iL esconstant qu'à la veille de toutes les élections présidentielles françaises, outre la récurrente thématique de l'immigration , éternelle bouc-émissaire, l'Histoire fait également irruption pour certains candidats qui espèrent engranger les voix d'une partie de l'électorat sensible à la démagogie. Ici, rappel des faits d'Histoire démontrant les méfaits de ce qu'il a été convenu d'appeler «le système colonial».
Force donc est de revenir à un réel débat sur les réalités historiques significatives qui exigent plus que des «excuses» et appelant une juste réparation («excuses» que d'autres pays ont officiellement formulées : Canada, Australie...) ; ainsi : restitution du Trésor d'Alger ayant servi à l'industrialisation de la France et aujourd'hui évalué à plusieurs milliards d'euros, restitution des archives non accessibles aux chercheurs et encore moins au commun des mortels (notamment celles des périodes coloniale et ottomane, indemnisation de centaines de milliers de familles d'Algériens ayant subi le génocide du système colonial de tout un peuple (enfumades, napalm, tortures...) et des Algériens du Sud suite aux essais nucléaires de l'ancienne puissance coloniale...
Ainsi, selon une légende tenace, le «coup de l'éventail» datant de 1827 a été le coup d'envoi du blocus maritime d'Alger par la marine royale française. L'aventure coloniale avait pour objectif de consolider l'influence française dans le bassin occidental de la Méditerranée. Le 5 juillet, les Français occupèrent Alger ; le même jour, le dey Hussein signa l'acte de capitulation. Premières conséquences : l'effondrement du pouvoir ottoman, le pillage des caisses de l'État, l'expulsion des janissaires d'Alger vers l'Asie Mineure et l'accaparement par la France de toutes les terres du Beylik. Le 1er décembre 1830, Louis-Philippe nomma le duc de Rovigo chef du haut-commandement en Algérie pour mettre en œuvre la colonisation dont la violence est notoire. Après avoir battu Abd-El-Kader, le général Desmichels signa avec ce dernier un traité qui reconnut l'autorité de l'émir sur l'Oranie et permit à la France de s'installer dans les villes du littoral. Officiellement, le 22 juillet, la Régence d'Alger devint «Possession française d'Afrique du Nord». Abd-El-Kader battit le général Trézel dans les marais de la Macta, près de Mascara. Il put également encercler la ville d'Oran durant une quarantaine de jours. Arrivé en renfort de métropole, le général Bugeaud infligea une défaite à celui-ci. Courant janvier 1836, le général Clauzel s'empara de Mascara et de Tlemcen. Le traité de la Tafna fut signé le 30 mai 1837 entre le général Bugeaud et l'émir Abd El Kader. Ce dernier établit sa capitale à Mascara. Le comte de Damrémont, devenu gouverneur général de l'Algérie en 1837, se mit en rapport avec le bey de Constantine pour obtenir une Convention similaire se heurtant au rejet de Ahmed Bey. Courant octobre 1837, ledit gouverneur général se mit en marche sur Constantine fort de dix mille hommes. Après sept jours de siège au cours desquels le comte de Damrémont fut tué, la ville fut conquise.
En 1839, l'armée française ayant entrepris d'annexer un territoire situé dans la chaîne des Bibans, (chaîne de montagnes du Nord d'El DjazaÏr), l'Emir Abdel El Kader considéra qu'il s'agissait d'une rupture du traité de Tafna. Il reprit alors sa résistance ; il pénétra dans la Mitidja et y détruisit la plupart des fermes des colons français. Il constitua une armée régulière (dix mille hommes, dit-on) qui reçut leur instruction des Turcs et de déserteurs européens. Il aurait même disposé d'une fabrique d'armes à Miliana et d'une fonderie de canon à Tlemcen. Il reçut également des armes provenant de l'Europe. Nommé gouverneur général de l'Algérie française en février 1841, Bugeaud arriva à Alger avec l'idée de la conquête totale de l'Algérie. Par l'entremise des «bureaux arabes», il recruta des autochtones tout en encourageant l'établissement de colonies.
Il a pu dire alors : «Le but n'est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d'empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, [...] de jouir de leurs champs [...]. Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes [...], ou bien exterminez-les jusqu'au dernier.» Ou encore : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas !
Fumez-les à outrance comme des renards». De fait, en mai 1841, l'armée française occupa Tagdemt (situé à Tiaret qui fut capitale des Rustumides), puis Mascara pratiquant la razzia et détruisant récoltes et silos à grains. Il semble que l'Emir Abd-El-Kader fit en vain appel au sultan ottoman. C'est ainsi que, courant mai 1843, le duc d'Aumale prit par surprise la «smala» d'Abd-El-Kader faisant trois mille prisonniers (smala : «réunion de tentes abritant les familles et les équipages d'un chef de clan arabe qui l'accompagnent lors de ses déplacements»).
En février 1844, la France mit en place une Direction des Affaires Arabes pour contrôler les bureaux arabes locaux dans les provinces d'Alger, d'Oran et de Constantine avec le dessein de disposer de contacts avec la population autochtone. Fin mai 1844, des troupes marocaines prirent d'assaut les troupes françaises installées dans l'Oranais, mais furent repoussées par le général Lamoricière. Réfugié au Maroc, l'Emir Abd-El-Kader a pu décider le sultan Moulay Abd-El-Rahman d'envoyer une armée à la frontière algéro-marocaine provoquant ainsi des incidents qui, après d'infructueux pourparlers, décida le général Bugeaud de repousser l'armée du sultan marocain qui fut défaite (bataille d'Isly). L'armée marocaine dut se replier en direction de Taza, obligeant le sultan à interdire son territoire à Abd-El-Kader qui finit par se rendre aux spahis (à l'origine, les spahis furent un corps de cavalerie traditionnel du dey d'Alger, d'inspiration ottomane ; lors de la conquête de l'Algérie par la France, ils furent intégrés à l'Armée d'Afrique qui dépendait de l'armée de terre française). L'Emir Abd-El-Kader fut d'abord placé en résidence surveillée durant quatre ans en France (il fut libéré par Napoléon III), puis résida en Syrie jusqu'à la fin de sa vie. C'est ainsi que la Constitution française de 1848 fit de l'Algérie une partie intégrante du territoire français, notamment par l'institution de trois départements français : Alger, Oran et Constantine, les musulmans et les juifs d'Algérie étant considérés des «sujets français» avec le statut d' «indigènes». La résistance continua d'être vive en Kabylie et dans l'oasis des Zaatcha dans l'actuelle wilaya de Biskra. Plus tard, la domination française s'étendit à la Petite Kabylie. Jusqu'en juillet 1857, le la résistance continua dans le Djurdjura avec Lalla Fatma N'Soumer.
Révoltes constantes
A la veille du début de la conquête française, on estimait la population algérienne à trois millions d'habitants. La violente guerre de conquête, notamment entre 1830 et 1872, explique le déclin démographique de près d'un million de personnes. On évoque également les invasions de sauterelles entre 1866 et 1868, les hivers très rigoureux à la même période (ce qui provoqua une grave disette suivie d'épidémies tel le choléra). Pour les Européens d'alors, cette donnée était bénéfique dès lors qu'elle diminuait le déséquilibre démographique entre les «indigènes» et les colons. Ce, outre que le nombre important de constructions détruites avait pour dessein de gommer l'identité d'El Djazaïr. L'objectif était de détruire matériellement et moralement le peuple algérien. Sous Napoléon III, il fut question d'un «royaume arabe» lié à la France avec celui-ci comme souverain. A la même période, on a estimé que quelques deux cent mille colons, français ou européens, possédaient environ sept cent mille hectares. D'un point de vue législatif, il y eut le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 inspiré par le Saint-Simonien Ismaël Urbain, ayant trait au statut personnel et la naturalisation de l'«indigène musulman» et de l'«indigène israélite» (voire à la naturalisation des «étrangers qui justifient de trois années de résidence en Algérie», appelés plus tard «pieds noirs»). Force est de constater qu'en décembre 1866, furent créés des conseils municipaux élus par quatre collèges séparés : français, musulmans, juifs et étrangers européens, les Français disposant des deux tiers des sièges.
La révolte de 1871 est considérée comme la plus importante insurrection contre le pouvoir colonial français. Ainsi, plus de deux cent cinquante tribus se soulevèrent (environ un tiers de la population de l'Algérie d'alors). Elle fut menée depuis la Kabylie (les Bibans ou Tiggura) par le cheikh El Mokrani, son frère Boumezrag et le cheikh Haddad (chef de la confrérie des Rahmanya). Après cette révolte, plus de cinq cent mille hectares furent confisqués et attribués aux «émigrés hexagonaux» suite à la défaite française de 1870 face à l'Allemagne. C'est ainsi que de 245.000, le nombre des colons aboutit à plus de 750.000 en 1914. A la même date, le nombre des Djazaïris («indigènes») passa de deux millions à cinq millions. Après la chute de Napoléon III, les tenants de la Troisième République préconisèrent une politique d'assimilation, notamment par la francisation des noms et la suppression des coutumes locales. Le 24 octobre 1870, en vertu des décrets du Gouvernement provisoire, le gouvernement militaire en Algérie céda la place à une administration civile. La nationalité française fut accordée aux Juifs d'Algérie (décret Crémieux) qui furent néanmoins soumis à l'antisémitisme des colons. En accordant aux juifs algériens le même statut que les Français d'Algérie, ce décret divisa les autochtones qui continuèrent de vivre dans une condition de misère accentuée par de nombreuses années de sécheresse et de fléaux. Les biens des insurgés Algériens de 1871 furent confisqués. Ainsi, une loi du 21 juin 1871 attribua quelque cent mille hectares de terres en Algérie aux «migrants d'Alsace-Lorraine».
Et le 26 juillet 1873, fut promulguée la loi Warnier qui eut pour objectif de franciser les terres algériennes. Le 28 juin 1881, fut adopté le code de l'indigénat qui distingua deux catégories de citoyens : les citoyens français et les sujets français («indigènes»). Ces derniers furent soumis au code de l'indigénat qui les priva de leurs libertés et de leurs droits politiques (seul fut conservé le statut personnel, d'origine religieuse ou coutumière).
Lors de la première guerre mondiale, la France mobilisa les habitants des départements français d'Algérie : Musulmans, Juifs et Européens. C'est ainsi que les tirailleurs et spahis musulmans combattirent avec les zouaves (unités françaises d'infanterie légère) européens et juifs d'Algérie. Il semble que près de 48.000 Algériens furent tués sur les champs de bataille lors de la première Guerre mondiale, ayant été de toutes les grandes batailles de l'armée française (notamment à celle de Verdun). Plus tard, en 1930, la célébration par la France du centenaire de la «prise d'Alger» fut ressentie comme une provocation par la population. Le projet de loi Blum-Viollette (Front populaire) pour l'attribution de droits politiques à certains musulmans sera rejeté à l'unanimité lors du congrès d'Alger du 14 janvier 1937. Au cours de la seconde guerre mondiale, plus de 120.000 Algériens furent recrutés par l'armée française. Avec l'occupation allemande (1940-1944), plusieurs centaines de musulmans («Nord-Africains») installés en France furent engagés pour constituer ce qui a été appelé la «Légion nord-africaine». De trois millions en 1880, la population d'El Djazaïr passa à près de dix millions en 1960 pour environ un million d'Européens.
Il semble qu'à la veille du déclenchement de la guerre d'indépendance, «certaines villes sont à majorité musulmane comme Sétif (85 %), Constantine (72 %) ou Mostaganem (67 %)». L'essentiel de la population musulmane était pauvre, vivant sur les terres les moins fertiles. La production agricole augmenta peu entre 1871 et 1948 par rapport au nombre d'habitants, El Djazaïr devant alors importer des produits alimentaires. En 1955, le chômage était important ; un million et demi de personnes était sans emploi (la commune d'Alger aurait compté 120 bidonvilles avec 70 000 habitants en 1953). Dans ce cadre, l'Algérie était composée de trois départements, le pouvoir étant représenté par un gouverneur général nommé par Paris. Une Assemblée algérienne fut créée ; elle était composée de deux collèges de 60 représentants chacun : le premier élu par les Européens et l'élite algérienne de l'époque et le second par le «reste de la population algérienne».
Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie (MTLD) de Messali Hadj avait alors obtenu une large victoire lors des élections municipales de 1947 ; ce parti devint la cible de la répression des autorités françaises. Il y eut ensuite des fraudes massives lors de l'élection de l'Assemblée algérienne. Il est vrai qu'au début du XXe siècle, les leaders algériens réclamaient alors tantôt le droit à l'égalité, tantôt l'indépendance. C'est ainsi que plusieurs partis furent créés : l'Association des Oulémas musulmans algériens, l'Association de l'Étoile Nord-Africaine, le Parti du Peuple Algérien (PPA), les Amis du Manifeste des Libertés (AML), le Parti communiste algérien (PCA)...
