iL esconstant qu'à la veille de toutes les élections présidentielles françaises, outre la récurrente thématique de l'immigration , éternelle bouc-émissaire, l'Histoire fait également irruption pour certains candidats qui espèrent engranger les voix d'une partie de l'électorat sensible à la démagogie. Ici, rappel des faits d'Histoire démontrant les méfaits de ce qu'il a été convenu d'appeler «le système colonial».
Force donc est de revenir à un réel débat sur les réalités historiques significatives qui exigent plus que des «excuses» et appelant une juste réparation («excuses» que d'autres pays ont officiellement formulées : Canada, Australie...) ; ainsi : restitution du Trésor d'Alger ayant servi à l'industrialisation de la France et aujourd'hui évalué à plusieurs milliards d'euros, restitution des archives non accessibles aux chercheurs et encore moins au commun des mortels (notamment celles des périodes coloniale et ottomane, indemnisation de centaines de milliers de familles d'Algériens ayant subi le génocide du système colonial de tout un peuple (enfumades, napalm, tortures...) et des Algériens du Sud suite aux essais nucléaires de l'ancienne puissance coloniale...
Ainsi, selon une légende tenace, le «coup de l'éventail» datant de 1827 a été le coup d'envoi du blocus maritime d'Alger par la marine royale française. L'aventure coloniale avait pour objectif de consolider l'influence française dans le bassin occidental de la Méditerranée. Le 5 juillet, les Français occupèrent Alger ; le même jour, le dey Hussein signa l'acte de capitulation. Premières conséquences : l'effondrement du pouvoir ottoman, le pillage des caisses de l'État, l'expulsion des janissaires d'Alger vers l'Asie Mineure et l'accaparement par la France de toutes les terres du Beylik. Le 1er décembre 1830, Louis-Philippe nomma le duc de Rovigo chef du haut-commandement en Algérie pour mettre en œuvre la colonisation dont la violence est notoire. Après avoir battu Abd-El-Kader, le général Desmichels signa avec ce dernier un traité qui reconnut l'autorité de l'émir sur l'Oranie et permit à la France de s'installer dans les villes du littoral. Officiellement, le 22 juillet, la Régence d'Alger devint «Possession française d'Afrique du Nord». Abd-El-Kader battit le général Trézel dans les marais de la Macta, près de Mascara. Il put également encercler la ville d'Oran durant une quarantaine de jours. Arrivé en renfort de métropole, le général Bugeaud infligea une défaite à celui-ci. Courant janvier 1836, le général Clauzel s'empara de Mascara et de Tlemcen. Le traité de la Tafna fut signé le 30 mai 1837 entre le général Bugeaud et l'émir Abd El Kader. Ce dernier établit sa capitale à Mascara. Le comte de Damrémont, devenu gouverneur général de l'Algérie en 1837, se mit en rapport avec le bey de Constantine pour obtenir une Convention similaire se heurtant au rejet de Ahmed Bey. Courant octobre 1837, ledit gouverneur général se mit en marche sur Constantine fort de dix mille hommes. Après sept jours de siège au cours desquels le comte de Damrémont fut tué, la ville fut conquise.
En 1839, l'armée française ayant entrepris d'annexer un territoire situé dans la chaîne des Bibans, (chaîne de montagnes du Nord d'El DjazaÏr), l'Emir Abdel El Kader considéra qu'il s'agissait d'une rupture du traité de Tafna. Il reprit alors sa résistance ; il pénétra dans la Mitidja et y détruisit la plupart des fermes des colons français. Il constitua une armée régulière (dix mille hommes, dit-on) qui reçut leur instruction des Turcs et de déserteurs européens. Il aurait même disposé d'une fabrique d'armes à Miliana et d'une fonderie de canon à Tlemcen. Il reçut également des armes provenant de l'Europe. Nommé gouverneur général de l'Algérie française en février 1841, Bugeaud arriva à Alger avec l'idée de la conquête totale de l'Algérie. Par l'entremise des «bureaux arabes», il recruta des autochtones tout en encourageant l'établissement de colonies.
Il a pu dire alors : «Le but n'est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d'empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, [...] de jouir de leurs champs [...]. Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes [...], ou bien exterminez-les jusqu'au dernier.» Ou encore : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas !
Fumez-les à outrance comme des renards». De fait, en mai 1841, l'armée française occupa Tagdemt (situé à Tiaret qui fut capitale des Rustumides), puis Mascara pratiquant la razzia et détruisant récoltes et silos à grains. Il semble que l'Emir Abd-El-Kader fit en vain appel au sultan ottoman. C'est ainsi que, courant mai 1843, le duc d'Aumale prit par surprise la «smala» d'Abd-El-Kader faisant trois mille prisonniers (smala : «réunion de tentes abritant les familles et les équipages d'un chef de clan arabe qui l'accompagnent lors de ses déplacements»).
En février 1844, la France mit en place une Direction des Affaires Arabes pour contrôler les bureaux arabes locaux dans les provinces d'Alger, d'Oran et de Constantine avec le dessein de disposer de contacts avec la population autochtone. Fin mai 1844, des troupes marocaines prirent d'assaut les troupes françaises installées dans l'Oranais, mais furent repoussées par le général Lamoricière. Réfugié au Maroc, l'Emir Abd-El-Kader a pu décider le sultan Moulay Abd-El-Rahman d'envoyer une armée à la frontière algéro-marocaine provoquant ainsi des incidents qui, après d'infructueux pourparlers, décida le général Bugeaud de repousser l'armée du sultan marocain qui fut défaite (bataille d'Isly). L'armée marocaine dut se replier en direction de Taza, obligeant le sultan à interdire son territoire à Abd-El-Kader qui finit par se rendre aux spahis (à l'origine, les spahis furent un corps de cavalerie traditionnel du dey d'Alger, d'inspiration ottomane ; lors de la conquête de l'Algérie par la France, ils furent intégrés à l'Armée d'Afrique qui dépendait de l'armée de terre française). L'Emir Abd-El-Kader fut d'abord placé en résidence surveillée durant quatre ans en France (il fut libéré par Napoléon III), puis résida en Syrie jusqu'à la fin de sa vie. C'est ainsi que la Constitution française de 1848 fit de l'Algérie une partie intégrante du territoire français, notamment par l'institution de trois départements français : Alger, Oran et Constantine, les musulmans et les juifs d'Algérie étant considérés des «sujets français» avec le statut d' «indigènes». La résistance continua d'être vive en Kabylie et dans l'oasis des Zaatcha dans l'actuelle wilaya de Biskra. Plus tard, la domination française s'étendit à la Petite Kabylie. Jusqu'en juillet 1857, le la résistance continua dans le Djurdjura avec Lalla Fatma N'Soumer.
Révoltes constantes
A la veille du début de la conquête française, on estimait la population algérienne à trois millions d'habitants. La violente guerre de conquête, notamment entre 1830 et 1872, explique le déclin démographique de près d'un million de personnes. On évoque également les invasions de sauterelles entre 1866 et 1868, les hivers très rigoureux à la même période (ce qui provoqua une grave disette suivie d'épidémies tel le choléra). Pour les Européens d'alors, cette donnée était bénéfique dès lors qu'elle diminuait le déséquilibre démographique entre les «indigènes» et les colons. Ce, outre que le nombre important de constructions détruites avait pour dessein de gommer l'identité d'El Djazaïr. L'objectif était de détruire matériellement et moralement le peuple algérien. Sous Napoléon III, il fut question d'un «royaume arabe» lié à la France avec celui-ci comme souverain. A la même période, on a estimé que quelques deux cent mille colons, français ou européens, possédaient environ sept cent mille hectares. D'un point de vue législatif, il y eut le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 inspiré par le Saint-Simonien Ismaël Urbain, ayant trait au statut personnel et la naturalisation de l'«indigène musulman» et de l'«indigène israélite» (voire à la naturalisation des «étrangers qui justifient de trois années de résidence en Algérie», appelés plus tard «pieds noirs»). Force est de constater qu'en décembre 1866, furent créés des conseils municipaux élus par quatre collèges séparés : français, musulmans, juifs et étrangers européens, les Français disposant des deux tiers des sièges.
La révolte de 1871 est considérée comme la plus importante insurrection contre le pouvoir colonial français. Ainsi, plus de deux cent cinquante tribus se soulevèrent (environ un tiers de la population de l'Algérie d'alors). Elle fut menée depuis la Kabylie (les Bibans ou Tiggura) par le cheikh El Mokrani, son frère Boumezrag et le cheikh Haddad (chef de la confrérie des Rahmanya). Après cette révolte, plus de cinq cent mille hectares furent confisqués et attribués aux «émigrés hexagonaux» suite à la défaite française de 1870 face à l'Allemagne. C'est ainsi que de 245.000, le nombre des colons aboutit à plus de 750.000 en 1914. A la même date, le nombre des Djazaïris («indigènes») passa de deux millions à cinq millions. Après la chute de Napoléon III, les tenants de la Troisième République préconisèrent une politique d'assimilation, notamment par la francisation des noms et la suppression des coutumes locales. Le 24 octobre 1870, en vertu des décrets du Gouvernement provisoire, le gouvernement militaire en Algérie céda la place à une administration civile. La nationalité française fut accordée aux Juifs d'Algérie (décret Crémieux) qui furent néanmoins soumis à l'antisémitisme des colons. En accordant aux juifs algériens le même statut que les Français d'Algérie, ce décret divisa les autochtones qui continuèrent de vivre dans une condition de misère accentuée par de nombreuses années de sécheresse et de fléaux. Les biens des insurgés Algériens de 1871 furent confisqués. Ainsi, une loi du 21 juin 1871 attribua quelque cent mille hectares de terres en Algérie aux «migrants d'Alsace-Lorraine».
Et le 26 juillet 1873, fut promulguée la loi Warnier qui eut pour objectif de franciser les terres algériennes. Le 28 juin 1881, fut adopté le code de l'indigénat qui distingua deux catégories de citoyens : les citoyens français et les sujets français («indigènes»). Ces derniers furent soumis au code de l'indigénat qui les priva de leurs libertés et de leurs droits politiques (seul fut conservé le statut personnel, d'origine religieuse ou coutumière).
Lors de la première guerre mondiale, la France mobilisa les habitants des départements français d'Algérie : Musulmans, Juifs et Européens. C'est ainsi que les tirailleurs et spahis musulmans combattirent avec les zouaves (unités françaises d'infanterie légère) européens et juifs d'Algérie. Il semble que près de 48.000 Algériens furent tués sur les champs de bataille lors de la première Guerre mondiale, ayant été de toutes les grandes batailles de l'armée française (notamment à celle de Verdun). Plus tard, en 1930, la célébration par la France du centenaire de la «prise d'Alger» fut ressentie comme une provocation par la population. Le projet de loi Blum-Viollette (Front populaire) pour l'attribution de droits politiques à certains musulmans sera rejeté à l'unanimité lors du congrès d'Alger du 14 janvier 1937. Au cours de la seconde guerre mondiale, plus de 120.000 Algériens furent recrutés par l'armée française. Avec l'occupation allemande (1940-1944), plusieurs centaines de musulmans («Nord-Africains») installés en France furent engagés pour constituer ce qui a été appelé la «Légion nord-africaine». De trois millions en 1880, la population d'El Djazaïr passa à près de dix millions en 1960 pour environ un million d'Européens.
Il semble qu'à la veille du déclenchement de la guerre d'indépendance, «certaines villes sont à majorité musulmane comme Sétif (85 %), Constantine (72 %) ou Mostaganem (67 %)». L'essentiel de la population musulmane était pauvre, vivant sur les terres les moins fertiles. La production agricole augmenta peu entre 1871 et 1948 par rapport au nombre d'habitants, El Djazaïr devant alors importer des produits alimentaires. En 1955, le chômage était important ; un million et demi de personnes était sans emploi (la commune d'Alger aurait compté 120 bidonvilles avec 70 000 habitants en 1953). Dans ce cadre, l'Algérie était composée de trois départements, le pouvoir étant représenté par un gouverneur général nommé par Paris. Une Assemblée algérienne fut créée ; elle était composée de deux collèges de 60 représentants chacun : le premier élu par les Européens et l'élite algérienne de l'époque et le second par le «reste de la population algérienne».
Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie (MTLD) de Messali Hadj avait alors obtenu une large victoire lors des élections municipales de 1947 ; ce parti devint la cible de la répression des autorités françaises. Il y eut ensuite des fraudes massives lors de l'élection de l'Assemblée algérienne. Il est vrai qu'au début du XXe siècle, les leaders algériens réclamaient alors tantôt le droit à l'égalité, tantôt l'indépendance. C'est ainsi que plusieurs partis furent créés : l'Association des Oulémas musulmans algériens, l'Association de l'Étoile Nord-Africaine, le Parti du Peuple Algérien (PPA), les Amis du Manifeste des Libertés (AML), le Parti communiste algérien (PCA)...
Le 8 mai 1945, prélude à la révolution
Le 8 mai 1945, eurent lieu des manifestations d'Algériens dans plusieurs villes de l'Est du pays (notamment à Sétif, Kherrata et Guelma) ; ce, à la suite de la victoire des Alliés sur le régime nazi. A Sétif, la manifestation tourna à l'émeute. La répression par l'armée française fut des plus brutales provoquant la mort de plusieurs centaines de milliers de morts parmi les Algériens. Cette férocité sans nom eut pour conséquence davantage de radicalisation. Certains historiens ont pu estimer que ces massacres furent le début de la guerre d'Algérie en vue de l'indépendance.
Devant l'inertie des leaders qui continuaient de tergiverser, apparut l'Organisation spéciale (OS) qui eut pour but d'appeler au combat contre le système colonial devenu insupportable. Elle eut pour chefs successifs : Mohamed Belouizdad, Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella. Un Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA) fut créé en mars 1954 et le Front de libération nationale (FLN) en octobre 1954. En Algérie, le déclenchement de la guerre de libération nationale est caractérisé comme étant une Révolution (en France, on utilisa le terme de «guerre d'Algérie» après l'avoir désigné comme étant des évènements d'Algérie jusqu'en 1999). L'action armée intervint à l'initiative des «six historiques» : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Mohamed Boudiaf, Belkacem Krim et Larbi Ben M'hidi lors de la réunion des 22 cadres du CRUA. La Déclaration du 1er novembre 1954 fut émise depuis Tunis par radio.
La guerre d'Algérie débuta le 1er novembre 1954 avec quelques soixante-dix attentats dans différents endroits d'Algérie. La réponse de la France ne se fit pas attendre ; des mesures policières (arrestations de militants du MTLD), militaires (augmentation des effectifs) et politiques (projet de réformes présenté le 5 janvier 1955). François Mitterrand a pu alors déclarer : «L'Algérie, c'est la France». Il déclencha la répression dans les Aurès ; ce qui n'empêcha pas à l'Armée de libération nationale (ALN) de se développer.
