d’instituteurs, de paysans, rarement de colons.
Enfin des repères chronologiques précis portent sur l’histoire de l’enseignement en Algérie, depuis 1831 jusqu’en 1955, avec tous ses avatars, qui cherchèrent à corriger les injustices du début par rapport à une population musulmane plus nombreuse mais souvent à l’écart dans des zones rurales et souvent montagneuses. Avec un constant souci pédagogique, parfois d’avant-garde comme le prouvent des annexes illustrées qui présentent quelques exemples d’ouvrages conçus pour un enseignement adapté au contexte algérien, parus dans les années 50 : Je parle et je lis le français, La lecture liée au langage, Salah et Saliha, Lecture et langage, La main dans la main, Les Lectures de l’Afrique du Nord, L’ami fidèle, livre unique de français, L’Algérie, Histoire et Géographie, Histoire de France et d’Algérie de A. Bonnefin et M . Marchand, Arboriculture. Autant de documents pédagogiques précieux.
Publié par Jean-Pierre Castellani
À l’école en Algérie des années 1930 à l’indépendance, coordination Martine Mathieu-Job, éditions Bleu autour, mars 2018, 362 p., 25 €
Hommage. Mireille Calle-Gruber, écrivaine et spécialiste de littérature française contemporaine, salue ici Assia Djebar, écrivaine et cinéaste, académicienne française, morte le 6 février 2015.
« Pas le blanc de l’oubli. De cet oubli-là : oubli de l’oubli même sous les mots des éloges publics, des hommages collectifs, des souvenirs mis en scène. Non : car tous ces mots, bruyants, déclamés, attendus, tout ce bruit les gêne, mes trois amis ; les empêche, j’en suis sûre, de nous revenir, de nous effleurer, de nous revivifier!
Je ne demande rien : seulement qu’ils nous hantent encore, qu’ils nous habitent. Mais dans quelle langue ? »
C’est ainsi qu’Assia Djebar chante la déploration de ses amis assassinés, à Alger, à Oran, en 1993, évoquant pour chacun leur dernier jour de vivant, elle qui, à l’enseigne de Dante, invente, dans Le Blanc de l’Algérie (Albin Michel, 1995), une langue des morts liée par la poésie, capable de donner aux absents leur voix d’aube et de « fragrante douceur ». Elle qui fait du thrène une lente procession littéraire aux accents de pleureuses antiques, sans rien céder cependant de la véhémence politique qui tient les mots au bord de la fureur.
Comment aujourd’hui trouver les phrases qui la célèbrent à son tour dans la mort, en faisant entendre la voix reviviscence de son écriture et en nous laissant habiter par elle ?
Car c’est un immense écrivain qui vient de disparaître avec Assia Djebar, désormais inscrite dans le cours de la vie terrestre et sur la carte de la littérature mondiale.
Un écrivain dont la puissance et le charisme n’ont cessé d’explorer des voies difficiles : l’émancipation des femmes, « nous, les mutilées de l’adolescence, les précipitées hors corridor d’un bonheur excisé », et leur liberté dans l’islam (Loin de Médine, Albin Michel, 1991, est à cet égard un livre incontournable, qui puise aux textes-sources précoraniques, Ibn Hicham, Tabari, Ibn Saad) ; le rejet de la polygamie ; le rejet de la déshérence qui dépouille les filles de leur héritage au profit de leurs frères (Nulle part dans la maison de mon père, Fayard, 2007) ; la recherche d’une mémoire algérienne occultée par l’histoire militaire française (historienne universitaire, Assia Djebar sait que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire : tous ses romans sont aussi la traversée d’une archive douloureuse) ; l’écoute vertigineuse des langues longtemps opprimées par le colonialisme, puis par la décolonisation ; le refus de toutes les violences et terrorismes, et l’aspiration à une Algérie des différences et des pluralités culturelles (« des Algéries ») ; la recherche « des mots-braise qui vous brûlent mais pourraient aussi vous consoler » (L’Amour, la fantasia, Albin Michel, 1985).
C’est assez rare pour être mentionné : Assia Djebar avait les qualités de ses livres : générosité et grâce. Et pas sans pugnacité.
Comment dire avec justesse sa part intime, réserve ou pudeur d’une élégance tout intérieure, vêtant du pseudonyme de consolation (assia) et d’intransigeance (djebar) l’audace de ses écrits ; mais aussi le courage avec lequel elle exposait, pour soutenir les causes qu’elle pensait justes, une vulnérabilité ancestrale, héritée du savoir qu’être une fille est une « blessure ». Découvrant que le mot « derra », qui signifie « blessure », désigne aussi la co-épouse, c’est-à-dire la « nouvelle épousée, rivale d’une première femme du même homme », Assia Djebar prit le contre-pied et composa, au titre de « Toute femme est blessure », les cent premières pages de Ombre sultane (Albin Michel, 1987), roman inspiré de la figure des deux sœurs Shéhérazade et Dinarzade, dans les Mille et une nuits, la seconde veillant à éveiller la première et à lui souffler les mots du récit salvateur.
Belle image d’alliance féminine. Et de la résistance d’une parole à plus d’une voix.
Comment dire la part de l’amitié, qu’Assia aimait appeler « sororité » – de ce nom donné par elle aux solidarités entre femmes de tous âges et de tous pays, portant à l’affirmation d’une culture au féminin –, et la part de l’œuvre aux somptueuses arabesques, véritable opéra par le travail de composition, musicale, architecturale, qui dote chaque livre du secret d’une forme ?
Ses ouvrages innovent par une hybridation des genres, le roman se nourrissant des processus du montage cinématographique, la beauté du cadrage filmique opérant comme une revanche de l’œil de la voilée devenu œil-caméra, « ce regard artificiel qu’ils t’ont laissé, plus petit, cent mille fois plus restreint que celui qu’Allah t’a donné à la naissance (…), ce regard miniature devient ma caméra à moi, dorénavant. Nous toutes du monde des femmes de l’ombre, renversant la démarche : nous enfin qui regardons, nous qui commençons » (Vaste est la prison, 1995).
Conjuguant le documentaire et la fiction en une tension extrême, la cinéaste, loin du divertissant « docu-fiction », creuse la fragilité des représentations : où elle projette l’à-venir des femmes, et des hommes, le rêve d’ouverture, la possibilité d’un jour « respirer à l’air libre » : « Ainsi, la fiction, à l’intérieur du documentaire, conserve un symbole d’espérance. »
Ce qui est impensable, Assia Djebar l’appelle ; ce qui est improbable, elle le caresse. Ce qui ne parle pas (encore), elle le fait perler.
Romancière, Assia Djebar parie sur la fiction qui ouvre les portes, les yeux, les phrases. A l’exemple de Picasso, dont la peinture fait éclater la clôture du harem peint par Delacroix avec Femmes d’Alger dans leur appartement (1834), l’écriture d’Assia, dès son recueil de nouvelles intitulé aussi Femmes d’Alger dans leur appartement (Des femmes, 1980), « est d’une façon ou d’une autre une transgression ». Elle donne à lire comme la traduction d' « un arabe populaire, ou d’un arabe féminin, autant dire d’un arabe souterrain », afin de rappeler que « celles qu’on incarcère, de tous âges, de toutes conditions, ont des corps prisonniers mais des âmes plus que jamais mouvantes ». Assia Djebar écrit en direction de la chambre lumineuse du tableau de Picasso (Les Femmes d’Alger, peint en 1954-1955, alors que débute la guerre delibération de l’Algérie) : la grammaire de ses récits transpose en langues les visions de l’espoir : « Libération glorieuse de l’espace, réveil des corps dans la danse, la dépense, le mouvement gratuit. »
« Mais dans quelle langue ? » Justement. La question revient de livre en livre, et c’est la question de l’écrivain par excellence. Elle a chez Assia Djebar une gravité singulière. Berbérophone par ses grands-parents maternels, arabophone par son père, ne pouvant écrire qu’en français, elle est consciente que la langue de la subjugation coloniale est aussi, pour elle, langue d’émancipation : « Moi, femme arabe, écrivant mal l’arabe classique, aimant et souffrant dans le dialecte de ma mère, sachant qu’il me faut trouver le chant profond, étranglé dans la gorge des miens, le retrouver par l’image, par le murmure sous l’image » (Vaste est la prison).
La chance de cette liberté résolument donnée par le père, « instituteur de la France », elle en fait un emblème à l’ouverture de L’Amour, la fantasia : « Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père. »
De l’alphabet français, elle se compose un « pays-langue » où jamais elle n’est en exil : car sa langue française est habitée par les rythmes andalous et la pensée soufie, les complaintes berbères, les sonorités du houd ou du chant de Taos Amrouche, bref par toutes les voix non-françaises, « les gutturales, les ensauvagées, les insoumises » qui constituent le sistre de l’écriture.
L’écriture d’Assia, c’est « tenter de voir le regard de l’intérieur, voir l’essence, les structures, l’envol sous la matière… »
Ses textes relèvent moins de la francophonie que de ce qu’elle appelle une « franco-graphie », avec dans l’oreille les sons arabes des dialectes méprisés ou des cultures traditionnelles. Consciente de la richesse de la plurilangue (elle préface le Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Seuil, 2007, où elle souligne l’importance pédagogique, dans l’école de la République, de ces « mots-passerelles » pour l’intégration des enfants d’immigrés), consciente de la valeur énergétique et poétique de ce nomadisme linguistique, et du danger de l’obscurantisme, elle dénonce les censures et les meurtres des enseignants de français (La Disparition de la langue française, 2003 ; Oran langue morte, 1997).
Pour autant, Assia Djebar ne s’est jamais prise pour un porte-parole. Avec humilité, avec amour, elle se présente « scripteuse », « diseuse », « passeuse » des récits des femmes analphabètes : elle sait faire entendre la poignante maladresse de celles à qui on ne donne jamais la parole, les témoignages des maquisardes par exemple, dans L’Amour, la fantasia, ou La Femme sans sépulture (Albin Michel, 2002). De même, la cinéaste ne « prend » pas tout, respecte le retrait des paysannes de la région du Mont Chenoua où elle tourne, en 1975-1976, son long-métrage La Nouba des femmes du mont Chenoua (1978).
Il importe d’écrire le silence. De filmer les vies du silence. Elle aime citer Kandinsky : « Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu. »
Lorsque Assia Djebar franchit le pas vers l’écriture autobiographique, malgré la « hochma », la honte en arabe, ce fut pour pratiquer une autobiographie de nécessité ; celle d’une implication com-passionnelle qui ne peut avoir lieu que dans un texte autobiographique bruissant de biographies diverses et de sagas généalogiques, quand ce n’est pas en partage l’autobiographie de l’Algérie.
C’est aussi l’autobiographie-dans-la-langue qu’elle entreprend : langue voile et langue révélateur, le français est l’aventure de sa transformation personnelle. C’est la seule « identité » qu’elle se reconnaisse : une mouvante « identité-de-la-langue ». Elle était parvenue à assumer pleinement cet être à l’autre qu’est l’écriture « dans la langue adverse », et elle y inscrivait ce qu’elle nomme son « désarroi rimé ».
En vérité, une éthique de l’autobiographie la tenait en travail : Assia avait compris que s’émanciper n’est pas se renier, et qu’il y a, même si douloureuse, une fidélité aux siens. Davantage, et c’est son honneur à cette femme-écrivain : en 1999, dans Ces voix qui m’assiègent, elle engage sa parole française comme on fait un serment :
« Autrefois l’on disait : “Je suis homme (ou femme) de parole”, on affirmait aussi : “Je n’ai qu’une parole” et le sens en était reçu presque en termes d’honneur, eh bien, je choisis de me présenter sommairement devant vous par cette affirmation : “Je suis femme d’écriture”, j’ajouterai presque sur un ton de gravité et d’amour :
– Je n’ai qu’une écriture : celle de la langue française, avec laquelle je trace chaque page de chaque livre, qu’il soit de fiction ou de réflexion. »
Malgré les très nombreuses distinctions qu’elle a reçues, il est bien dommage que le prix Nobel ne lui ait pas été décerné alors qu’elle était « nobélisable » depuis des années (en octobre 2014, encore, comme à chaque saison désormais, Le Monde m’a téléphoné afin que je me tienne prête à la célébrer – et me voici écrivant aujourd’hui un chant funèbre…). Dommage, parce que cette distinction nous aurait fait gagner du temps, aurait fait comprendre largement que l’œuvre d’Assia Djebar est un précieux viatique dans le difficile chemin que nous nous efforçons de tracer vers le « vivre ensemble ».