Le 8 mai 1945, prélude à la révolution
Le 8 mai 1945, eurent lieu des manifestations d'Algériens dans plusieurs villes de l'Est du pays (notamment à Sétif, Kherrata et Guelma) ; ce, à la suite de la victoire des Alliés sur le régime nazi. A Sétif, la manifestation tourna à l'émeute. La répression par l'armée française fut des plus brutales provoquant la mort de plusieurs centaines de milliers de morts parmi les Algériens. Cette férocité sans nom eut pour conséquence davantage de radicalisation. Certains historiens ont pu estimer que ces massacres furent le début de la guerre d'Algérie en vue de l'indépendance.
Devant l'inertie des leaders qui continuaient de tergiverser, apparut l'Organisation spéciale (OS) qui eut pour but d'appeler au combat contre le système colonial devenu insupportable. Elle eut pour chefs successifs : Mohamed Belouizdad, Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella. Un Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA) fut créé en mars 1954 et le Front de libération nationale (FLN) en octobre 1954. En Algérie, le déclenchement de la guerre de libération nationale est caractérisé comme étant une Révolution (en France, on utilisa le terme de «guerre d'Algérie» après l'avoir désigné comme étant des évènements d'Algérie jusqu'en 1999). L'action armée intervint à l'initiative des «six historiques» : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Mohamed Boudiaf, Belkacem Krim et Larbi Ben M'hidi lors de la réunion des 22 cadres du CRUA. La Déclaration du 1er novembre 1954 fut émise depuis Tunis par radio.
La guerre d'Algérie débuta le 1er novembre 1954 avec quelques soixante-dix attentats dans différents endroits d'Algérie. La réponse de la France ne se fit pas attendre ; des mesures policières (arrestations de militants du MTLD), militaires (augmentation des effectifs) et politiques (projet de réformes présenté le 5 janvier 1955). François Mitterrand a pu alors déclarer : «L'Algérie, c'est la France». Il déclencha la répression dans les Aurès ; ce qui n'empêcha pas à l'Armée de libération nationale (ALN) de se développer.
De quelques cinq cent hommes, elle augmenta ses effectifs en quelques mois pour atteindre quinze mille et plus tard plus de quatre cent mille à travers toute l'Algérie. Les massacres du Constantinois des 20 et 21 août 1955, notamment à Skikda (alors Philippeville) constituèrent une étape supplémentaire de la guerre. La même année, l'affaire algérienne fut inscrite à l'ordre du jour à l'Assemblée générale de l'ONU, tandis que plusieurs chefs de l'insurrection de l'armée furent soit emprisonnés, soit tués (Mostefa Ben Boulaïd, Zighoud Youcef...). Des intellectuels français aidèrent le FLN, à l'instar du réseau Jeanson, en collectant et en transportant fonds et faux papiers.
Le 22 octobre 1956, eut lieu le détournement de l'avion qui transportait la Délégation des principaux dirigeants du FLN : Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mostefa Lacheraf.
Ce fut là un acte caractérisé de piraterie aérienne. De même, il y eut l'opération d'intoxication de la bleuite (1957-1958) menée par les services secrets français ; le colonel Amirouche Aït Hamouda mit alors en place des purges internes (Wilaya III) qui firent de très nombreux morts dans différentes wilayas. Plus tard, le France déclencha de grandes opérations (plan Challe 1959-1961), les maquis ayant été sans doute affaiblis par ces purges internes.
Ce plan amoindrit davantage les maquis. Arrivé au pouvoir, Charles de Gaulle engagea une lutte contre les éléments de l'Armée de libération nationale algérienne (ALN). Il semblerait que le plan Challe ait entraîné, en quelques mois, la suppression de la moitié du potentiel militaire des wilayas. Les colonels Amirouche Aït Hamouda et Si El Haouès furent tués lors d'un accrochage avec les éléments de l'Armée française. En 1959, à sa sortie de prison, Messali Hadj fut assigné à résidence.
En France, les Algériens organisèrent des manifestations en faveur du FLN. En 1960, le général de Gaulle annonça la tenue du référendum pour l'indépendance de l'Algérie ; certains généraux français tentèrent en vain un putsch en avril 1961. Il n'est pas anodin de rappeler qu'en février 1960, la France coloniale a procédé à un essai nucléaire de grande ampleur dans la région de Reggane (sud algérien). Avec 17 essais nucléaires opérés par la France entre les années 1960 à 1966, il semble que 42.000 Algériens aient trouvé la mort ; des milliers d'autres ont été irradiés et sujets à des pathologies dont notamment des cancers de la peau.
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fut proclamé avec à sa tête Ferhat Abbas. Le colonel Houari Boumediene était alors le chef d'état-major de l'Armée de libération nationale. En 1960, l'ONU annonça le droit à l'autodétermination du peuple algérien. Des pourparlers avec le GPRA furent organisés pour aboutir aux accords d'Évian (18 mars 1962). Ce qui ne mit pas fin aux hostilités puisqu'il y eut une période de violence accrue, notamment de la part de l'OAS. Près d'un million de Français (Pieds-noirs, Harkis et Juifs) quitta l'Algérie entre avril et juin 1962. Le référendum d'autodétermination (1er juillet 1962) confirma les accords d'Évian avec 99,72 % des suffrages exprimés.
Le bilan de cette guerre, en termes de pertes humaines, continue de soulever des controverses des deux côtés de la Méditerranée. Si El Djazaïr se considère avec fierté comme le pays du million et demi de chahids, en France circulent d'autres chiffres qui oscillent entre 250.000 à 300.000 morts. Outre cette comptabilité macabre, bien d'autres sujets continuent de constituer un contentieux entre les deux pays. Il est vrai aussi que la guerre fratricide entre le FLN et le MNA (mouvement de Messali Hadj) fit quelques centaines de morts tant en France qu'en Algérie (notamment à Melouza), outre le nombre de harkis tués après le cessez-le-feu. Ce, sans oublier les luttes pour le pouvoir : d'un côté, le pouvoir civil avec le GPRA présidé par Ferhat Abbas appuyé par les wilayas III et IV, et de l'autre côté le pouvoir militaire (le «clan d'Oujda») et l'«armée des frontières») avec à sa tête Houari Boumediene.
A l'indépendance, El Djazaïr est sortie exsangue des suites de la guerre, des conflits internes et du départ massif des Européens ayant servi d'encadrement durant la période coloniale. L'armée française évacua ses dernières bases en Algérie (enclaves autorisées par les accords d'Évian) : Reggane et Bechar (1967), Mers el-Kébir (1968), Bousfer (1970) et B2-Namous (1978). Ainsi, nonobstant l'indépendance, la France continua d'avoir des bases en Algérie.
Le GPRA de Ferhat Abbas fut évincé par l'ALN au profit d'Ahmed Ben Bella qui fut ainsi le premier président de l'Algérie indépendante du système colonial français. Le FLN devint parti unique et prôna un socialisme à l'algérienne marqué par le populisme et le culte de la personnalité. Et, depuis le coup d'Etat du 19 juin 1965 à ce jour, El Djazaïr ne cesse de s'interroger sur son destin à travers l'Histoire, y compris jusqu'au Hirak dont on peut encore espérer un antidote au pouvoir politique marqué par l'échec de la gérontocratie.
Qu'émerge enfin une nouvelle élite de jeunes, organisés et conscients des enjeux et des défis à relever par El Djazaïr, au-delà des «excuses» de l'ancienne puissance coloniale ! Les gesticulations électoralistes outre-méditérranée ne sauraient faire oublier la barbarie du «système colonial».
Le 18 octobre 1980, cité de la Busserine, dans le nord de Marseille, Lahouari Ben Mohamed, dit « Houari », 17 ans, est tué par un CRS à l’issue d’un simple contrôle routier. Son petit frère Hassan, devenu policier, a enquêté sur sa mort. « L’Obs » l’a rencontré.
A la mort de « Houari », Hassan Ben Mohamed n’avait que 4 ans. « J’ai grandi en ne sachant pratiquement rien de l’histoire de mon frère », raconte-t-il, mi-juillet, au premier étage du centre social des Flamants, dans le nord de Marseille. Pour préserver leur petit dernier, ses parents, qui ont sept autres enfants, l’avaient envoyé quelque temps chez une tante à Nice. A son retour, personne ne lui parle de Lahouari. Jamais. Trop douloureux. Hassan sait seulement que son frère a été tué par un CRS. « Comment et pourquoi, je l’ignorais », précise cet homme de 46 ans, devenu lui-même, vingt ans après le drame, policier.
Une histoire singulière, personnelleet nationale, qu’est venue raviver la mort de Nahel, fin juin, tué par un policier lors d’un contrôle routier après un refus d’obtempérer à Nanterre. « Je me suis dit : “Mais c’est pas vrai, ça se répète !” s’exclame, à ses côtés, Mourad Bekkis, travailleur social et ami d’Hassan. Je me suis revu, du haut de mes 10 ans, sauter du bus et courir vers les Flamants. »
Ce dimanche 19 octobre 1980, c’est la fête de l’Aïd el-Kébir. Mais dans le quartier, tout le monde pleure. « C’était la première fois que je voyais cela, raconte cet homme de 52 ans, avec une émotion intacte. Comme s’il pleuvait des larmes. Pas un habitant ne pleurait pas, même mon grand-père, que je n’avais jamais vu pleurer. Ça m’a marqué à vie. »
La veille au soir, à la Busserine, au pied d’une des tours claires construites une dizaine d’années plus tôt pour accueillir près de 900 logements sociaux, Lahouari Ben Mohamed, 17 ans, dit « Houari », a été tué par un policier, au pistolet-mitrailleur, lors d’un banal contrôle routier.
L’abyssale douleur d’un quartier toujours traumatisé
A l’époque, entre son jeune âge et le silence de sa famille, Hassan ne prend pas la mesure du retentissement de ce drame. La mort de son frère sera un élément déclencheur de la Marche pour l’Egalité et contre le Racisme qui reliera trois ans plus tard Marseille à Paris. Adolescent, dans un livre d’école, il tombe sur la photo d’une personne brandissant le portrait de son frère lors d’une manifestation. Il se tait mais garde précieusement cette unique photo du disparu. Ce n’est qu’en 2010, lorsqu’un journaliste contacte sa famille, qu’il décide d’enquêter.
« Il en savait bien plus que moi sur l’histoire de mon propre frère », dit Hassan Ben Mohamed, qui en tirera un livre, « la Gâchette facile » (en collaboration avec Majid el Jarroudi, éd. Max Milo, octobre 2015).
Il contacte policiers, témoins et habitants, fouille dans les archives… Quatre ans de recherches qui le plongent dans l’abyssale douleur de ses proches et d’un quartier toujours traumatisé. Certains sont intarissables, d’autres ne peuvent en parler sans s’effondrer.
Deux policiers de la CRS 53, présents ce soir-là aux côtés de celui qui a tué Houari, acceptent de le rencontrer. « Trente-cinq ans après, il n’y avait aucune contradiction dans les déclarations des uns et des autres », souligne le Marseillais, qui parvient à reconstituer cette soirée où tout a basculé.
Samedi 18 octobre 1980. Après le dîner, Lahouari descend faire un tour. « Tu rentres avant 22 heures », lui lance sa mère, Fatma. En bas, il croise Zahir, le frère de son copain Djamel. Zahir a 19 ans, le permis et une Renault 12 rouge quasi neuve. Il embarque Houari et Djamel à l’arrière, son ami Cherif à l’avant. La nuit tombe. L’autoradio diffuse « Upside Down », le tube de Diana Ross.
Vers 21 heures, quatre CRS en mission de sécurisation en cette veille de l’Aïd les arrêtent. Vérifications des papiers du véhicule et du conducteur. Armé d’un pistolet-mitrailleur MAT 49, un CRS de 23 ans, plus nerveux que les autres, lance : « Attention les jeunes, je ne sais pas si c’est le froid, mais ce soir j’ai la gâchette facile ! »
Agité, il va jusqu’à fouiller la boîte à gants avec le canon de son arme. Puis Lahouari, qui n’a sur lui qu’un paquet de cartes à jouer. Tout est en règle. Zahir peut repartir. Mais, alors que les autres CRS s’éloignent, celui qui tient le pistolet-mitrailleur ouvre le feu sur Lahouari, toujours assis à l’arrière, et le tue de deux balles dans la tête, à bout portant.
« La France nous a trahis ! »
Le lendemain, le maire de Marseille, Gaston Defferre, sonne chez les Ben Mohamed. « Il nous avait promis que ce crime ne resterait pas impuni », expliquera plus tard Farida Ben Mohamed à son petit frère Hassan.
Inculpé pour « homicide involontaire » et placé sous mandat de dépôt, le CRS, révoqué de la police peu après, est d’abord jugé en mai 1983 devant le tribunal correctionnel de Marseille. Il varie dans ses déclarations, dit d’abord s’être senti en danger, puis assure que « le coup est parti tout seul ».
Il ne convainc pas la présidente, qui déclare son tribunal incompétent à juger « des tirs manifestement délibérés ». Direction les assises pour un « homicide volontaire ». Une victoire pour les Ben Mohamed et leur avocat marseillais, Gilbert Collard. Quatre ans plus tard, le 23 septembre 1987, le procès de l’ancien CRS, en liberté provisoire depuis six ans et demi, s’ouvre à Aix-en-Provence. La défense plaide l’accident.