De quelques cinq cent hommes, elle augmenta ses effectifs en quelques mois pour atteindre quinze mille et plus tard plus de quatre cent mille à travers toute l'Algérie. Les massacres du Constantinois des 20 et 21 août 1955, notamment à Skikda (alors Philippeville) constituèrent une étape supplémentaire de la guerre. La même année, l'affaire algérienne fut inscrite à l'ordre du jour à l'Assemblée générale de l'ONU, tandis que plusieurs chefs de l'insurrection de l'armée furent soit emprisonnés, soit tués (Mostefa Ben Boulaïd, Zighoud Youcef...). Des intellectuels français aidèrent le FLN, à l'instar du réseau Jeanson, en collectant et en transportant fonds et faux papiers.
Le 22 octobre 1956, eut lieu le détournement de l'avion qui transportait la Délégation des principaux dirigeants du FLN : Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mostefa Lacheraf.
Ce fut là un acte caractérisé de piraterie aérienne. De même, il y eut l'opération d'intoxication de la bleuite (1957-1958) menée par les services secrets français ; le colonel Amirouche Aït Hamouda mit alors en place des purges internes (Wilaya III) qui firent de très nombreux morts dans différentes wilayas. Plus tard, le France déclencha de grandes opérations (plan Challe 1959-1961), les maquis ayant été sans doute affaiblis par ces purges internes.
Ce plan amoindrit davantage les maquis. Arrivé au pouvoir, Charles de Gaulle engagea une lutte contre les éléments de l'Armée de libération nationale algérienne (ALN). Il semblerait que le plan Challe ait entraîné, en quelques mois, la suppression de la moitié du potentiel militaire des wilayas. Les colonels Amirouche Aït Hamouda et Si El Haouès furent tués lors d'un accrochage avec les éléments de l'Armée française. En 1959, à sa sortie de prison, Messali Hadj fut assigné à résidence.
En France, les Algériens organisèrent des manifestations en faveur du FLN. En 1960, le général de Gaulle annonça la tenue du référendum pour l'indépendance de l'Algérie ; certains généraux français tentèrent en vain un putsch en avril 1961. Il n'est pas anodin de rappeler qu'en février 1960, la France coloniale a procédé à un essai nucléaire de grande ampleur dans la région de Reggane (sud algérien). Avec 17 essais nucléaires opérés par la France entre les années 1960 à 1966, il semble que 42.000 Algériens aient trouvé la mort ; des milliers d'autres ont été irradiés et sujets à des pathologies dont notamment des cancers de la peau.
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fut proclamé avec à sa tête Ferhat Abbas. Le colonel Houari Boumediene était alors le chef d'état-major de l'Armée de libération nationale. En 1960, l'ONU annonça le droit à l'autodétermination du peuple algérien. Des pourparlers avec le GPRA furent organisés pour aboutir aux accords d'Évian (18 mars 1962). Ce qui ne mit pas fin aux hostilités puisqu'il y eut une période de violence accrue, notamment de la part de l'OAS. Près d'un million de Français (Pieds-noirs, Harkis et Juifs) quitta l'Algérie entre avril et juin 1962. Le référendum d'autodétermination (1er juillet 1962) confirma les accords d'Évian avec 99,72 % des suffrages exprimés.
Le bilan de cette guerre, en termes de pertes humaines, continue de soulever des controverses des deux côtés de la Méditerranée. Si El Djazaïr se considère avec fierté comme le pays du million et demi de chahids, en France circulent d'autres chiffres qui oscillent entre 250.000 à 300.000 morts. Outre cette comptabilité macabre, bien d'autres sujets continuent de constituer un contentieux entre les deux pays. Il est vrai aussi que la guerre fratricide entre le FLN et le MNA (mouvement de Messali Hadj) fit quelques centaines de morts tant en France qu'en Algérie (notamment à Melouza), outre le nombre de harkis tués après le cessez-le-feu. Ce, sans oublier les luttes pour le pouvoir : d'un côté, le pouvoir civil avec le GPRA présidé par Ferhat Abbas appuyé par les wilayas III et IV, et de l'autre côté le pouvoir militaire (le «clan d'Oujda») et l'«armée des frontières») avec à sa tête Houari Boumediene.
A l'indépendance, El Djazaïr est sortie exsangue des suites de la guerre, des conflits internes et du départ massif des Européens ayant servi d'encadrement durant la période coloniale. L'armée française évacua ses dernières bases en Algérie (enclaves autorisées par les accords d'Évian) : Reggane et Bechar (1967), Mers el-Kébir (1968), Bousfer (1970) et B2-Namous (1978). Ainsi, nonobstant l'indépendance, la France continua d'avoir des bases en Algérie.
Le GPRA de Ferhat Abbas fut évincé par l'ALN au profit d'Ahmed Ben Bella qui fut ainsi le premier président de l'Algérie indépendante du système colonial français. Le FLN devint parti unique et prôna un socialisme à l'algérienne marqué par le populisme et le culte de la personnalité. Et, depuis le coup d'Etat du 19 juin 1965 à ce jour, El Djazaïr ne cesse de s'interroger sur son destin à travers l'Histoire, y compris jusqu'au Hirak dont on peut encore espérer un antidote au pouvoir politique marqué par l'échec de la gérontocratie.
Qu'émerge enfin une nouvelle élite de jeunes, organisés et conscients des enjeux et des défis à relever par El Djazaïr, au-delà des «excuses» de l'ancienne puissance coloniale ! Les gesticulations électoralistes outre-méditérranée ne sauraient faire oublier la barbarie du «système colonial».
«L’élaboration du rapport laisse supposer que Stora a trahi ses idées...», a déclaré le SG par intérim de l’ONM.
Benjamin Stora spécialiste attesté de l'Algérie, de son histoire, du Mouvement national et de la Guerre de Libération nationale, dont les positions anti-colonialistes sont incontestables, a-t-il changé sa chemise.? Le secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine le suppose. Le contexte d'élaboration du rapport laisse supposer que Stora a trahi ses idées et qu'on «lui a imposé le texte» pour des raisons purement politiques, affirme Mohand Ouamar Benelhadj dans une vidéo diffusée sur la chaîne YouTube de l'organisation. L'historien français, natif de Constantine, désigné par le président Emmanuel Macron pour élaborer un rapport sur «la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie», en vue de favoriser «la réconciliation entre les peuples français et algérien», est la cible de critiques acerbes depuis que le document a été rendu public. Un concert de voix auquelles le SG de l'ONM joint la sienne. Le rapport de Benjamin Stora sur la colonisation et la Guerre de libération a «occulté» les crimes coloniaux et tenté de résumer le dossier de la Mémoire dans le cadre d'une célébration symbolique pour tourner la page de la reconnaissance et du pardon, a indiqué Mohand Ouamar Benelhadj. Stora qui a évoqué dans des écrits précédents le côté obscur de l'histoire coloniale de la France «a omis d'aborder dans son rapport les différents crimes coloniaux perpétrés par l'Etat français, de l'aveu des français eux-mêmes», a-t-il ajouté. Gilles Manceron, historien français de renom, dont les positions contre le colonialisme, la torture ne souffrent d'aucune ambiguïté ne partage pas cet avis. Le rapport de Benjamin Stora a le mérite d'aborder non seulement le décalage dans la perception de la colonisation dans les deux pays, mais aussi les traces des mémoires de la colonisation et de la guerre d'Algérie dans la France d'aujourd'hui, qui polluent longtemps après 1962 les problèmes de la société française, a t-il déclaré dans une interview au quotidien national El Watan soulignant que «Stora récuse, comme la presque totalité des historiens, le concept de «repentance», qui est une arme brandie comme un épouvantail par ceux qui ne veulent pas d'une «reconnaissance et d'un travail de vérité». Le SG de l'ONM persiste et signe: Benjamin Stora a tenté de faire fi de cette histoire douloureuse entachée «d'enfumades, de massacres et d'épidémies ayant décimé des millions d'Algériens», soutient le successeur de Saïd Abadou accusant l'historien français d'avoir réduit tous les meurtres dans «l'assassinat de Ali Boumendjel en appelant à une célébration commune de cet événement pour clore le dossier Mémoire». Qu'en pense l'intéressé? La reconnaissance par la France de l'assassinat de l'avocat nationaliste algérien Ali Boumendjel serait un geste fort, qui permettrait d'incarner les événements, comme lorsque Emmanuel Macron a admis la responsabilité de la France dans la mort du militant pro-FLN Maurice Audin, souligne Benjamin Stora qui précise que la décision de présenter des excuses formelles de la France à l'Algérie est du domaine du «politique». Ce que l'Elysée a exclu lors de la remise du rapport. La volonté politique côté français «d'écarter toute possibilité d'excuses de la part de la France officielle pour ses crimes coloniaux est de nature à torpiller les tentatives de réconciliation avec la mémoire», estime Mohand Ouamar Benelhadj. La paix des mémoires n'est certainement pas pour demain.
Un rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d'Algérie ! L'idée est vraiment originale, mais le contenu le sera-il autant ? Pas sûr ! Cela est d'autant plus vrai que les Algériens ne cherchent pas seulement des aveux de repentance de la part de l'ex-puissance coloniale sur son passé noir en Algérie, mais aussi leur propre autodétermination (à eux) dans le contexte survolté du Hirak. Ce Hirak-là s'est révélé comme la force agissante du peuple, sa porte-voix et l'écho véridique de ceux d'en bas comme on dit. C'est pourquoi, aujourd'hui, au vu des données réelles sur le terrain, l'exécutif du président Tebboune n'a ni la légitimité politique ni le poids diplomatique requis ni moins encore l'assentiment du petit-peuple pour négocier un dossier lourd comme celui de la mémoire, avec une ancienne puissance coloniale, au passé démocratique et institutionnel bien ancré. Si l'Algérie et la France partagent une mémoire commune de plus d'un siècle, celle-ci n'en reste pas moins une mémoire lourde, faite de déchirements, de souffrances, de deuils, d'enfumades, de tortures, de répressions, d'extermination systématique, bref, de tout ce qui constitue "ce patrimoine éthique de la douleur", pour emprunter un mot cher à la sociologue franco-tunisienne Sophie Bessis. D'où le devoir d'éviter "le solde de tout compte" mémoriel, en contrepartie du silence outre-mer sur les abus de pouvoir "autoritaire" d'Alger. Cela risquerait de creuser davantage le fossé entre les deux peuples "amis" en quête incessante de réconciliation. Mais pourquoi ai-je parlé de "solde de tout compte mémoriel" ? Tout simplement parce que le rapport de l'historien Benjamin Stora sur la mémoire, remis il y a quelques jours au président français Emmanuel Macron, ne saurait résumer à lui seul, et d'un seul trait de plume, un siècle et demi de colonisation. Certes, il contient autant d'étapes appréciables pour la rencontre des deux peuples, mais cela reste malheureusement en deçà de ce qui est attendu des Algériens, à savoir : une véritable réconciliation des mémoires, par la désignation du coupable et de la victime devant l'arbitre de l'histoire. Cela dit, il est difficile d'accepter de tourner la page, sans l'avoir bien lue auparavant !
Puis, un écueil de taille se présente du côté algérien : personne ne sait la part réelle prise par le conseiller à la présidence chargé des archives et de la mémoire nationale, Abdelmadjid Chikhi en l’occurrence, dans l'élaboration de ce rapport-là ? La partie française a-t-elle travaillé en collaboration avec celle de l'Algérie ? Ou a-t-elle imposé sa vision unilatérale, en raison de la faiblesse de cette dernière, politiquement parlant ? Ou, enfin, les deux parties ont établi, chacune, un rapport à part, lesquels pourraient déboucher dans les mois à venir sur un rapport de synthèse, de nature à servir de document-référence pour l'avenir ? La confusion entourant les circonstances de l'élaboration d'un tel rapport et la rapidité de son annonce par l'Elysée suscitent, il est vrai, des interrogations légitimes, voire des appréhensions de part et d'autre de la Méditerranée !
Emmanuel Macron, en difficulté dans les sondages d'opinion, sait parfaitement que, d'une part, "la carte algérienne" peut peser dans la prochaine échéance présidentielle en Hexagone (s'attirer la sympathie d'une grande partie de l'électorat de l'extrême droite et du courant "algérianiste" revanchard qui considère encore, dans son subconscient, que l'Algérie fait partie intégrante de la France). De l'autre, le locataire de l'Elysée n'est pas sans savoir que le pouvoir de Tebboune est vacillant, et l'équilibre clanique au sommet, bat de l'aile, surtout après le décès de l'ex-chef de l'Etat-Major Ahmed Gaïd Saleh, le parrain symbolique du président actuel. En fait, Paris lorgne du côté d'Alger qui lui sert d'appui "électoralo-économique" (l'enjeu des élections et le pétrole) quand celui-ci (Alger) le voit plutôt d'un œil sceptique (la peur d'ingérence ou d'immixtion dans ses affaires intérieures), et aussi comme un appui "sûr" dans le renforcement de son système autoritaire. Bref, l'éternelle "Françalgérie" semble être le dada des élites des deux rives, recroquevillées dans leurs réflexes passéistes, à mille lieues de la vraie réconciliation attendue par les masses d'en bas ! Toutes ces raisons-là ont retardé toute avancée dans un terrain mémoriel, dont tout porte à croire qu'il est à jamais miné. Il est évident qu'un dossier mémoriel aussi complexe, comme la colonisation en Algérie, a besoin pour être mené à terme dans de bonnes conditions, du temps, d'une bonne dose de courage politique, d'une coopération bilatérale accrue, de la quête minutieuse des archives, du retour sans hésitation aux sources et surtout de l'appui d'institutions démocratiques réellement représentatives des deux peuples en question. Hélas ! Force est de constater, du moins pour ce dernier point, que ce n'est pas le cas de l'Algérie, en particulier depuis le 22 février 2019, date du début du Hirak, ayant vu s'enclencher une contestation du pouvoir en place par une large majorité du peuple.
Ces considérations d'ordre factuel, ne peuvent voiler celles reliées à l'aspect historique lui-même de la question mémorielle. Nul besoin de revenir ici sur les séquelles post-traumatiques du colonialisme, que j'ai soulevés déjà dans un long article, paru il y a quelques années dans la presse algérienne. (1) Rien qu'à parler de la torture, par exemple, pendant cette horrible guerre d'Algérie, on se rendra compte que la tâche de le réconciliation "algéro-française" ou "franco-algérienne" n'est pas du tout facile. Dans un entretien au journal El-Watan en 2000, l'historien Jean-Claude Einuadi se livre à un constat sans ambages sur l'ex-puissance coloniale : "La responsabilité de l'Etat français, dit-il, était totalement engagée [...] et quand je dis l'Etat, je ne confonds pas l'Etat avec la France en tant que pays et en tant que nation, parce que la France, en tant que nation, est constituée d'opinions diverses, et au cours de ces années-là, il y eut ceux qui ont mis en oeuvre la torture et ceux qui l'ont dénoncée, il y a également ceux qui en ont été victimes." (2) Pour rappel, déjà à l'époque de la célèbre Bataille d'Alger, la pratique systématique de la torture n'a cessé de frapper d'infamie les institutions de la IVe République, puis plus tard après 1958, celles de la Ve République. Ainsi, devant la commission de la justice de l'Assemblée Nationale, un certain ministre de l'Intérieur du nom de François Mitterand (chantre de la démocratie "droit de l'hommiste" dans les années 1980-1990), aurait complètement nié la mise en oeuvre de cette machine funeste de la torture. Plein d'historiens pensent que Mitterand voulait occulter ce fait pour briguer le poste du Président de Conseil. D'autres officiels à l'instar de Michel Debré, Guy Mollet, Robert Lacoste, Maurice Bourgès Maunoury, ont observé la même attitude. "C'était le mensonge d'Etat, conclut J.-C. Einaudi. Les députés qui ont voté en 1956 les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, [alors président du Conseil (NDLR)], ont engagé leur responsabilité mais aussi celle de l'Etat français. Les militaires ont agi dans le cadre de pouvoirs spéciaux qui leur ont été donnés par le gouvernement qui lui-même, les avait reçus de l'Assemblée Nationale."
