iL esconstant qu'à la veille de toutes les élections présidentielles françaises, outre la récurrente thématique de l'immigration , éternelle bouc-émissaire, l'Histoire fait également irruption pour certains candidats qui espèrent engranger les voix d'une partie de l'électorat sensible à la démagogie. Ici, rappel des faits d'Histoire démontrant les méfaits de ce qu'il a été convenu d'appeler «le système colonial».
Force donc est de revenir à un réel débat sur les réalités historiques significatives qui exigent plus que des «excuses» et appelant une juste réparation («excuses» que d'autres pays ont officiellement formulées : Canada, Australie...) ; ainsi : restitution du Trésor d'Alger ayant servi à l'industrialisation de la France et aujourd'hui évalué à plusieurs milliards d'euros, restitution des archives non accessibles aux chercheurs et encore moins au commun des mortels (notamment celles des périodes coloniale et ottomane, indemnisation de centaines de milliers de familles d'Algériens ayant subi le génocide du système colonial de tout un peuple (enfumades, napalm, tortures...) et des Algériens du Sud suite aux essais nucléaires de l'ancienne puissance coloniale...
Ainsi, selon une légende tenace, le «coup de l'éventail» datant de 1827 a été le coup d'envoi du blocus maritime d'Alger par la marine royale française. L'aventure coloniale avait pour objectif de consolider l'influence française dans le bassin occidental de la Méditerranée. Le 5 juillet, les Français occupèrent Alger ; le même jour, le dey Hussein signa l'acte de capitulation. Premières conséquences : l'effondrement du pouvoir ottoman, le pillage des caisses de l'État, l'expulsion des janissaires d'Alger vers l'Asie Mineure et l'accaparement par la France de toutes les terres du Beylik. Le 1er décembre 1830, Louis-Philippe nomma le duc de Rovigo chef du haut-commandement en Algérie pour mettre en œuvre la colonisation dont la violence est notoire. Après avoir battu Abd-El-Kader, le général Desmichels signa avec ce dernier un traité qui reconnut l'autorité de l'émir sur l'Oranie et permit à la France de s'installer dans les villes du littoral. Officiellement, le 22 juillet, la Régence d'Alger devint «Possession française d'Afrique du Nord». Abd-El-Kader battit le général Trézel dans les marais de la Macta, près de Mascara. Il put également encercler la ville d'Oran durant une quarantaine de jours. Arrivé en renfort de métropole, le général Bugeaud infligea une défaite à celui-ci. Courant janvier 1836, le général Clauzel s'empara de Mascara et de Tlemcen. Le traité de la Tafna fut signé le 30 mai 1837 entre le général Bugeaud et l'émir Abd El Kader. Ce dernier établit sa capitale à Mascara. Le comte de Damrémont, devenu gouverneur général de l'Algérie en 1837, se mit en rapport avec le bey de Constantine pour obtenir une Convention similaire se heurtant au rejet de Ahmed Bey. Courant octobre 1837, ledit gouverneur général se mit en marche sur Constantine fort de dix mille hommes. Après sept jours de siège au cours desquels le comte de Damrémont fut tué, la ville fut conquise.
En 1839, l'armée française ayant entrepris d'annexer un territoire situé dans la chaîne des Bibans, (chaîne de montagnes du Nord d'El DjazaÏr), l'Emir Abdel El Kader considéra qu'il s'agissait d'une rupture du traité de Tafna. Il reprit alors sa résistance ; il pénétra dans la Mitidja et y détruisit la plupart des fermes des colons français. Il constitua une armée régulière (dix mille hommes, dit-on) qui reçut leur instruction des Turcs et de déserteurs européens. Il aurait même disposé d'une fabrique d'armes à Miliana et d'une fonderie de canon à Tlemcen. Il reçut également des armes provenant de l'Europe. Nommé gouverneur général de l'Algérie française en février 1841, Bugeaud arriva à Alger avec l'idée de la conquête totale de l'Algérie. Par l'entremise des «bureaux arabes», il recruta des autochtones tout en encourageant l'établissement de colonies.