L’avocat général aussi. « Malgré son rôle d’accusateur public, malgré les faits, malgré l’expertise psychiatrique, malgré les dépositions accablantes des collègues de Taillefer [le policier, NDLR], malgré les aveux même du criminel, [André Viangalli] défend la thèse de l’accident ! » écrit la journaliste Chantal de Rudder dans les colonnes du « Nouvel Observateur ». Selon lui, le CRS n’a pas voulu tirer.
Quand il requiert deux ans de prison, la mère de Houari et une de ses sœurs quittent l’audience en larmes. Dans la soirée, le verdict tombe : dix mois de prison dont quatre avec sursis. « La France nous a trahis ! » hurle la mère de Houari à la sortie. Impossible alors de faire appel d’un verdict de cour d’assises. C’est l’indignation.
« On a peur de comprendre qu’à Aix il était socialement difficile de condamner un policier français pour la mort d’un jeune Arabe », écrit dans « Libération » Laurent Joffrin, pour lequel « cette décision de justice est une parfaite injustice ».
Pour les Ben Mohamed, c’est la double peine. « Ma mère a toujours dit que mon frère était mort deux fois : le soir du contrôle et le soir du verdict », raconte Hassan, qui apprend bien plus tard que le policier, en sus, a été amnistié.
En 1986, Malik Oussekine
Agée de 87 ans, Fatma Ben Mohamed vit toujours aux Flamants. Dès le lendemain de la mort de Houari, elle était sur la Canebière avec d’autres mères. En 1987, elle se rend à Paris avec son mari pour dénoncer le matraquage à mort du jeune Malik Oussekine un an plus tôt par deux « voltigeurs » de la préfecture de police.
« On pouvait se permettre, à l’époque, de tuer un Arabe en toute impunité, lâche Hassan. Mon frère s’inscrit malheureusement dans cette partie de l’histoire de la France. » Mais il est convaincu que la société a évolué.
« La même affaire serait traitée différemment aujourd’hui, j’y crois, assure-t-il. Et, même si les faits ne sont pas exactement les mêmes dans le cas du jeune Nahel, alors que le policier était mis en examen pour “homicide volontaire”, le ministre de l’Intérieur et le président ont assez rapidement marqué leur détachement. »
« J’ai grandi en pensant que les policiers étaient tous des racistes et qu’il ne fallait surtout pas que je m’en approche », poursuit-il. Il a ensuite changé d’avis : à la fin des années 1990, Hassan Ben Mohamed, d’abord chauffeur routier, est devenu policier (il est actuellement en disponibilité).
Arrivé d’Algérie en 1965, son père, Ahmed, ouvrier, voulait qu’il fasse son service militaire. Alors à sa mort, en 1998, Hassan s’y décide. C’est là qu’on lui parle des postes d’adjoint de sécurité (aujourd’hui appelés « policiers adjoints »).
« Devenir policier, je m’y suis d’abord refusé. Puis je me suis dit : “Pourquoi pas ? Peut-être que je peux faire changer un peu les mentalités.” Si, dans une patrouille, un policier n’est pas blanc, cela se passera sans doute différemment. Au pire, je prendrai la place d’un raciste. »
Reste à obtenir l’assentiment de sa mère, qui accuse le coup. « Elle en a parlé avec mes frères puis m’a dit : “Si tu veux, mais pas CRS.” » Ce sera le commissariat de la cité Félix-Pyat, dans le 3e arrondissement de Marseille, puis la BAC (brigade anti-criminalité) à Paris, avant un retour en commissariat, toujours dans la capitale, où il vit.
Longtemps, le policier Ben Mohamed ne révèle pas qui il est. Il tente une fois, quand il croise un ancien de la CRS 53 : « Ça l’a scotché, on n’en a plus parlé. » Quand il publie son livre, en 2015, il informe sa supérieure, qui, elle non plus, n’en revient pas. « Elle m’a lancé : “Et vous finissez dans la police ?” »
La rencontre avec l’ancien policier
Hassan Ben Mohamed décrit à ses proches, surpris, l’esprit de camaraderie et la solidarité des policiers, si semblables aux valeurs du quartier. « Finalement, de quoi est mort Lahouari ? conclut-il dans son livre. Du climat raciste de l’époque ? De l’héritage de la guerre d’Algérie et de la décolonisation ? De l’incompétence et de la haine d’un CRS 53 ? De la malchance ? » Lui n’a jamais utilisé son arme.
« Ouvrir le feu est la hantise de tout policier, on n’a qu’une fraction de seconde pour décider. »
Soumis à son devoir de réserve, il ne s’étend pas davantage sur son métier. Son enquête ne l’a pas laissé indemne, mais l’a « allégé d’un poids ».
Comment toutefois tourner la page sans contacter le CRS qui a tué son frère ? « Pour moi, il était le diable », dit Hassan, qui se décide finalement à l’appeler. L’ancien policier accepte immédiatement de le rencontrer. Un moment compliqué. D’emblée, l’homme refuse d’évoquer les faits, insiste sur le « cauchemar » que fut cette affaire pour sa famille et lui, se défend de tout acte raciste.
L’ancien CRS blêmit quand Hassan lui apprend ce que sa mère vient alors de lui avouer : le lendemain de la mort de Houari, deux inconnus se sont présentés chez ses parents. « Ils ont dit à mon père qu’ils avaient des contacts aux Baumettes et que, s’il le voulait, le CRS était mort. » « La justice fera son travail », leur répond Ahmed Ben Mohamed en refusant. « Je voulais qu’il sache que s’il était toujours vivant, c’était grâce à mon père. »
Après la mort de Nahel, un supermarché Aldi tout près des Flamants a été pillé puis incendié, un car et des Abribus ont été détruits. « A l’époque, je m’attendais à des émeutes, les politiques craignaient le pire, reprend Mourad Bekkis, l’ami d’Hassan. Mais pas du tout. Plusieurs amis de Houari avaient même eu cette réaction géniale de répondre par le théâtre, avec la pièce “Ya oulidi”, “Mon fils” en arabe, qu’ils avaient créée à l’ancien centre social des Flamants et jouée en mars 1981 au Théâtre du Merlan devant une salle comble. »
Trente ans plus tard, ceux qui y avaient participé l’ont rejouée, continuant ainsi à faire vivre la mémoire de Houari et du quartier. Son frère Hassan y veille particulièrement. Avec diverses actions puis l’association Flamants Rise, qu’il a ensuite créée, il organise notamment des rencontres avec des policiers.
« Les petits adorent », assure Hassan en montrant sur son téléphone des photos d’enfants essayant des casques. Elles ont lieu à côté de l’ancien stade de foot, détruit lors du projet de réhabilitation du quartier, et qui portait le nom de Houari. La plaque a été sauvée in extremis des débris. Hassan en a vite revissé une autre :
« A la mémoire de Lahouari Ben Mohamed, décédé le 18 octobre 1980. “Plus jamais ça !” »
Hassan aimerait que la rue qui passe devant prenne le nom de son frère. Et qu’on cesse, comme après la mort de Nahel, d’« opposer systématiquement deux camps » : « Peut-être pourrait-on proposer à des acteurs sociaux de patrouiller avec des policiers, dans certaines conditions, pour qu’ils comprennent mieux leurs problématiques, et vice versa ? » avance-t-il.
Il pense souvent à ce qu’ont enduré ses parents. Quand il s’est plongé dans le dossier judiciaire de son frère, y découvrir pour la première fois sa carte d’identité l’a bouleversé. Au lendemain de sa mort, leur père l’avait portée en main propre à l’hôtel de police : « Il leur avait dit : “Vous la vouliez, je crois.” Et la leur avait donnée. »
Attention, ce soir j’ai la gâchette facile ! » : en 1980, Lahouari, 17 ans, mourait tué par un policier
ARCHIVE. Dans cet article paru dans « le Nouvel Observateur » en 1987 et intitulé « Bavure : un meurtre sans assassin », le magazine revenait sur la mort, sept ans plus tôt, du jeune Lahouari Ben Mohamed, tué par un CRS, Jean-Paul Taillefer, lors d’un contrôle routier. La famille s’est battue pendant sept ans et attendait beaucoup de ce procès. Verdict : dix mois de prison dont quatre avec sursis, et une loi d’amnistie qui permettra au meurtrier de ressortir libre.
Devant les caméras avides, après l’énoncé du verdict de la cour d’assises d’Aix-en-Provence, elle a poussé un cri immense comme un appel au secours : « La France nous a trahis ! » Le 24 septembre, sept ans après l’assassinat de son fils Houari par un CRS excité [Jean-Paul Taillefer, NDLR], la justice refusait à Fatma Ben Mohamed l’apaisement qu’elle attendait avec une irréprochable patience. Sept ans d’un deuil impossible qu’une sentence inique rend impossible à jamais. Quelle mère au monde pourrait s’y résigner ?
Au cours d’un contrôle injustifié dans une cité marseillaise, Jean-Paul Taillefer éclate la tête de Houari d’une rafale de PM [pistolet-mitrailleur, NDLR] à bout portant. Parce qu’il était contrarié. Qu’il avait peur. Qu’il était nerveux. Qu’il possédait un flingue. Le véhicule dans lequel le jeune Ben Mohamed était assis venait pourtant de recevoir la permission de repartir. « Attention ! avait ricané l’homme à l’uniforme. Ce soir, j’ai la gâchette facile. » Le juge d’instruction concluait à un homicide involontaire par maladresse, imprudence et inobservation des règlements.
Un crétin, président d’une quelconque commission de sécurité, enfonçait le clou : « De toute façon, tout ça, c’est de la graine de voyou. » Aucun service de police n’avait jamais entendu parler d’aucun membre de la famille Ben Mohamed. Mais qu’importe ! Le meurtrier sortait de détention provisoire au bout de trois mois et l’affaire était portée au tribunal correctionnel entre une histoire d’assurances et un vol de Mobylette.
Pour les Ben Mohamed commencent alors sept ans de bataille. Leurs seules armes : le respect de la loi et la dignité. Leur seul appui : la cité des Flamants (un de ces ghettos marseillais des quartiers nord qui chatouillent la parano des « braves gens ») qui les porte à bout de bras. Ils réussissent à obtenir des magistrats du tribunal correctionnel qu’ils se déclarent incompétents pour juger Taillefer. Puis la cour d’appel d’Aix et la Cour de Cassation en font autant. Qu’un flic assassin soit traduit devant la cour d’assises pour le meurtre d’un Arabe – ce qu’on appelle ordinairement une bavure – dans cette région de France, ce n’est plus une évidence. C’est devenu une victoire de la démocratie !
« La vie de mon fils vaut moins que celle d’un chien »
Mais dans le prétoire l’avocat général décide qu’il faut tempérer cet égalitarisme qui ne correspond pas à la réalité sociale locale. Et malgré son rôle d’accusateur public, malgré les faits, malgré l’expertise psychiatrique, malgré les dépositions accablantes des collègues de Taillefer, malgré les aveux mêmes du criminel, il défend la thèse de l’accident ! Le jury accorde carrément les circonstances atténuantes : dix mois de prison dont quatre avec sursis pour Jean-Paul Taillefer, qui, bénéficiant d’une loi d’amnistie, est désormais entièrement libre de ses mouvements. « Maintenant, s’indigne Me Pons de Poli, représentante de la Ligue des Droits de l’Homme, nous savons qu’il y a deux catégories de Français : ceux qui sont protégés par le pouvoir et ceux qui ont le teint basané. »
Dans son HLM des Flamants, Fatma Ben Mohamed ne crie plus. Ne pleure plus. Son beau visage est immobile. Sa voix reste feutrée. Mais ses tempes et sa gorge battent la chamade : « Ce n’était pas un voyou… Il avait 17 ans… Je leur faisais confiance… Mais ils me l’ont tué une seconde fois… » Inlassablement, elle répète l’intolérable irruption du malheur. Dans la maison impeccablement tenue, les petits-enfants que les frères et sœurs de Houari lui ont donnés écoutent silencieusement leur grand-mère. Des voisins viennent l’assurer de leur sympathie. Des journalistes entrent et sortent. Le téléphone sonne sans arrêt. Mais inlassablement, Fatma répète à qui lui demande l’intolérable déni de justice :
« La vie de mon fils vaut moins que celle d’un chien… J’ai peur pour tous les jeunes qui ont la figure d’un Maghrébin… C’est pour ça que je ne me tairai jamais… Raconter le mal, la folie… »
Samedi dernier, Fatma la discrète, qui ne sortait d’ordinaire que pour aller faire ses courses, se place en tête de la manifestation qui arpente les trottoirs de la Canebière. Sans une larme, refusant les bras qui s’offrent pour la soutenir, elle marche pour l’exemple. Et elle exhibe son désespoir terrible et silencieux comme celui des mères de la place de Mai sur le bitume argentin. Sur sa robe, elle a accroché une cible.