Rien à rajouter à cet épisode, doublement traumatisant, et pour les Algériens et pour certains Français d'Algérie, amis du FLN, à l'image de Maurice Audin, Henri Alleg, Fernand Yveton, etc. Ne parlons pas des aveux tardifs du général Paul Aussaress qui avait revendiqué haut et fort dans son ouvrage paru en 2001 (sans être aucunement inquiété par la justice de l'Etat français "démocratique"), avoir étranglé de ses propres mains vingt-cinq Algériens, après les avoir torturés, tué Larbi Ben M'Hidi (l'un des neuf historiques du FLN), et surtout, fait gravissime, défenestré l'avocat Ali Boumendjel après lui avoir fait subir les pires sévices ! (3) Ce fut cette situation lamentable qui a poussé le général Jacques Paris de La Bollardière, un des seuls braves à critiquer cette torture systématisée, à dire ce qui suit, en 1971 dans une interview au Nouvel Observateur : " Sur le plan moral, la torture me semblait inacceptable. Elle nous amène à nous comporter comme les Nazis" (4). Le Nazisme ! Voilà que tout est résumé ici à propos de cette "oeuvre infâme" de la colonisation que l'ex-président Nicolas Sarkozy voulait coûte que coûte glorifier dans son fameux discours de Dakar en 2007. Un discours d'une grande vacuité mémorielle où "le président moralisateur" s'est permis de traiter les peuples africains hors de l'histoire et s'est adonné volontiers à l'art de prestidigitation politicienne sur le dos de la mémoire, au sein de l'université qui portait le nom même de l'un des chantres de l'africanité "Cheikh Anta Diop" ! Pathétique !
Kamal Guerroua.
Notes de renvoi
1- Voir mon article "Quand les effets du colonialisme deviennent une gangrène", Le Quotidien d'Oran, 12 novembre 2015.
2- Jean Claude Einaudi, interview in El Watan 2000.
3- Paul Aussaress, Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, éditions Perrin, Paris, 2001.
4- Paris de La Bollardière, interview in Nouvel Obsevateur, 15 novembre 1971.
Après avoir tout essayé pour se maintenir en poste, Donald Trump s’est résolu à partir. Heureusement pour la démocratie, rares sont les perdants cloîtrés à ce point dans le ressentiment. Mais pour les chefs d’État, partir est toujours difficile : comment fait-on le deuil du pouvoir ? Peut-on se réinventer ou reste-t-on un éternel « ex » ?
Donald Trump a quitté le pouvoir comme il a gouverné : avec fracas. Son appel à marcher sur le Capitole, le 6 janvier 2021, restera dans les annales. Tout comme ses supporteurs – putschistes et clownesques à la fois – errant dans les couloirs du Congrès, appelant à « pendre Mike Pence », le vice-président, ou taguant sur les murs « Assassinez les médias ».
Une attaque en règle des institutions démocratiques… dans la ville même de George Washington, lui qui avait organisé la première passation de pouvoir démocratique de l’histoire. C’était en 1797. Autre époque, autres mœurs.
Le 6 janvier 2021, pendant quelques heures, la démocratie américaine a tutoyé l’abîme. Elle a finalement tenu, dotée de puissants garde-fous. L’épisode nous rappelle une réalité presque oubliée dans nos républiques bicentenaires : un candidat peut accéder au pouvoir par les urnes et, ensuite, en refuser le verdict.
« Assurer une transition apaisée est fondamental : cela permet la continuité de l’État malgré l’alternance politique »
Vincent Martigny, professeur de science politique
La démocratie, comme tous les régimes politiques, est bel et bien mortelle. « Le vote et le fait de rendre des comptes, donc de quitter le pouvoir, sont les deux expériences démocratiques fondatrices. Si l’un des deux fait défaut, on ne peut plus à proprement parler de démocratie », rappelle Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à la Sorbonne.
Si quitter le pouvoir suppose de partir en fin de mandat, savoir quitter le pouvoir requiert beaucoup plus. Et, notamment, d’admettre la régularité du scrutin, de concéder ouvertement sa défaite, de reconnaître une pleine et entière légitimité à son successeur… tout ce à quoi s’est refusé Donald Trump ces deux derniers mois.
« Assurer une transition apaisée et une passation de pouvoir sans accroc est fondamental : cela permet la continuité de l’État malgré l’alternance politique », indique Vincent Martigny, professeur de science politique à l’université de Nice et à l’École polytechnique. Quitter le pouvoir avec la manière ne relève donc pas que de l’élégance républicaine, encore moins du savoir-vivre : c’est l’essence même du processus démocratique.
Qui pouvait imaginer que Donald Trump, qui avait avalisé le scrutin de 2016 (après avoir néanmoins déjà dénoncé une « fraude massive » l’ayant empêché de remporter le vote populaire), torpillerait à ce point, quatre ans plus tard, le processus électoral ? Qui pouvait imaginer qu’il jouerait autant la meute (les affidés de QAnon, les Proud Boys, les suprémacistes blancs…) contre le peuple ?
Sa démagogie assumée, son art consommé des infox, ses diatribes incendiaires sur Twitter et sa façon d’ériger ses détracteurs en « ennemis du peuple » avaient alerté certains avant même sa prise de fonction. Barack Obama était de ceux-là.
« Nous ne sommes que des occupants temporaires de ce poste »
Barack Obama
Adressant en 2016, comme le veut la tradition, un courrier à son successeur pour son arrivée à la Maison-Blanche, le démocrate avait écrit à Donald Trump : « Nous ne sommes que des occupants temporaires de ce poste. Cela fait de nous des gardiens des institutions et des traditions démocratiques telles que l’État de droit, la séparation des pouvoirs, la protection des droits civiques. (…) Quelles que soient les tensions politiques au jour le jour, il nous appartient de laisser ces instruments au moins aussi forts que dans l’état dans lequel nous les avons trouvés. » Des mots glaçants de prémonition.
Quitter le pouvoir n’est jamais aisé. Et plus encore lorsqu’on a occupé la fonction suprême. On préside aux destinées d’un pays et, du jour au lendemain, on appartient au passé. Exit la puissance, fini les honneurs, bienvenue chez les « ex ». Ex-président de la République, ex-chancelier, ex-premier ministre, ex-président du Conseil… Qu’importe le titre, votre place est désormais dans les livres d’histoire !
La plupart des sortants accusent pourtant le coup et font bonne figure. Conscients des enjeux, ils savent se hisser à la hauteur de l’événement. Certains veillent même, par quelques gestes symboliques, à asseoir la légitimité de leur successeur. Ainsi, George Bush père, sèchement battu par Bill Clinton en 1992, s’était montré magnanime dans la défaite.
S’adressant à son successeur dans le courrier qu’il lui a laissé pour sa prise de fonction, il écrivait ceci : « Votre succès est le succès de votre pays. (…) Je vous soutiens totalement. (…) Ne laissez pas les critiques vous décourager ou vous faire dévier de votre trajectoire. »
Le 8 mai 1995, François Mitterrand convie Jacques Chirac, élu la veille pour lui succéder, à la célébration du cinquantenaire de l’armistice de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, chaque président sortant a invité son successeurs à ces commémorations, en symbole de la transition pacifique du pouvoir. / RINDOFF-FIZET/BESTIMAGE
Des destins hors normes
Autres latitudes, autre geste. François Mitterrand marque les consciences, le 8 mai 1995, en invitant Jacques Chirac, élu la veille, à participer à ses côtés aux commémorations de la victoire des Alliés. À l’époque, quelques esprits chagrins avaient raillé leur complicité (surjouée, à leurs yeux), ratant par là même la force du symbole : deux hommes – et, à travers eux, deux camps – faisaient fi des querelles partisanes au nom de l’intérêt supérieur du pays. La tradition s’est d’ailleurs perpétuée depuis.
Gare, toutefois. Ces leçons de dignité peuvent cacher une fausse sérénité. Souvent, le départ a des allures de deuil. « Il y a un vrai travail psychique à engager », insiste le psychanalyste Roland Gori, auteur de La Nudité du pouvoir (Les Liens qui libèrent, 2018).
« Quitter le pouvoir fut douloureux pour tous les présidents de la Ve République »
Jean Garrigues, professeur d’histoire politique
Reprenant à son compte la théorie des « deux corps du roi », il l’applique à la figure présidentielle : « Le président est doté d’un corps personnel, physique, mais aussi d’un corps symbolique, politique, voire quasi mystique. Ces deux corps s’unissent en lui le temps de son mandat mais, au moment de partir, il lui faut faire le deuil du corps politique pour se replier sur son seul corps de mortel. Il y a là quelque chose de l’ordre de… l’amputation. C’est forcément violent. »
Sur le perron, au moment du départ, les sourires de façade masquent de vrais tourments. « Quitter le pouvoir fut douloureux pour tous les présidents de la Ve République », considère Jean Garrigues, professeur d’histoire politique à l’université d’Orléans, auteur des Perdants magnifiques (Tallandier, 2020).
Charles de Gaulle, l’orgueil blessé
À commencer par le premier d’entre eux, le général de Gaulle. Jouant son destin à quitte ou double au référendum du 27 avril 1969, il perd et quitte l’Élysée dans la foulée. La nuit même des résultats, il envoie un communiqué à l’AFP : « Je cesse d’exercer mes fonctions de président de la Ve République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi. » Deux lignes, pas une de plus. Plus laconique, on ne fait pas.
« Je ne suis plus concerné »
Général de Gaulle
« Je ne suis plus concerné », répète-t-il ensuite à ceux qui lui rendent visite à Colombey-les-Deux-Églises. Un détachement en guise d’armure. Car, derrière la bouderie somptueuse, l’homme est éprouvé, l’orgueil à jamais blessé. À sa mort l’année suivante, Yvonne, sa confidente de toujours, aura d’ailleurs ces mots devant la dépouille de son mari : « Il a tant souffert depuis deux ans… » (1).
Le 28 avril 1969, le général de Gaulle annonce sa démission au lendemain de<br/>la victoire du « non » au référendum sur la régionalisation et la réforme<br/>du Sénat. / Gamma/Keystone via Getty Images
Jacques Chirac, le sourire brisé
Ses successeurs tairont, eux aussi, la mélancolie de l’après-pouvoir. Elle affleure parfois dans leurs Mémoires. « Une formule de bon sens recommande de savoir quitter le pouvoir avant qu’il ne vous quitte’. (…) J’ai mis du temps à m’habituer à l’idée. (…) En fait, je ne crois pas m’y être réellement préparé », écrit Jacques Chirac dans les dernières pages des siens (voir ci-dessous).
« Savoir quitter le pouvoir avant qu’il ne vous quitte »
Jacques Chirac
Lui qui s’était si souvent répété en lorgnant sur l’Élysée « chaque pas est un but » quitte le palais présidentiel en mai 2007 le sourire brisé. Qu’il est loin ce jour de décembre 1994 quand il planifiait ses vieux jours avec Jean-Louis Debré : « Si je ne suis pas élu, on va ouvrir une agence de voyages. Tu vas la tenir et moi je vais voyager ! » Fini de blaguer, vingt ans plus tard, au moment de se mettre en retrait du pouvoir, absent aux autres et, certains jours, absent à lui-même.
François Hollande, la rude rupture
François Hollande ne s’épanche pas beaucoup plus sur son retrait. Mais, là encore, quelques lignes dans ses Mémoires (voir ci-dessous) trahissent la blessure que constitue son départ de l’Élysée et, plus encore, son choix de ne pas briguer de second mandat.
«D’un agenda surchargé à la page blanche, la rupture fut rude»
François Hollande
Revenant sur l’allocution dans laquelle il l’annonce aux Français, le socialiste précise qu’elle dure sept minutes et que ce sont là « sans doute les plus longues de (sa) vie ». Sur son retour à la vie civile, il dit sa difficulté à passer « d’un agenda surchargé » à « la page blanche » et finit par concéder : « la rupture fut rude ».
Le 14 mai 2017, François Hollande accueille Emmanuel Macron à l’Élysée pour la passation de pouvoir. / Denis Meyer/Hans Lucas
Valéry Giscard d’Estaing fut, au fond, le seul à assumer la douleur du départ. Et à dire combien son renvoi, en 1981, l’avait meurtri. Figé dans son geste d’adieu – un « Au revoir » se voulant simple mais qui, par ses accents tragiques, frisait le ridicule –, l’ancien président s’épancha à plusieurs reprises sur ses tourments d’après-défaite.
« Ce que je ressens n’est pas de l’humiliation, mais la frustration de l’œuvre inachevée. »
Valéry Giscard d’Estaing
« Ce que je ressens, ce n’est pas de l’humiliation mais quelque chose de plus sévère : la frustration de l’œuvre inachevée, écrit-il dans ses Mémoires (voir ci-dessous). J’en garderai une morsure d’une inguérissable nostalgie. » Revenu en politique, l’ancien président s’est longtemps rêvé en recours à droite. En vain. À chaque fois qu’une présidentielle approchait, ses espoirs de revanche s’éclipsaient.
Le 21 mai 1981, Valéry Giscard d’Estaing embrasse le drapeau brandi par la Garde nationale avant de quitter le palais présidentiel, où François Mitterrand lui succède après sept ans de mandat. / Rapho/Gamma
« Il faut une telle hybris, un tel narcissisme pour arriver jusqu’à la présidence qu’on ne peut pas bien vivre sa fin de mandat », affirme le chroniqueur Alain Duhamel. À l’entendre, la souffrance des « ex » serait à l’aune de leur ambition pour accéder au pouvoir suprême : démesurée.
En France comme ailleurs. On imagine l’amertume de Donald Trump après sa défaite en novembre, lui qui peut tweeter sans l’ombre d’un second degré : « Je ne suis pas intelligent, je suis un génie. » Céder sa place est toujours rude, mais sans doute l’est-ce plus encore lorsqu’on est doté d’un ego qu’aucun surmoi ne canalise.