Dans son émouvant discours d’entrée à l’Académie française, en 2005, Assia Djebar affirmait qu’elle était « contente pour la francophonie du Maghreb », qu’elle entrait avec « les ombres encore vives de mes confrères – écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie, qui dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner… en langue française ».
Ils étaient donc sous la Coupole avec elle, Abdelkader Alloula, Mahfoud Boucebci, M’Hamed Boukhobza, et tous les écrivains d’Algérie dont la mort est évoquée dans Le Blanc de l’Algérie.
Le vendredi 20 août 1993, Assia m’écrivait, sous le choc des morts répétées, une longue lettre : « Mes derniers souvenirs avec Mahfoud, c’était il y a 10 ans ou 12 : il venait dans mon appart. d’Alger où je faisais des soirées. Je lui disais : “Les gens disent que tu es le meilleur psychiatre d’Algérie : Moi je dis que tu es le meilleur danseur d’Alger !” Et j’aimais danser avec lui, au milieu de mon groupe d’amis… Je n’ai rien manifesté. Je ne suis pas allée aux “hommages” parisiens… Je me raccrochais à l’image de Mahfoud dansant avec moi, à nos rires… »
A mon tour, c’est l’image d’Assia dansante que je veux garder. Tu dansais comme on danse chez toi depuis des siècles. Quand tu dansais, c’était grâce et réserve. C’était toutes les femmes de l’Arabie heureuse avec toi !
Mireille Calle-Gruber, professeur à La Sorbonne Nouvelle et écrivain a publié : Assia Djebar, la résistance de l’écriture (Maisonneuve & Larose, 2001) et Assia Djebar, une existence surabondante dans le cœur, (adpf Ministère des affaires étrangères/Institut français/La Documentation française, 2007). Elle a dirigé le colloque de la Maison des écrivains à Paris : « Assia Djebar. Nomade entre les murs » (Maisonneuve & Larose,/Académie royale de Belgique, 2005) et, avec Wolfgang Asholt et Dominique Combe, le colloque de Cerisy : « Assia Djebar, littérature et transmission » (Presses Sorbonne Nouvelle, 2010).
par Mireille Calle-Gruber
En savoir plus sur https://www.lemonde.fr/livres/article/2015/02/16/assia-djebar-legs-d-une-femme-d-ecriture_4577324_3260.html#oJP8uDAJUJOwuXAf.99
Assia Djebar: "Le Blanc de l'Algérie"
Je viens de relire ce magnifique livre d'Assia Djebar: "Le blanc de l'Algérie". Je connais assez bien l'oeuvre de cette femme, algérienne, écrivant en français, élue il y a quelques années à l'Académie française et à propos de laquelle j'ai fait naguère une conférence. J'ai aussi aimé le discours qu'elle a prononcé lors de sa réception à l'Académie française ou , tout en condamnant fermement la colonisation française et ses crimes , elle a fait un très bel éloge de la langue française.( On peut aussi l'écouter ici) Dans le "Blanc de l'Algérie" ce livre paru en 1995 chez Albin Michel elle évoque la mort , souvent brutale, de nombreux intellectuels et militants algériens pendant la guerre de libération et pendant la décennie noire du terrorisme islamique. C'est une évocation très émouvante , dans une langue superbe. On y retrouve de très nombreux écrivains et poètes Mouloud Ferraoun, Franz Fanon, Jean Amrouche mais aussi Albert Camus et Jean Senac et bien d'autres encore. Assia Djebar évoque plusieurs fois Camus , mais la page qu'elle consacre a sa mort est le récit émouvant de l'annonce de cette mort à sa mère dans le petit appartement de Belcourt.
Le livre est dédié et il est consacré , en grande partie, a trois de ses amis disparus: Mahfoud Boucebci, M'Hamed Boukobza et Abdel Kader Alloula.
Mais laissons Assia Djebar dire ce qu'elle a voulu faire. (p.259)
"D'autres parlent de l'Algérie, la décrivent, l'interpellent;ils tentent, s'imaginent- ils, d'éclairer son chemin. Quel chemin? La moitié de la terre d'Algérie vient d'être saisie par des ténèbres mouvantes, effrayantes et parfois hideuses..Il n' y a donc plus seulement la nuit des femmes parquées, resserrées, exploitées comme de simples génitrices-et ce, des générations durant! Quel chemin, c'est à dire quel avenir?
D'autres savent, ou s'interrogent... D'autres, certains compatriotes, comme moi, chaque matin soucieux, tremblants parfois, vont aux nouvelles, eux que l'exil taraude.
D'autres écrivent "sur" l'Algérie, sur son malheur fertile, sur ses monstres réapparus. Moi, je me suis simplement retrouvée, dans ces pages, avec quelques amis. Moi, j'ai désiré me rapprocher d'eux, de la frontière que je découvre irréversible et qui tente de me séparer d'eux...Moi, écrivant ici, j'ai eu enfin quelques larmes sur la joue: larmes soudain adoucies, parce que je voyais le demi-sourire de m'Hamed Boukhobaza ( " tafla" disait-il en parlant de moi, me rapporte l'ami commun- la "petite?" dois -je traduire, surprise); parce que je contemple l'image précise de Kader marchant dans les rues d'Oran- sa démarche haute, son visage apaisé et serein, son regard brillant, son aisance de seigneur modeste et parfois son rire indulgent ou secret-; j'ai dansé à nouveau avec Mahfoud Boucebci, lui dont le regard se tourmente, par éclairs...
Moi, je me suis rapproché de ceux que j'aime, qui vivent encore auprès de moi. Je regrette de n'avoir jamais su leur dire, de n'avoir pas osé avouer mon affection pour eux; je souffre d'avoir causé du chagrin, une fois - une seule fois,il est vrai- à Kader, Kader et sa bonté, sa patience inépuisables! ....... J'écris et je sèche quelques larmes. Je ne crois pas en leur mort: en cela, pour moi, elle est inachevée. D'autres parlent de l'Algérie qu'ils aiment, qu'ils connaissent, qu'ils fréquentent. Moi, grâce à quelques-uns de mes amis couchés là dans ce texte- et de quelques confrères, trop tôt évanouis- le dernier jour, certains écrivaient encore: des poèmes, un article , une page en cours d'un roman destiné a rester inachevé- moi, opiniâtre, je les ressuscite, ou j'imagine le faire. Oui, tant d’autres parlent de l'Algérie, avec ferveur ou colère. Moi, m'adressant à mes disparus et réconfortée par eux, le la rêve."
Il est de ces viatiques existentiels qui sont si nobles qu'on ne peut guère leur appliquer les critères habituels sans porter la main à ces viatiques eux-mêmes. Celui que feu Himoud Brahimi, dit Momo, a toujours soutenu de son vivant était tout simplement sublime : devenir l'illuminé de la Casbah.
"Chaque matin le soleil salue son amour et la Casbah ravie lui ouvre toutes ses couches". La voilà bien, l'image initiale ! La Casbah est une amante. Mais c'est aussi un univers labyrinthique multiséculaire, le noyau historique de la capitale, où le passé s'accorde sans artifice avec le présent.
Déjà adolescent, feu Himoud Brahimi, dit Momo, conçut cette idée qui, plus tard, sera son idée-force : "El-Bahdja", la forteresse inexpugnable, ou l'entêtement héraldique d'une civilisation maghrébine poursuivant obstinément sa lente progression à travers les âges.
Imaginez un peu ce docte personnage qui frisait l'insolite
Les poètes sont -en tant que poètes- dépourvus de puissance. Peut-être est-ce pour cela qu'ils ne convainquent que là où ils ne disent presque plus rien et, paradoxalement, suggèrent tout, comme Momo le fit dans son poème-cantilène "Architecture" (lire encadré intitulé "Architecture").
Imaginez un peu ce docte personnage qui frisait l'insolite, qui paraissait presque irréel. A l'écouter conter son singulier parcours existentiel, tout, en lui, transpirait une profonde originalité. A commencer par le visage : face burinée par les embruns, à l'image de ces fantasques rais de l'époque barbaresque, barbe en pointe qui lui dévorait les joues jusqu'aux pommettes, regard pénétrant, cheveux en boucles argentées -parfois attachés en queue de cheval- le tout serti de quelques traits de caractère à la limite de l'ostentation : langage ésotérique pointu, intonation sacerdotale, expression des yeux tantôt malicieuse, tantôt affectée, quelquefois mélancolique...
Avec son légendaire saroual "m'qaàda", son "h'zème" traditionnel et son gilet typiquement algérois, il faisait songer à on ne sait quel rapsode mythique ou conteur épique sorti tout droit d'un bazar stambouliote du 19e siècle.
La Casbah, "labyrinthe prodigieux d'architecture phénoménale",...
Et c'est toute la Casbah, "imprescriptiblement" secrète, tout le Viel-Alger des contes et légendes populaires d'antan qu'on était amené, avec une émotion et une admiration croissantes, à découvrir au fur et à mesure qu'il se remémorait, non sans ferveur d'ailleurs, "ce labyrinthe prodigieux d'architecture phénoménale, qui s'étage en escaliers de terrasses, de clartés grimpant commodément sur les collines qui mènent aux monts alentours" et dont il a su si bien incarner la conscience millénaire.
Mais pourquoi donc si peu de témoignages sur Momo qui collent véritablement à la mémoire ? Aujourd'hui la question ne s'est même pas posée et pourtant, elle demeure pendante. Peut-être parce que Momo, presque "seul contre tous", naviguait à vue dans les humeurs grises d'une citadelle par trop repliée sur elle-même, peu encline à se confesser ? Il est vrai qu'il n'avait besoin de personne. Ou peut-être si...
Respectable patriarche octogénaire, à l'image des sages de ce monde, il donnait toujours, il rendait la voix à ceux qui ne l'avaient plus. Il criait la souffrance des autres. C'est en cela qu'il ne restait pas moins vif, attentif à tous les bruissements, à toutes les pulsations qui lui parvenaient du cœur de la ville. Il "frère" encore, comme dirait l'irremplaçable Jacques Brel.
Himoud Brahimi dit Momo, "poète-cantilène de la Citadelle"
...demeurée inséparable de la mer qui l'a vue naitre
Sa famille ? L'humanité entière. Sa patrie ? La planète terre. Et, comme pour souligner qu'il n'y avait point de limite à son humanisme convivial, il y ajoutait volontiers un zeste d'univers cosmique. "Affaire de concepts", lançait-il en penchant vers l'avant sa tète, histoire de mieux vous toiser par-dessus ses lunettes.
Momo expliquait, de la sorte, que sa patrie commençait par l'inamissible ville blanche : harmonieusement étagée, demeurée inséparable de la mer qui l'a vue naitre, qui a fait sa gloire, sa fortune, et surtout de cette originalité que seules quelques grandes cités méditerranéennes peuvent se targuer d'avoir. "El Djazair El-Mahroussa", la Bien-Gardée, immuable vestale de la mémoire historique et culturelle de l'Algérie.
Seulement voilà : à la lisière maritime de cet "immense gâteau de sel dont chaque maison forme un cube régulier, comme des cristaux de sel gemme", campe solidement l'inébranlable Ras-Ammar, L'Amirauté. Entendre par là l'emplacement élu de sa prime jeunesse, là où, se rappelait-il, "les pavés de la ville et de la Pêcherie dévalaient en pentes inclinées jusqu'au bord de la mer, où les barques de pécheurs arrivaient à la queue-leu-leu pour vendre des poissons frais et frétillants, à la criée..."