Le combat par les voies légales
Pendant ce temps, les jeunes des quartiers nord distribuent des tracts et font signer des pétitions pour obtenir une révision du procès. Tant pis si Gilbert Collard, l’avocat des Ben Mohamed [élu député européen en 2019 après avoir rejoint le Front national en 2017, et avant de rejoindre Eric Zemmour en 2022], leur répète depuis plusieurs jours qu’elle est légalement impossible. Vox populi, vox Dei. Ils ne veulent pas l’accepter. « Il faut continuer, s’exclame naïvement Messaoud, 21 ans et l’accent de Pagnol. Il se peut que la justice se rattrape… Ça m’angoisse, ce mort qui n’a pas droit à un assassin. Dire que personne n’a tué Houari, c’est comme dire que tout le monde était d’accord pour qu’il meure ! C’est l’intégration des beurs qu’on assassine. »
Aidés par SOS-Racisme et Me Collard, les jeunes préparent un livre noir de l’instruction. « Pour démonter mécanisme par mécanisme tous les rouages de ce simulacre de justice. » Pas une soirée sans réunion dans le centre social des Flamants : « Faut empêcher l’oubli », décrète Djamel. De nombreuses associations ont rejoint le comité de soutien à la famille Ben Mohamed. Drifa, 30 ans, la sœur de Houari, relève la tête à nouveau après le choc du verdict : « Je renvoyais tout le monde dos à dos. Et puis, j’ai lu la presse. Les journalistes n’avaient pas le droit de critiquer une décision de justice. Et pourtant, ils l’ont fait ! Même “le Quotidien de Paris”… » Drifa ne renonce pas à la démocratie : « Je suis bien placée pour savoir que la violence est la pire des solutions. » Et le combat continue par les voies légales…
Le 18 octobre, septième anniversaire de la mort de Houari, Me Gilbert Collard déposera une plainte contre l’Etat français au nom de la famille Ben Mohamed. « L’Etat, déclare le jeune avocat, doit assumer sa part de responsabilité dans la manière dont il forme ses fonctionnaires. C’est pourquoi nous engageons une action en responsabilité civile contre lui. »
Même si l’on accepte la thèse du « regrettable accident » défendue par le parquet, le ministère de l’Intérieur devra quand même répondre de ses critères de recrutement. Qui a-t-il engagé pour veiller sur notre sécurité ? A qui a-t-il confié le privilège exorbitant de porter un fusil-mitrailleur et de représenter l’autorité ? A « un grand émotif et un grand immature… incapable de maîtriser son agressivité dans une situation délicate… qui n’aurait jamais dû être CRS ». Telles sont les conclusions présentées par l’expert-psychiatre au cours du procès d’Aix. Comment s’est défendu Jean-Paul Taillefer ? En imputant la cause du drame à son inexpérience : « Je n’avais tiré que deux fois avec ce type d’arme au cours de mon stage chez les CRS. », affirmait-il pendant l’audience. Incompétent et incapable. Combien de Taillefer la police compte-t-elle encore dans ses rangs ?
Les éditions Tafat, à leur tête le jeune écrivain Tarik Djerroud, ne cessent d’enrichir la scène éditoriale algérienne par des livres très intéressants qui prospectent l’actualité ainsi que l’histoire contemporaine de notre pays.
Au mois de juillet dernier, un opus intitulé « Sartre et l’Algérie » de l’auteur Kamal Guerroua vient de voir le jour. C’est un travail d’orfèvre jusque-là inédit en Algérie. Le défi est immense : revenir sur l’épopée du philosophe existentialiste et de son rapport engagé avec l’Algérie d’alors en révolution contre l’une des grandes puissances coloniales du XXe siècle.
L’essayiste Salah Guemriche qui a préfacé l’ouvrage signale en incipit que l’essai de Kamal Guerroua est unique en son genre et qu’il réalise un focus particulier sur l’engagement anticolonial de l’auteur de L’Être et le Néant. L’arrivée de ce nouveau-né sur le marché du livre est, sans doute, une aubaine pour l’immersion de la nouvelle génération et du public intéressé dans les convulsions de la IVe et de la Ve République, en guerre contre les Indigènes-la qualification des Algériens à l’époque, révoltés. Par-delà cette dimension-là, c’est une sorte d’hommage amplement mérité au philosophe germanopratin.
Dans l’introduction, Kamal Guerroua met longuement l’accent sur l’apport de Sartre à l’Algérie combattante et l’oubli dont il est victime, que ce soit en France ou en Algérie. « Il n’est nullement, précise-t-il en page 17, dans mon intention de porter Sartre au pinacle ni de mythifier son combat philosophique, médiatique ou politique engagé, mais seulement de lui rendre justice ».
Rendre justice à Sartre, c’est, paraît-il, le but avoué de l’écrivain-journaliste. Jean-Paul Sartre demeure, pour lui, une personnalité très peu connue par les Algériens et cela pose problème, toujours d’après lui, à la connaissance de notre mémoire collective.
Tout au long des quatorze chapitres de cet essai de 240 pages, du reste bien denses et référencées, K. Guerroua revient sur les principales escales du parcours sartrien : le Congrès de la salle Wagram en 1956, le Manifeste des 121, Francis Jeanson et les Porteurs de valises, la question de la torture notamment avec les affaires Audin et Alleg, les manifestations du 17 octobre 1961 et le rôle éminemment important qu’avait joué Sartre dans la prise de conscience des Français du gouffre dans lequel les a mené la politique va-t-en-guerre socialiste, puis gaulliste, etc.
En ce sens, la vie du philosophe est piochée avec soin et parfois dans le moindre des détails. On sent, au fil de la lecture, comme une sorte de fusion dans la narration, dans la mesure où, dans certains chapitres où il y a comparaison entre Sartre et bien d’autres intellectuels de la IVe et de la Ve République, à l’image de Camus, Raymond Aron, André Malraux, et tant d’autres, Guerroua met en relief de façon particulière l’influence de la pensée de Sartre : existentialisme, approche sur la violence révolutionnaire, la praxis marxiste, etc.
Et puis, tout un chapitre est réservé à Frantz Fanon, sur le mode comparatif avec le philosophe existentialiste. Logique qui, en parallèle, creuse, mais d’une autre manière, toute la différence entre la pensée sartrienne et camusienne, bien discutée auparavant. Sartre qui fut, pour rappel, un indépendantiste convaincu a privilégié l’usage de la contre-violence révolutionnaire du FLN à l’encontre de la violence des Colons.
« Le déni en demi-teinte de Camus du fait colonial, sinon son refus d’engagement avait donné, dixit K. Guerroua en page 100, à la gauche, en général, et à Sartre en particulier, un avant-goût d’ersatz de la trahison des idéaux républicains de la France de la résistance sous le régime du Vichy ». Ce qui lui a coûté l’adversité du milieu intellectuel parisien et du gouvernement français. Si, au cri de « fusillez Sartre » prononcé par les Colons, de Gaulle a opposé en 1961 : « on ne tue pas Voltaire », il n’en demeure pas moins que l’aversion de l’élite hexagonale du philosophe était autrement très forte et elle est due, en grande partie, à son soutien à l’Algérie.
Toutefois, ce qui étonne l’auteur Kamal Guerroua, c’est l’oubli algérien. Un oubli incompréhensible, ambigu, ingrat! « Mais osons quelques questions, finit ce dernier dans sa conclusion en page 192, sur notre oubli, nos oublis, nos ingratitudes à l’égard de notre mémoire collective. Parlons-en entre Algériens, en toute honnêteté, avec sérénité! La première des questions que je me pose, à moi-même, et que je voudrais poser aux miens : pourquoi a-t-on oublié Sartre? »
Dans la foulée, l’auteur cite le problème palestinien dans lequel la position de Sartre était un peu ambigüe. Ce qui aurait pu susciter peut-être, à l’en croire, tout le ressentiment officiel de l’Algérie indépendante qu’on connaît à l’égard de tout ce qui est en rapport avec Jean-Paul Sartre.
En revanche, en remontant le fil des événements, Kamal Guerroua a comme éclairé, avec des références appuyées, sur la cohérence de la pensée sartrienne sur beaucoup de sujets, dont la résistance palestinienne soutenue aussi avec force par le philosophe. Ainsi incite-t-il les Algériens à redécouvrir cette icône mondiale pour qui l’anticolonialisme n’est, en fin de compte qu’un humanisme, en proposant de baptiser en son nom écoles, jardins, métros et théâtres, rues et boulevards, etc. En gros, Sartre et l’Algérie est une mine d’or à ne pas rater, décidément…
En dénonçant l’hégémonie française et en soulignant les injustices de la colonisation, les écrivains maghrébins[1] opposent leur propre littérature et leur regard propre aux romans lénifiants des écrivains français d’Algérie.
Kateb Yacine, auteur de Nedjma (1956) et poète algérien aux trois langues
La génération des années 50 -comme les Algériens Mouloud Feraoun[2], Mouloud Mammeri[3], Mohammed Dib[4], le Marocain Driss Chraïbi[5], le Tunisien Albert Memmi[6], ou le très médiatique Kateb Yacine[7]– mettait en cause, dans des romans réalistes et populaires, l’impérialisme colonial, non sans critiquer aussi le passéisme et le traditionalisme islamiques, et invitait implicitement à la conquête d’une identité collective trop longtemps sacrifiée.
La génération des années 60 -comme les Algériens Malek Haddad[8] et Rachid Boudjera[9]– traitait des séquelles de la guerre d’indépendance, mais évoquait déjà les problèmes d’adaptation au monde moderne et au progrès.
À partir des années 70, des écrivains comme le Marocain Tahar Ben Jelloun[10] ou l’Algérien Nabile Farès[11], évoquent le problème de l’émancipation et de l’exil, donc de l’intégration. De jeunes femmes comme les Algériennes Yamina Mechakra[12] ou Aïcha Lemsine, dénoncent la condition de la femme dans la civilisation musulmane, et transgressent les tabous[13].
Si le théâtre était resté en retrait jusqu’en 1962 -date à laquelle Kateb Yacine peut faire jouer ses pièces en Algérie-, il se développe à partir des années 80, touchant un public fervent de plus en plus populaire. À l’inverse, la poésie, engagée au temps de la guerre d’indépendance (Anna Grebi), évolue vers des recherches esthétiques qui la réservent à un public de lettrés et partant la marginalisent. Des poètes[14] comme Hedi Bouraoui, Malek Alloula et surtout Abdellatif Laâbi cherchent à subvertir les formes classiques du vers par des rythmes syncopés et des images télescopées.
De nos jours, les préoccupations des écrivains prennent une ampleur nouvelle : dépassant le domaine politique, ils s’interrogent désormais, à partir d’une réflexion sociologique et philosophique, sur le devenir de leur civilisation.
Indépendance politique : vers quelle autonomie linguistique et quelle identité littéraire ?
Parler de littératures francophones plutôt qu’illustrer encore une fois l’universalité de la langue française en déroulant la saga des écrivains qui, de par le vaste monde, ont choisi la langue de Racine et de Voltaire, c’est déjà manifester que la littérature dite jusque-là « d’expression française » n’est plus un phénomène qui aille de soi. Les littératures francophones, singulièrement au Maghreb, n’existent qu’à deux conditions, l’une négative -ne pas être une simple variante provinciale ou exotique de la littérature parisienne-, l’autre positive, être le lieu d’une recherche et d’une interrogation communes à tout un peuple.
Le problème linguistique n’est souvent qu’un des éléments d’une problématique plus complexe. Les rapports de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie avec la France présentent toujours une profonde ambiguïté. Après avoir rejeté politiquement la greffe d’une conquête somme toute récente, le Maghreb va-t-il se dégager définitivement de la voie du bilinguisme et assumer les traditions fondamentalistes de la culture arabe ?
Les cinquante dernières années ont vu le Maroc, la Tunisie, l’Algérie enfin, conquérir leur indépendance nationale. La colonisation française y avait pris des formes différentes : en Algérie, elle avait abouti à la création de « départements » français, et recherchait, au moins théoriquement, « l’intégration » des colonisés. En fait, malgré un siècle de cohabitation, le fossé restait profond, trop profond, entre la minorité européenne et la masse des musulmans, fort loin d’être des « Français à part entière » faute d’être des « Français de souche ». Au Maroc et en Tunisie, la France, plus tard venue, plus respectueuse des traditions nationales, exerçait un « protectorat » qui recouvrait cependant un régime colonial.
Le Maroc, la Tunisie, l’Algérie qui ont conservé après l’indépendance des rapports étroits de coopération tumultueuse avec la France n’ont rejeté brutalement ni sa langue, ni sa culture.
Dans ces trois pays, dès 1945, la vigueur des revendications, la violence des troubles annoncent le début d’une décolonisation, rendue plus difficile que partout ailleurs par la présence de deux millions de Français installés dans le Maghreb et attachés à cette terre de soleil. Le Maroc et la Tunisie, après des conflits dramatiques, obtiennent l’indépendance en 1956.
L’Algérie n’y accède qu’en 1962, avec les accords d’Évian qui mettent fin à huit ans « d’événements », de guerre et de souffrances. Par de Gaulle, l’empire français (re)devient hexagonal. L’âpreté du conflit qui a opposé le Maghreb à la France durant ces années tragiques n’a pourtant jamais rompu les liens qui les unissent.