« Tout le monde a son heure de gloire, mais certaines heures durent plus longtemps que d’autres »
Winston Churchill
La trace, fragile et éphémère, laissée dans l’Histoire ajoute encore à la frustration des sortants. Car, tous le savent, seule une poignée d’entre eux se fraie une place dans la mémoire collective. « Tout le monde a son heure de gloire, mais certaines heures durent plus longtemps que d’autres », s’amusait Winston Churchill, convaincu pour sa part d’avoir marqué le siècle. En France, le général de Gaulle pensait de même. « L’Histoire, c’est la rencontre d’une volonté et d’un événement », répétait l’homme du 18-Juin, en parlant de lui…
François Mitterrand
Voilà pour les destins hors norme. Mais quid de tous les autres ? La plupart des dirigeants ne croient pas à leur postérité. Ou feignent, par coquetterie peut-être, de ne pas y croire… C’était le cas de François Mitterrand.
« On se souvient tout juste de Toutankhamon. Que dira-t-on de moi dans quelques milliers d’années ?
François Mitterrand
Obsédé par l’idée de laisser sa trace dans l’Histoire, et ayant tenté de « griffer le temps » avec ses grands travaux, le socialiste n’en déclarait pas moins en avril 1995, à la veille de son départ : « On se souvient tout juste de Toutankhamon. Que dira-t-on même du général de Gaulle, de Pompidou, de Giscard, de moi et du prochain dans quelques milliers d’années ? »
Voilà qui rappelle Marguerite Yourcenar, sondeuse géniale des états d’âme de l’empereur romain Hadrien (2), qui définissait la postérité ainsi : des « siècles de gloire » précédant des « millénaires d’oubli ».
Faire son deuil du pouvoir est d’autant plus douloureux que chacun aurait souhaité faire plus, mieux, plus vite. « La marge d’action des politiques devient de plus en plus étroite du fait de la mondialisation et de l’hégémonie du marché, analyse Alain Duhamel. On assiste à une forme de dépossession du politique : les ressorts du pouvoir se brisent les uns après les autres et les hommes de gouvernement ont parfois le sentiment de n’être que des figurants. »
En 2020, François Hollande et Nicolas Sarkozy participent aux commémorations du 8 mai dans un format très restreint, en raison de la crise du coronavirus. / Jean-Claude Coutausse/Divergence
Rester en poste le plus longtemps possible
Grisés par la puissance au départ, tous ensuite se cognent au réel : le temps file, les réformes achoppent, l’impopularité gagne. D’où l’envie de la plupart d’entre eux de se maintenir en poste. Qu’importe l’âge ou la maladie !
Illustrations. À son retour en 1958, le général de Gaulle est presque septuagénaire. Il n’hésite d’ailleurs pas à jouer de son âge : « Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans, je commence une carrière de dictateur ? »
De l’autre côté de la Manche, Winston Churchill a 77 ans lors de son come-back au 10 Downing Street, en 1951. Le président Pompidou est emporté par la maladie alors qu’il était en fonction, à l’instar de Franklin Roosevelt, décédé en poste après avoir été élu quatre fois à la tête des États-Unis. Une réforme, votée en 1947, limitera ensuite à deux le nombre de mandats présidentiels outre-Atlantique.
Tous les présidents américains ou presque se représenteront à l’issue de leur premier mandat, non sans succès (Eisenhower, Nixon, Reagan, Clinton, Bush Jr., Obama). Qu’on ne s’y trompe pas, rester en poste le plus longtemps possible n’est pas une manie propre aux régimes présidentiels.
Les grandes démocraties parlementaires n’échappent pas à la règle, comme en témoigne la longévité de Margaret Thatcher à la tête de l’Angleterre, les reconductions successives de Helmut Kohl ou d’Angela Merkel à la tête de l’Allemagne, ou encore les allers-retours successifs de Silvio Berlusconi au Palais Chigi…
« Pour certains, l’exercice du pouvoir relève quasiment de la raison d’être »
Jean Garrigues
Certains tentent un retour, mais en vain. Comme Nicolas Sarkozy, candidat malheureux des primaires de la droite en 2016. Son souhait de revenir aux affaires avait surpris jusque dans son propre camp, lui qui affirmait, les yeux dans les yeux, à Jean-Jacques Bourdin lors de la campagne présidentielle de 2012 : « Si je perds, j’arrête la politique. »
Peut-être, sur le coup, était-il sincère ? Présider aux destinées d’un pays est un immense honneur mais l’âpreté de la tâche, le poids des responsabilités, la solitude de celui qui a le dernier mot peuvent aussi, certains jours, relever du fardeau. Nicolas Sarkozy, alors président, s’en était d’ailleurs confié à Charles Jaigu, journaliste au Figaro, en 2010 : « Aujourd’hui, mon travail me passionne, mais cette vie ne me plaît pas. »
Pourquoi revenir alors ? « Parce que, pour certains, l’exercice du pouvoir relève quasiment de la raison d’être », décrypte Jean Garrigues. Peut-être y avait-il de cela chez Nicolas Sarkozy, lui qui avoue sans fard être « tenaillé » par l’ambition présidentielle depuis l’adolescence (3). « On peut voir, chez tous ces politiques attachés au pouvoir, une question d’ego, bien sûr. Mais il n’y a pas que cela : derrière cette ambition, il y a aussi la volonté d’aller jusqu’au bout d’un projet politique », nuance l’universitaire.
Jimmy Carter assiste comme observateur aux élections générales au Liberia, en octobre 2005. Depuis la fin de son mandat, l’ancien président des états-Unis milite pour la paix et les droits de l’homme au sein de son ONG, le Carter Center. / Chris Hondros/Getty Images
Ceux qui passent le cap
D’autres passent sans difficulté le cap de l’après-pouvoir. En intégrant, par exemple, les instances internationales : ce fut le cas de Tony Blair, l’ancien premier ministre britannique nommé ensuite émissaire du Quartet pour le Moyen-Orient, ou de son successeur, Gordon Brown, qui a depuis rejoint le Forum économique mondial.
Certains se reconvertissent plutôt dans le privé, comme les ex-chanceliers allemands Helmut Schmidt (devenu rédacteur en chef de l’hebdomadaire Die Zeit) ou Gerhard Schröder (recruté par le géant russe Gazprom).
La plupart de ces « ex » donnent des conférences aux quatre coins du globe, faisant fructifier leur carnet d’adresses. Au risque d’alimenter la polémique, comme ce fut le cas de l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso, recruté par la banque Goldman Sachs et soupçonné ensuite de faire du lobbying… auprès de l’Union européenne.
Le rajeunissement de la classe politique devrait banaliser encore ce type de reconversion. Emmanuel Macron, dépeint un temps comme un météore politique pour avoir accédé à l’Élysée à 39 ans, est désormais entouré de quadras en Europe.
Le chancelier autrichien, Sebastian Kurz, a 35 ans. Son alter ego danoise, Mette Frederiksen, vient de fêter ses 42 ans. La première ministre finlandaise, Sanna Marin, a tout juste 35 ans. Leur homologue belge, Alexander De Croo, a 45 ans. Jacinda Ardern, à la tête de la Nouvelle-Zélande, vient de passer le cap de la quarantaine.
« Cette génération a accédé aux responsabilités en sachant pertinemment qu’elle se reconvertirait un jour », note Vincent Martigny, professeur de science politique à l’école polytechnique. Il y a une vingtaine d’années encore, prendre les rênes d’un pays signait la fin d’une longue ascension politique. C’est de moins en moins vrai. De quoi, sans doute, rendre moins douloureux le départ…
D’autres encore, comme Bill Clinton ou Nelson Mandela, choisissent de « servir autrement » leur pays, en créant une fondation. Mais, là encore, les pratiques évoluent : le couple Obama, convaincu du pouvoir de l’image, a créé une société de production, Higher Ground, promouvant les questions « de race, de classe, de démocratie et de droits civiques ». Des documentaires labellisés « Obama » sont aujourd’hui diffusés sur Netflix dans le monde entier.
« Une manière de continuer à façonner l’opinion et, quelque part, à gouverner les conduites », décrypte le psychanalyste Roland Gori. On repense alors à la célèbre formule de Carl von Clausewitz : « La guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. » Deux siècles plus tard, on pourrait réécrire la fameuse maxime : la guerre de l’image n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens…
« Ma foi exige que je fasse tout ce que je peux, où que je sois, chaque fois que je le peux, aussi longtemps que je le peux »
Jimmy Carter
Plus rare, certains « ex » se réinventent totalement. Jimmy Carter est de ceux-là. Élu à la Maison-Blanche à 52 ans, il est battu en 1980 par Ronald Reagan. Douze ans plus tard, le démocrate se voit décerner le prix Nobel de la paix pour ses médiations dans différents conflits internationaux.
« Ma foi exige que je fasse tout ce que je peux, où que je sois, chaque fois que je le peux, aussi longtemps que je le peux », expliquait-il. Son engagement témoigne aussi d’une certaine conception de la politique : la politique comme recherche insatiable du bien commun, et non comme recherche obstinée des honneurs.
Ainsi accueillit-il sans rancune cette remarque du comité Nobel lors de la remise de son prix : « L’Histoire ne retiendra peut-être pas Jimmy Carter comme le président le plus efficace des États-Unis. Mais il est assurément le meilleur ancien président que ce pays ait jamais eu. » Preuve qu’il y a une vie après la présidence ! Puisse Donald Trump, entre deux swings sur les greens de Floride, s’en convaincre…
Donald Trump et Melania, sur la base aérienne Andrews, dans le Maryland, pour la cérémonie de fin de mandat, le 20 janvier 2021. Contrairement à la tradition, il n’assistera pas à la cérémonie d’investiture de son successeur. / Stefani Reynolds/UPI/MAXPPP
Pour aller plus loin
► Un podcast
« Quitter le pouvoir »
Dans ce podcast en trois épisodes, « La Fabrique de l’histoire », sur France Culture, revient sur les départs de l’Élysée sous la Ve République. Que dire lorsque l’on quitte ses fonctions ? Quels souvenirs laisse-t-on dans la mémoire collective ? Pourquoi certains choisissent-ils de dresser leur bilan et de faire leurs adieux, quand certains décident de ne rien dire ? Autant de questions auxquelles journalistes et politiques répondent
L’ouvrage retrace les derniers jours des présidents de la Ve République. Il permet de toucher du doigt l’ambiance des fins de règne mais aussi la vérité de l’homme derrière le dirigeant. Le tout sans verser dans l’impudeur, ni le pathos.
Sous la dir. de Solenn de Royer et d’Alexis Brezet, Éd. Perrin-Le Figaro, 280 p., 17,90 €.
► Un film
Le Promeneur du Champs-de-Mars
Ce long-métrage, adaptation du roman de Georges-Marc Benamou (Le Dernier Mitterrand), retrace la fin de la vie et les dernières semaines à l’Élysée de l’ancien président, incarné à l’écran par un Michel Bouquet bluffant… et césarisé pour le rôle !
De Robert Guédiguian, 2005, 1 h 57.
► Un débat
« De Gaulle, l’homme derrière le mythe »
Diffusé sur Public Sénat à l’occasion des 50 ans de la mort du Général, ce documentaire suivi d’un passionnant débat revient sur les derniers mois de la vie du grand homme.