Il a pu dire alors : «Le but n'est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d'empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, [...] de jouir de leurs champs [...]. Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes [...], ou bien exterminez-les jusqu'au dernier.» Ou encore : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas !
Fumez-les à outrance comme des renards». De fait, en mai 1841, l'armée française occupa Tagdemt (situé à Tiaret qui fut capitale des Rustumides), puis Mascara pratiquant la razzia et détruisant récoltes et silos à grains. Il semble que l'Emir Abd-El-Kader fit en vain appel au sultan ottoman. C'est ainsi que, courant mai 1843, le duc d'Aumale prit par surprise la «smala» d'Abd-El-Kader faisant trois mille prisonniers (smala : «réunion de tentes abritant les familles et les équipages d'un chef de clan arabe qui l'accompagnent lors de ses déplacements»).
En février 1844, la France mit en place une Direction des Affaires Arabes pour contrôler les bureaux arabes locaux dans les provinces d'Alger, d'Oran et de Constantine avec le dessein de disposer de contacts avec la population autochtone. Fin mai 1844, des troupes marocaines prirent d'assaut les troupes françaises installées dans l'Oranais, mais furent repoussées par le général Lamoricière. Réfugié au Maroc, l'Emir Abd-El-Kader a pu décider le sultan Moulay Abd-El-Rahman d'envoyer une armée à la frontière algéro-marocaine provoquant ainsi des incidents qui, après d'infructueux pourparlers, décida le général Bugeaud de repousser l'armée du sultan marocain qui fut défaite (bataille d'Isly). L'armée marocaine dut se replier en direction de Taza, obligeant le sultan à interdire son territoire à Abd-El-Kader qui finit par se rendre aux spahis (à l'origine, les spahis furent un corps de cavalerie traditionnel du dey d'Alger, d'inspiration ottomane ; lors de la conquête de l'Algérie par la France, ils furent intégrés à l'Armée d'Afrique qui dépendait de l'armée de terre française). L'Emir Abd-El-Kader fut d'abord placé en résidence surveillée durant quatre ans en France (il fut libéré par Napoléon III), puis résida en Syrie jusqu'à la fin de sa vie. C'est ainsi que la Constitution française de 1848 fit de l'Algérie une partie intégrante du territoire français, notamment par l'institution de trois départements français : Alger, Oran et Constantine, les musulmans et les juifs d'Algérie étant considérés des «sujets français» avec le statut d' «indigènes». La résistance continua d'être vive en Kabylie et dans l'oasis des Zaatcha dans l'actuelle wilaya de Biskra. Plus tard, la domination française s'étendit à la Petite Kabylie. Jusqu'en juillet 1857, le la résistance continua dans le Djurdjura avec Lalla Fatma N'Soumer.
Révoltes constantes
A la veille du début de la conquête française, on estimait la population algérienne à trois millions d'habitants. La violente guerre de conquête, notamment entre 1830 et 1872, explique le déclin démographique de près d'un million de personnes. On évoque également les invasions de sauterelles entre 1866 et 1868, les hivers très rigoureux à la même période (ce qui provoqua une grave disette suivie d'épidémies tel le choléra). Pour les Européens d'alors, cette donnée était bénéfique dès lors qu'elle diminuait le déséquilibre démographique entre les «indigènes» et les colons. Ce, outre que le nombre important de constructions détruites avait pour dessein de gommer l'identité d'El Djazaïr. L'objectif était de détruire matériellement et moralement le peuple algérien. Sous Napoléon III, il fut question d'un «royaume arabe» lié à la France avec celui-ci comme souverain. A la même période, on a estimé que quelques deux cent mille colons, français ou européens, possédaient environ sept cent mille hectares. D'un point de vue législatif, il y eut le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 inspiré par le Saint-Simonien Ismaël Urbain, ayant trait au statut personnel et la naturalisation de l'«indigène musulman» et de l'«indigène israélite» (voire à la naturalisation des «étrangers qui justifient de trois années de résidence en Algérie», appelés plus tard «pieds noirs»). Force est de constater qu'en décembre 1866, furent créés des conseils municipaux élus par quatre collèges séparés : français, musulmans, juifs et étrangers européens, les Français disposant des deux tiers des sièges.