Certes, le Maghreb trouve son unité dans la langue arabe, dans la religion musulmane et dans la civilisation islamique. Il se tourne donc naturellement / culturellement vers l’ensemble du monde arabe dont il s’est toujours senti solidaire ; mais il renoue de la sorte les traditions d’amitié qui unissent ce monde arabe à la France, comme on le voit au Liban et en Égypte. Après les déceptions de l’époque coloniale, les révoltes de la décolonisation, l’Afrique du Nord a établi avec la France, aux printemps comme aux automnes, sur un pied d’égalité, des rapports durables et fructueux, malgré les crises inévitables qui les traversent, sur fond de terrorisme.
La littérature maghrébine « d’expression française » n’est pas séparable de cette histoire douloureuse : elle en a reflété toutes les phases, exprimant aussi bien l’attachement profond à la culture française que le refus d’une domination étrangère.
La première génération d’écrivains arabes ou berbères a voulu s’intégrer à la littérature française, comme le citoyen algérien était invité à s’intégrer à la nation française.
La première génération a mis tous ses espoirs dans cet effort d’assimilation et en a vécu l’échec – inévitable. Jusqu’en 1945, les écoles françaises et les missions chrétiennes n’ont touché qu’une fraction très marginale de la population musulmane : elles ont dégagé ce qu’on appelait alors des « élites », mais elles les ont aussi profondément séparées de leurs compatriotes. La vie de Jean Amrouche manifeste bien ce drame : ce Kabyle de religion chrétienne, après de brillantes études, s’est d’abord considéré comme un « écrivain français ». Nul ne s’est mieux que lui inséré dans la vie littéraire française : poète, directeur de revue, essayiste, il dialogue avec Claudel et Gide dans de remarquables entretiens radiodiffusés, jouant auprès d’eux le rôle tenu par Eckermann auprès de Goethe.
Rien ne le distingue, dans ses débuts, de ces écrivains d’origine européenne, nés en Algérie, qu’on a parfois hâtivement regroupés dans une « École d’Alger » : passionnément attachés à l’Afrique du Nord, respectueux du monde musulman, ils cherchaient à définir un univers « méditerranéen » qui concilierait les valeurs de l’Europe et celles de l’Afrique du Nord. À travers le lyrisme du soleil et de la mer, les premières œuvres de Camus et de Jules Roy, celles de Gabriel Audisio et d’Emmanuel Roblès allaient dans ce même sens. Mais Amrouche ne pouvait se satisfaire longtemps d’un accord aussi vague. Quand il cherche à définir le « héros méditerranéen », il choisit une figure de la révolte et de la résistance, Jugurtha, l’ennemi des Romains. Le ton est donné. Peu à peu, il se découvre, à la manière d’un irréductible Algérien comme d’autres furent Gaulois, magrébin. Alors qu’il est nommé directeur des informations à la radiodiffusion française, il prend parti avec éclat pour l’insurrection algérienne en 1958, et dénonce dans ses derniers poèmes – des « chants de guerre » – le mirage d’une « intégration » impossible, qui l’a exilé de sa seule patrie : l’Algérie.
La deuxième génération qui apparaît en force aux alentours de 1952 revendiquent leur nationalité ou tout au moins leur singularité magrébine.
Solidaires du combat de leur peuple pour l’indépendance, ils engagent avec la France, adversaire et partenaire à la fois, l’indispensable dialogue. Ils décrivent, avec la précision de l’étude sociologique, les injustices du système colonial, mais aussi les problèmes complexes d’une société musulmane traditionaliste.
Composant un tableau du Maghreb, ils présentent à la France, sans ménagement, l’addition d’années de dédoublement, « le double portrait du colonisé et du colonisateur », pour reprendre le titre de l’essai d’Albert Memmi paru en 1956. Cet écrivain tunisien décrit dans La Statue de sel (1952) la condition particulière de l’israélite. Le marocain Driss Chraïbi, dans Les Boucs (1955) dont il se fait l’émissaire, présente la situation des travailleurs nord-africains en France. L’Algérie, elle, apparaît à travers les romans de Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun enfin (singulièrement La Terre et le Sang, 1953), qui devait trouver la mort dans les massacres commis par l’O.A.S. en 1962. Toutes ces œuvres, d’une facture classique, solide, visent surtout à mettre en lumière des problèmes sociaux et politiques. Chez Kateb Yacine, en revanche, on découvre l’ambition d’exprimer sous la forme du mythe la tragédie de l’Algérie. Emprisonné dès l’âge de seize ans pour avoir participé en 1945 à des manifestations nationales, le romancier de Nedjma (1956) et le dramaturge du Cercle des représailles, a donné les œuvres les plus vertigineuses et rigoureuses qu’ait inspirées l’insurrection algérienne.
Avec la conquête de l’indépendance, cette littérature militante qui s’adressait aussi bien au public français qu’au public arabe perdait sa raison d’être. Dès lors l’écrivain du Maghreb semble ne pas pouvoir éluder un choix difficile : s’il s’exprime en langue française, il tend à se détacher de son pays, et à devenir un Français d’adoption ; s’il veut s’adresser à ses compatriotes, il doit cesser d’écrire dans une langue qui leur est étrangère.
Avant même la fin de la guerre d’Algérie, des écrivains exprimaient leurs doutes sur l’avenir d’une littérature nationale d’expression française. Le poète Malek Haddad estimait que, « même s’exprimant en français, les écrivains d’origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifiquement algérienne, une pensée qui aurait trouvé la plénitude de son expression si elle avait été véhiculée par un langage et une écriture arabes ». Albert Memmi, dès 1956, après avoir analysé son « drame linguistique », affirmait : « la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée à mourir jeune », et il annonçait la venue de nouvelles générations d’écrivains abandonnant le français pour l’arabe.
Ainsi, la littérature maghrébine d’expression française tend de plus en plus à distinguer ses trois domaines, algérien, marocain et tunisien.
Une importante pléiade de poètes et de romanciers ont ainsi illustré les lettres algériennes depuis l’indépendance, on l’a dit, autour de Mohammed Dib, Kateb Yacine. Le roman se montre particulièrement novateur au niveau de la forme. Violent, iconoclaste, le texte adopte volontiers une esthétique torturée, provocatrice – avec Rachid Boudjedra et Nabile Farès. Après le succès rencontré en 1967 par la romancière Assia Djebar avec les Alouettes naïves, s’amorce un nouveau mouvement parmi les jeunes écrivains, qui ne craignent plus d’analyser, à Alger même, les contradictions nationales.[15] L’histoire des années 80 sert de cadre aux Bandits de l’Atlas (1983) d’Azzedine Bounemeur. Enfin naît en France, dans le milieu des « beurs », une jeune littérature de l’émigration à l’instar de Nacer Kattane, Leïla Sebaar et Medhi Charef.
Le travail idéologique autant que littéraire d’Abdellatif Laâbi, au Maroc, lui vaut la prison[16], mais aussi une autorité considérable sur sa génération. Des talents volcaniques en font partie, comme le poète Mostafa Nissaboury[17], le « romancier » Mohammed Khaïr-Eddine, [18]le sociologue Adbelkébir Khatibi[19]. Enfin, Tahar Ben Jelloun est devenu un « classique » de la francophonie internationale, touchant aux angoisses humaines les plus stables à travers une mythologie subtile[20], récoltant le Prix Goncourt 1987 avec La nuit sacrée. Le roman marocain est sorti d’une longue période de révolte textuelle pour chercher de la profondeur dans le récit de vie et le constat social[21].
Le roman tunisien -dominé on l’a vu jusque-là par Albert Memmi- a trouvé sa voie dans les années 70 : Mustapha Tlili traite de l’aliénation[22] ; Abdelwahab Meddeb veut bousculer tous les interdits[23]. Cette inspiration emportée laisse toutefois place, comme en Algérie et en Tunisie, à des évocations plus intimes, plus apaisées, chez Souad Guellouz[24] ou Hélé Béji[25].
Les États du Maghreb se sont en effet engagés dans une politique d’arabisation : modérée en Tunisie, elle se concilie avec le bilinguisme et l’attachement à la « francophonie » ; beaucoup plus nette en Algérie et au Maroc, elle fait du français une langue étrangère privilégiée. Il est évident que l’écrivain maghrébin n’a pas cessé brusquement d’écrire en français. Jacques Nantet, l’intellectuel et journaliste, dans une enquête sur le roman algérien, constatait que sur dix romans d’auteurs algériens, huit sont écrits directement en français.
Un roman comme La Répudiation de Rachid Boudjedra montre avec force que l’écrivain algérien peut donner, en français, une image critique du monde musulman, mais il semble bien que cette littérature francophone, écrite le plus souvent par des auteurs maghrébins qui ont choisi de résider en France et de fréquenter la rue Sébastien-Bottin ou d’être publiés par le consortium Gallimard-Grasset-Le Seuil[26], n’ait plus la même portée ; elle témoigne moins de la volonté d’exprimer les problèmes et les espoirs d’une nation que de l’ascendant qu’exercent la langue et la culture françaises au-delà de ses frontières sur les écrivains étrangers. Elle se rapproche ainsi de la littérature française, très vivante au Liban[27], ou en Egypte[28] : la langue française traduit plus alors les révoltes et les conflits communs à l’écrivain et à son peuple, elle est l’objet d’un choix et d’une prédilection.
[2] Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre (1950), L’Anniversaire (1959).
[3] Mouloud Mammeri, La Colline oubliée (1952), La Traversée (1982).
[4] Mohammed Dib, La Grande Maison (1952), L’Incendie (1954).
[5] Driss Chraïbi, Le Passé simple (1954), Succession ouverte (1962), La Civilisation, ma mère !… (1972).
[6] Albert Memmi, La Statue de sel (1953).
[7] Kateb Yacine, Nedjma (1956), Le Polygone étoile (1966).
[8] Malek Haddad, Je t’offrirai une gazelle (1959).
[9] Rachid Boudjera, La Répudiation (1969), Les Mille et unes années de la nostalgie (1977).
[10] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, poèmes (1972), A l’insu du souvenir (1980) et le fameux La Nuit sacrée (1987).
[11] Nabile Farès, Yahia, pas de chance (1970).
[12] Yamina Méchakra, La Grotte éclatée (1979).
[13] Voir également Femmes d’Alger dans leur appartement de Assia Djebar.
[14] L’auteur de cette chronique recommande particulièrement le recueil de poèmes de l’Algérien Henri Kréa, Tombeau de Jugurtha (1968).
[15] Tahar Djaout, Les Chercheurs d’or, 1984 ; Rachid Mimouni, Le Printemps n’en sera que plus beau, 1978.
[16] Sous le bâillon, le poème, 1981.
[17] La Mille et deuxième nuit, 1975.
[18] Le Déterreur, 1973.
[19] La Mémoire tatouée, 1971
[20] L’Enfant de sable, 1985.
[21] Driss Chraïbi, Une Enquête au pays, 1981.
[22] La Rage aux tripes, 1975.
[23] Talismano, 1979.
[24] La Vie simple, 1975.
[25] L’Œil du jour, 1985.
[26] Six grands jurys littéraires, dont le fonctionnement et les décisions sont mis en question tous les ans sans que le système en souffre le moins du monde, jouent un rôle décisif pour la sélection des « valeurs » romanesques, la régulation du public, et, partant, la santé financière des éditeurs. Des esprits chagrins voire acerbes observent que trois grandes maisons d’édition (Gallimard, Grasset, Le Seuil) se partagent la (grande) majorité des (grands) prix [Grand prix du roman de l’Académie française ; Prix Goncourt ; Prix Renaudot ; Prix Femina ; Prix Interallié ; Prix Médicis], et par conséquent des grands tirages, et ceci en raison de la solidarité littéraire, mais aussi économique, qui unirait ces éditeurs et les jurés.
[27] Pays martyrisé qui se dévore lui-même, le Liban célèbre d’une voix douloureuse et forte ses morts et ses plaies. Poète et romancière, Vénus Khoury-Ghâta chante Les Ombres et leurs cris (1980) ; Salah Stetié (Fragments : Poèmes, 1981) et Andrée Chédid (L’Epreuve du vivant, 1982) disent le désenchantement de leur âme à l’image de leur peuple. Ces écrivains intègrent la culture orientale dans une forme résolument contemporaine à l’image de leur prestigieux prédécesseur, poète et dramaturge Georges Schéhadé l’un des maîtres du nouveau théâtre… en France. Une voie à suivre par les voix maghrébines ?
Kateb Yacine, auteur de Nedjma (1956) et poète algérien aux trois langues
La génération des années 50 -comme les Algériens Mouloud Feraoun[2], Mouloud Mammeri[3], Mohammed Dib[4], le Marocain Driss Chraïbi[5], le Tunisien Albert Memmi[6], ou le très médiatique Kateb Yacine[7]– mettait en cause, dans des romans réalistes et populaires, l’impérialisme colonial, non sans critiquer aussi le passéisme et le traditionalisme islamiques, et invitait implicitement à la conquête d’une identité collective trop longtemps sacrifiée.
La génération des années 60 -comme les Algériens Malek Haddad[8] et Rachid Boudjera[9]– traitait des séquelles de la guerre d’indépendance, mais évoquait déjà les problèmes d’adaptation au monde moderne et au progrès.