Une décennie après les événements du dit «printemps arabe» qui ont bouleversé plusieurs pays du Maghreb, du Moyen-Orient et du péninsule arabique, l'ancien diplomate français et essayiste Michel Raimbaud nous livre son opinion sur ses conséquences. Ancien diplomate et essayiste, Michel Raimbaud a publié plusieurs ouvrages, notamment Tempête sur le Grand Moyen-Orient (2e édition 2017) et Les guerres de Syrie (2019). Lorsqu’au cœur de l’hiver 2010-2011 apparaissent à Tunis puis au Caire les premières «révolutions arabes» qu’à la hâte on baptise «printemps», elles jouissent d’un préjugé favorable, fleurant la liberté et le renouveau. Expéditives, elles dégagent illico presto des «tyrans» indéracinables et font forte impression : leur victoire est inéluctable et l’épidémie semble vouée à gagner tous les pays arabes. Tous ? Pas tout à fait. Les Etats touchés − Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Syrie, et à partir de janvier 2011 l’Algérie et la Mauritanie − ont en commun d’être républicains, modernistes, sensibles au nationalisme arabe, à une laïcité tolérante, et une question viendra à l’esprit : «Pourquoi nous et pas eux ?». L’avenir le dira, le «eux» désignant les rois, roitelets ou émirs qui échappent miraculeusement au printemps et semblent promis à un éternel été bien climatisé : l’Arabie de Salman et Ben Salman, les Emirats de Zayed et Ben Zayed, le Qatar de la famille Al Thani, etc. Invitons Maroc et Jordanie et voilà toutes les monarchies, de l’Atlantique au Golfe, à l’abri pour prêcher la «révolution»…Dans la bouche d’un cheikh wahhabite ou d’un émir, le mot semble cocasse mais il suffit de lui donner son sens étymologique (mouvement astronomique qui ramène au point de départ) pour trouver qu’il sied bien à un mouvement conduit par les fondamentalistes avec l’appui de l’Occident afin de briser la rhétorique du mouvement national arabe : ce que les experts de «nos grandes démocraties» auto-claironnantes refuseront d’admettre. En revanche, dans les pays arabes et ailleurs, beaucoup auront compris très vite ce que ces printemps en hiver n’étaient pas, c’est-à-dire des révolutions «spontanées, pacifiques et populaires». Bien que fleurissent les promesses de lendemains qui chantent, il ne faudra pas longtemps pour déchanter : dans le vide créé par le dégagement des «tyrans», c’est le désordre qui va s’installer plutôt que la démocratie attendue. La sidération fera place à la désillusion, le «chaos créateur» des néoconservateurs et la barbarie des extrémistes faisant mauvais ménage avec la douce musique des promesses. Le hasard fait parfois bien les choses, l’actualité de décembre 2020 – janvier 2021 ayant inscrit à sa une un retour de flamme spectaculaire de la «révolution» tunisienne, première de la saga, lancée le 10 décembre 2010 lorsque le jeune Bouazizi s’immole par le feu, protestant contre la corruption et la violence policière. Après le désordre initial lié au «dégagement» de Ben Ali, la patrie de Bourguiba, foyer du nationalisme arabe, avait connu élections et phases de stabilisation, voire des percées de la démocratisation avec le parti Nahda de Ghannouchi ou malgré lui, avant de dégénérer en une guérilla civile entre Frères Musulmans et réformistes laïcs. Dix ans après, le chaos reprend le dessus. Les acquis seraient-ils enterrés ? En Egypte, le «printemps du papyrus» n’a pas tenu les promesses que faisaient miroiter ses prophètes. A part le «dégagement» du vieux Moubarak, son jugement et sa mort en prison, le succès (temporaire) des Frères Musulmans et la présidence rustique de Mohammad Morsi, il a débouché sur une démocratie problématique et un pouvoir autoritaire soumis à forte pression. Le général al-Sissi ne semble pas maître de ses choix. Dans un pays divisé, au prestige écorné, il est tiraillé entre les vestiges du nassérisme et la quête éperdue de financement auprès de l’Arabie et des riches émirats : l’Egypte a passé le cap des 100 millions d’habitants et croule sous les dettes, les problèmes, les menaces (Ethiopie, Soudan et eaux du Nil). Le slogan «pas de guerre au Moyen-Orient sans l’Egypte» est d’actualité, mais on ne craint plus les Pharaons du Caire… Au bout de dix ans de guerre contre des agresseurs aux multiples visages (pays atlantiques, Israël, les forces islamistes, Turquie, Qatar et Arabie en tête, les terroristes de Daesh à Al Qaida), la Syrie est dans une situation tragique, payant pour sa fermeté sur les principes, sa fidélité aux alliances, et la charge symbolique dont elle est porteuse : n’aura-t-elle pas eu la primeur d’un appel au Djihad ? L’Amérique et ses alliés refusent «l’impensable victoire de Bachar el-Assad» et leur «impensable défaite». En raison des sanctions, des mesures punitives de l’Occident, de l’occupation américaine ou des menées turques, des vols et pillages, la Syrie ne peut se reconstruire. La «stratégie du chaos» a fait son œuvre. Le temps est venu des guerres invisibles et sans fin que préconisait Obama. Pourtant, l’avenir du monde arabe tient quelque part, et en bonne part, à la solidité de son «cœur battant». N’en déplaise à ceux qui feignent de l’avoir enterrée, évitant même de prononcer son nom, la Syrie est indispensable jusqu’à cristalliser les obsessions : pas de paix sans elle au Moyen-Orient. Passé à travers la révolution du Cèdre en 2005, ayant essuyé le printemps automnal de 2019, les tragédies de 2020 et le chaos de 2021, le Liban aura eu sa révolution. Sanctionné, affamé, asphyxié, menacé par ses «amis», il partage bon gré mal gré le sort du pays frère qu'est la Syrie. Le tiers de sa population est composé de réfugiés syriens et palestiniens. Son sort serait-il en train de basculer, après cent ans de «solitude» dans le Grand Liban des Français ? En Palestine, c’est le «printemps» perpétuel. «Transaction du siècle», trahisons entre amis et Covid obligent, la question palestinienne semble désertée, sauf par la Syrie qui paie cher son attachement à la «cause sacrée». Martyrisés, enfermés à vie, humiliés et victimes d’un ethnocide, les Palestiniens sauront-ils choisir leurs alliés sans trahir ceux qui ne les ont pas trahis ? Entre l'anglais et le français, il faut se méfier des faux amis, mais ceux-ci parlent parfois turc ou arabe. Le roi du Maroc, Commandeur des Croyants et descendant du Prophète, Président du comité al-Qods, vient de normaliser avec Israël, remettant l’Ordre de Mohammad à Donald Trump. Il est le quatrième à rejoindre le camp des liquidateurs, après les ineffables Emirats Arabes Unis, le Bahrein rescapé d’un printemps hors normes et le ci-devant Soudan. Celui-ci a mis au frais Omar al-Béchir, mais il a également renié ses principes, y compris celui des « trois non à Israël ». Il fait ami-ami avec l’oncle Sam et meurt d’amour pour Israël, mais les deux n’ont pas d’amis, surtout pas parmi les Arabes. L’Irak n’a pas eu besoin de «printemps arabe» pour savoir ce que «démocratisation» à l’américaine et pax americana signifient. Le pays de Saddam, martyrisé depuis trente ans, et semi-partitionné en trois entités, peine à se dégager de l’étreinte des Etats-Unis dont ses dirigeants sont pourtant l’émanation. Il a servi de test aux néoconservateurs de Washington et Tel-Aviv en matière de «stratégie du chaos», et il le paie. Envahie illégalement par l’OTAN en mars 2011 au nom de la «Responsabilité de Protéger», la Libye a versé un lourd tribut aux ambitions occidentales. Kadhafi y a laissé la vie dans un épisode dont Hillary Clinton, la harpie du Potomac, s’était réjouie indécemment. En fait de démocratisation, la Jamahiriya, dont les indices de développement étaient exemplaires, avait hérité dès l’été 2011 d’un chaos qui suscitait l’admiration de M. Juppé. Derrière les ruines libyennes et les débris du Grand Fleuve, souvenirs des bombardements humanitaires de la coalition arabo-occidentale, gisaient les coffres délestés par l’Axe du Bien de centaines de milliards de dollars de la Jamahiriya, pas perdus pour tout le monde. Le rêve de Kadhafi − une Afrique monétaire indépendante de l’euro et du dollar − a été volé. Ceux qui aimaient trop la Libye peuvent se réjouir : il y en a désormais plusieurs, de deux à cinq selon les épisodes. On pourrait alourdir le bilan en parlant de la tenace Algérie, du Yémen martyrisé par la Saoudie et l’Occident), de l’Iran, etc.. : les «printemps» auront été la pire des catastrophes que pouvaient connaître les Arabes. Pourtant, même pris en tenaille entre l’empire américain et le bloc eurasien russo-chinois, la mutation du contexte géopolitique joue en leur faveur. S’ils n’ont rien à attendre des Etats-Unis qui, d’Obama à Biden via Trump, ne voient le monde arabe qu’à travers les yeux d’Israël et dans une vapeur de pétrole, ils seraient sages de miser sur le retour de la Russie comme référence politique et sur l’arrivée de la Chine par les Routes de la Soie. A charge pour eux de choisir entre les guerres sans fin que leur offre la «puissance indispensable» ou le chemin de la renaissance que l’alternative stratégique leur ouvrirait. Rien n’est joué. Michel Raimbaud Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT. Raconter l'actualité Populaire Dans La Communauté Pas de lien entre le vaccin Pfizer et les décès post-vaccination signalés, selon l'EMA GoldPalmtree 9h Alors quand un motard se prend un poteau et que son test est positif, il est reconnu mort du covid. Mais quand une personne âgée décède des suites d'une vaccination expérimentale, il s'agit d'une mort subite du nourrisson... Y'a de sacrés professionnels à l'ema, des pro pour s'en mettre plein les fouilles ;-) Meilleur Commentaire Meilleur Commentaire 80 Les Occidentaux ont appris qu'ils étaient aussi mortels que le reste du monde... si ce n'est plus ! PurpleBee 1h Si j'avais écrit un article rétrospectif sur la pandémie du Covid j'aurai titré: "les occidentaux ont appris qu'ils sont manipulés par des incapables, à la solde de l'industrie pharmaceutique." Et quand j'écris "incapables" c'est juste pour être sûr de pouvoir être lu. Meilleur Commentaire Meilleur Commentaire 12 Covid-19 : le régulateur européen approuve le vaccin AstraZeneca/Oxford pour les plus de 18 ans marie1313 2h 8% d'efficacité (source échelle de jacob) et 92% de toxicité pour astra zénéca! un beau score à vrai dire! mais le régulateur européen l'accrédite. Meilleur Commentaire Meilleur Commentaire 12 Paris : frappés par la crise du Covid, des centaines d'étudiants font la file pour de la nourriture hageta yabo 7h Le fameux ruissellement ... Meilleur Commentaire Meilleur Commentaire 14 Covid-19 : le couvre-feu insuffisant selon Véran, de nouvelles mesures à venir EPICURE 1d Le nombre de morts prétendument du Covid a quadruplé à Gilbraltar depuis 2 semaines, c'est à dire depuis que les gens se font vacciner. Donc la vaccination pourrait propager l'épidémie, si on est logique, d'où le confinement pour masquer tout ça. Meilleur Commentaire Meilleur Commentaire 103 «Citoyens en colère»: la ville de Puteaux affiche des banderoles contre la gestion de la vaccination GreenPin 11h Annoncer la rareté pour créer le désir c’est un vieux truc. Surtout ne vous battez pas nous sommes de plus en plus nombreux à passer notre tour. Allez-y les édiles, comme d’habitude profitez. Cette fois on regarde. Meilleur Commentaire Meilleur Commentaire 33
Des soldats français patrouillent dans les rues de la casbah d'Alger ce 17 mai 1956 lors de la "bataille d'Alger". Les archives de la période coloniale de l'Algérie et traitant de la guerre d'Algérie se trouvent en France.
Le rapport de l'historien Benjamin Stora sur la question mémorielle entre l'Algérie et la France préconise une ouverture et un partage des archives coloniales sensibles entre Algériens et Français. Pourtant, malgré les promesses du président français, la communauté des historiens et des archivistes dénonce des entraves dans l'exercice de leur métier. Un texte réglementaire des services du premier ministre, censé mieux protéger le Secret-Défense, suscite la polémique. Un recours vient d’être déposé devant le Conseil d’Etat en France pour demander sa suppression.
« C’est incompréhensible et totalement contradictoire ! » Pierre Mansat, président de l’association de Josette et Maurice Audin ne décolère pas.« Lors de la reconnaissance de la responsabilité de la mort de Maurice Audin par l’Etat français (NDLR : militant de l’indépendance algérienne assassiné en 1957), Emmanuel Macron nous avait promis l’ouverture des archives sur les dossiers sensibles », constate l'ancien adjoint communiste au maire de la ville de Paris. « Force est de constater qu’il est devenu de plus en plus difficile pour les historiens de faire leur métier depuis plusieurs années, notamment sur la période coloniale », déplore Pierre Mansat.
Le non-respect des promesses présidentielles ne passe pas non plus chez Clément Thibaud, historien, chercheur à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) à Paris et président de l’association des historiens contemporanéistes. « Ce contraste entre l’affichage politique et la réalité sur le terrain est très irritant », déplore-t-il. « Nous historiens, sommes opposés à toute forme de judiciarisation des affaires de l’Histoire, mais là nous sommes tellement entravés dans notre métier… », regrette l'historien. Les deux associations, au côté de l’association des archivistes français, ont donc agi. Elles ont décidé de défier l’Etat en portant un recours devant le Conseil d’Etat, le 15 janvier dernier. L’objet du courroux ? Un texte pondu par les services de Matignon.
Il est devenu de plus en plus difficile pour les historiens de faire leur métier depuis plusieurs années, notamment sur la période coloniale.
Pierre Mansat, président de l'association Josette et Maurice Audin
« L’instruction générale interministérielle » du 13 novembre 2020 entend défendre une application plus stricte de l’usage du Secret-Défense. Ce texte réglementaire renforce une précédent texte sur le Secret-Défense datant de 2011 et allant dans le même sens. L’application de ces règlements de 2020 et 2011 entrave de fait les travaux de recherche des historiens sur la période 1934-1970, période qui couvre notamment les guerres de décolonisation en Algérie et au Vietnam mais également les années du régime de Vichy en France.
Des entraves sur la période 1934-1970
« Quand un historien ou citoyen veut accéder à un document considéré « Secret-Défense», l’archiviste doit contacter l’administration qui a produit cette archive. Un représentant de cette autorité doit se rendre sur place et examiner le document pour ensuite le déclassifier », décrit Céline Guyon, archiviste, présidente de l'association des archivistes français. « C’est une véritable usine à gaz », peste l’historien Clément Thibaud. « Par exemple, si vous faites une recherche sur l’ETA (NDLR : organisation basque indépendantiste) dans les années 60, en France, vous devez contacter la Préfectures des Pyrénées-Orientales.Ensuite si un membre de l’ETA faisait partie du corps enseignant, vous devez contacter également le ministère de l’Education nationale…. Et tout cela pour un même document ! Il y a des administrations qui répondent assez rapidement, d’autres un peu moins et certaines pas du tout, souvent par manque de personnel. Les délais vont de six mois, un an à jamais », explique l’historien.
La période du régime de Vichy (1940-1944) est soumise encore à une levée du Secret-Défense malgré la loi de 2008 qui rend normalement accessible tous les documents qui ont plus de 50 ans. Ici le gouvernement de Vichy, avec Philippe Pétain au centre et Pierre Laval à sa gauche, le 11 août 1940.
AP ARCHIVES
Et cela ne concerne pas que quelques cartons d’archives. Certaines administrations françaises ont eu tendance à user ou abuser du tampon Secret-Défense. « C’est le cas des administrations coloniales qui ont eu tendance à classifier des documents sur des secteurs qui ne relevaient pas de l’armée comme l’éducation. Pour la Seconde Guerre Mondiale, une simple lettre de la Gestapo (NDLR : police politique du Troisième Reich) peut être classée Secret-Défense. Les menus des déjeuners du maréchal Pétain sont classés également Secret-Défense », décrit l’historien Clément Thibaud.
Les historiens ne peuvent plus consulter des archives pourtant rendues publiques il y a quelques années et publiées pour certaines.
Céline Guyon, archiviste
Ces entraves sont d’autant plus incompréhensibles que les historiens ont pu avoir un accès à de nombreuses archives sur cette période de manière assez libre, il y a encore quelques années lorsque la loi de 2008 relative aux archives était appliquée. Celle-ci stipule que les documents publics « dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'État, à la sécurité publique » sont communicables passés un délai de 50 ans. Or, l'instruction de 2020 crée de nouvelles conditions d’accès aux archives et rentre en opposition avec l'esprit de la loi de 2008.
« C’est une situation totalement ubuesque. Des historiens qui ont consulté des documents il y a quelques années ne peuvent plus consulter ces mêmes documents dont certains ont été publiés et rendus publics », décrit Céline Guyon, archiviste. La loi de 2008 dépend du Code du patrimoine et le respect du Secret Défense relève du Code pénal. « Et donc concrètement, lorsque vous ouvrez un carton d’archives, les documents classés Secret-Défense sont généralement dans une enveloppe au milieu d’autres archives. Si vous ouvrez ces enveloppes, vous risquez des poursuites pénales », explique l’historien Clément Thibaud.
Si vous ouvrez ces enveloppes Secret-Défense dans un carton d'archives que vous consultez, vous risquez des poursuites pénales.
Clément Thibaud, historien
Ces difficultés mettent à mal la recherche historique française. « Des doctorants ne peuvent plus travailler sur des thèmes sensibles qui ont trait non seulement à la période coloniale mais aussi à la Seconde Guerre mondiale ou la montée des ligues d’extrême droite (dans les années 30). On a un doctorant qui voulait travailler sur l’OAS (NDLR : l’organisation de l’armée secrète, organisation terroriste partisane de l’Algérie française) et il ne peut pas aborder certains thèmes », raconte l’historien Clément Thibaud. D'autres étudiants ont tout simplement abandonné l'idée de faire une thèse en histoire selon le chercheur. Certains envisagent « une reconversion devant l'impossibilité de pouvoir continuer leurs travaux ». Les associations, qui ont porté le recours devant le Conseil d’Etat, ont rencontré le général Benoît Durieux, chef du cabinet militaire du Premier ministre en charge du dossier. Les services de Matignon avancent un argument juridique, sans vouloir communiquer davantage.