Vint ensuite ce pays d'accueil où il avait bonne souvenance d'avoir été plutôt bien accepté : Paris-Verlaine, Paris-Cocagne des années 1940, fragrance de sylphides auréolant de langoureux lauriers notre fringant Adonis des mers, champion du monde de nage sous-marine en 1950 (133,33mètres) : "Je suis allé à Paris en 1945. J'ai réalisé mon rêve...Voir Paris...J'ai vu les musées...Le Louvre...Et j'ai lu...J'étais gourmand des mots et des idées. Et puis des femmes"...Mais je sentais que j'allais vers l'impasse. J'avais oublié l'arabe et mes ancêtres venaient me le rappeler dans mes nuits sans sommeil".
La Casbah : plus qu'une colline, pas vraiment une montagne...
Le récit semblait soudain pris dans le champ d'invisibles caméras qui enregistraient des scènes précises d'un film, dont personne n'aurait su le fil d'Ariane. "J'ai changé de vie...je suis revenu à Alger. Je me suis mis à la prière...A cette époque, J'étais comédien, je travaillais au théâtre...je me suis brusquement arrêté. Mes amis me disaient que j'étais fou. Moi, j'étais à la recherche de moi-même...A la recherche de la lumière qui est en moi..."
"Cette lumière, je la cherche quand je suis sur le mole, face à la mer et au soleil, ou dans l'eau, lorsque je plonge en retenant mon souffle pendant de longues minutes...
J'attend l'éblouissement ! L'illumination. C'est cela ; Je voudrais être illuminé ! L'illuminé de la Casbah...! ".
Hé oui, il y a des jours comme ça, où Momo était comme placé sur orbite, emporté dans un mouvement d'une régularité presque effrayante, que plus rien ne semblait interrompre, un avant-gout d'éternité. Dans un pan de mémoire planté de vieilles rengaines repassées à coup de 78 tours sur le phono à manivelle, il évoquait.
Et, pour ce qui est d'évoquer, il ne craignait personne : du cinéma d'époque, "Pépé le Moko," "Tahia ya Didou" et autres souvenirs en livraison groupée, renvoyant d'un coup l'ascenseur vers les temps immémoriaux, les bourlingues de la jeunesse, les
amours fous qui se sont écrasés comme de grands oiseaux morts sur les pavés du mole, un vrai roman d'aventures entre le "Marie Rose", carcasse d'un vieux yatch reclus, amarré non loin du phare, et les années d'exode, de révolution, d'indépendance et d'incursions surréalistes.
Bien entendu Momo ne s'arrêtera pas à son exergue de champion du monde de nage sous-marine. De retour à Alger, il côtoiera simultanément Albert Camus, Emmanuel Roblès et tous les écrivains algériens d'expression arabe, berbère ou française. Et d'ailleurs, c'est pour la cause d'un parcours existentiel aussi prodigieux que l'auteur bédéiste Ferrandez consacra à notre chantre trois albums rutilants de bandes dessinées en couleurs, aux éditions Casterman. Aujourd'hui on peut , avec délectation, y lire "Carnets d'Orient", "Cimetière des princesses", etc.
Ineffable Casbah aux maisons qui "semblent grimper les unes sur les autres"
Quoiqu'il en fut, la grande fierté de Momo demeurait la vieille médina au profil de pyramide immaculée. Plus qu'une colline, pas vraiment une montagne. En tout cas autre chose qu'une simple acropole, dans cet immense amphithéâtre que cerne de toute part une luxuriante végétation. "Vous croyez, sans doute, que la Casbah est un quartier ? Hé bien non, la Casbah n'est pas un quartier, c'est la conscience endormie d'une civilisation", prévenait-il avec à propos, comme pour prendre les devants sur quelque glissement sémantique.
Ineffable Casbah aux maisons qui "semblent grimper les unes sur les autres". Tout
est là, noir sur blanc et en couleurs, sur les murs : le jour et la nuit qui se heurtent à chaque instant, le rêve, l'illusion, la peur, le cauchemar des autres, la ligne bleue de la mer...Et, tout autour, le superbe vacarme de la modernité en marche.
C'est qu'il en fut natif, Momo, il en en fut le blason, le chantre. Il n'en ignorait aucune palpitation ! Et lorsqu'il vous chuchotait malicieusement à l'oreille, "moi qui en suit le fils, je ne puis même pas en connaitre le secret intime", croyez-vous qu'il venait de pécher simplement par modestie ? Ou, sait-on jamais, de se laisser voguer sur quelque effluve lointain, remontant le temps sans doute jusqu'à la Régence, jusqu'au fameux coup d'éventail administré par le dey Hussein au consul Duval ?
L'avez-vous vu flâner dans ce monde fascinant de beauté austère?
Allons donc, Momo méconnaissant les profondeurs secrètes de sa souveraine citadelle ? De ces lieux naguère enchanteurs, impétueux, à présent silencieux, fantomatiques, où le désenchantement l'emporte bien souvent sur tout le reste ? L'avez-vous vu flâner dans ce monde fascinant de beauté austère, à la mesure d'un autre temps ? L'avez-vous suivi à travers l'inextricable dévalement de ruelles en pentes ? Vous êtes-vous arrêté(e) lorsqu'il s'arrêtait par moments sous les encorbellements engrillagés qui laissent filtrer une merveilleuse poésie d'ombre et de lumière, à l'image de ceux des ruelles ottomanes de la Corne d'Or (Istanbul) ? Il vous aurait dit alors : "Le matin, le soleil est féminin. Regardez comme il est doux et caressant. C'est le bon moment pour visiter la Casbah...L'après-midi, le soleil est masculin...Il est cruel".
Vous-êtes vous efforcé, un peu plus loin, de deviner ce que Momo avait vu au-delà des portes fermées de ces modestes demeures anonymes ? L'avez-vous écouté se raconter près d'une fontaine publique, ou s'insinuer dans l'histoire de quelque palais somptueux ? Là, le café que Fromentin avait l'habitude de fréquenter, vers 1850...là, le cimetière des Deux-Princesse...là, le lieu où Karl Marx, alors en voyage à Alger en 1882, rencontra -lors d'une promenade en bordure de la Casbah- un "individu" au visage émacié sous son parasol, peintre de son état, sans savoir qu'il s'agissait de Pierre-Auguste Renoir...
La haute-Casbah, citadelle d'où la vieille médina tient son nom
Plus loin encore, la citadelle d'où la vieille médina tient son nom et d'où l'on domine toute la ville... Momo trouvait là, justement, entre les topanets qu'il aimait tellement, dans la lumière dansante du soleil, dans les maisons qui donnent l'impression d'avoir mis les escaliers sur leur terrasse, une "porte de l'air", c'est-à-dire une liberté à la fois douce et agréable, tonifiante.
A suivre pas à pas son fabuleux itinéraire, on a l'impression qu'il avait deux façons de voir la Casbah qui se complètent l'une et l'autre. En détail d'abord, rue à rue et maison à maison. En masse ensuite, du haut des remparts crénelés de la citadelle. On croirait même l'entendre murmurer : "De cette manière, on a dans l'esprit la face et le profil de la ville".
Et parce que les esprits paraissent un tant soit peu medium, pour tout au moins dénoncer l'injustice et proclamer le message de la compassion humaine, le geste, semble-t-il, a déjà été posé par Momo. Ce geste, ce jalon, ce cri du cœur, était dédié tout naturellement à la Casbah. On ne peut que déplorer, à présent, que la voix de cet illustre personnage n'ait pas pu résonner avec une plus grande faconde littéraire. Car cette voix méritait franchement d'être écoutée, soutenue, mémorisée. De son vivant.
Architecture
Ville incomparable, jolie comme une perle, / Splendide à souhait, au bord de la mer /Les mouettes au port, les bateaux ancrés / Les iles reliées, le mole qui les suit / Vision d'une coupole, la Casbah colline / Maison séculaires, cèdres renforcés / Habitat mystère, les murs patinés / Terrasses gouailleuses, ruelles clairières /
Alger El Djazair, comptoirs phéniciens / Hercule y vécut, Mezghenna aima /
L'andalou maçon traça le schéma / Le soleil selon, un gite à la lune / Un peuple pour époux, épouse dulcinée / Casbah solitaire, joyau de mon cœur / Casbah de mémoire, aux histoires citées / Le voile qui te sied, ne peut plus cacher / Les rides séniles, rongeant toute ta peau / A chaque jour nouveau l'agonie te guette / Et toi toute muette, dans les yeux ta vie / Gaieté des enfants, l'œuvre des mamans / Dans ce monde nouveau, tu es matriarche / Je sais ce que racontent, les tournants des rues / Les pavés qui chantent, les pas des partants / Du sang sur les murs, linceuls dans les tombes : / Je me dois de dire à ceux qui ne sont plus : / Qu'ils sont avec nous et Toi avec eux / Nous sommes leur Casbah et toi notre aïeule !
Par Kamel Bouslama
Journaliste, psychopédagogue et consultant en édition et communication.
CASBAH LUMIÈRE...EXTRAIT
Comme un cygne paré de sa blancheur laiteuse,
La Casbah s'apprête à recevoir le soleil arqué à l'horizon.
Paraissant immobile, le soleil avance, et la Casbah en révérence ailée, le salue.
Et toi, baie d'el Djazaïr,
comme une vierge de Botticelli qui attend tout de l'amour
tu drapes ta nudité en baissant pudiquement les paupières.
C'est la grâce de son sillage qui rend le cygne attirant,
C'est la rondeur de la terre qui rend le soleil heureux,
C'est aussi le sourire des étoiles qui rend les terrasses joyeuses.
Si je m'avisais à décrire ton état actuel, mienne Casbah,
je me détruirais tout en te détruisant.
Ne dit-on pas que lorsque le cygne sent l'approche de son départ,
il annonce sa mort en offrant son chant à tous les alentours.
Si le chant du cygne est le chant du grand départ,
pour toi mon chant est comme une ode.
Tu me fais écrire des mots dont tu composes la musique.
Tu me fais dire des paroles décrites par ton climat.
Tant que je t'adule je ne peux t'abhorrer,
et tant que tu es là je ne peux t'oublier
Quant à ceux qui m'invitent à écrire sur la Casbah...
Ô mon Dieu, comme la Casbah est très demandée ces jours-ci.
Je leur dirai que la Casbah est encore celle
que le regard de mon enfance a coincé dans une impasse.
Dans cette impasse il n'y a qu'elle et moi
Elle, encore vierge malgré son âge sans âge.
Moi pas jeune du tout
quoique dans mes yeux pétille un accent de vie de jouvence,
que seul je sens lorsque près d'elle je suis.
Je me rappelle cette nuit là !
C'était une nuit sans lune, sans éclairage.
Un nuit où les marches d'escaliers vous guettent
pour vous surprendre et vous faire glisser, le long de la ruelle,
pour vous la faire haïr davantage.
....
Se retrouver dans la nuit et le noir de la nuit
avec un corps pour flambeau
un coeur pour lumière
une âme pour servir
C'est retrouver la Casbah dans toute sa juvénilité millénaire.
C'est retrouver des ruelles qui vous guident jusqu'aux sources de la vie.
C'est retrouver des murs qui vous racontent les récits collés à leur patine.
C'est retrouver les terrasses qui vous confient les échos
des voix de nos parents confondues dans les nues.
C'est retrouver les confidences de la mer qui vous réconforte
avec la pureté qu'elle sait circonscrire dans ses moments de bon accueil.
C'est se retrouver soi-même en train d'apprendre à respirer la respiration,
comme on respirerait une rose qui vous serait offerte par surprise.
...
Sous le dôme de ma Casbah, j'ai retrouvé les restes de l'école musicale
arabo-andalouse, avec un je ne sais quoi de parfum de cédrat d'antan.
Et la musique comme un plain-chant serein réveille à la vie ce coeur souverain. En respirant les noubas arabo-andalouse,
je lisais la démarche sonore comme le rebond d'une balle
qui ne s'arrête pas de bondir et rebondir,
en décrivant des arcs autour de la terre.
Voyez-ça d'ici ou plutôt voyez-ça avec votre ouïe.
Des arcs qui se croisent et s'entrecroisent.
Des arcs qui ne finissent plus d'imiter le dôme.
Des arcs par où coule la musique comme on ferait couler de l'or fondu.
Des arcs en or fondu pour obtenir un arc musical
par où passerait le cortège d'amour de musique vêtue..