À partir des années 70, des écrivains comme le Marocain Tahar Ben Jelloun[10] ou l’Algérien Nabile Farès[11], évoquent le problème de l’émancipation et de l’exil, donc de l’intégration. De jeunes femmes comme les Algériennes Yamina Mechakra[12] ou Aïcha Lemsine, dénoncent la condition de la femme dans la civilisation musulmane, et transgressent les tabous[13].
Si le théâtre était resté en retrait jusqu’en 1962 -date à laquelle Kateb Yacine peut faire jouer ses pièces en Algérie-, il se développe à partir des années 80, touchant un public fervent de plus en plus populaire. À l’inverse, la poésie, engagée au temps de la guerre d’indépendance (Anna Grebi), évolue vers des recherches esthétiques qui la réservent à un public de lettrés et partant la marginalisent. Des poètes[14] comme Hedi Bouraoui, Malek Alloula et surtout Abdellatif Laâbi cherchent à subvertir les formes classiques du vers par des rythmes syncopés et des images télescopées.
De nos jours, les préoccupations des écrivains prennent une ampleur nouvelle : dépassant le domaine politique, ils s’interrogent désormais, à partir d’une réflexion sociologique et philosophique, sur le devenir de leur civilisation.
Indépendance politique : vers quelle autonomie linguistique et quelle identité littéraire ?
Parler de littératures francophones plutôt qu’illustrer encore une fois l’universalité de la langue française en déroulant la saga des écrivains qui, de par le vaste monde, ont choisi la langue de Racine et de Voltaire, c’est déjà manifester que la littérature dite jusque-là « d’expression française » n’est plus un phénomène qui aille de soi. Les littératures francophones, singulièrement au Maghreb, n’existent qu’à deux conditions, l’une négative -ne pas être une simple variante provinciale ou exotique de la littérature parisienne-, l’autre positive, être le lieu d’une recherche et d’une interrogation communes à tout un peuple.
Le problème linguistique n’est souvent qu’un des éléments d’une problématique plus complexe. Les rapports de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie avec la France présentent toujours une profonde ambiguïté. Après avoir rejeté politiquement la greffe d’une conquête somme toute récente, le Maghreb va-t-il se dégager définitivement de la voie du bilinguisme et assumer les traditions fondamentalistes de la culture arabe ?
Les cinquante dernières années ont vu le Maroc, la Tunisie, l’Algérie enfin, conquérir leur indépendance nationale. La colonisation française y avait pris des formes différentes : en Algérie, elle avait abouti à la création de « départements » français, et recherchait, au moins théoriquement, « l’intégration » des colonisés. En fait, malgré un siècle de cohabitation, le fossé restait profond, trop profond, entre la minorité européenne et la masse des musulmans, fort loin d’être des « Français à part entière » faute d’être des « Français de souche ». Au Maroc et en Tunisie, la France, plus tard venue, plus respectueuse des traditions nationales, exerçait un « protectorat » qui recouvrait cependant un régime colonial.
Le Maroc, la Tunisie, l’Algérie qui ont conservé après l’indépendance des rapports étroits de coopération tumultueuse avec la France n’ont rejeté brutalement ni sa langue, ni sa culture.
Dans ces trois pays, dès 1945, la vigueur des revendications, la violence des troubles annoncent le début d’une décolonisation, rendue plus difficile que partout ailleurs par la présence de deux millions de Français installés dans le Maghreb et attachés à cette terre de soleil. Le Maroc et la Tunisie, après des conflits dramatiques, obtiennent l’indépendance en 1956.
L’Algérie n’y accède qu’en 1962, avec les accords d’Évian qui mettent fin à huit ans « d’événements », de guerre et de souffrances. Par de Gaulle, l’empire français (re)devient hexagonal. L’âpreté du conflit qui a opposé le Maghreb à la France durant ces années tragiques n’a pourtant jamais rompu les liens qui les unissent.
Certes, le Maghreb trouve son unité dans la langue arabe, dans la religion musulmane et dans la civilisation islamique. Il se tourne donc naturellement / culturellement vers l’ensemble du monde arabe dont il s’est toujours senti solidaire ; mais il renoue de la sorte les traditions d’amitié qui unissent ce monde arabe à la France, comme on le voit au Liban et en Égypte. Après les déceptions de l’époque coloniale, les révoltes de la décolonisation, l’Afrique du Nord a établi avec la France, aux printemps comme aux automnes, sur un pied d’égalité, des rapports durables et fructueux, malgré les crises inévitables qui les traversent, sur fond de terrorisme.
La littérature maghrébine « d’expression française » n’est pas séparable de cette histoire douloureuse : elle en a reflété toutes les phases, exprimant aussi bien l’attachement profond à la culture française que le refus d’une domination étrangère.
La première génération d’écrivains arabes ou berbères a voulu s’intégrer à la littérature française, comme le citoyen algérien était invité à s’intégrer à la nation française.
La première génération a mis tous ses espoirs dans cet effort d’assimilation et en a vécu l’échec – inévitable. Jusqu’en 1945, les écoles françaises et les missions chrétiennes n’ont touché qu’une fraction très marginale de la population musulmane : elles ont dégagé ce qu’on appelait alors des « élites », mais elles les ont aussi profondément séparées de leurs compatriotes. La vie de Jean Amrouche manifeste bien ce drame : ce Kabyle de religion chrétienne, après de brillantes études, s’est d’abord considéré comme un « écrivain français ». Nul ne s’est mieux que lui inséré dans la vie littéraire française : poète, directeur de revue, essayiste, il dialogue avec Claudel et Gide dans de remarquables entretiens radiodiffusés, jouant auprès d’eux le rôle tenu par Eckermann auprès de Goethe.
Rien ne le distingue, dans ses débuts, de ces écrivains d’origine européenne, nés en Algérie, qu’on a parfois hâtivement regroupés dans une « École d’Alger » : passionnément attachés à l’Afrique du Nord, respectueux du monde musulman, ils cherchaient à définir un univers « méditerranéen » qui concilierait les valeurs de l’Europe et celles de l’Afrique du Nord. À travers le lyrisme du soleil et de la mer, les premières œuvres de Camus et de Jules Roy, celles de Gabriel Audisio et d’Emmanuel Roblès allaient dans ce même sens. Mais Amrouche ne pouvait se satisfaire longtemps d’un accord aussi vague. Quand il cherche à définir le « héros méditerranéen », il choisit une figure de la révolte et de la résistance, Jugurtha, l’ennemi des Romains. Le ton est donné. Peu à peu, il se découvre, à la manière d’un irréductible Algérien comme d’autres furent Gaulois, magrébin. Alors qu’il est nommé directeur des informations à la radiodiffusion française, il prend parti avec éclat pour l’insurrection algérienne en 1958, et dénonce dans ses derniers poèmes – des « chants de guerre » – le mirage d’une « intégration » impossible, qui l’a exilé de sa seule patrie : l’Algérie.
La deuxième génération qui apparaît en force aux alentours de 1952 revendiquent leur nationalité ou tout au moins leur singularité magrébine.
Solidaires du combat de leur peuple pour l’indépendance, ils engagent avec la France, adversaire et partenaire à la fois, l’indispensable dialogue. Ils décrivent, avec la précision de l’étude sociologique, les injustices du système colonial, mais aussi les problèmes complexes d’une société musulmane traditionaliste.
Composant un tableau du Maghreb, ils présentent à la France, sans ménagement, l’addition d’années de dédoublement, « le double portrait du colonisé et du colonisateur », pour reprendre le titre de l’essai d’Albert Memmi paru en 1956. Cet écrivain tunisien décrit dans La Statue de sel (1952) la condition particulière de l’israélite. Le marocain Driss Chraïbi, dans Les Boucs (1955) dont il se fait l’émissaire, présente la situation des travailleurs nord-africains en France. L’Algérie, elle, apparaît à travers les romans de Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun enfin (singulièrement La Terre et le Sang, 1953), qui devait trouver la mort dans les massacres commis par l’O.A.S. en 1962. Toutes ces œuvres, d’une facture classique, solide, visent surtout à mettre en lumière des problèmes sociaux et politiques. Chez Kateb Yacine, en revanche, on découvre l’ambition d’exprimer sous la forme du mythe la tragédie de l’Algérie. Emprisonné dès l’âge de seize ans pour avoir participé en 1945 à des manifestations nationales, le romancier de Nedjma (1956) et le dramaturge du Cercle des représailles, a donné les œuvres les plus vertigineuses et rigoureuses qu’ait inspirées l’insurrection algérienne.
Avec la conquête de l’indépendance, cette littérature militante qui s’adressait aussi bien au public français qu’au public arabe perdait sa raison d’être. Dès lors l’écrivain du Maghreb semble ne pas pouvoir éluder un choix difficile : s’il s’exprime en langue française, il tend à se détacher de son pays, et à devenir un Français d’adoption ; s’il veut s’adresser à ses compatriotes, il doit cesser d’écrire dans une langue qui leur est étrangère.
Avant même la fin de la guerre d’Algérie, des écrivains exprimaient leurs doutes sur l’avenir d’une littérature nationale d’expression française. Le poète Malek Haddad estimait que, « même s’exprimant en français, les écrivains d’origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifiquement algérienne, une pensée qui aurait trouvé la plénitude de son expression si elle avait été véhiculée par un langage et une écriture arabes ». Albert Memmi, dès 1956, après avoir analysé son « drame linguistique », affirmait : « la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée à mourir jeune », et il annonçait la venue de nouvelles générations d’écrivains abandonnant le français pour l’arabe.
Ainsi, la littérature maghrébine d’expression française tend de plus en plus à distinguer ses trois domaines, algérien, marocain et tunisien.
Une importante pléiade de poètes et de romanciers ont ainsi illustré les lettres algériennes depuis l’indépendance, on l’a dit, autour de Mohammed Dib, Kateb Yacine. Le roman se montre particulièrement novateur au niveau de la forme. Violent, iconoclaste, le texte adopte volontiers une esthétique torturée, provocatrice – avec Rachid Boudjedra et Nabile Farès. Après le succès rencontré en 1967 par la romancière Assia Djebar avec les Alouettes naïves, s’amorce un nouveau mouvement parmi les jeunes écrivains, qui ne craignent plus d’analyser, à Alger même, les contradictions nationales.[15] L’histoire des années 80 sert de cadre aux Bandits de l’Atlas (1983) d’Azzedine Bounemeur. Enfin naît en France, dans le milieu des « beurs », une jeune littérature de l’émigration à l’instar de Nacer Kattane, Leïla Sebaar et Medhi Charef.
Le travail idéologique autant que littéraire d’Abdellatif Laâbi, au Maroc, lui vaut la prison[16], mais aussi une autorité considérable sur sa génération. Des talents volcaniques en font partie, comme le poète Mostafa Nissaboury[17], le « romancier » Mohammed Khaïr-Eddine, [18]le sociologue Adbelkébir Khatibi[19]. Enfin, Tahar Ben Jelloun est devenu un « classique » de la francophonie internationale, touchant aux angoisses humaines les plus stables à travers une mythologie subtile[20], récoltant le Prix Goncourt 1987 avec La nuit sacrée. Le roman marocain est sorti d’une longue période de révolte textuelle pour chercher de la profondeur dans le récit de vie et le constat social[21].
Le roman tunisien -dominé on l’a vu jusque-là par Albert Memmi- a trouvé sa voie dans les années 70 : Mustapha Tlili traite de l’aliénation[22] ; Abdelwahab Meddeb veut bousculer tous les interdits[23]. Cette inspiration emportée laisse toutefois place, comme en Algérie et en Tunisie, à des évocations plus intimes, plus apaisées, chez Souad Guellouz[24] ou Hélé Béji[25].
Les États du Maghreb se sont en effet engagés dans une politique d’arabisation : modérée en Tunisie, elle se concilie avec le bilinguisme et l’attachement à la « francophonie » ; beaucoup plus nette en Algérie et au Maroc, elle fait du français une langue étrangère privilégiée. Il est évident que l’écrivain maghrébin n’a pas cessé brusquement d’écrire en français. Jacques Nantet, l’intellectuel et journaliste, dans une enquête sur le roman algérien, constatait que sur dix romans d’auteurs algériens, huit sont écrits directement en français.
Un roman comme La Répudiation de Rachid Boudjedra montre avec force que l’écrivain algérien peut donner, en français, une image critique du monde musulman, mais il semble bien que cette littérature francophone, écrite le plus souvent par des auteurs maghrébins qui ont choisi de résider en France et de fréquenter la rue Sébastien-Bottin ou d’être publiés par le consortium Gallimard-Grasset-Le Seuil[26], n’ait plus la même portée ; elle témoigne moins de la volonté d’exprimer les problèmes et les espoirs d’une nation que de l’ascendant qu’exercent la langue et la culture françaises au-delà de ses frontières sur les écrivains étrangers. Elle se rapproche ainsi de la littérature française, très vivante au Liban[27], ou en Egypte[28] : la langue française traduit plus alors les révoltes et les conflits communs à l’écrivain et à son peuple, elle est l’objet d’un choix et d’une prédilection.