Une "bataille des archives" françaises suivie à l'étranger
« Le Secret-Défense dépend du droit pénal et donc il faut mettre en place cette procédure de demande de déclassification longue et complexe pour se conformer au droit. C’est qu’ils avancent. Nous nous estimons que la loi de 2008 est supérieure à un simple texte réglementaire protégeant le Secret-Défense », explique Céline Guyon, archiviste. Au-delà de ces arguments judiciaires complexes, existe-t-il une raison plus politique à ces blocages ? « On sent le gouvernement embêté par cette tournure », confie l'historien Clément Thibaud. « Peut-être que cette situation arrange certains ? Dans l’armée, et ce n’est qu’une hypothèse, il y a des gens qui préfèrent que l’honneur de l’armée soit préservée. Pourtant les historiens travaillent sur ces périodes sont des gens sérieux. C’est une histoire scientifique, qui n’est pas à charge. En refusant l’accès aux sources, on renforce les thèses conspirationnistes », ajoute le chercheur en histoire.
L’accès aux archives n’est pas un combat qui ne concerne que les professionnels de l’histoire, selon Pierre Mansat. « C’est une question démocratique. Depuis la Déclaration droits de l’homme et du citoyen de 1789, chaque citoyen doit pouvoir accéder aux documents que l’Etat produit en leur nom ». En 2017, le Conseil constitutionnel en France a rappelé ce principe. Cette bataille des archives est en tous cas suivi à l’étranger. L’historien américain Robert Paxton, grand spécialiste du régime de Vichy, soutient la démarche juridique entreprise. Et l'historien Clément Thibaud de souligner : « Les historiens originaires des pays de l’ancien empire colonial français suivent de près cette situation »
Malika Boumendjel, veuve de l'avocat algérien Ali Boumendjel (en photo), le 5 mai 2001. Elle s'exprime sur les conditions du décès de son mari, survenu le 23 mars 1957. (ERIC FEFERBERG / AFP)
Malika Boumendjel, veuve de l'avocat algérien Ali Boumendjel (en photo), le 5 mai 2001. Elle s'exprime sur les conditions du décès de son mari, survenu le 23 mars 1957. (ERIC FEFERBERG / AFP)
Parmi ses propositions pour une "réconciliation des mémoires" entre Paris et Alger, l'historien français Benjamin Stora recommande la reconnaissance par la France de l'assassinat du dirigeant nationaliste Ali Boumendjel. Un assassinat, reconnu par l'officier français Paul Aussaresses dans ses mémoires. Ali Boumendjel, par son parcours, est une figure emblématique de ces milliers de disparus durant la bataille d'Alger.
Un assassinat maquillé en suicide
Ali Boumendjel a 38 ans quand il disparaît en 1957, enlevé par les parachutistes à Alger, où il exerçait le métier d’avocat. Fils d’instituteur, Ali Boumendjel est natif de la région d’Oran, où son père officiait à l’école française. La scolarisation des enfants musulmans à l’école publique était réservée aux fils de notables. La scolarisation pour tous deviendra une des principales revendications des Algériens.
Boumendjel, qui maîtrise un français subtil tout en étant capable de plaider en arabe, est aussi le fruit de cette histoire tourmentée, où l’école française a formé une partie des dirigeants nationalistes. "C'était un érudit, un intellectuel qui adorait réciter les poèmes de Virgile, parler de peinture ou encore danser la valse", témoigne sa nièce Fadela Boumendjel-Chitour, professeur de médecine et militante des droits humains.
Lorsqu’il passe sa licence de droit en 1943, Boumendjel milite déjà dans le giron de l'UDMA et du leader nationaliste Ferhat Abbas (qui se rallieront plus tard au FLN). Quand l’armée française, en pleine bataille d’Alger, le fait prisonnier, Ali Boumendjel, Ferhat Abbas et l’UDMA ont déjà rejoint le FLN. Boumendjel n’est ni l’un des principaux leaders du FLN, ni même un membre du comité d’avocats du FLN que le pouvoir colonial comme les généraux ont dans le viseur. Il n’émarge pas non plus au parti communiste algérien, même s’il en est proche. Mais il est militant nationaliste et accepte de défendre des combattants de l’indépendance.
Un mensonge d'Etat
Malgré les menaces, il ne prend pas le maquis et poursuit son métier pour la défense des pauvres et des sans-droits. Son fils aîné a sept ans quand Boumendjel est emporté en pleine bataille d’Alger, retenu dans une caserne. La version officielle annonce qu’il s’est jeté de la terrasse du sixième étage. Ni sa famille, ni ses proches dans les cercles militants ne croiront jamais à cette thèse du suicide dans ce qui devient aussitôt "l'affaire Boumendjel", au sens du retentissement et du scandale immédiat que sa mort produits.
La famille reçoit à l’époque de nombreuses lettres de condoléances, dont celles de Pierre Mendès-France et François Mauriac, "qui s'excusèrent dès le lendemain au nom de la France". L'ami et professeur de droit d'Ali Boumendjel, le juriste et homme politique René Capitant, démissionnera, lui, de la faculté de droit.
Ce qui bouleversera sa famille, c'est que jusqu'aux aveux du général parachutiste Paul Aussaresses en 2000, la mort d'Ali Boumendjel restera maquillée en suicide.
"Je crois que les responsables politiques français ne mesurent pas à quel point des familles entières ont été dévastées par les mensonges d'Etat"
Fadela Boumendjel-Chitour, nièce d'Ali Boumendjel
à l'AFP
"Sa réhabilitation est une approche de la vérité. C'est bien, à condition que l'on reconnaisse qu'il a été sauvagement torturé durant des semaines, et que son assassinat a été masqué en suicide", souligne aujourd'hui la nièce du militant.
Regarder l'histoire en face
Le rapport remis le 19 janvier 2021 à Emmanuel Macron par l'historien Benjamin Stora a pour objectif officiel de "regarder l’histoire en face" d’une "façon sereine et apaisée" afin de "construire une mémoire de l’intégration".
A travers cette figure connue et emblématique, Benjamin Stora met en avant un dossier douloureux : celui des disparus de la guerre d’Algérie et en particulier des milliers d’hommes et de femmes qui ont disparu durant la bataille d’Alger, en cette année 1957, lorsque le pouvoir civil des représentants de la France métropolitaine en territoire algérien a été confisqué par les militaires.
Alors que l’historien Benjamin Stora a remis à Emmanuel Macron son rapport sur la colonisation et la guerre en Algérie, la question des excuses et de la repentance de la France pollue une fois de plus les débats.
Notre devoir de mémoire a-t-il besoin des excuses de la France pour s’exprimer ? Alors que l’historien Benjamin Stora vient de remettre au président Emmanuel Macron son rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », le débat tourne autour d’une annonce, celle de l’Élysée, faite au même moment. « Ni excuse, ni repentance », plutôt des « actes symboliques », a en effet martelé Paris. Une façon pour l’État français de border le sujet, de se prémunir de tout soupçon d’acte de contrition, surtout.
Dans l’Hexagone, si certains s’enthousiasment des vingt préconisations du rapport de Benjamin Stora, d’autres s’agacent non seulement du refus de la France de présenter des excuses et de faire acte de repentance mais, surtout, de l’instrumentalisation qui en est faite. Les excuses et la repentance sont une affaire franco-française.
Posture d’équilibriste
Regardons les faits, comme le requiert Benjamin Stora. L’État algérien n’a jamais exigé – de manière officielle en tout cas – d’excuses de son homologue européen. Et s’il a imposé le récit officiel de la guerre d’indépendance pour mieux asseoir sa légitimité depuis 1962, l’État français en a fait autant. Belle illustration de cette écriture étatique de l’Histoire, les manuels scolaires. On y enseigne la décolonisation plutôt que la colonisation, évitant ainsi assez habilement d’interroger la violence qu’elle sous-tend.
D’ailleurs, il aura fallu attendre quarante ans pour que l’Assemblée nationale française adopte une proposition de loi reconnaissant l’expression « guerre d’Algérie ». Et sans doute autant de temps, on peut le penser, pour essayer d’acter la fin de l’empire colonial et la perte du joyau algérien.
LA GUERRE D’ALGÉRIE ET, EN FILIGRANE, LA COLONISATION, HANTENT LA MÉMOIRE DE MILLIONS DE FRANÇAIS
Entre rapatriés, harkis et anciens appelés, la guerre d’Algérie et, en filigrane, la colonisation, continuent donc de hanter la mémoire de millions de Français. À travers leurs histoires mais aussi celles de leurs descendants qui, à bien des égards, charrient tous les non-dits et les amertumes de leurs aïeux. C’est en leur nom que le rejet des excuses est brandi aussitôt que le sujet de la réconciliation mémorielle revient sur le devant de la scène. S’excuser serait, à leurs yeux, acte de parjure. Écartelée entre la loyauté qu’elle leur doit et la justice qu’elle doit à l’Algérie, la République française adopte une posture d’équilibriste dont elle a bien du mal à se départir. D’autant que le poids de l’Histoire ne penche pas en sa faveur.
Se dédouaner de ses responsabilités
« Reconnaître les mémoires pour laisser le passé passer » – comme le twittait Emmanuel Macron le 6 décembre 2017 lors de sa visite au Makam El Chahid, à Alger – peut-il permettre à la France de solder ce passif ? Pas si sûr. D’autant qu’il a semé d’importants rhizomes dans la société française. La rancœur liée à la perte du département d’outre-mer a infusé le récit national français, infectant les plaies encore à vif de la République.
Racisme, discriminations, stigmatisation… Ces fléaux ont vu le jour non pas avec des générations d’Algériens nés en France mais bien dans le fracas de la défaite de 1962. Comme l’explique l’historien Yvan Gastaut, la « mémoire négative » de la guerre d’Algérie a posé les bases d’un racisme anti-maghrébin. Cette antienne, alors, « ni excuse, ni repentance », n’est que l’avatar de ce larsen qui siffle à bas bruit mais sans relâche depuis soixante ans. Avec un espoir : se dédouaner de ses responsabilités. La République ne refuse pas de s’excuser. Elle n’assume pas. C’est autre chose.
Un problème franco-français
Depuis deux ans et le début du Hirak, les Algériens s’emploient tant bien que mal à reprendre en main leur destin si souvent confisqué par ceux d’en-haut. Avant cela, il y a eu la décennie noire. Peu d’entre eux ont oublié l’absence de solidarité internationale à leur égard. Comment penser que ce peuple entré dans l’Histoire par la grande porte attende des excuses de l’ex-colonisateur ? A-t-il besoin de son adoubement pour décrocher le statut de victime qu’un jour il fut ?
Si l’histoire repose sur une approche scientifique, la mémoire de la colonisation, elle, repose sur des vécus. Et en la matière, il n’y a pas de doute : la colonisation française en Algérie fut une abomination. Elle rime avec 132 ans de violences, d’humiliations, de spoliations, d’exactions…
SI LA FRANCE DOIT DES EXCUSES, C’EST D’ABORD À ELLE-MÊME ET À SES IDÉAUX, BAFOUÉS EN ALGÉRIE PENDANT 132 ANS
Pour autant, la question des excuses relève d’une construction tronquée et manipulatoire du débat. Tronquée parce que, encore une fois, elle est un problème franco-français. Manipulatoire parce qu’elle vise à placer au même niveau bourreaux et victimes. Historiquement c’est faux, et c’est surtout déresponsabilisant.
Depuis vingt ans, l’épouvantail des excuses pétrifie les relations entre les deux pays. Le temps d’assumer ce que la République fut est venu. Il en va de la justice, de la vérité et de l’avenir de cette société qui se fissure sous nos yeux. Comme l’écrit Benjamin Stora : « Le métissage (vivre-ensemble) a échoué dans l’Algérie coloniale mais dans la France d’aujourd’hui, c’est un enjeu majeur ». Si la France doit des excuses, c’est d’abord à elle-même et à ses idéaux, bafoués en Algérie pendant 132 ans.
Alors que l’historien Benjamin Stora a remis à Emmanuel Macron son rapport sur la colonisation et la guerre en Algérie, la question des excuses et de la repentance de la France pollue une fois de plus les débats.
Notre devoir de mémoire a-t-il besoin des excuses de la France pour s’exprimer ? Alors que l’historien Benjamin Stora vient de remettre au président Emmanuel Macron son rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », le débat tourne autour d’une annonce, celle de l’Élysée, faite au même moment. « Ni excuse, ni repentance », plutôt des « actes symboliques », a en effet martelé Paris. Une façon pour l’État français de border le sujet, de se prémunir de tout soupçon d’acte de contrition, surtout.
Dans l’Hexagone, si certains s’enthousiasment des vingt préconisations du rapport de Benjamin Stora, d’autres s’agacent non seulement du refus de la France de présenter des excuses et de faire acte de repentance mais, surtout, de l’instrumentalisation qui en est faite. Les excuses et la repentance sont une affaire franco-française.
Posture d’équilibriste
Regardons les faits, comme le requiert Benjamin Stora. L’État algérien n’a jamais exigé – de manière officielle en tout cas – d’excuses de son homologue européen. Et s’il a imposé le récit officiel de la guerre d’indépendance pour mieux asseoir sa légitimité depuis 1962, l’État français en a fait autant. Belle illustration de cette écriture étatique de l’Histoire, les manuels scolaires. On y enseigne la décolonisation plutôt que la colonisation, évitant ainsi assez habilement d’interroger la violence qu’elle sous-tend.
D’ailleurs, il aura fallu attendre quarante ans pour que l’Assemblée nationale française adopte une proposition de loi reconnaissant l’expression « guerre d’Algérie ». Et sans doute autant de temps, on peut le penser, pour essayer d’acter la fin de l’empire colonial et la perte du joyau algérien.
LA GUERRE D’ALGÉRIE ET, EN FILIGRANE, LA COLONISATION, HANTENT LA MÉMOIRE DE MILLIONS DE FRANÇAIS
Entre rapatriés, harkis et anciens appelés, la guerre d’Algérie et, en filigrane, la colonisation, continuent donc de hanter la mémoire de millions de Français. À travers leurs histoires mais aussi celles de leurs descendants qui, à bien des égards, charrient tous les non-dits et les amertumes de leurs aïeux. C’est en leur nom que le rejet des excuses est brandi aussitôt que le sujet de la réconciliation mémorielle revient sur le devant de la scène. S’excuser serait, à leurs yeux, acte de parjure. Écartelée entre la loyauté qu’elle leur doit et la justice qu’elle doit à l’Algérie, la République française adopte une posture d’équilibriste dont elle a bien du mal à se départir. D’autant que le poids de l’Histoire ne penche pas en sa faveur.
Se dédouaner de ses responsabilités
« Reconnaître les mémoires pour laisser le passé passer » – comme le twittait Emmanuel Macron le 6 décembre 2017 lors de sa visite au Makam El Chahid, à Alger – peut-il permettre à la France de solder ce passif ? Pas si sûr. D’autant qu’il a semé d’importants rhizomes dans la société française. La rancœur liée à la perte du département d’outre-mer a infusé le récit national français, infectant les plaies encore à vif de la République.