Rendre grâce à la terre pour être mieux aimé par elle,
c'est ce que le musique arabo-andalouse fait en flânant sereinement autour.
La modale de la musique arabo-andalouse ne se multiplie pas
pour architecturer une superposition de vibrations sonores
qui veulent défoncer le ciel.
Elle est un acte d'amour qui répond aux besoin de la terre.
Je me sentais une intimité foisonnante qui se collait à la peau de la terre.
Je voyais tomber des gouttes d'étoiles comme des flocons de neige
et la terre en était imbibée.
Le dôme recevait cette offrande comme un don de la vie à la vie.
Comme une vision peinte par Salvador Dali, le dôme fondait en tous les tons.
Toute une ribambelle de demi-tons se joignaient à la noce.
Toute une myriade de corpuscules se bousculaient autour du quart de ton.
...
Voir une ligne droite qui ondule et épouse les formes du corps humain jusqu'à l'ubiquité,
c'est voir un rai de lumière qui paraphe son parcours.
Une clé de sol qui s'agite et se démène pour bâtir sa maison.
Une gamme de serrures qui attendent l'avènement de leurs vies.
Une profusion de signes où se reconnaît l'appel de la terre entière.
Chaque montagne, chaque vallée, chaque champs, chaque prairie, chaque mer, chaque océan
chaque vie s'animait en s'identifiant à travers la profusion de signes.
L'image de ma Casbah avait toute la terre pour espace.
Le monde musical que je respirais n'avait d'autre droit
que celui d'ouvrir les voix à la clarté de la parole,
pour que le jour ouvre à la nuit l'entrée du secret des lumières.
Ma Casbah et moi sommes à l'aise dans notre placenta planétaire.
Voici que la musique s'empare de ma plume et me demande
de prêter ma perception à tout ce qui m'entoure.
Je dresse mon coeur.
Assidûment , je dresse mon coeur et j'entends
une polyphonie assourdissante, comme étouffée,
elle me parvient des façades des maisons.
Ces façades qui semblent remercier leurs bâtisseurs.
Ces façades qui ne finissent pas d'être des façades
et comme façades on ne trouverait pas mieux.
Ces façades qui se révèrent et se prosternent toutes en même temps.
Avez-vous jamais vu une cité qui se prosterne ?
Venez à ma Casbah, vous les verrez comme elles acceptent
cette attitude à la fois humble et altière.
Chacune d'elle est un serment témoin.
Chaque maison de distingue par sa génuflexion spéciale.
Chaque terrasse se singularise pour épater sa voisine.
Chaque patio sert de place publique aux muses heureuses de danser la musique
Chaque arceau sur sa colonne chante la modale du marbre enivré par sa torsade.
Chaque ruelle est une corde de luth et quand la corde vibre,
l'âme de toute la médina frissonne au son de cet accent envoûtant.
Chaque fontaine est une oasis d'attraction,
et la bousculade des enfants vaut tout un spectacle.
Une cité qui se prosterne face à la mort, face à la vie
ne peut être une cité comme les autres.
Un médina pareille a quelque chose en plus et cette chose là:
C'est l'amour avec lequel l'endroit a été choisi.
C'est l'amour avec lequel le maçon l'a construite.
C'est l'amour avec lequel l'histoire l'a glorifiée.
C'est l'amour avec lequel moi-même,
pris dans les mailles de son filet,
je me complais à y rester
pour continuer à respirer et à attendre
celui qui,
par cette nuit noire,
vint me rendre visite pour me marquer au front.
HIMOUD BRAHIMI
Himoud Brahimi dit Momo, poète, philosophe, chantre de la Casbah
Momo, les bobos, les bravos et les trémolos Un jour on a interrogé Woody Allen : « Vous avez peur de la mort ? » « Ce n’est pas que j’ai peur, je ne voudrais pas être là quand ça arrivera… » Plus je m’élève au plus haut des cieux Mieux je me sens ancré à terre Plus je me sens ancré à terre Mieux La Casbah m’éblouit à nouveau S’il n’y avait pas la mer, nous les enfants d’Alger que serions-nous devenus ? Notre sardine n’est pas comme celle de Marseille.
Elle ne bloque pas le port, elle ouvre l’appétit. Métaphysicien, poète, sportif, philosophe, acteur, Momo avait cette particularité de dire crûment ses vérités, même celles qui font mal. « Si les gens ont peur de moi, c’est qu’ils ont peur d’eux-mêmes. Ils ont fait de moi un monstre, dit Momo, mais je ne suis qu’un miroir. » Sa fille Çaliha dresse de lui un portrait tout en tendresse.
« Depuis ma tendre enfance, j’ai vécu aux chevilles de mon père dans une atmosphère livresque. Il avait une prédisposition pour les choses de l’esprit et un talent avéré pour tout ce qui flirte avec l’art et la culture de manière générale. Ce qu’il a écrit s’adapte à notre génération.
Quand il parle de lui, il parle aussi de nous », confie-t-elle, dans un livre dédié à son père. Momo, de son vrai nom Mohamed Brahimi, dit Himoud, a vu le jour le 18 mars 1918 à La Casbah d’Alger, rue des frères Bachagha (ex-rue Klébert), dans une famille algéroise, dont il était l’unique enfant. Son père, El Hadj Ali Brahimi, poète à ses heures perdues, était un riche commerçant, originaire de la commune de Tablat. Sa mère, Doudja Bouhali Chekhagha, est originaire de la commune d’Azzefoun, en Kabylie.
En 1931, le certificat d’études Dès l’âge de six ans, son instruction est partagée entre l’école coranique de djamaâ Safir et l’école communale Mathès. En 1931, privilège suprême pour les indigènes, il obtient son certificat d’études. Son père lui répétait : « Mon fils, la liberté est en toi, ce n’est pas l’arme à feu qui fera de toi un homme libre. Ne te fies pas au drapeau, mais apprends le français, prends en le meilleur et reste toi-même. »
Adolescent, un drame touche la famille, Sa mère décède et il est recueilli par sa grand-mère maternelle. Il est subjugué par les films muets projetés au casino du cinéma La Perle. « C’est au cinéma, que nous apprîmes le mieux les leçons de la vie. » Au lycée Bugeaud, il se lie d’amitié avec Albert Camus.
Il rejoindra très jeune le monde du travail en décrochant « un job » de typographe à l’imprimerie Sebaoun, où une minerve lui broya une partie de la main droite. Le professeur qui l’opéra, féru de la nage en apnée, devint son ami et les deux hommes se retrouvaient souvent au bout du mole. L’apnée ?
C’était sa passion. « C’est dans le fond des eaux que je m’approchais le plus de mon être éternel. » Il vécut douloureusement, les massacres de mai 1945. « Face à la formidable participation des indigènes dans la guerre contre le nazisme, le colon nous récompensa par la tuerie… » Dépité, il largua les amarres et partit à Paris, où en plus de ses rencontres avec des artistes et des intellectuels de renom — « Dès mon retour à Paris, je me suis plongé dans toutes les lectures possibles et imaginables. Spinoza, Kant, Nietszche et même Bronski, alors vous vous rendez compte ! Je me suis aperçu que j’allais vers un cul de sac.
Je me suis dit : ‘’Momo, ou bien le suicide ou bien la langue de tes aïeux. » Le choix est vite fait et Momo s’attachera depuis à se rapprocher au mieux de son Créateur — il bat le record du monde de nage en apnée, effaçant Weissmuler, celui-là même qui interpréta au cinéma le personnage du fameux Tarzan. Momo joue dans Les Noces de sable, puis dans Les Puisatiers du désert et dans Pépé le Moko.
Mais c’est dans Tahya ya didou, de Mohamed Zinet qu’il crèvera l’écran, s’affirmant comme un acteur romantique doublé d’un poète foisonnant qui laissera des écrits dont Casbah lumières, où transparaît à chaque fois son amour pour les siens, pour sa ville « Mienne Casbah ». Dis-mois pourquoi ton cœur palpite la vie avec ce que je respire Et pourquoi dans ton éblouissant regard je sens le mien s’attendrir Dis-moi pourquoi l’œillet ardent ouvre ses œillades aux plaisirs coquets Et pourquoi la rose se déshabille et mêle ses pétales à la gouaille populaire Dis-moi pourquoi mienne Casbah Le géranium préfère prier sur les tombes.
Reconnaissant, il a rendu un bel hommage à Ghermoul et Hdidouche tombés au champ d’honneur « qui étaient la plus belle paire de combat que La Casbah ait donné à la postérité, comme modèles d’hommes à suivre. Effacement et modestie, confiance et sacrifice étaient leur parure de joie. » Ghermoul et Hdidouche Naceur Abdelkader, vieil ami de Momo, enseignant de français, pêcheur et qui a joué dans Tahya ya Didou, garde l’image d’un homme accompli, intègre et humble.
« On le voyait nager. La jeunesse de l’époque était sur la jetée, Mesli le peintre, Galiero, des sportifs et Momo nous subjuguait par ses exploits sous l’eau. Je l’ai connu aussi aux impôts où il travaillait après l’indépendance au boulevard Mohamed V.
Je lui rendais souvent visite avec le regretté Salah Bazi, l’un des artificiers avec Taleb Abderahamane. Je lui demandais de m’enregistrer des histoires pour les faire écouter aux élèves. Il s’y pliait de bonne grâce. Il déclamait des poèmes, des qacidate de Hadj El Anka. Sa fille était une championne d’athlétisme et devait prendre part aux Jeux méditerranéens.
Un jour, Momo se présenta aux Groupes laïques pour voir sa fille. Il portait sa tenue traditionnelle qui n’a pas eu l’heur de plaire à l’entraîneur. Vexé, Momo prit sa fille et s’en alla sans se retourner. Le 4x100, auquel sa fille devait prendre part, se trouva ainsi amputé d’une concurrente.
Momo ne vivait que pour La Casbah, au point de nous reprocher nos départs ailleurs. Il nous traitait de « lâcheurs ». Lorsqu’il parle en pataouète, c’est un véritable délice. Il avait des principes avec lesquels il ne transigeait pas. Son ami ‘’Bebert’’ Camus, il l’a remis à sa place, lorsque ce dernier a choisi sa mère au lieu de la justice. On a joué ensemble dans Tahya ya Didou de Zinet, qui était un ami de classe.
Le film est parti de presque rien. Alger était jumelée à Sofia. Là bas, il y avait des films sur la capitale bulgare. Chez nous rien. C’est Bachir Mentouri, alors maire d’Alger, qui a eu l’idée de faire un documentaire sur El Bahdja. Le sujet a débordé et c’est devenu un film plein de poésie. » En hommage à son compagnon des bons et mauvais jours Aziz Degag a écrit une série intitulée Deux mots sur Momo.
Aziz raconte que Momo, poète torrentueux, critique avisé, intervenait souvent dans les débats à la cinémathèque d’Alger où « Boudj », maître de céans se résignait à retenir son souffle. Momo faisait exprès de provoquer. C’est pourquoi, ses emportements ne lui valurent pas que des amis. « Le lendemain, on se retrouvait au Novelty et il me sommait d’imiter toutes ses interventions de la veille. Il s’en régalait. » Degag en rit encore. C’étaient des moments d’intense émotion.
Sous des apparences de dur, il était infiniment courtois et son cœur était blanc. Après les disputes et les engueulades, il viendra vous conter mille histoires qui, bien mieux qu’un discours théorique, illustrent son parcours où il est question aussi des grands fracas de la vie qu’il tente d’atténuer en livrant des messages d’espoir.
La Casbah c’était son pouls. Il voulait la sauvegarder, mais ne voyant rien venir. Il a démissionné, la mort dans l’âme non sans se fendre de cette patriotique complainte. « S’il m’arrive d’écrire sur La Casbah de maintenant, ma plume déborderait de larmes de partout où est passé l’air du basilic et de l’œillet enrobé de jasmin où es-tu Casbah de jadis lorsque tombait le bleu du soir sur le bassin du vieux port… »
La Casbah, toujours La Casbah Marqué par La Casbah, Momo a été aussi traumatisé par les événements qui ont endeuillé notre pays dans les années 1990. Notre poète a été témoin d’un drame. Il jouait aux dominos avec Aziouez, un animateur sportif dans un café près de djamaâ Lihoud, lorsque celui-ci a été lâchement assassiné sous ses yeux. Momo en a été profondément affecté. Fin connaisseur du septième art, il montrait un sens aigu de la critique. Le cinéaste nigérien, Omarou Ganda, en prit pour son grade. Momo lui avait reproché à juste titre d’avoir utilisé un « plan » non africain dans son film.