[26] Six grands jurys littéraires, dont le fonctionnement et les décisions sont mis en question tous les ans sans que le système en souffre le moins du monde, jouent un rôle décisif pour la sélection des « valeurs » romanesques, la régulation du public, et, partant, la santé financière des éditeurs. Des esprits chagrins voire acerbes observent que trois grandes maisons d’édition (Gallimard, Grasset, Le Seuil) se partagent la (grande) majorité des (grands) prix [Grand prix du roman de l’Académie française ; Prix Goncourt ; Prix Renaudot ; Prix Femina ; Prix Interallié ; Prix Médicis], et par conséquent des grands tirages, et ceci en raison de la solidarité littéraire, mais aussi économique, qui unirait ces éditeurs et les jurés.
[27] Pays martyrisé qui se dévore lui-même, le Liban célèbre d’une voix douloureuse et forte ses morts et ses plaies. Poète et romancière, Vénus Khoury-Ghâta chante Les Ombres et leurs cris (1980) ; Salah Stetié (Fragments : Poèmes, 1981) et Andrée Chédid (L’Epreuve du vivant, 1982) disent le désenchantement de leur âme à l’image de leur peuple. Ces écrivains intègrent la culture orientale dans une forme résolument contemporaine à l’image de leur prestigieux prédécesseur, poète et dramaturge Georges Schéhadé l’un des maîtres du nouveau théâtre… en France. Une voie à suivre par les voix maghrébines ?
En 1901, des centaines de musulmans attaquent un village du nord de l’Algérie. L’insurrection, vite réprimée, est un signe annonciateur de la guerre d’indépendance, un demi-siècle plus tard. En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
Gravure sur la révolte de Margueritte publiée dans « le Petit Parisien », le 12 mai 1901. (LE PETIT PARISIEN / BNF-PARTENARIATS VIA AFP)
C’était un petit village « français », perché sur le massif du Dahra, à une centaine de kilomètres d’Alger. Avec sa mairie, son église, sa poste et ses vignes. Les habitants s’appelaient Bastien, Gauthier, Girardo, Motto, Ziegler… les noms aux consonances espagnoles, italiennes, alsaciennes, de tous ceux venus peupler l’Algérie conquise à partir de 1830. L’endroit, longtemps appelé « Aïn-Turki » (« la Fontaine des Turcs »), avait été rebaptisé « Margueritte » par l’administration française, en hommage au général de division Jean-Auguste Margueritte, qui avait commandé le 3e régiment de Chasseurs d’Afrique et était tombé en 1870 pendant la guerre contre la Prusse.
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En cette année 1901, l’Algérie est « pacifiée », voulait-on croire. Les grandes insurrections des années 1871-1881 en Kabylie ont été écrasées par l’armée française. A Margueritte, on cultive tranquillement son vin, comme si c’était pour l’éternité. Une brève révolte va éclater dans cette région montagneuse du nord de l’Algérie et stupéfier la métropole.
« Le Petit Journal », 19 mai 1901
Le 26 avril, le village est assailli par des paysans musulmans, emmenés par un marabout du nom de Yacoub. Les hommes du village sont faits prisonniers, certains forcés de se déshabiller, d’endosser le burnous et de prononcer la profession de foi musulmane (chahada). Cinq Européens sont tués, un garde forestier, une receveuse des postes… Plusieurs autres sont blessés. L’insurrection dure huit heures. Une compagnie de tirailleurs est aussitôt envoyée de Miliana, la ville voisine. Un demi-siècle avant que n’éclate la guerre d’indépendance, la répression va s’organiser, exemplaire. Arrestations, exécutions sommaires…
Le soulèvement fait dès le lendemain les gros titres de la presse française. « Grave révolte d’Arabes en Algérie », annonce à la une le quotidien « la France ». Dans les journaux métropolitains, on ne s’embarrasse guère de détails quand il s’agit de l’Algérie : l’insurrection est forcément « arabe », quand bien même la population du Dahra est en majorité berbère.
« Une révolte indigène a éclaté dans le douar d’Adelia, près de Miliana, peut-on lire dans “le Parisien” dès le 27 avril. Les révoltés appartiendraient à la tribu des Beni-Ben-Asser, voisine du village de Margueritte. L’administrateur adjoint et des cavaliers indigènes auraient été faits prisonniers, un Espagnol a été tué. Le village de Margueritte est saccagé […]. Toutes les autorités de Blida se sont rendues sur les lieux. Demain, à quatre heures, un escadron de chasseurs d’Afrique partira par un train spécial. Les hommes ont reçu des munitions de guerre. »
Dans la même édition, « le Parisien » précise que«l’administration a été prévenue à midi, par dépêche », que la tribu des Beni-Ben-Asser a « fait prisonnier l’administrateur adjoint indigène » et a désarmé « les gendarmes en leur prenant leurs chevaux », mais que « la bande des indigènes a été refoulée, dans la soirée, vers la montagne ».
« Le Parisien », 27 avril 1901
Les détails sur les morts et les blessés sont assez variables. On parle d’abord d’une trentaine ou d’une cinquantaine de victimes parmi les Européens, puis de dix. « Un garde champêtre français, un tirailleur, deux colons, deux Espagnols et un Italien sont tués. Un capitaine de tirailleurs, un lieutenant de tirailleurs et des gendarmes sont légèrement blessés. Trois indigènes ont été tués par les troupes », annonce le 29 avril le journal « le XIXe Siècle », qui livre les premiers noms identifiés de victimes « Labersèdes, garde-champêtre à Margueritte ; Garriet, colon ; Gay, colon ; Etienne (présumé mort) ; un tirailleur ; Véco, Italien ; Vicente Joseph, Espagnol ; un Espagnol non identifié ».
Le journal publie également le premier récit d’un « témoin oculaire ». Ce « notable négociant d’Alger », qui « habite une grande ferme à Margueritte depuis 15 ans » et « s’est sauvé avec les siens », rapporte que « l’attaque commença à midi : une bande de 300 Arabes, armés de fusils, de matraques et de couteaux, assaillirent une ferme ». Selon lui, « il ne s’agit pas d’un soulèvement dû à des causes politiques mais d’un pillage ».
« Le XIXe Siècle », 29 avril 1901
D’autres témoignages de « colons » sont publiés. « La Liberté » publie le 28 avril celui d’un certain Monsieur Ricome, « grand courtier en vins et propriétaire à Margueritte » :
« J’étais parti ce matin avec ma femme et mes deux enfants pour passer la journée à la ferme que nous possédons à Margueritte et m’occuper des travaux de saison, raconte-t-il au journal. Aucun fait anormal ne s’était produit pouvant nous faire pressentir le drame auquel nous allions assister. Nous nous mettions à table à midi lorsque mon gérant, que vous voyez là à mon côté - car il s’est sauvé avec nous - sortit pour donner quelques ordres aux travailleurs indigènes que nous occupons en ce moment. A peine était-il sorti d’un côté que ma femme entre par l’autre en coup de vent et s’écrie : “Genoudet est assassiné ! Les Arabes viennent de le tuer avec le boulanger du village !” »
« Ma femme parlait encore, lorsque nous entendons des cris de sauvages, poursuit Monsieur Ricome dans les colonnes de “la Liberté”. Je me mets à la fenêtre et vois deux cents à trois cents Arabes à quinze mètres de la maison, armés de fusils, de matraques et de coutelas énormes. Au même moment, des coups de feu retentissent. Je vois tomber un Européen, probablement un Espagnol. […] Les coups de fusil pleuvent dru contre les volets de notre ferme. Instinctivement, je pousse ma femme et mes deux enfants vers la fenêtre et nous sautons du premier étage sur le toit, d’une autre partie du bâtiment en retrait ; nous devons peut-être à cette circonstance particulière de construction notre salut. Nous courons à la gare d’Adelia, où nous arrivons les vêtements en lambeaux. Je préviens le chef de gare, qui télégraphie aussitôt à Affreville, et nous prenons le train pour Alger. Je ne sais pas autre chose ; je crois qu’à l’heure présente ma ferme est saccagée. »« La Liberté », 28 avril 1901
Même si l’ordre a vite été rétabli, la France est abasourdie. Elle décide de renforcer ses troupes militaires sur place. Un bataillon du 1er Zouave est envoyé d’Alger, un escadron de Chasseurs d’Afrique de Blida et deux compagnies de tirailleurs d’Orléansville dès le lendemain, comme l’indique « la Liberté ». Des ordres sont donnés pour armer tous les colons et les villages de la région. Les autorités françaises n’ont pas voulu voir les signes annonciateurs de l’insurrection. Une première explication est vite avancée par la presse métropolitaine : les mauvaises conditions subies par les « indigènes ». Mais la France préfère se raccrocher aux hypothèses – moins susceptibles de remettre en cause l’ordre colonial – d’actes de banditisme ou de fanatisme religieux.
« Au gouvernement général, peut-on lire dans différents journaux, on ne croit pas à un mouvement insurrectionnel, mais on ne pense pas cependant que l’attaque d’hier ait été spontanée.On avait déjà, au mois de décembre, découvert un commencement de complot chez les Beni-Men-Asser.Plusieurs arrestations avaient été opérées. Le but de ce complot était d’organiser une révolte pour protester contre l’accaparement des forêts, des charbons et des bois de chauffage par quelques industriels ; cet accaparement ayant privé les indigènes de la région de leur travail et les ayant réduits à une extrême misère. […] Le conseiller général de Margueritte, rapportait, il y a quelques jours, […] qu’il n’y avait plus de sécurité pour les colons, lesquels étaient journellement bafoués et injuriés.Une première révolte avait eu lieu hier contre le caïd de la tribu, qui, pour échapper à la mort, dut se laisser dépouiller de tout ce qu’il possédait en armes et en montures. A la tête des pillards se trouvait un marabout fort connu dans la région. […] Des mesures très énergiques ont été prises en vue d’empêcher le retour de ces événements et assurer une répression sévère. »
Dans « l’Aube d’une révolution » (Privat, 2012), consacré à « l’affaire de Margueritte », Christian Phéline, évoque une « brève éruption » qui illustre le « cheminement souterrain des forces de refus » face à l’ampleur des dépossessions foncières, ainsi que la sévérité du code forestier et du régime de l’indigénat.
Tueries, mises à sac, incendies… L’armée nationale ne recule devant rien pour imposer sa loi. Et briser les farouches résistances.
Pacifier. Imposer la pax colonia . C’est l’ambition de la IIIe République (1870-1940), période où l’empire colonial français connaît son plus grand essor. Un essor « civilisationnel » qui se fait essentiellement par la force. La conquête de l’Algérie en offre les premiers exemples. La guerre qui y est menée par les généraux français est sans pitié et la dimension raciale du conflit, très présente ; on ne combat pas ici des Européens et l’adversaire est donc réduit à un statut inférieur. On décrit alors la conquête coloniale comme une nouvelle croisade et, dans une lettre de 1851, le général de Saint-Arnaud donne le ton : « Depuis le col franchi le 11, jusqu’à Djidjelli où je suis arrivé le 16, je me suis battu presque tous les jours, de cinq heures du matin jusqu’à sept heures du soir ; j’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés. »
L’idéal de civilisation est parfois imposé par les ruses les plus abjectes. Déjà en 1763, les Britanniques avaient décimé des populations indiennes en leur fournissant des couvertures infestées par la variole. En Nouvelle-Calédonie, nous raconte un élève de l’anthropologue Leenhardt durant les années 1930, le colon français « a tué le Kanak d’une manière astucieuse. Il lui a dit : “Bois, car l’absinthe est bonne.” Et le Kanak ignorait que c’était pour le tuer. Il a égaré les chefs et pris leurs terres. » A l’époque, ces pratiques ne suscitent aucune objection : « Si dans ces immenses contrées où règnent le fanatisme et le brigandage, la France apportait – fût-ce au prix de verser le sang – la paix, le commerce, la tolérance, qui pourrait parler d’un usage illégitime de la force ? » clame le catalogue de l’Exposition coloniale internationale de 1931.
Une armée composée de délinquants et criminels
Sur place, « aux colonies », les soldats qui imposent la civilisation sont pour la plupart des proscrits et des réprouvés, expulsés de métropole car tenus pour dangereux. Le gouvernement français utilise en effet l’armée des colonies pour éloigner les éléments perturbateurs : délinquants, criminels, mais aussi individus considérés comme révolutionnaires. Les « Bat d’Af », les bataillons d’infanterie légère d’Afrique, sont composés de militaires condamnés à des peines correctionnelles par la justice militaire. Dans sa chanson A Biribi, Aristide Bruant évoque en 1891 ces « mauvaises têtes » envoyées en Afrique pour y être matées… et mater les indigènes. « A Biribi, c’est là qu’on crève / de soif et d’faim / C’est là qu’i faut marner sans trêve / Jusqu’à la fin !… / Le soir, on pense à la famille, / Sous le gourbi… / On pleure encor’ quand on roupille », énonce la complainte. Conséquences de ce « casting » ? La douceur n’est pas de mise avec les indigènes. Au Tonkin, comme le raconte l’écrivain Pierre Loti en 1885, ces derniers sont des hommes « d’une grande laideur, étiques, dépenaillés, misérables, à peine armés de lances et de fusils rouillés, coiffés d’abat-jour blancs. Ils n’avaient pas l’air d’ennemis bien sérieux. On les avait presque tués là sur place, au milieu de leur effarement, à coups de baïonnettes. »
Abd el-Kader, le roi Béhanzin du Dahomey, Samory Touré : de puissants adversaires
Parfois, les adversaires donnent du fil à retordre et leur lutte s’incarne dans une personnalité hors du commun. C’est évidemment Abd el-Kader, qui dirige un soulèvement en 1839 contre l’occupation de l’Algérie, organisant ce que le général Bugeaud va appeler « une Vendée musulmane » ! Il faut attendre 1847 pour que les Français viennent à bout de ce grand combattant.