La révolte de 1871 est considérée comme la plus importante insurrection contre le pouvoir colonial français. Ainsi, plus de deux cent cinquante tribus se soulevèrent (environ un tiers de la population de l'Algérie d'alors). Elle fut menée depuis la Kabylie (les Bibans ou Tiggura) par le cheikh El Mokrani, son frère Boumezrag et le cheikh Haddad (chef de la confrérie des Rahmanya). Après cette révolte, plus de cinq cent mille hectares furent confisqués et attribués aux «émigrés hexagonaux» suite à la défaite française de 1870 face à l'Allemagne. C'est ainsi que de 245.000, le nombre des colons aboutit à plus de 750.000 en 1914. A la même date, le nombre des Djazaïris («indigènes») passa de deux millions à cinq millions. Après la chute de Napoléon III, les tenants de la Troisième République préconisèrent une politique d'assimilation, notamment par la francisation des noms et la suppression des coutumes locales. Le 24 octobre 1870, en vertu des décrets du Gouvernement provisoire, le gouvernement militaire en Algérie céda la place à une administration civile. La nationalité française fut accordée aux Juifs d'Algérie (décret Crémieux) qui furent néanmoins soumis à l'antisémitisme des colons. En accordant aux juifs algériens le même statut que les Français d'Algérie, ce décret divisa les autochtones qui continuèrent de vivre dans une condition de misère accentuée par de nombreuses années de sécheresse et de fléaux. Les biens des insurgés Algériens de 1871 furent confisqués. Ainsi, une loi du 21 juin 1871 attribua quelque cent mille hectares de terres en Algérie aux «migrants d'Alsace-Lorraine».
Et le 26 juillet 1873, fut promulguée la loi Warnier qui eut pour objectif de franciser les terres algériennes. Le 28 juin 1881, fut adopté le code de l'indigénat qui distingua deux catégories de citoyens : les citoyens français et les sujets français («indigènes»). Ces derniers furent soumis au code de l'indigénat qui les priva de leurs libertés et de leurs droits politiques (seul fut conservé le statut personnel, d'origine religieuse ou coutumière).
Lors de la première guerre mondiale, la France mobilisa les habitants des départements français d'Algérie : Musulmans, Juifs et Européens. C'est ainsi que les tirailleurs et spahis musulmans combattirent avec les zouaves (unités françaises d'infanterie légère) européens et juifs d'Algérie. Il semble que près de 48.000 Algériens furent tués sur les champs de bataille lors de la première Guerre mondiale, ayant été de toutes les grandes batailles de l'armée française (notamment à celle de Verdun). Plus tard, en 1930, la célébration par la France du centenaire de la «prise d'Alger» fut ressentie comme une provocation par la population. Le projet de loi Blum-Viollette (Front populaire) pour l'attribution de droits politiques à certains musulmans sera rejeté à l'unanimité lors du congrès d'Alger du 14 janvier 1937. Au cours de la seconde guerre mondiale, plus de 120.000 Algériens furent recrutés par l'armée française. Avec l'occupation allemande (1940-1944), plusieurs centaines de musulmans («Nord-Africains») installés en France furent engagés pour constituer ce qui a été appelé la «Légion nord-africaine». De trois millions en 1880, la population d'El Djazaïr passa à près de dix millions en 1960 pour environ un million d'Européens.
Il semble qu'à la veille du déclenchement de la guerre d'indépendance, «certaines villes sont à majorité musulmane comme Sétif (85 %), Constantine (72 %) ou Mostaganem (67 %)». L'essentiel de la population musulmane était pauvre, vivant sur les terres les moins fertiles. La production agricole augmenta peu entre 1871 et 1948 par rapport au nombre d'habitants, El Djazaïr devant alors importer des produits alimentaires. En 1955, le chômage était important ; un million et demi de personnes était sans emploi (la commune d'Alger aurait compté 120 bidonvilles avec 70 000 habitants en 1953). Dans ce cadre, l'Algérie était composée de trois départements, le pouvoir étant représenté par un gouverneur général nommé par Paris. Une Assemblée algérienne fut créée ; elle était composée de deux collèges de 60 représentants chacun : le premier élu par les Européens et l'élite algérienne de l'époque et le second par le «reste de la population algérienne».
Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie (MTLD) de Messali Hadj avait alors obtenu une large victoire lors des élections municipales de 1947 ; ce parti devint la cible de la répression des autorités françaises. Il y eut ensuite des fraudes massives lors de l'élection de l'Assemblée algérienne. Il est vrai qu'au début du XXe siècle, les leaders algériens réclamaient alors tantôt le droit à l'égalité, tantôt l'indépendance. C'est ainsi que plusieurs partis furent créés : l'Association des Oulémas musulmans algériens, l'Association de l'Étoile Nord-Africaine, le Parti du Peuple Algérien (PPA), les Amis du Manifeste des Libertés (AML), le Parti communiste algérien (PCA)...
Le 8 mai 1945, prélude à la révolution
Le 8 mai 1945, eurent lieu des manifestations d'Algériens dans plusieurs villes de l'Est du pays (notamment à Sétif, Kherrata et Guelma) ; ce, à la suite de la victoire des Alliés sur le régime nazi. A Sétif, la manifestation tourna à l'émeute. La répression par l'armée française fut des plus brutales provoquant la mort de plusieurs centaines de milliers de morts parmi les Algériens. Cette férocité sans nom eut pour conséquence davantage de radicalisation. Certains historiens ont pu estimer que ces massacres furent le début de la guerre d'Algérie en vue de l'indépendance.
Devant l'inertie des leaders qui continuaient de tergiverser, apparut l'Organisation spéciale (OS) qui eut pour but d'appeler au combat contre le système colonial devenu insupportable. Elle eut pour chefs successifs : Mohamed Belouizdad, Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella. Un Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA) fut créé en mars 1954 et le Front de libération nationale (FLN) en octobre 1954. En Algérie, le déclenchement de la guerre de libération nationale est caractérisé comme étant une Révolution (en France, on utilisa le terme de «guerre d'Algérie» après l'avoir désigné comme étant des évènements d'Algérie jusqu'en 1999). L'action armée intervint à l'initiative des «six historiques» : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Mohamed Boudiaf, Belkacem Krim et Larbi Ben M'hidi lors de la réunion des 22 cadres du CRUA. La Déclaration du 1er novembre 1954 fut émise depuis Tunis par radio.
La guerre d'Algérie débuta le 1er novembre 1954 avec quelques soixante-dix attentats dans différents endroits d'Algérie. La réponse de la France ne se fit pas attendre ; des mesures policières (arrestations de militants du MTLD), militaires (augmentation des effectifs) et politiques (projet de réformes présenté le 5 janvier 1955). François Mitterrand a pu alors déclarer : «L'Algérie, c'est la France». Il déclencha la répression dans les Aurès ; ce qui n'empêcha pas à l'Armée de libération nationale (ALN) de se développer.
De quelques cinq cent hommes, elle augmenta ses effectifs en quelques mois pour atteindre quinze mille et plus tard plus de quatre cent mille à travers toute l'Algérie. Les massacres du Constantinois des 20 et 21 août 1955, notamment à Skikda (alors Philippeville) constituèrent une étape supplémentaire de la guerre. La même année, l'affaire algérienne fut inscrite à l'ordre du jour à l'Assemblée générale de l'ONU, tandis que plusieurs chefs de l'insurrection de l'armée furent soit emprisonnés, soit tués (Mostefa Ben Boulaïd, Zighoud Youcef...). Des intellectuels français aidèrent le FLN, à l'instar du réseau Jeanson, en collectant et en transportant fonds et faux papiers.
Le 22 octobre 1956, eut lieu le détournement de l'avion qui transportait la Délégation des principaux dirigeants du FLN : Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mostefa Lacheraf.
Ce fut là un acte caractérisé de piraterie aérienne. De même, il y eut l'opération d'intoxication de la bleuite (1957-1958) menée par les services secrets français ; le colonel Amirouche Aït Hamouda mit alors en place des purges internes (Wilaya III) qui firent de très nombreux morts dans différentes wilayas. Plus tard, le France déclencha de grandes opérations (plan Challe 1959-1961), les maquis ayant été sans doute affaiblis par ces purges internes.