Ganda reconnut la faute et lui fit ses plates excuses. Avec sa tenue traditionnelle, sa longue chevelure retenue par un chignon, les enfants de La Casbah, qui accouraient à sa rencontre lorsqu’il dévalait les travées de la cité, souvent un couffin à la main, le percevaient comme un personnage de contes des Mille et Une Nuits.
« Un jour, se souvient Degag, il m’avait invité chez lui dans sa demeure mauresque. Avant le patio, le petit vestibule à l’entrée est barré par un tableau de Dali, représentant le Christ en croix. Une toile que Momo gardait jalousement et qui semblait avoir pour lui une grande valeur sentimentale. « Toute une histoire ce tableau, me confia-t-il. Il m’a sauvé la vie. Un jour, les paras firent irruption dans la maison. En voyant le tableau alors que j’étais en pleine méditation, ils changèrent d’attitude et repartirent presque sur la pointe des pieds… »
Père attentif de quatre enfants, Çaliha, Doudja, Mohamed et Mansour, Momo a toujours eu un sens de l’humour forcené. Trop marginal pour entrer dans un moule, ses interventions sont toujours ponctuées par un rire énorme. Momo ? C’était un solitaire. Du haut de « sa » Casbah, il voulait communiquer avec la ville, avec des mots pleins de poésie, de sensibilité et de délicatesse. Mais il sentait que ça ne marchait pas et que les gens ne l’écoutaient pas. Dès qu’il a élevé la voix, on l’a pris pour un illuminé et on a dit qu’il était fou.
Provocateur impénitent au tempérament de feu, passionné et râleur, il avait fait de l’insoumission un acte de foi et il est mort comme il a vécu : dans la dignité et la simplicité. Adieu Momo ! El Bahdja dénaturée est orpheline. Mais qui s’en soucie ? Parcours Momo est né le 18 mars 1918 à La Casbah. Comme tous les « Yaouled », il fera ses classes dans son quartier, où il décorche son certificat d’études. Il exercera à l’imprimerie où la machine lui broyera une partie de la main. Il dénoncera avec vigueur les massacres de Mai 1945.
Il part à Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où il fera la connaissance d’éminentes personnalités. C’est là qu’il battra le record du monde de nage en apnée. Poète, sportif, philosophe, il se mettra à écrire, chantant surtout sa Casbah bien aimée. Il jouera dans plusieurs films dont le mémorable Tahya ya didou qui fera se réputation. Momo de La Casbah dit la vérité qui dérange. On le prend alors pour un fou. Mais Momo n’est ni un apprenti sorcier ni un derviche. Sa poésie inspirée de la magie de cette Casbah millénaire, aujourd’hui plus que jamais menacée de disparition, est un appel pathétique qui n’a jamais été entendu. La Casbah n’est pas un quartier, c’est un état d’âme, une civilisation héritée du temps.
Synthèse de l'article - Equipe Algerie-Monde.com
D'apres El Watan. Par Hamid Tahri.
Read more at http://kall.e-monsite.com/http-kall-e-monsite-com/biographie-d-une-elite-originaire-de-tablat/himoud-brahimi-dit-momo/#jrpZuzzVMgEFr3X0.99
Une passionnante enquête familiale menée par la journaliste du "Nouvel Observateur", sur son oncle, né Fernand Doukhan, fils de Saül, "premier homme de la famille à naître français, premier à ne pas porter un prénom hébraïque, et premier à devenir instituteur et non colporteur ou matelassier".
Moins connu que son cousin d'Amérique, cet oncle-là est à la fois plus proche et plus énigmatique. Il a mille ans d'histoire - juif berbère dont les ancêtres ont connu la régence turque - et une nationalité chaotique : indigène sous l'empire colonial français, citoyen de la République après le décret Crémieux de 1870.
Mais quand, en plus, le tonton est un anarchiste patenté, membre du Mouvement libertaire nord-africain, et indépendantiste engagé, il devient le genre de parent que les familles évoquent avec force soupirs, ou pas du tout. Car, comme le rappelle l'auteure, dans l'Algérie d'hier, "il n'y a pas pire espèce qu'un pied-noir anticolonialiste".
Ainsi commence une passionnante enquête familiale menée par Nathalie Funès, journaliste du Nouvel Observateur, sur son oncle, né Fernand Doukhan, fils de Saül, "premier homme de la famille à naître français, premier à ne pas porter un prénom hébraïque, et premier à devenir instituteur et non colporteur ou matelassier". C'est une vie qui refuse de se livrer, des souvenirs qu'il faut arracher.
Oncle Fernand n'a laissé ni descendance ni journal intime, seulement quelques vieux papiers. Les indices sont donc récoltés avec soin : ici, la tombe abîmée de l'ancien cimetière Saint-Eugène à Alger, aujourd'hui Bologhine, au nord du quartier de Bab El-Oued ; là un vieux registre des anciens élèves normaliens de Bouzaréa, qui signifie en arabe "celui qui sème les grains", sur les hauteurs d'Alger, ou bien le bureau, en France, des victimes des conflits contemporains.
Trous de l'histoire
A 26 ans, incorporé dans le 9e régiment des Zouaves, le régiment d'Alger - celui qui, après la guerre, participera au conflit indochinois, aux premières opérations de police en Kabylie, puis à la lutte contre le terrorisme dans la Casbah -, Fernand Doukhan traverse, pour la première fois, la Méditerranée.
Il est fait prisonnier en Picardie, puis transféré dans un stalag du IIIe Reich. "Fernand a dû remercier ses parents de ne pas l'avoir appelé Isaac, écrit sa nièce, qui a épluché les documents. A la mention "nom du père", il est marqué Raoul Dunkhan. Pas Saül. Juste deux lettres et un tréma de différence".
Il y a aussi quelques extraits des cartons d'archives du Centre des archives d'outre-mer d'Aix-en-Provence... On y trouve la trace de l'oncle, correspondant zélé à Alger du Libertaire, parallèlement à son métier d'instituteur, arrêté en janvier 1957, puis interné dans le camp de Lodi, une ancienne colonie de la Compagnie des chemins de fer algériens, transformée en prison pour Français indépendantistes, communistes, syndicalistes, grévistes. L'avocat de Fernand Iveton, seul Français guillotiné de la guerre d'Algérie, y séjournera deux ans. Encore des pièces du puzzle rassemblées.
Et quand les trous de l'histoire ne peuvent plus être comblés, il reste Internet, "la nouvelle patrie des rapatriés d'Algérie", comme l'écrit joliment l'auteure. "Le jour, la nuit, jusqu'au petit matin, ils se réunissent sur les sites de leur ville, de leur quartier, de leur cité, de leur rue d'avant. Ils échangent leurs photos, leurs souvenirs. (...) Ils tentent de laisser sur Internet les traces d'un monde qui n'existe plus que dans leur tête." Il suffit de lancer le nom de l'instituteur Doukhan.
Quelques-uns de ses anciens élèves fréquentent l'endroit, qui se souviennent d'un homme austère. Fernand Doukhan finit par être expulsé d'Algérie, le 8 avril 1958. Il n'y retournera jamais.
Il meurt, à Montpellier en 1996, toujours membre du Parti des travailleurs. Non sans avoir fait lire à sa nièce, à l'âge de 10 ans, La Mère, de Maxime Gorki.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/10/26/mon-oncle-d-algerie-de-nathalie-funes_1431361_3260.html#L3bZPk52Gz9qOh5d.99
DOUKHAN Fernand
Né le 29 mars 1913 à Alger (Algérie), mort le 14 mai 1996 à Montpellier (Hérault) ; instituteur : anticolonialiste et syndicaliste, communiste libertaire puis trotskiste.
Fernand Doukhan est né, avenue Durando, dans le quartier algérois de Bab-el-Oued, au sein d’une famille pauvre, d’origine juive berbère. Son nom provenait sans doute du mot arabe, Dukhân, qui signifie tabac. Son père travaillait comme peintre en bâtiment. Ses deux grands-pères étaient de simples journaliers. Comme beaucoup d’enfants des milieux modestes, qui enregistraient de bons résultats scolaires, il fut orienté vers des études d’instituteur. Parce qu’il avait obtenu plus de 120 points au brevet d’études, il fut admis au concours de l’École normale de la Bouzaréah, sur les hauteurs d’Alger, en 1930. Il y croisa notamment l’écrivain Mouloud Feraoun, fils d’un fellah très pauvre, qui devait être assassiné par l’OAS en mars 1962. C’est aussi sur les bancs de l’École normale qu’il s’imprégna des valeurs de la laïcité et a acquis la conviction de la profonde injustice de la société coloniale. Peu de temps avant son arrivée, il était encore de coutume de séparer les musulmans et les européens, qui passaient pourtant le même concours d’entrée, dans les salles de cours, au réfectoire et au dortoir. Cette ségrégation l’avait indigné.
Fernand Doukhan venait tout juste de commencer à militer au sein du groupe local de la Solidarité internationale antifasciste (SIA), quand la France déclara la guerre à l’Allemagne, en septembre 1939. Célibataire et sans enfants, il fut parmi les premiers à recevoir son ordre de mobilisation. Affecté au 9e Régiment des zouaves, le « Régiment d’Alger », il fut fait prisonnier à Crépy-en-Valois (Oise) en juin 1940, et passa toute la durée de la guerre en captivité, en Allemagne, derrière les barbelés du stalag IID, à Stargard, puis de ceux du stalag VC, à Wildberg (Offenburg). Il fut libéré par les Alliés le 20 avril 1945.
À son retour, Fernand Doukhan fut nommé instituteur à l’école Lazerges, dans le quartier Nelson, à Alger. Il recommença également à militer. À partir de 1948, il fut membre du groupe d’Alger de la Fédération anarchiste (FA), et intégra la commission d’éducation de la FA. Les groupes anarchistes d’Afrique du Nord s’étaient en effet constitué, le 2 septembre 1947, en union régionale, devenant la 13e Région de la Fédération anarchiste.
La police et les renseignements généraux l’avaient inscrit sur une liste de militants à surveiller. Il fut interpellé, un soir de l’été 1949, alors qu’il était en train de coller des affiches qui commémoraient l’insurrection espagnole du 19 juillet 1936, suite au coup d’État militaire de Franco, boulevard Baudin, dans le quartier de l’Agha, à Alger. Il passa quelques heures au commissariat avant d’être libéré.
À l’été 1949 il participa au camping libertaire de l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. À l’époque, la 13e Région de la FA décida de prendre son autonomie sous le nom de Mouvement libertaire nord-africain (MLNA). Les autorités coloniales légalisèrent le MLNA le 31 mars 1950 (acte numéroté 4189), et Fernand Doukhan écrivit à la Commission de relations internationales anarchistes (CRIA) pour demander l’affiliation directe de la nouvelle organisation. Doukhan devint secrétaire du MLNA en 1954.
Quand l’insurrection algérienne éclata, le 1er novembre de cette année-là, Georges Fontenis*, à la tête de la Fédération communiste libertaire (FCL), nouveau nom de la FA, chargea Fernand Doukhan et Léandre Valéro*, d’entrer en contact avec les responsables locaux du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), devenu ensuite le Mouvement national algérien (MNA), dirigé par Messali Hadj* et qui était alors la principale organisation indépendantiste.
Le MLNA ne fit pas seulement l’intermédiaire entre la FCL et le MNA. Il lui apporta également une aide logistique directe : fourniture de tracts, de matériel, de brassards, de « planques », organisation des déplacements des militants, des réunions clandestines, etc. Le local du MLNA, avenue de la Marne, à Alger, intitulé officiellement Cercle d’études culturel, social et artistique, et qui disposait d’une machine ronéo, était utilisé pour imprimer des tracts indépendantistes. La villa Vogt, dans le quartier des Sources, sur les hauteurs d’Alger, où Léandre Valéro*, sa femme et ses fils, s’étaient installés, servait de boîte à lettres. L’appartement de la rue du Roussillon, à Bab-el-Oued, où habitait Doukhan, accueillait les réunions et hébergeait les militants de passage.