Plus tard et plus au sud, le roi Béhanzin du Dahomey (Bénin) défend farouchement ses terres avec notamment sa garde rapprochée d’amazones, des combattantes qui manient le fusil et excitent l’imagination des Français.
C’est enfin Samory Touré, qui tient la Guinée et une partie du Niger et qui résiste aux Français, usant de la politique de la terre brûlée et tendant des embuscades meurtrières aux conquérants. Capturé en 1898, il meurt deux ans plus tard. Ironie de l’histoire, en 1960, c’est son arrière-petit-fils, Sekou Touré, qui deviendra président de la Guinée, seul pays africain à voter pour une indépendance immédiate en 1958 et à refuser le maintien de son pays dans la Communauté française. C’est qu’en Guinée comme ailleurs, on n’a pas oublié que l’inclusion dans l’empire français s’est faite dans le sang. « La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure qui s’y établit pour le gouverner n’a rien de choquant », écrivait le philosophe Ernest Renan en 1871. Projet impérial fondé sur l’idée de l’inégalité des races et imposé par la force, si le colonialisme a eu des aspects positifs, c’est bien malgré lui.
Après les soldats, place aux Pères Blancs et aux sœurs charitables, chargés d’éclairer les autochtones… Et d’en faire des serviteurs dociles.
A la craie, l’instituteur trace une ligne sur le sol, juste devant l’entrée de l’école. Au-delà de cette limite, les élèves ont l’interdiction de parler leur langue maternelle. En préparant son livre sur L’Ecole des colonies, le romancier Didier Daeninckx a trouvé de nombreuses photos montrant cette même scène, répétée en Afrique, en Asie, en Océanie… Chaque matin, les écoliers peuvent lire sur le tableau noir : « Mes enfants, aimez la France votre nouvelle patrie. »
Les écoliers doivent renoncer à leur langue, à leur culture, à leur histoire
Pour être assimilés, ils doivent renoncer à leur langue, à leur culture, à leur histoire, bref à tout ce qui fait leur identité. Pour leur bien évidemment. Marianne entend élever des populations considérées comme ignorantes et attardées à des valeurs supérieures. Cette élévation se pare dans les colonies d’une aura religieuse qui détonne au sein de la IIIe République. En effet, en France métropolitaine, les lois Jules Ferry de 1881-1882 ont confié l’enseignement à un personnel strictement laïque. Dans les campagnes, les hussards noirs, chantres du progrès véritable, mènent un combat féroce contre l’Eglise. Rien de tout cela dans les colonies ! « L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation », déclare Léon Gambetta. Loin de Paris, les missions religieuses illustrent bien ce régime d’exception.
Les missionnaires ouvrent en Afrique les premières écoles européennes
Au XIXe siècle, la France a ainsi enfanté de nombreuses congrégations. Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny étaient au Sénégal dès 1819, les pères du Saint-Esprit (spiritains) les ont rejointes en 1847, avant d’essaimer au Congo et au Gabon. En 1854 a été fondée la Société des missions africaines de Lyon. Et en 1879, monseigneur Lavigerie, archevêque d’Alger, a envoyé ses « Pères blancs » porter la bonne parole sur le continent noir. Pour cet ecclésiastique qui conçoit l’évangélisation comme le complément de la conquête militaire, ils doivent apporter « la lumière » à « tous ces peuples perdus dans la mort ». C’est un renfort bienvenu pour les gouverneurs qui leur délégueront souvent l’éducation et les actions sanitaires que l’Etat n’a pas les moyens de financer entièrement. A Wallis, en Océanie, les missions recevront ainsi en 1920 le monopole de l’enseignement. Les écoles « indigènes » des Pères vont former les nouvelles élites locales et ouvrir de nombreux dispensaires
La médecine moderne sera une autre manifestation éclatante de la supériorité occidentale ! La propagande taira en revanche la face cachée des missions : par exemple les plantations de café des jésuites à Madagascar utilisant comme main-d’œuvre… les enfants de leurs propres écoles.
Faire des écoliers des sujets dociles
La république coloniale n’est donc en rien laïque. Et ses écoles sont d’un genre bien particulier. En Algérie, des décrets de 1883 et 1887 ont bien tenté d’imposer l’enseignement laïque obligatoire. Mais une partie des colons se sont alors insurgés, en estimant les indigènes indignes du fait d’une différence de « niveau » trop importante entre élèves français et algériens. L’empire n’a pas besoin de grands esprits mais de sujets dociles. Une partie des cours consistera en « travaux pratiques » agricoles, et une dérogation à la loi française permettra même de faire travailler des enfants de 10 ans dans les exploitations jouxtant souvent les établissements scolaires.
Pas question donc de développer l’esprit critique et de former des êtres éclairés pouvant remettre en cause l’ordre colonial. Pour ne pas qu’ils rêvent de devenir les égaux des colons, on rabâche aux petits indigènes leur appartenance à des « races inférieures » et que « la plus parfaite est la race blanche », comme l’affirme le manuel de lecture Le Tour de la France par deux enfants (1877). Pour assimiler les populations, on met en place un enseignement minimum dont le but explicite est de former la main-d’œuvre, les serviteurs dont les maîtres ont besoin. Georges Hardy, inspecteur de l’enseignement en Afrique-Occidentale française (AOF) de 1912 à 1919, puis directeur de l’école coloniale de Paris, donne des instructions claires : « Deux ou trois ans de scolarité, une cinquantaine d’élèves par classe. Nous n’avons pas de temps à perdre. Allons aux besognes essentielles ! Dans les écoles de villages, il est bien entendu que ce français (langue commune) sera simple autant que possible, et limité à l’expression d’idées courantes, à la désignation d’objets visuels, sans raffinement de syntaxe et sans prétention à l’élégance. Et ce sera avant tout du français parlé. »
Chiffres clés
En 1945, en Afrique occidentale et équatoriale française, l’ensemble de la population compte 95% d’illettrés. Sur le continent africain, la France a scolarisé entre 5 et 7% des enfants. Dans l’Algérie française, pendant plus de 130 ans, la France a formé parmi la population autochtone: 40 médecins, 3 ingénieurs, 10 professeurs du secondaire.
Au XIXe siècle, le soldat victorieux, l’instituteur civilisateur, le colon bâtisseur et le curé évangélisateur sont les héros d’une aventure coloniale censée revitaliser la France. Une épopée qui va s’écrire au détriment des peuples conquis.
Régner sur tous les continents est un vieux fantasme français. Dès le XVIe siècle, nos rois se lancent dans l’aventure de la colonisation, emboîtant le pas aux Portugais et aux Espagnols, en s’établissant en Amérique du Nord, aux Antilles, au Sénégal, à Madagascar, à La Réunion et aux Indes. Mais sous Louis XV, la guerre de Sept Ans brise cet élan. Le traité de Paris de 1763 fait perdre à la France la Louisiane et le Canada, sa seule véritable colonie de peuplement. Les révolutionnaires de 1789 vont ainsi hériter aux Antilles de confettis bien embarrassants, puisque leur économie repose sur l’ignoble traite négrière. Que faire de colonies esclavagistes quand on se réclame fils de Marianne ? Pour Condorcet, la solution est simple : les conserver, mais en changeant de modèle. Il faut y envoyer des hommes pénétrés de l’esprit des Lumières, qui vont permettre à ces populations d’accéder à leur rêve inconscient : rejoindre la civilisation occidentale. C’est là au fond tout le paradoxe du « rêve colonial » : apporter la civilisation à des peuples qui n’ont rien demandé et qui, pour nombre d’entre eux, résistent à ce qu’ils considèrent comme une agression. Derrière l’utopie se profile déjà la tragédie.
Le rêve colonial de la France
A partir de 1830, la France se lance à la conquête du monde et, au début du siècle suivant, elle contrôle 1/10e de la surface de la terre. Son empire, le deuxième après celui de la Grande-Bretagne, comprend le Moyen-Congo, la Côte d’Ivoire, le Dahomey, la Haute-Volta, le Soudan français, la Centrafrique, la Guinée, le Niger, le Tchad, la Mauritanie, Madagascar, l’Indochine, le Maghreb et des terres en Océanie. L’empire est un miroir flatteur dans lequel la Nation s’admire, comme le philosophe Alexis de Tocqueville en rêve dès la conquête de l’Algérie (1830) : « Avec du temps, de la persévérance, de l’habileté et de la justice, je ne doute pas que nous puissions élever sur la côte d’Afrique un grand monument à la gloire de notre patrie. »
Mais comme tout ceci est loin pour les français moyens ! Embarqués dans la révolution industrielle, ballottés par les changements de régime (deux empires, trois rois et trois républiques au XIXe !), ils goûtent peu l’aventure coloniale. La « France des colonies » ne séduit que des cercles restreints, élites politiques et milieux économiques.
Tout change après 1870. Avec la défaite contre la Prusse, suivie par les divisions sanglantes de la Commune, la France doit ressouder ses citoyens autour d’un projet national. La haine du « Boche » fédère, certes, mais en négatif. La certitude de faire œuvre patriotique aux colonies, voilà qui est mieux !
2,4 millions de Français quittent la métropole
Une propagande massive, mise en œuvre par les annonces de l’Union coloniale française (UCF), encourage les familles à tenter l’aventure. Aux femmes célibataires, l’UCF offre même le mariage avec un riche colon. Aux patrons, des débouchés commerciaux fantastiques. A chacun son nouveau monde ! Résultat : on estime qu’entre 1850 et 1930, 2,4 millions de Français quittent la métropole. L’Algérie, seule colonie de peuplement de l’empire, arrive en tête des demandes. Qu’on se le dise ! « Les colonies sont devenues le rêve des jeunes gens actifs et des jeunes filles qui préfèrent les brillantes réceptions de Saigon aux modestes appartements parisiens et au cinéma de leur quartier », clame une campagne radiophonique dans les années 1920.
En toile de fond de ce rêve éveillé, il y a les colonisés, appelés aussi indigènes, autochtones. Ce sont les terres de ces « primitifs » que la France occupe – pardon, « fertilise ». Au début du XXe siècle, le nationaliste vietnamien Phan Bôi Châu critique la métropole : « Si la France trouve que sa grandeur lui impose de condamner le peuple vietnamien à un esclavage perpétuel, qu’elle ait la franchise qui convienne à un peuple puissant et grand. […] Les titres réservés aux indigènes sont ceux de boys, de coolies, d’interprètes, de troupiers perpétuels. Cependant, les impôts augmentent tous les jours. Ô, âmes engourdies, réveillez-vous de votre torpeur ! » Dans les salons parisiens aussi, on s’interroge sur le bien-fondé des colonies.
En 1921, le Guyanais René Maran reçoit le prix Goncourt pour son livre Batouala – Véritable roman nègre. Il y raconte la colonisation du point de vue d’un chef africain, il dénonce la « civilisation » des Blancs, qui a amené en Afrique déchéance, massacres et mort. Paradoxe, celui qui dénonce le racisme des colons est lui-même fonctionnaire du ministère des Colonies. Son livre, grand succès, froissera les élites, brisant sa carrière. Preuve que, hier comme aujourd’hui, faire l’histoire des colonies est une affaire risquée.
France-Angleterre : deux empires rivaux
L’empire colonial français :
Naissance de l’empire colonial français en 1608. Il se développe à partir de la fondation de Québec par Samuel de Champlain cette année-là. En 1962, l’Algérie est la dernière colonie française à devenir indépendante. La France conserve malgré tout des territoires en outre-mer (Antilles, Réunion, Nouvelle-Calédonie…). La Communauté française, regroupant les anciennes colonies, devient caduque en 1960 mais n’est formellement abrogée qu’en 1995.
Une population de 114 millions à son apogée (en 1939).
Une superficie de 12,5 millions de km2, à son apogée, après le traité de Versailles (1919) et l’annexion de colonies allemandes, et jusqu’en 1939.
Naissance de l’empire colonial anglais en 1583. A cette date, sa formation débute par l’annexion de Terre-Neuve, puis de la Virginie l’année suivante. La fin de l’empire s’échelonne entre 1960 et 1970, la plupart des Etats indépendants demeurant membres du Commonwealth, ce qui fait des monarques britanniques les souverains nominaux de ces Etats.
Une population de 551 millions à son apogée (en 1939).
Une superficie de 35,5 millions de km2, à son apogée, après le traité de Versailles (1919) et l’annexion de colonies allemandes.
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