Racisme, discriminations, stigmatisation… Ces fléaux ont vu le jour non pas avec des générations d’Algériens nés en France mais bien dans le fracas de la défaite de 1962. Comme l’explique l’historien Yvan Gastaut, la « mémoire négative » de la guerre d’Algérie a posé les bases d’un racisme anti-maghrébin. Cette antienne, alors, « ni excuse, ni repentance », n’est que l’avatar de ce larsen qui siffle à bas bruit mais sans relâche depuis soixante ans. Avec un espoir : se dédouaner de ses responsabilités. La République ne refuse pas de s’excuser. Elle n’assume pas. C’est autre chose.
Un problème franco-français
Depuis deux ans et le début du Hirak, les Algériens s’emploient tant bien que mal à reprendre en main leur destin si souvent confisqué par ceux d’en-haut. Avant cela, il y a eu la décennie noire. Peu d’entre eux ont oublié l’absence de solidarité internationale à leur égard. Comment penser que ce peuple entré dans l’Histoire par la grande porte attende des excuses de l’ex-colonisateur ? A-t-il besoin de son adoubement pour décrocher le statut de victime qu’un jour il fut ?
Si l’histoire repose sur une approche scientifique, la mémoire de la colonisation, elle, repose sur des vécus. Et en la matière, il n’y a pas de doute : la colonisation française en Algérie fut une abomination. Elle rime avec 132 ans de violences, d’humiliations, de spoliations, d’exactions…
SI LA FRANCE DOIT DES EXCUSES, C’EST D’ABORD À ELLE-MÊME ET À SES IDÉAUX, BAFOUÉS EN ALGÉRIE PENDANT 132 ANS
Pour autant, la question des excuses relève d’une construction tronquée et manipulatoire du débat. Tronquée parce que, encore une fois, elle est un problème franco-français. Manipulatoire parce qu’elle vise à placer au même niveau bourreaux et victimes. Historiquement c’est faux, et c’est surtout déresponsabilisant.
Depuis vingt ans, l’épouvantail des excuses pétrifie les relations entre les deux pays. Le temps d’assumer ce que la République fut est venu. Il en va de la justice, de la vérité et de l’avenir de cette société qui se fissure sous nos yeux. Comme l’écrit Benjamin Stora : « Le métissage (vivre-ensemble) a échoué dans l’Algérie coloniale mais dans la France d’aujourd’hui, c’est un enjeu majeur ». Si la France doit des excuses, c’est d’abord à elle-même et à ses idéaux, bafoués en Algérie pendant 132 ans.
bderrahmane Hadj Nacer, essayiste et ex-gouverneur de la Banque d’Algérie, revient sur le rapport Stora, l’ordre néocolonial, le pillage des richesses de l’Algérie, les crimes coloniaux, hirak… ENTRETIEN.
Au vu de la teneur du rapport de l’historien Benjamin Stora, la repentance de la France vis-à-vis de son passé colonial en Algérie n’est toujours pas à l’ordre du jour. Pourquoi une telle réticence des autorités françaises ?
Abderrahmane Hadj-Nacer, essayiste, ancien gouverneur de la Banque d’Algérie :
Les prises de position de l’Etat français par rapport à la guerre d’Algérie sont liées à la politique interne française.
Ce n’est pas lié à un rapport à l’Histoire et certainement pas à un rapport à la vérité. L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Sommes-nous des vaincus ? 20% de la population française a un rapport direct avec l’Algérie et c’est énorme.
L’Algérie est donc un thème récurrent de la politique française. Il est donc très important de parler de l’Algérie, tantôt positivement, tantôt négativement, tout dépend à quelle partie de la population française on s’adresse.
Nous sommes davantage confrontés à des enjeux électoraux et donc cela n’a rien à voir avec l’expression d’une vérité. Force est de constater encore aujourd’hui en France, le déni de la réalité, le refus absolu d’aller véritablement dans le fond des rapports entre l’Algérie et la France, parce que, effectivement, pour beaucoup de Français, il s’agit d’une guerre civile qui a eu lieu en Algérie à partir de 1954 car le nord de l’Algérie était une partie des départements français.
C’est le refus même de considérer qu’il y avait là une entité qui avait sa propre personnalité et sa propre histoire. D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, certains considèrent que l’Algérie a été créée par la France, comme s’il n’y avait rien, ni géographie ni histoire avant l’arrivée de la France.
Le sujet revient ainsi à la surface régulièrement, à chaque élection française au niveau présidentiel ou régional. À chaque élection à Marseille ou à Paris, on voit le prétendant maire de la ville qui veut se faire réélire venir prendre des images à Alger.
Vous remarquerez que les images sont souvent prises dans l’Alger colonial, pas dans la Casbah ni dans l’Algérie qui a été construite après l’indépendance. Le message qui se veut subliminal est celui de la mission civilisatrice de la France.
« Nous avons perdu la paix au congrès de Tripoli dès le moment où l’ordre néo colonial a prévalu »
La partie algérienne attendait pourtant au moins des pas significatifs…
Le rapport Stora répond à une commande politique liée à la prochaine échéance présidentielle en France. Il y a une différence avec ce qui s’est passé lors de la préparation des élections en 2016-2017. Il s’agissait, alors, de convaincre l’électorat musulman que le candidat Macron était prêt à aller loin, on a donc parlé de crimes contre l’humanité.
Or, cette fois-ci, on est dans la course à l’extrême droite étant donné la droitisation des opinions publiques européennes et occidentales en général. Nous sommes dans un cas de figure où il faut se débarrasser des complexes liés à la colonisation. Cela évidemment conforte l’attitude de déni historique de la responsabilité de ce qui s’est passé en Algérie.
Il est important de souligner que dans cette séquence comme dans cette affaire, nous ne sommes pas concernés et c’est pour ça que surréagir au rapport Stora pose problème.
Cela étant, si on devait véritablement faire ce travail, cela signifierait d’abord que nous le fassions en tant qu’entité autonome. Or nous avons un problème, nous avons gagné la guerre en 1958 déjà, mais nous avons perdu la paix au congrès de Tripoli dès le moment où l’ordre néo colonial a prévalu.
Donc tant que l’Algérie est dans cet ordre, il est très très difficile d’interroger l’Histoire d’un point de vue différent de celui du dominé. Cela est d’autant plus difficile que la France, dite pays de droit, a interdit l’accès aux archives malgré la loi. Il est vrai que les Français pourraient être surpris d’apprendre la vérité sur la main rouge, L’OAS, les exactions du 5 juillet à Oran, l’opération valise ou cercueil ou encore le sort funeste programmé des harkis.
« Donc que doit-on réclamer à la France ? »
Cette question des archives est primordiale. Qu’est-ce qu’elles pourraient nous apprendre au-delà des crimes coloniaux, du nombre de victimes ou du déroulement précis des événements ?
Ces archives nous concernent nous, non seulement parce qu’elles traitent de 1830 à aujourd’hui, je dis bien aujourd’hui, c’est-à-dire 2021, mais les Français ont aussi pris les archives de la période ottomane, de la Régence d’Alger et celles des différentes zaouïas dont certaines remontent au 10e siècle.
C’est-à-dire de l’Algérie qui existait avant l’arrivée de la France. Dans ces archives, nous pouvons découvrir beaucoup des choses qui montrent d’abord l’indépendance de l’Algérie de l’époque, mais aussi certains chiffres clés, par exemple, le chiffre des impôts qui nous donne une population de dix millions d’habitants au moment où est arrivée la France.
Mais il faut reconnaitre que même nos propres archives nous sont interdites, les archives du MALG et de l’Algérie indépendante ne sont pas accessibles aux chercheurs algériens. Se pencher dans ces conditions sur l’Histoire coloniale ou néocoloniale est quelque chose d’extraordinairement complexe et d’impossible.
Cela étant, si nous pouvions le faire, ce n’est pas à l’occasion d’un rapport rédigé en six mois. Il faudrait des commissions composées de spécialistes très différents, notamment des anthropologues, des ethnologues, des sociologues, des démographes, des économistes, des statisticiens, des historiens…
Par exemple, s’il n’y avait pas eu les génocides d’Algériens, la population algérienne serait de l’ordre de 80 millions d’habitants. Si on prend en considération la réalité de l’Histoire, le Trésor d’Alger, qui a été chiffré par les Français eux-mêmes à 500 millions de francs de l’époque, soit l’équivalent de la moitié des revenus de la France de l’époque.
Donc que doit-on réclamer à la France ? La restitution du Trésor ? On serait loin de l’évaluation de Pierre Péan, cinq à six milliards d’euros, mais d’infiniment plus ! Pour être relatif, le montant serait de l’ordre du tiers du PIB français, c’est-à-dire 700 milliards d’euros.
Si l’on devrait chiffrer le nombre d’Algériens qui manquent, il s’agirait de 35 millions. Et si on applique le chiffre le plus bas relatif aux indemnisations concernant la Shoah, soit 5 000 dollars par individu disparu, je vous laisse calculer. Je ne parle même pas de ce qui apparaîtrait comme une broutille, la dette du blé pour nourrir les troupes napoléoniennes.
On peut aller encore plus loin, en reprenant l’argumentaire du GPRA concernant le Sahara, l’Algérie a été amputée de toute la partie occupée par les touaregs et conquise à partir de l’édification de l’État Rostémide. Comment évaluer ce trauma ?
« Or, tous nos gens de très grande compétence sont pillés. »
Peut-on alors considérer que la France refuse l’idée de présenter des excuses pour ne pas voir la revendication passer à une autre étape, celle de l’indemnisation ?
Ça va bien au-delà de ça. Pour que la France puisse présenter des excuses, il faut que l’Algérie finalise son indépendance. C’est pour ça que le Hirak est un enjeu. Le Hirak a montré une population qui n’est plus dans l’ordre néocolonial pendant que le régime, lui, n’avait pas encore fait sa mue.
Donc, ce problème ne peut encore être posé maintenant, parce que nous avons même vu l’Algérie gérée à partir des Invalides. Nous avons eu des réunions où il y avait le chef de l’Etat, le chef d’état-major et le chef des services sous le regard plein d’alacrité de François Hollande, comme si cela était naturel.
Ce n’est même pas une image humiliante, c’est une image qui reflète la réalité du fonctionnement de l’ordre néocolonial. Le rapport Stora n’est d’aucun intérêt pour nous, parce que le pire est en train de se dérouler à un moment où nous avons le plus besoin de regrouper nos forces.
Car le pillage, ce n’est pas seulement l’exploitation du sous-sol, c’est surtout l’exploitation de la vraie richesse qu’est la ressource humaine. Quand vous avez un système qui ne retient pas ses cadres dont la formation a coûté à la Nation, les plaçant en situation de précarité sociale et politique, qui les livre à un système qui, lui, accorde facilement des visas aux ingénieurs et aux médecins et qui vous demande de reprendre tous ceux qui ne plaisent pas aux autorités européennes, il y a là, un problème grave.
Il s’agit d’un pillage par consentement mutuel. Un médecin, c’est un million de dollars de formation et ça rapporte 500 000 euros par an en termes de revenus. C’est aussi le cas d’un informaticien, d’un polytechnicien… Or, tous nos gens de très grande compétence sont pillés.
Par contre, nous devons devenir les gardiens de prison de ceux qui ne sont pas compétitifs. On peut dire que les gens sont attirés par les conditions de vie meilleures et que personne n’est venu les prendre de force, mais ça, ce sont des techniques modernes de pillage.
Quand vous avez un système de visas qui est totalement inique, quand vous avez n’importe quel ministre de souveraineté qui est prêt à s’humilier pour obtenir des visas pour ses enfants, vous n’avez en réalité plus de ministère de souveraineté.
Les gens compétents représentent 3 ou 4% de la population, la règle aurait voulu que lorsque vous accordez un visa à un médecin, vous en accordez infiniment plus à d’autres catégories dont les chômeurs pour représenter la population algérienne. Si vous ne le faites pas, vous faites du pillage.
Évidemment, il faudrait mettre tout cela sur la table. Je ne veux même pas aborder les contrats économiques où même lorsque vous signez avec un chinois, vous payez la dîme à un français comme le montre si bien l’autoroute est-ouest. Ni le recel généralisé des biens et fonds mal acquis.
Mais d’ailleurs, remontons un peu dans le temps. Au XVIe siècle, François 1er a signé des accords avec la Sublime porte et d’autres avec la Régence d’Alger. Les gens disent que la Régence d’Alger n’était pas indépendante, mais ce n’est pas vrai. C’est comme si on disait aujourd’hui que la France n’est pas indépendante parce qu’elle fait partie de l’Union européenne ou de l’Otan.
L’Algérie avait accepté des accords de protection du commerce de la France par rapport à ses concurrents, les Anglais, les Hollandais, etc. Est-ce que nous avons été payés pour ça ? Évidemment non. Ça aussi, il faudra le mettre sur la table. Nous avons apporté beaucoup au commerce français et la France nous a apporté de la duplicité.
Dans notre naïveté permanente, nous croyons aux accords, comme l’Emir Abdelkader qui a cru à tous les traités qu’on lui a fait signer alors qu’il a été traité comme un vulgaire prisonnier, y compris au château d’Ambroise.
Le génocide qu’a subi l’Algérie est un génocide qui n’a pas de nom. Non seulement on a tué des gens, non seulement on les a enfumés, le plus important c’est qu’on a voulu modifier la structure mentale, les caractéristiques culturelles de la population algérienne. On a fait revenir à l’âge de la pierre une société qui était cultivée, qui était savante.
Donc s’il faut parler de l’histoire, il faut revenir au moins au XVIe siècle. Comment en déterminer le prix ? Comment construire une relation apaisée ? Comment expurger la haine et la duplicité ?
« La torture (…) a été tuée par celui qui l’a mise en œuvre »
Vous dites que le rapport de M. Stora est sans intérêt pour nous. A-t-il peut-être veillé à ne faire que des propositions réalistes, c’est-à-dire qui peuvent facilement être mises en œuvre ?
Il ne faut pas en vouloir à Benjamin Stora, qui fut un historien honnête et qui a fait ce qu’on lui a demandé de faire, car il ne faut l’oublier, aujourd’hui, il est plus fonctionnaire qu’historien et là, il n’est pas dans la recherche mais dans la réponse à une question politique et électoraliste.
Je dirais que ce sont des propositions sans intérêt historique, mais des propositions qui visent au niveau du droit à éteindre une revendication. Quand vous voulez étouffer une affaire, vous la jugez.
C’est le principe du fait jugé. Ce qui se passe aujourd’hui avec le rapport Stora, c’est ce qui s’est passé antérieurement avec des tentatives à l’époque de Jacques Chirac ou de François Hollande, c’est-à-dire en parler pour ne pas en parler.