Fernand Doukhan signait de son nom ses articles dans Le Libertaire. Il y défendait les thèses indépendantistes, comme « La faune colonialiste de l’Assemblée algérienne » (6 janvier 1955), « De la nomination de Soustelle aux interpellations sur l’Afrique du Nord : règlement de comptes » ((3 février 1955) ou encore « D’Alger : solidarité néo-colonialiste » (24 février 1955). Dès le 11 novembre 1954, dix jours après le début de l’insurrection, il dénonçait, dans un article intitulé, « Mauvaise foi et colonialisme éclairé », ces « légionnaires, gardes mobiles, CRS et autres gendarmes en mal d’expéditions punitives depuis l’armistice en Indochine » et « leur sens élevé de la justice, eux qui ratissent, violent, tuent, sous les ordres de puissants qui veulent continuer à s’enrichir colossalement sur la misère des fellahs, ouvriers agricoles, mineurs, dockers… » Le terrorisme, concluait-il, n’est que la conséquence de « l’expropriation, de la surexploitation, de la répression, des massacres, des hécatombes, de l’analphabétisme, de l’étouffement de la personnalité de l’Algérie ». Il condamnait aussi, dans un autre article, « les aveux extorqués sous la torture » et « l’immense camp de concentration qu’est devenu l’Algérie ».
Le 28 janvier 1957, Fernand Doukhan décida de faire grève à l’appel du FLN, du MNA et du Parti communiste algérien (PCA) dissout en septembre 1955, afin de peser sur le débat prévu à l’ONU sur la question algérienne. Il fut arrêté par les parachutistes à son domicile, rue du Roussillon, conduit et interrogé au centre de tri et de transit (CTT) de Ben Aknoun, puis « assigné à résidence surveillé », au camp de Lodi, à une centaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger, près de Médéa. Ce camp d’internement, une ancienne colonie de vacances des Chemins de fer algériens, emprisonnait les pieds-noirs suspectés d’être trop proches des milieux indépendantistes, sans inculpation, sans jugement, sans condamnation, sur simple arrêté préfectoral. Beaucoup de membres du PCA y étaient enfermés cette année-là, notamment Henri Alleg*, ancien directeur d’Alger républicain et auteur de La Question et Albert Smadja, l’avocat de Fernand Yveton, le seul européen guillotiné de la guerre d’Algérie pour avoir tenté, en vain, de faire exploser une bombe contre l’usine à gaz d’Alger.
Fernand Doukhan fut libéré le 30 mars 1958, un an et deux mois après son arrestation, et expulsé d’Algérie. Il eut une semaine pour quitter le pays où il était né, avec deux policiers qui ne le quittèrent pas d’une semelle, jusqu’à ce qu’il ait pris le bateau pour Marseille. À son arrivée en France, il fut hébergé, à Montpellier, par Marcel Valière*, un des dirigeants historiques de la tendance École émancipée du Syndicat national des instituteurs (SNI), dont il était également adhérant et dont il devint le trésorier pour le département de l’Hérault.
Douhkan fut nommé, à l’automne 1958, à l’école primaire de garçons Docteur-Calmette, au Plan-des-Quatre-Seigneurs, à Montpellier, puis épousa Marguerite Hoarau, secrétaire à la faculté des sciences de Montpellier, d’origine réunionnaise, et dont il n’eut jamais d’enfants.
En 1981, juste avant l’élection de François Mitterrand, à la présidence de la République, alors qu’il s’était détourné de l’anarchisme, il rejoignit le Parti communiste internationaliste (PCI), alors la principale formation trotskiste, dirigée par Pierre Lambert, qui devint en 1991 le Parti des travailleurs.
Doukhan mourut des suites d’un accident de voiture à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Une BMW avait grillé un stop et percuté de plein fouet sa Renault Clio. Il avait encore manifesté, quelques mois auparavant, en décembre 1995, pour protester contre le plan de réforme de la Sécurité sociale d’Alain Juppé, le Premier ministre de l’époque. Ses douze volumes originaux de Léon Trotsky, offerts par Marcel Valière*, furent légués, après sa mort, à la bibliothèque du Centre d’études et de recherches sur les mouvements trotskiste et révolutionnaires internationaux (Cermtri), rue des Petites-Écuries, à Paris.
Sétif, la fosse commune. Massacres du 8 mai 1945. Enquête de Kamel Beniaiche (Préface de Gilles Manceron). El Ibriz Editions, Alger 2016, 900 dinras, 337 pages.
Mardi 8 mai 1945 : le monde libre scelle la capitulation des armées nazies. Le matin, la ville de Sétif est en ébullition. La cité a été repeinte pour l'occasion. Une ambiance de kermesse. C'est, de plus, jour du marché hebdomadaire, ce qui a amené à la ville bon nombre de ruraux.
Environ 8.000 Algériens, sans armes et sans «aâssa» (canne habituelle) doivent défiler, pacifiquement, scouts en tête (répondant à l'appel de l'AML et du PPA, interdit depuis 1939, selon l'auteur, p.38)... et aller déposer une gerbe de fleurs au monument aux morts, et seulement «brandir des slogans politiques», «démontrant leur bonne foi». Car, des dizaines de milliers d'Algériens sont morts pour libérer l'Europe du nazisme. La France coloniale (dont une bonne partie avait épousé la «cause» nazie à travers le pétainisme) l'oublie assez vite. En cours de route, le drapeau algérien est brandi... Bousculade. Saâl Bouzid est abattu par le policier européen Olivieri ( Peur ? Une «autorité» mal contrôlée ? Exécution d'ordres venus d'en haut ? Ou provocation délibérée ?... ).
D'autres tirs et «chasse à l'Arabe». Réaction de la foule... à Sétif et ailleurs, la rumeur ayant la part belle : 103 morts et 110 blessés européens... Répression féroce... même dans les endroits de la région (et du pays) où il n'y eut aucun incident durant les défilés... Jusqu'à Guelma, Kherrata, El Eulma, Bordj Bou-Arréridj, Ain El Kébira, Bougaa, Ain Abbasa, Bouandas, El Ouricia... 45.000 morts algériens (6.000 tués et 14.000 blessés selon le Gouvernement général de l'époque), des exécutions sommaires (dans une «chasse aux merles» menée par les troupes -composées entre autres de légionnaires, de soldats sénégalais et marocains- et les milices formées de colons haineux), des emprisonnements sans jugement ou suite à des procès expéditifs, des milliers de disparus sans sépulture victimes d'exécutions extra-judiciaires, des charniers sans compter (dont beaucoup restent encore à découvrir), des villages et douars entiers bombardés, mitraillés et détruits (300 sorties aériennes en six jours et pilonnages des montagnes des Babors par les forces navales -dont le croiseur «DuguayTrouin»- à partir des rivages de Bejaia et Jijel), des familles et des tribus décimées, des viols, des incendies, des humiliations publiques, des cadavres sans sépulture livrés aux chacals et aux chiens... les leaders politiques nationalistes accusés d'être responsables des «émeutes» et emprisonnés (à l'exemple du «Tigre», Ferhat Abbas, et du Dr Ahmed Saâdane qui furent arrêtés dans le salon d'attente du gouverneur général d'Alger, le 8 mai 1945 à 10 h 30. Mis au secret, ils n'apprirent les événements du Constantinois que deux semaines après- et de Cheikh Bachir Brahimi... et, même Mme F. Abbas, Marcelle Stoetzel, sera malmenée et écrouée à El Harrach, puis à Alkbou, puis en résidence surveillée, à Mascara), des interdictions de séjours... des traumatismes pour la vie, que l'on redécouvre à travers les témoignages recueillis auprès de survivants. Même les enfants ne sont pas épargnés. Ainsi, 17 collégiens sont priés «de quitter les bancs du collège» (ex-Albertini) pour avoir participé à la manifestation de Sétif... On y retrouve les noms de... Kateb Yacine, Abdelhamid Benzine, Benmahmoud Mahmoud, Mostefai Seghir, Maïza Mohamed Tahar, Zeriati Abdelkader, Torche M-Kamel, Khïer Taklit, Abdeslam Belaïd, Djemame Abderezak... et, certains seront, par ailleurs, emprisonnés. Un véritable massacre en «vase clos», la pressse coloniale (mis à part, un peu plus tard, «le Courrier algérien») et, aussi, «métropolitaine» (comme «Le Monde» ou «Le Figaro») n'évoquant que les morts européennes. Seules les révélations du Consul général britannique à Alger, Carvell, et du consul de Suisse à Alger, Arber, lèveront, par la suite, le voile sur une partie de l'holocauste. De Gaulle, qui dirigeait alors la France (gouvernement provisoire), ne lui a consacré que deux lignes dans ses «Mémoires».
L'auteur : Né à Sétif en juin 1959. Ancien professeur de l'Enseignement secondaire, journaliste correspondant d'El Watan (bureau de Sétif) depuis juin 1996.
Extraits : «On ne déclenche pas une insurrection avec des mains vides, des cailloux ou des chaises du Café de France. Les incidents qui se sont produits dans tous les coins de la région de Sétif ne sont ni plus ni moins qu'une révolte des damnés humiliés par la faim, la misère, les maladies, les injustices et les servitudes» (Un acteur des événements, p. 18), «On ne m'avait pas envoyé dans le trou pour avoir commis un délit, mais pour le seul crime d'être un indigène aspirant, comme beaucoup d'autres, à une citoyenneté pleine et entière» (Cheikh Ahmed, p. 64)
Avis : Onze années de recherche et cinquante témoins. Un livre -pas facile à lire- qui fourmille de détails sanglants et émouvants. Un livre qui alimente la nécessaire réflexion sur les responsabilités françaises dans la répression (un «crime d'Etat» selon le préfacier Gilles Manceron) mais aussi qui pousse à s'interroger sur les responsabilités personnelles et particulières... Un ouvrage qui n'oublie pas de mentionner les meurtres et les violences commises à l'encontre d'Européens. Un ouvrage qui est, aussi, disponible en arabe (nouvelle couverture et à compte d'auteur. Edité en 2018).
Citation : «Le drame de mai 1945 est ancré dans ma tête. Il a scellé la rupture et construit la haine. Au fil du temps, celle-ci s'est accentuée. Les rapports entre musulmans et colons ne sont plus les mêmes... Le déclenchement de la Guerre de Libération réveille l'hémorragie qui sommeillait en nous» (Essaïd, p. 149)
La camp de Lodi. Ou les pieds-noirs militants pour la cause algérienne (1954-1962).
Des syndicalistes, des communistes, des chrétiens progressistes, des anarchistes notamment les membres de la Fédération communiste libertaire, Fcl- et les trotskistes... tous des pieds-noirs anti-colonialistes. Simples sympathisants ou militants actifs, d'abord en soutenant le Mna créé sur les cendres du Mtld, puis le Fln... La répression, dès le déclenchement de la guerre de libération nationale, et tout particulièrement à partir d'avril 55 après la mise en place de l'état d'urgence et, concrètement, à partir des derniers jours de septembre 1955, ne va pas les épargner. Suspects (presque tous) ou impliqués (certains, assez nombreux), ils seront, par centaines, enfermés dans les prisons du pays, dont le camp de Lodi (Draa-Esmar) situé dans la région escarpée du Titteri) sur la base d'un ancien camp de vacances de la Compagnie des chemins de fer algériens (Cfa) : «Le Petit cheminot à la montagne». Le «camp des Français». Le «camp des pieds-noirs» (à noter que l'Algérie va compter un total de douze camps en Algérie... et quatre autres en «métropole»). Premier «arrivage»: cent trente-cinq personnes puis vingt-sept puis cinq, puis... Une moyenne de cent cinquante «pensionnaires» durant toute l'existence du camp de 1965 à 1960. Des arrivées et des départs. Un peu plus d'un millier au total. On dort par terre sur des nattes en alfa, des paillasses jetées sur la dalle de béton... Des centaines de prisonniers... sans compter les femmes, internées dans un autre camp (Tefeschoun, à l'est d'Alger ou à Béni Messous)... et sans compter tous les prisonnier(e)s «hébergé (e)s»... ailleurs.
Il y a de tout, jetés, bien souvent, derrière les barbelés sans condamnation... et pour beaucoup, après un passage dans les centres dits de «tri et de transit», en fait des centres d'interrogatoire et de torture (plus d'une centaine) gérés par les paras: des chrétiens, catholiques ou protestants, des juifs, des athées, des agnostiques, des fonctionnaires, des industriels, des présidents d'associations, des vendeurs de pataugas, des journalistes, des enseignants, des agriculteurs, des médecins, des avocats, des infirmiers, des anciens résitants et prisonniers de guerre durant la Seconde Guerre contre les nazis... Des noms, aujourd'hui bien connus : René Justrabo (ancien maire de Sidi Bel-Abbès et dont l'épouse est internée à Tefeschoun), Léon Cortès (le père d'une actrice célèbre, Françoise Fabian), Pierre Cots, les trois frères Timsit (Daniel qui sera «hébergé» à la maison centrale de Lambèse, Gabriel et Meyer qui, bien que condamnés «avec sursis», s'en iront à Lodi), Jean-Pierre Saïd (dont le cousin Pierre Ghenassia rejoindra le maquis Fln en février 1957 à l'âge de 17 ans et décèdera dans l'Atlas de Blida... comme d'ailleurs Maurice Laban, Roland Siméon, Georges Cornillon, Georges Raffini, Raymonde Peschard, Henri Maillot..), Jean Farrugia (un rescapé de Dachau), Marcel Lequément, Lucien Hanoun, Albert Smadja, Elie Guedj, Robert Manaranche, Maurice Baglietto, Jacob Amar dit Roland Rhaïs (fils d'Elissa Rhaïs, Rosine Boumendil de son vrai nom, la romancière et de l'ancien rabbin de la synagogue de la basse Casbah d'Alger), Gabriel Palacio, Jacques Waligorski, René Zaquin, Elie Angonin, Raymond Neveu, Louis Pont, Fernand Doukhan, Georges Hadjadj, Henri Alleg, René Zaquin, Paul Amar, Henri Zanetacci, René Duvalet, les trois frères Perles (dont deux passés d'abord par la villa Sésini)...
Premières libérations (des internés poussés dehors sans argent et sans titre de transport, devenant ainsi la cible facile de la «Main rouge», entre autres), à partir de mars 1960... assorties d'assignations à résidence, d'expulsions... mais quatorze (neuf Algériens et cinq Européens) seront gardés jusqu'en novembre... pour être gardés, enfermés à Douéra puis transférés à la Santé (en France).
Hélas, pour bien d'entre-eux, ce n'était pas fini : l'Oas les guette... puis l'Indépendance du pays... puis la grande désillusion pour ce qui concerne, en mars 1963, l'obtention de la nationalité algérienne... puis le coup d'Etat du 19 juin 1965 qui vit l'arrestation quai-massive des «communistes» et des «expulsions» vers... la France... puis la guerre israélo-arabe des Six jours en juin 1967 et la montée d'un certain antisémitisme... puis la msie en place de l'Islam comme religion d'Etat... puis les attentats islamistes...
Roland Rhaïs, l'un des derniers à quitter Lodi, resté en Algérie, est mort à Alger en avril 1987 à l'âge de 84 ans, et Maurice Baglietto, dernier interné à avoir été libéré, n'a jamais voulu partir de son quartier du Ruisseau.
L'auteure : Née en 1963. Diplômée de l'Iep de Paris, journaliste («Nouvel Observateur»). Auteure d'un premier ouvrage : « Mon oncle d'Algérie»
Extraits : «L'opération la plus symbolique de l'entrée en guerre des pieds-noirs indépendantistes : le détournement des armes de l'aspirant Henri Maillot» (p. 58), «Au cours des sept premiers mois de 1957, il (Paul Teitgen, un ancien déporté, Sg de la préfecture d'Alger... qui a démissionné en mars 57, en signe de protestation contre les sévices et les tortures infligés) affirme avoir signé vingt-quatre mille assignations à résidence et constaté que trois mille vingt-quatre personnes avaient disparu, comme Maurice Audin... » (p. 131)
Avis : Le monde de l'honneur face à celui de l'horreur. Un livre qui «réhabilite»... Reste à faire un livre identique sur les pieds-noirs et autres Européens indépendantistes et/ou simplement libéraux victimes de l'Oas.
Citations : «Dans l'Algérie en guerre, il n'y a pas pire espèce qu'un Français indépendantiste. Le répression ne va pas les épargner» (p. 24), «La France préfère enfermer les importuns au moindre doute. Parce qu'elle veut se débarrasser de tous les gêneurs... Il faut interner ceux qui risquent de ne jamais être condamnés, mais aussi ceux qui ne l'ont pas été suffisamment» (pp. 31-32)
PS : Denièrement, lors d'une cérémonie de signature d'un contrat de partenariat, le Dg de l'Onda s'en est pris aux chaînes de télévison privées (algériennes) qui, selon lui, «travaillent contre les intérêts de l'Etat algérien en s'adonnant au piratage des œuvres sans aucune autorisation des propriétaires ou détenteurs des droits de diffusion, notamment à l'étranger»... De ce fait, l'Etat «pourrait être contraint à payer des amendes... et des biens de l'Etat pourraient, un jour, être saisis à l'étranger». La cata !
Il faudrait, à mon avis, savoir d'abord de qui (ou de quoi) on parle. Pour l'instant, il n'existe pas de chaînes de télévison privées a.l.g.é.r.i.e.n.n.e.s. Elles sont, t.o.u.t.e.s, de droit étranger, les sièges sociaux des entreprises-mères se trouvant en dehors du territoire national (Paris, Londres, Amman, Genève,... .) et, seules quelques-unes (5) ont des bureaux de «représentation» ou de «correspondants» accrédités en Algérie. Et, ce ne sont pas les facilités accordées aux unes et aux autres, en matière de «couverture», d'«utilisation de locaux», d'«emploi», de «publicité», de «transfert de recettes (?)» qui transitent par des sous-traitants et des voies «légales» qui feront croire le contraire. Mais, il est vrai que c'est une situation complexe et assez originale (comme on en voit beaucoup en Algérie ces dernières decennies) : de l'«off-shore» à l'étranger pour diffuser et programmer... et de l'«off-shore» en Algérie pour la commercialisation. La solution : vivement que l'Arav s'y mette pour clarifier une situation n'ayant que trop duré et pouvant -effectivement- créer bien des problèmes au pays. Au minimum, la dépréciation de son image de marque et la décrédibilisation de sa «gouvernance»
"Personne n'a jamais vécu aussi au jour le jour que moi, personne n'a jamais été si dépendante du hasard".
Cette phrase résume à elle seule la courte vie d'Isabelle Eberhardt! Fille naturelle dit-on, née à Genève en 1877 et morte à Aïn Sefra en octobre 1904, emportée par la crue d'un Oued dans son "gourbi" alors qu'elle était déjà affaiblie par sa maladie.
Isabelle, "l'Algérien", est une écrivaine-journaliste -2.000 pages dit-on-, une femme "libre", à identités multiples, insoumise à l'ordre établi, aventurière, mystique mais avec une constante: L'amour du désert et de l'Algérie où elle s'est établie, avec sa mère, dès l'âge de 20 ans après avoir quitté sa Suisse natale.
Cette femme, morte à 27 ans, a fait l'objet d'une vingtaine de biographies dont la première, celle de Francis de Miomandre est parue en 1906, et parmi les dernières celles de Leila Sebar (2005) et Leila Dris (2009).
J.M. Kempf-Rochd lui a consacré une thèse de doctorat "Études critique et génétique de Sud-Oranais d'Isabelle Eberhardt", soutenue en mai 2003 à l'Université Paul Valéry d'Aix-en-Provence. Une autre thèse de magister, très documentée, a été publiée et soutenue en 2009 par Sabrina Benziane à l'Université de Batna.
Pourquoi cette fascination pour Isabelle?
D'abord, parce qu'on n'a jamais su qui était son père. Certains biographes considèrent que c'est Trophimowski, un ami à sa mère, comme étant le père qui n'a jamais voulu reconnaître sa fille pour des raisons juridiques. D'autres attribuent la paternité d'Isabelle carrément au poète Arthur Rimbaud mais toujours sans apporter la moindre preuve.
Dans une lettre datant d'avril 1903, Isabelle déclarait être la "fille d'un père sujet russe musulman et de mère russe chrétienne". Mais aucun biographe n'a pris au sérieux cette affirmation... Pas même Isabelle qui s'attribua par la suite d'autres paternités tout aussi farfelues.
Ensuite, comme Fernando Pessoa et bien d'autres grands écrivains, cette femme était multiple. Elle écrivit sous de nombreux pseudonymes -surtout masculins- dont le plus connu est celui de Mahmoud Saadi, "étudiant tunisien en quête d'enseignement". Des tentatives d'explications "psychologiques" à ce "dédoublement de la personnalité" ont été faites, mais trop contradictoires, comme l'était Isabelle, pour être rapportées ici. On se contentera de cette phrase de Leila Dris: "L'identité inventée qui fige, saisit, immobilise et réintègre dans l'être, n'est qu'un moyen inconscient soit, mais astucieux de survivre à son passé par le biais de l'écriture".
Cette femme qu'on présente parfois comme une "convertie à l'Islam", sans que personne ne rapporte les circonstances de sa conversion, a toujours niée cette conversion en affirmant "Je suis née musulmane et n'ai jamais changée de religion". Mais il est admis qu'Isabelle a trouvé dans l'Islam une sorte de planche de salut pour sa vie déchirée. Elle qui fumait du kif, buvait de l'alcool, a eu une vie sexuelle que certains n'ont pas hésité de qualifier de "libertine"... "... Sans religion, fille du hasard et élevée au milieu de l'incrédulité et du malheur, je n'attribue au fond de mon âme le peu de bonheur qui m'est échu qu'à la clémence d'Allah et tous mes malheurs à ce Mektoub mystérieux contre quoi il est parfaitement inutile et si insensé de s'insurger...".
Cet autre passage puisé dans "La Zaouïa" mettant en évidence sa dichotomie: "Puis aussi venait aussi l'étrange seconde vie, la vie de la Volupté, de l'Amour. L'ivresse violente et terrible des sens, intense et délirante, contrastant singulièrement avec l'existence de tous les jours, calme et pensive qui était la mienne (...) quelles ivresses! Quelles soûleries d'Amour sous ce soleil ardent". Dans une correspondance avec un ami tunisien, elle écrivit: "Maintenant, je ne me crois nullement obligée pour être musulmane, de revêtir une gandoura et une Mléya et de rester cloîtrée. Ces mesures ont été imposées aux Musulmans pour les sauvegarder de chutes possibles et les conserver dans la pureté. Ainsi, il suffit de pratiquer cette pureté et l'action n'en sera que plus méritoire, parce que libre et non imposée".
Fervente anticolonialiste, maudite par le colonisateur pour sa liberté de ton, elle n'a cessé de dénoncé la scandaleuse spoliation des autochtones et les rapports injustes qu'entretenaient les colons avec eux. Mais là aussi, certains biographes dont des algériens contestent son anticolonialisme la réduisant en une espionne qui travaille pour le "gentil colonialiste" Lyautey, l'homme pour qui "la joie de l'âme est dans l'action". C'est oublier qu'Isabelle n'a acquis la nationalité française que grâce à son mariage avec un spahi musulman algérien lui-même de nationalité française: Slimane Ehnni, qu'elle épousa trois ans avant sa mort.
Elle aimait se déguiser en homme. Mais pas qu'en Algérie avec ses tenues devenues légendaires de "cavalier arabe" avec son Chech et son burnous. "Le goût du déguisement, c'est le besoin d'échapper à soi-même et de devenir un autre, de se faire passer pour un autre, de se croire un autre... Tout en n'y croyant d'ailleurs pas", écrivit R. Caillois.