D’ailleurs, vous remarquerez que la torture, qui est quand même une tache énorme pour l’armée française, comme les événements d’Abou Gharib pour l’armée américaine, a été tuée par celui qui l’a mise en œuvre, c’est-à-dire le général Aussaresse.
Celui-ci a fait un livre et puis on n’en parle plus, or c’était à nous d’en parler. C’est aussi ça l’ordre néocolonial, ils font des livres et ils tuent le sujet. Comme je l’ai dit, nous avons perdu la paix en 1962, et tant que nous n’aurons pas achevé le processus de recouvrement de la paix, nous ne pourrons pas aborder les questions d’Histoire parce que nous ne nous autorisons pas à le faire.
« J’ai eu à dire que le Hirak a gagné »
Quelques semaines avant la remise de ce rapport, il y a eu une vive polémique suite à des propos du président français sur la situation politique en Algérie. Quelle lecture peut-on faire de ces propos ?
J’ai eu à dire que le Hirak a gagné, non pas parce qu’il a désigné des gens à la tête de l’Etat, mais parce qu’il a remis en cause l’ordre néocolonial. On sait que les « régime change » ou les « révolutions de couleur » ne correspondaient pas aux intentions affichées, c’est-à-dire la démocratie, mais à affaiblir ou changer des régimes.
Dans le cas de l’Algérie, c’était comment renouveler le régime finissant de Bouteflika dans un contexte où les rapports de force n’étaient pas clairs. Mais le Hirak a montré une si grande autonomie que la seule intelligence qui a pu se développer c’était celle d’enfourcher ce Hirak, avec l’idée saugrenue que dès qu’un nouveau pouvoir sera installé, tout rentrerait dans l’ordre.
Or, pour cela, il faut un compromis historique. Tel qu’il est conçu par les décideurs habituels, le compromis c’est un accord entre les décideurs et un adoubement de l’étranger, la France en premier.
Mais on a oublié que le Hirak avait sa propre autonomie et a donc refusé d’adouber l’accord, de la façon la plus simple. D’abord le Hirak a continué, et puis il n’y a pas eu de vote malgré toutes les manipulations.
Si par ailleurs les chiffres qui ont été publiés sont proches de la réalité, cela montre qu’il n’y avait pas encore de compromis à l’intérieur du système. Par contre, manifestement, les propos du président Macron montraient qu’il y avait eu un compromis partiel avec l’étranger.
Donc nous avons un système avec une partie qui avait un accord avec l’étranger et d’autres parties qui n’ont pas été dans le compromis, alors que la population elle-même a été exclue de ce compromis. Ce que n’arrive pas à comprendre le système, c’est qu’il n’est plus possible d’avoir un compromis sans un accord minimum avec la population.
Par ailleurs, il convient de replacer les interventions du président Macron dans le contexte de la politique intérieure française.
Lorsqu’on reproduit en métropole les conditions de l’aménagement du territoire inique des colonies et que l’on parque dans des cités insalubres les exclus de la croissance puis que l’on montre du doigt l’islam et qu’enfin on parle de séparatisme, c’est que de façon évidente la guerre d’Algérie n’est toujours pas soldée et que la France non plus n’a pas gagné la paix.
UNE LECTURE DE MALEK BENNABI. Essai de Youssef Girard. Editions Alem El Afkar, Alger 2019, 650 dinars, 208 pages.
Né en 1905 à Tébessa dans une famille originaire de Constantine, Malek Bennabi fit des études à la médersa d'Etat de sa ville d'origine avant de partir en France poursuivre des études d'ingénieur en électricité. Intellectuel bilingue, influencé par Ibn Khaldoun et F. Nietzsche, il est arrivé à maîtriser à la fois les références occidentales et les références arabo-musulmanes, ce qui en faisait, selon Anouar Abdel-Malek (1965) «l'un des premiers philosophes sociaux du monde arabe et afro-asiatique de notre temps».
Durant plus de trente années (de 1936 à 1973, date de son décès à Alger), il a écrit plus d'une vingtaine d'ouvrages et des centaines d'articles (dont plusieurs dans l'organe central du Fln, «Révolution africaine»).Il a forgé pas mal de concepts (dont celui de «colonisabilité») et produit beaucoup d'idées, tout particulièrement sur la culture, la civilisation et/ou la fonction des idées dans les processus sociaux.
Tout cela dans un cadre précis... que beaucoup de ses «héritiers» occupent tout particulièrement depuis les années 90 : la défense d'un Islam qui aurait retrouvé sa dynamique sociale originelle afin de lui permettre de refaire la civilisation musulmane. Rêve ou utopie ? Pour l'instant, sur le terrain, ce sont bien plutôt les idées radicales... allant jusqu'à la violence, qui ont pris, çà et là, le dessus.
Malek Bennabi, un philosophe de son époque... mais aussi un observateur critique qui a construit toute sa réflexion à partir de la situation sociale et politique du monde musulman de son époque, c'est-à-dire d'un monde vivant alors «sous le joug de l'Occident». La grande question de l'époque : comment se sortir de la situation de dominé politique, économique et culturel ?
Il a, donc, entrepris, une longue (elle a duré jusqu'à son décès) analyse très intellectualisée et approfondie des situations et des autres «pensées» et thèses en posant, à partir de la problématique de base, les questionnements principaux en tentant d'y apporter des réponses : Abdelhamid Ben Badis et le mouvement réformateur algérien, les orientalistes européens, la société musulmane post-almohadienne, l'orientalisme apologétique, le mouvement des Frères musulmans, la posture apologétique de certains intellectuels musulmans, le phénomène de «surimposition» dans la production intellectuelle musulmane, les travaux ou écrits de Mohamed Abduh, Mohammed Rachid Reda, Chakib Arslan, Anouar Abdel-Malek,... ne s'arrêtant jamais de dénoncer «les idées mortes» et les «idées mortelles» et leurs partisans, sa critique s'apparentant, dans une certaine mesure, à celle formulée par ses prédécesseurs réformateurs à l'encontre des tendances traditionnalistes et occidentalisées.
L'Auteur : Historien spécialiste de l'Algérie contemporaine... ayant soutenu une thèse de Doctorat en Histoire (Université Paris VII) : «Nationalisme révolutionnaire et socialisation politique : le cas du Ppa - Mtld dans l'ancien département d'Alger, 1943-1954».
Table des matières : Avant-propos / Introduction / I. Une pensée dynamique / II. Malek Bennabi et le mouvement de renouveau / III. Penser à partir de Malek Bennabi.
Extraits : «Les pensées naissent et se développent en interaction avec le vécu de chaque personne» (Malek Bennabi cité, p. 18). «Pour mener à bien sa mission, le monde musulman devait sortir de la posture apologétique pour regarder en face sa situation réelle et ainsi traiter les problèmes auxquels il était confronté. Il devait également sortir de son isolement pour prendre pleinement part aux affaires du monde» (p. 79).
Avis : M. Bennabi ! Une pensée généreuse et sincère, une réflexion critique qui collait assez bien avec les réalités d'hier, celles de son temps... dont l'«utopie islamo-afro-asiatique». L'auteur y croit, avouant «une lecture subjective de la vie et des idées de Malek Bennabi»... On aurait tant aimé y croire, nous aussi. La déception a été bien grande.
Citations : «Celui qui décrit une personne et son action le fait en fonction d'un regard singulier porteur de son identité individuelle propre» (p. 97). «L'apologie, c'est la substitution de l'ersatz verbal au fait tangible, la substitution d'une réalité subjective à la réalité objective de ce milieu : c'est la tentative de justification de l'effondrement de ses forces morales et sociales. Et, cette justification qui s'opère de deux manières - soit par substitution du subjectif à l'objectif soit pas substitution d'un passé prestigieux à un passé déshérité - rend impossible une thérapeutique sociale ( Malek Bennabi, extrait de «L'Afro-asiatisme». Sec. Alger 1992) (p. 137)
LA CRISE DU DISCOURS RELIGIEUX MUSULMAN. LE NÉCESSAIRE PASSAGE DE PLATON A KANT. Essai de Lahouari Addi. Editions Frantz Fanon, Boumerdès 2020, 1.000 dinars, 392 pages.
Premier constat : Le monde musulman en général et le discours religieux musulman connaissent une crise culturelle profonde... pris dans une fièvre idéologique depuis au moins deux siècles et réagissant avec violence, verbale souvent mais (selon moi) pas seulement aux évolutions sociales. Second constat : La domination européenne (à travers la colonisation, entre autres, puis (selon moi), les nouvelles formes issues de la décolonisation) a révélé la crise, mais elle n'en est pas (selon moi), la cause (première ?).
Troisième constat : il faut rechercher la cause de la crise, selon l'auteur, et il n'est pas le premier à le dire, dans l'histoire intellectuelle de la culture religieuse au cours de laquelle l'orthodoxie officielle - mais pas que (selon moi) - avait interdit la philosophie comme activité intellectuelle autonome. Pourtant al-Ash'ari et al-Ghazali ont donné à «la science de l'argumentation rationnelle», sa forme définitive en utilisant le Logos grec, après l'avoir islamisé, c'est-à-dire rendu compatible avec la révélation coranique. L'usage public de la raison s'est trouvé interdit et le consensus des oulémas (des clercs religieux spécialisés dans la gestion du sacré et devenus aussi des éducateurs propageant un savoir normatif sur la vie sociale, disant la norme et enseignant ce que la société doit être) s'est , au fil du temps, imposé... entraînant l'indigence de la pensée religieuse. La pensée musulmane s'est coupée de l'expérience humaine, confondant le sacré avec les commentaires sur le sacré. L'ouvrage est organisé en huit chapitres :
- Montrer la parenté métaphysique entre le monothéisme et la philosophie grecque qui a servi de fondement rationnel à la théologie médiévale.
- Eclairage sur l'influence de la métaphysique platonicienne sur la culture savante et populaire (ce qui a permis un développement remarquable de la spéculation philosophique durant quatre siècles).
- Montrer comment la vision néo-platonicienne a marqué la culture musulmane, résistant aux accusations de shirk (associationnisme) lancées par les fuqaha' et l'orthodoxie salafiste.
- Tentative de synthèse faite par Mohammed Abdou entre le positivisme européen et la vieille théologie, synthèse qui avait réuni les culturalistes conservateurs et les nationalistes progressistes. Unis contre le colonialisme et se combattant après les indépendances.
- Le paradoxe de la société musulmane contemporaine acceptant la technologie la plus moderne tout en refusant la philosophie du sujet qui l'accompagne.
- Les enjeux contemporains du débat religieux.
- Problématique juridique dans la société musulmane, en définissant les concepts de chari'a, de fiqh et de droit musulman.
- Bien que la culture musulmane reste fidèle à la vision platonicienne, la société reste hésitante face au dilemme de moderniser l'islam et d'islamiser la modernité. D'où la question de la sécularisation (thème de sociologie et non de théologie) en cours dans les rapports sociaux (espace public et espace privé). Et pour finir, en annexe, un commentaire sur ledit «théorème de la sécularisation» ayant opposé Carl Schmitt et Karl Löwith à Hans Blumenberg.
L'Auteur : D'abord enseignant durant vingt années à l'Université d'Oran. Doctorat en France. Professeur de sociologie politique du monde arabe (Sciences Po', Lyon) et professeur invité d'universités américaines. Auteur de plusieurs ouvrages et articles parus dans des revues académiques. Plusieurs analyses dans la presse algérienne.
Table des matières : Préfaces / Introduction / L'apport de la philosophie grecque à la théologie abrahamique / L'islam et le dualisme platonicien / Du soufisme à l'islamisme / Muhammad Abdou ou l'échec de la modernisation de la culture musulmane / Un positivisme sans sujet / Transcendance et histoire : les enjeux contemporains / Chari'a, fiqh et droit musulman / L'Europe, l'islam et la sécularisation / Le débat autour du «théorème de la sécularisation» : Carl Schmitt, Karl Löwith, Hans Blummenberg.
Extraits : «Pour bâtir une modernité cohérente avec des valeurs religieuses, les musulmans n'ont pas besoin de modifier le Coran ; il suffit qu'ils le lisent autrement, y compris en utilisant la ressource qu'il offre : l'abrogation (en-naskh) de certains versets du Coran par d'autres versets... la vraie interprétation du texte sacré n'existe pas ; le texte sacré existe pour soi et non en soi... il faut que la culture change de métaphysique et qu'elle remplace Platon par Kant» (pp. 24 25). «Avec Kant, la foi est rattachée à la raison pratique appelée à réguler les rapports humains ; elle devrait être présente dans la vie quotidienne à chaque instant et non pas seulement le dimanche dans l'enceinte d'une église» (p. 51). «Pour Nietzsche, il ne s'agit pas tant pour l'homme d'aller dans l'au-delà après la mort que de faire vivre Dieu sur terre durant l'existence du croyant» (p. 57). «Les prochaines persécutions ne se feront pas contre des Galilée musulmans, mais contre des penseurs qui forgeront une autre interprétation du Coran» (p. 220). «Avant d'être politique, la crise des sociétés musulmanes est intellectuelle et culturelle, et se résume dans le passage difficile de la raison à la conscience par laquelle le monde est perçu, construit et approprié» (p. 230).
Avis : Pas un essai de philo. Mais une réflexion formulant une hypothèse assez audacieuse... dont le point départ est une communication sur Mohammed Abdou, «le plus grand théologien musulman contemporain». Une œuvre pas à la portée de tous. L'«entre-soi»... le défaut de nos intellos, le non-décollage de l'édition nationale (non spécialisée). Donc, une approche qui gagnerait à être vulgarisée à travers une écriture non académique... et à être traduite en arabe.
Citations : «Dans le monde musulman, Galilée est resté platonicien» (p. 27). «Platon qui a eu une influence considérable sur la culture musulmane n'est ni un Berbère ni un Arabe» (p. 29). «Quand la culture savante se fige, les croyances populaires se déshumanisent et se mettent à adorer des symboles qui auront perdu le sens des réalités qui leur ont donné naissance» (p. 62). «Dieu enverra à cette communauté tous les cent ans quelqu'un pour lui renouveler sa religion» avait dit le prophète. Les sociétés musulmanes ont raté, à ce jour, quatorze réformes» (p. 64). «Pour se légitimer, l'extrémisme a besoin de construire le mythe de la pureté de l'origine pour se donner une bonne conscience et pour s'affranchir du respect de la vie» (p. 137). «La modernité intellectuelle ne s'importe pas ; elle se construit localement avec des chaînons solidaires» (p. 196)., «L'histoire ne se fait pas par des individus, aussi brillants soient-ils. Elle se fait lorsqu'émergent des groupes sociaux déterminés à réformer l'ordre ancien» (p. 258). «La crise de la société musulmane est celle du passage de la temporalité à l'histoire» (p. 324). «Quand elle est seule actrice de l'histoire, la raison fait courir à sa perte la dimension historique du sacré» (p. 33 UNE LECTURE DE MALEK BENNABI. Essai de Youssef Girard. Editions Alem El Afkar, Alger 2019, 650 dinars, 208 pages.
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