Isabelle maîtrisait parfaitement l'arabe et, d'après certains biographes, parlait le kabyle. Sous un pseudonyme masculin, elle écrivit en 1896, un courrier en arabe à Abu Nadara, un écrivain égyptien "extravagant". Elle se faisait passer pour un auteur slave qui désirait faire un séjour en Algérie pour améliorer ses connaissances linguistiques. Abu Nadara, ému et charmé par le courrier d'Isabelle lui répondit en arabe en la félicitant pour son style. Encouragée par cette réponse, elle a fini par lui dévoiler sa vraie identité et Abu Nadara lui a promis, pour son mariage, de lui écrire "une ode en soixante et une langue". On ne saura jamais si cela a été fait.
D'après le président de l'Association Suisse Algérie Harmonie à Genève (ASAH), Bouteflika lui-même aurait rappelé qu'"Isabelle Eberhardt était Algérienne et qu'elle avait été authentique dans son combat pour l'Algérie". Une algérienne authentique, oui.
Enterrée selon le rituel musulman, au cimetière de Aïn Sefra, Isabelle écrivit à propos de la mort: "Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d'attachement".
Il existe un roman algérien dont chaque Algérien est auteur. Il suffit de s’asseoir, méditer, à deux ou trois, murmurer, analyser à vide, spéculer, boire ou songer. En ville ou dans le village. En groupe ou dans ses cheveux. C’est le polar national, par défaut policier, ouvert, sans fin et aux troubles débuts depuis la première réunion pour libérer ce pays. Il est lié à la loi du genre littéraire : on y retrouve du meurtre, des enquêtes, des pistes, des soupçons, du crime et des vérités, un pouvoir apparent et un pouvoir occulte, des masques et des sigles, des femmes fatales et des ancêtres sans appel, des armes et des slogans. La question de la légitimité politique n’étant pas tranchée, ni celle de l’Histoire, ni celle du rapport à la loi ou la loi de la force, on y revient toujours à ce récit du polar algérien où on se pose la question de «qui a tué qui ?», «qui a trahi qui ?», «Qui est le vrai propriétaire de quoi et depuis quand ?».
Ce roman-là, l’un des journalistes et auteurs algériens les plus observateurs de ma génération, vient de l’écrire. Sous le titre de «1994» (publié aux Editions Barzakh), on retrouve ce «polar» national qui mêle les «Services», l’Histoire ancienne, le cadavre frais et le silence et la peur. Tous les ingrédients de l’imaginaire algérien depuis la Guerre de libération, à la sale guerre et jusqu’à la guerre lasse d’aujourd’hui. «1994» est une année charnière, «blanche», creuse et escamotée dans la mémoire : on ne veut pas s’en souvenir aujourd’hui au nom de l’oubli ou de la Réconciliation, mais c’était cette année que l’Algérie a cessé d’exister pendant quelques mois. Terrorisme, «Services», tortures, cadavres, exils, amours et Berretta au poing et au cœur. On peut résumer ainsi les choses, mais chaque Algérien peut les résumer à sa manière quand il ouvre sa mémoire et reparle de ces années sombres et sans levers de soleil. Chacun d’entre nous a vécu le «Polar national» dans son village, dans son quartier ou dans les quartiers chics d’Alger. On en parlait sans cesse et jusqu’à aujourd’hui. Personne n’y échappe, ni le président à la république qu’on peut tuer dans le dos, ou pousser à la démission ou à la mégalomanie, ni le petit berger de Relizane qui va se retrouver à choisir entre les apparences et l’occulte, le maquis ou la caserne, l’Histoire ou l’aveu, Le Pharaon ou l’Emir. Tout roman algérien est soit un polar, soit un roman lié à la Mémoire et l’Histoire. On y parle d’un cadavre que l’on porte sur le dos ou on y marche sur un cadavre qu’on veut nier. Au choix.
Dans le roman «1994» il y a un artifice littéraire qui revient souvent : le télescopage du «temps» dans la conscience du narrateur. Le passé, les premières années de la Guerre de libération ou d’indépendance et le présent se mêlent. Il s‘agit des mêmes personnages, différemment âgés, ou d’autres qui en sont les fils ou les collègues. Le passé chevauche le présent qui en devient l’écho ou la matrice, paradoxalement. Un pays tue un président ou un président tue le pays. A tour de rôle. Un général prend le pouvoir ou un pouvoir rend fou un civil. L’artifice qui se veut littéraire dans ce roman de Adlène Meddi, ne l’est pas à vrai dire. Il faut être algérien pour le vivre : tout est mêlé, lié. Passé, présent et futur décomposé. On le sait tous. Parler d’un arbre nous mène à parler de l’Emir Abdelkader. Parler d’un mouton, nous mène à parler de Messali, etc. L’Algérie vit le temps comme une boucle, un leitmotiv qui attend son dénouement, une obsession. C’est le temps clos d’un crime ou d’un trauma. Commis ou subi. Il n’y a pas de différence, dans la conscience de l’Algérien, entre l’histoire et l’immédiat. Tout est histoire. C’est pour cela que les années noires, la décennie noire algérienne avaient cet air de monstrueux remake sur le détail : le fils qui tue le père, le père qui veut enterrer le fils, les noms de quartier, le casting du maquis rejoué par le «pouvoir occulte», le cabinet noir, la mystique des généraux et l’épopée des terroristes, le recours fétichiste aux pseudonymes et le culte des armes et des cimetières, la torture et les casernes, la bataille d’Algérie, la contre-bataille d’Alger, l’autre bataille d’Alger, le fantasme de la «bataille d’Alger».
Le roman dont vous êtes l’auteur, si vous êtes algérien et dont vous êtes l’enquêteur si vous ne l’êtes pas encore ! Policier, historique, délirant, métaphysique, en forme de procès-verbal ou de rapport de «BRQ» (Bulletin de renseignement quotidien), aveu et retour. Il faut préciser aux étrangers qu’en Algérie, si le polar est national, le cadavre connu, le crime public, vers la fin on n’arrête pas le coupable, on baisse juste les yeux pour faire semblant de ne pas le reconnaître dans la rue car la prison est tout un pays parfois. Adlène Meddi a écrit la grande mythologie de l’Algérie ou des pays qui y ressemblent. La «loi de la Réconciliation» interdit d’en parler et c’est rare qu’un roman arrive à nous faire retrouver la mémoire sur cette décennie noire, mémoire blanche. Il faut être journaliste, connaisseur du sérail, ancien élève-soldat, analyste et passionné de l’occulte, de l’invisible, des «Services» et grand lutteur pour que la vérité soit dite et écrite, pour pouvoir l’écrire. Meddi l’est. «1994» est l’aveu bouleversant, arraché par le verbe et pas par la torture ou l’attentat, à une année de crime et de vol. On espère le premier sur cette décennie dont on n’a pas le droit de parler et qui pourtant nous a tant tués et massacrés.
1994 de Adlène Meddi: le noir roman des "justiciers"
Une année pour brosser un tableau des plus sombres de l'histoire de l'Algérie postindépendance. 1994 est le titre qu'a choisi le journaliste Adlène Meddi pour son troisième roman. Clin d’œil à Orwell mais également date significative, un pic au cœur de la décennie macabre algérienne.
Crimes, enquêtes, vengeance, services secrets, les ingrédients habituels des romans de Meddi sont bien là. Mais 1994, ce n'est pas que cela, c’est un roman chargé d’émotions contenues qui peinent à se libérer. Comme un traumatisme aux effets enfouis, qu’aucune parole n’est venue formuler pour le rendre supportable.
Dans ce roman, paru aux éditions Barzakh, l'auteur plante son décor dans un Alger à feu et à sang, l’on retrouve quatre amis qui se lancent dans une entreprise vengeresse et aussi, les personnages déjà évoqués dans la prière du maure, celle des puissants chefs des services affublés des noms de "Structure" et "Sanctuaire".
L’histoire commence dans un cimetière où le jeune officier Amin enterre son père, Zoubir,un de seigneurs de la guerre durant les années 90. Ce même cimetière où son ami Sidali retrouve les fantômes de leur passé commun.
Dans cette histoire où les règlements de compte tardifs de la guerre de libération se greffent à la "nouvelle guerre", des lycéens à l’innocence volée basculent dans la violence.
"Justiciers revanchards" ou..."Escadrons de la mort"?
De 1994 à 2004, des vies entières ont été détruites. Des jeunes décident un jour de rendre justice à "leurs morts" et se retrouvent, par ironie du sort, prisonniers de ces mêmes morts.
"Des petites banales vies de lycéens avec comme seul univers des cahiers de cours, des profs et des dragues sans lendemains", les quatre jeunes de ce lycée de Mohammadia ont été emporté par la déferlante d'un monde dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence.
De ces jeunes lycéens à peine sortis de l’adolescence à ces jeunes "revanchards" aveuglés par la haine et animés par la vengeance qui veulent dresser des listes de personnes à liquider, ce cimetière de Al Alia n'abritait, tout compte fait, pas que les morts. Il cachait aussi une vérité trop lourde pour être portée par quatre âmes.
De l’exilé Sidali, aux fuyards, Farouk et Nawfel à Amin, ce jeune officier qui finira, certainement, sa vie dans cet asile d'aliénés, personne n'est épargné.
Ce cimetière cache dans ses entrailles la pièce d'un puzzle que même les trop puissants services Algériens n'ont réussi à percer. A-t-on si bien réussi à maquiller le crime? Pas si sûr.
Tout le monde est rattrapé par les fantômes du passé. Vivants ou morts. Assassins et assassinés hantent les lieux et ne peuvent libérer toute la peine que contient la poitrine de Sidali qui embrasse du regard toutes ces tombes pour une dernière fois.
Ses yeux rencontrent, là où ils se posent, les marques indélébiles de cette guerre sans nom. Forcé à s'exiler pour toujours, il finit par comprendre enfin que sa vie lui a été volée. Elle ne lui a jamais appartenu. Ses larmes se libèrent enfin.
Il pleure son cousin ravi à la vie par des balles de terroristes. Il pleure Mehdi, le frère de la bienaimée de Amine, qu'il a condamné lui et sa bande de copains.
Il pleure ses amis morts-vivants. Il pleure son triste sort, aussi, avant de lever l'ancre pour toujours.
Le silence qui entoure ces groupes érigés en justiciers est brisé par un roman aussi noir que la décennie qu’il décrit.
“L’étranger” d’Albert Camus en dialecte tunisien, saupoudré de quelques expressions de la rue, c’est l’oeuvre de Dhia Bousselmi, un jeune juriste âgé de 24 ans, passionné d’Histoire et de traduction.
Cette nouvelle version du célèbre roman de Camus verra le jour prochainement. Sa traduction a été sélectionnée parmi les 16 projets finalistes du Prix de la Fondation Rambourg pour l’Art et la Culture 2018.
Cette consécration vient couronner la passion du jeune homme pour la traduction des oeuvres littéraires et philosophiques. Avant “L’étranger”, Dhia Bousselmi s’est lancé dans la traduction, entre autres, du “Petit Prince” d’ Antoine de Saint-Exupéry, “les essais philosophiques” de Gilles Deleuze, etc.
Des extraits de ses traductions sont publiés sur le site arabophone “El hiwar el moutamaden”. C’est d’ailleurs l’engouement du public après ses publications qui l’a encouragé à se lancer dans la traduction de l’oeuvre entière de Camus.
“Ces oeuvres existent mais rares sont ceux qui les lisent. L’idée pour les rendre plus accessibles au grand public, c’est de les encourager à les découvrir”, a expliqué Dhia Bousselmi, au HuffPost Tunisie. Et de poursuivre: “Je m’astreins dans la traduction à une certaine rigueur afin de demeurer fidèle à l’oeuvre originelle”.
Trilingue (arabe, français et anglais), Dhia Bousselmi s’apprête à publier en dialecte tunisien (fin mai) les “Mémoires” d’Abu Kacem El Chebbi écrites par le poète en arabe littéraire.
Si des écrivains comme Béchir Khraïef, Ali Douagi ou Mohamed Laroussi Métoui ont excellé dans l’écriture en dialecte tunisien, rares sont les traductions qui sont faites vers le dialecte.
Les commentaires récents