Ce plan amoindrit davantage les maquis. Arrivé au pouvoir, Charles de Gaulle engagea une lutte contre les éléments de l'Armée de libération nationale algérienne (ALN). Il semblerait que le plan Challe ait entraîné, en quelques mois, la suppression de la moitié du potentiel militaire des wilayas. Les colonels Amirouche Aït Hamouda et Si El Haouès furent tués lors d'un accrochage avec les éléments de l'Armée française. En 1959, à sa sortie de prison, Messali Hadj fut assigné à résidence.
En France, les Algériens organisèrent des manifestations en faveur du FLN. En 1960, le général de Gaulle annonça la tenue du référendum pour l'indépendance de l'Algérie ; certains généraux français tentèrent en vain un putsch en avril 1961. Il n'est pas anodin de rappeler qu'en février 1960, la France coloniale a procédé à un essai nucléaire de grande ampleur dans la région de Reggane (sud algérien). Avec 17 essais nucléaires opérés par la France entre les années 1960 à 1966, il semble que 42.000 Algériens aient trouvé la mort ; des milliers d'autres ont été irradiés et sujets à des pathologies dont notamment des cancers de la peau.
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fut proclamé avec à sa tête Ferhat Abbas. Le colonel Houari Boumediene était alors le chef d'état-major de l'Armée de libération nationale. En 1960, l'ONU annonça le droit à l'autodétermination du peuple algérien. Des pourparlers avec le GPRA furent organisés pour aboutir aux accords d'Évian (18 mars 1962). Ce qui ne mit pas fin aux hostilités puisqu'il y eut une période de violence accrue, notamment de la part de l'OAS. Près d'un million de Français (Pieds-noirs, Harkis et Juifs) quitta l'Algérie entre avril et juin 1962. Le référendum d'autodétermination (1er juillet 1962) confirma les accords d'Évian avec 99,72 % des suffrages exprimés.
Le bilan de cette guerre, en termes de pertes humaines, continue de soulever des controverses des deux côtés de la Méditerranée. Si El Djazaïr se considère avec fierté comme le pays du million et demi de chahids, en France circulent d'autres chiffres qui oscillent entre 250.000 à 300.000 morts. Outre cette comptabilité macabre, bien d'autres sujets continuent de constituer un contentieux entre les deux pays. Il est vrai aussi que la guerre fratricide entre le FLN et le MNA (mouvement de Messali Hadj) fit quelques centaines de morts tant en France qu'en Algérie (notamment à Melouza), outre le nombre de harkis tués après le cessez-le-feu. Ce, sans oublier les luttes pour le pouvoir : d'un côté, le pouvoir civil avec le GPRA présidé par Ferhat Abbas appuyé par les wilayas III et IV, et de l'autre côté le pouvoir militaire (le «clan d'Oujda») et l'«armée des frontières») avec à sa tête Houari Boumediene.
A l'indépendance, El Djazaïr est sortie exsangue des suites de la guerre, des conflits internes et du départ massif des Européens ayant servi d'encadrement durant la période coloniale. L'armée française évacua ses dernières bases en Algérie (enclaves autorisées par les accords d'Évian) : Reggane et Bechar (1967), Mers el-Kébir (1968), Bousfer (1970) et B2-Namous (1978). Ainsi, nonobstant l'indépendance, la France continua d'avoir des bases en Algérie.
Le GPRA de Ferhat Abbas fut évincé par l'ALN au profit d'Ahmed Ben Bella qui fut ainsi le premier président de l'Algérie indépendante du système colonial français. Le FLN devint parti unique et prôna un socialisme à l'algérienne marqué par le populisme et le culte de la personnalité. Et, depuis le coup d'Etat du 19 juin 1965 à ce jour, El Djazaïr ne cesse de s'interroger sur son destin à travers l'Histoire, y compris jusqu'au Hirak dont on peut encore espérer un antidote au pouvoir politique marqué par l'échec de la gérontocratie.
Qu'émerge enfin une nouvelle élite de jeunes, organisés et conscients des enjeux et des défis à relever par El Djazaïr, au-delà des «excuses» de l'ancienne puissance coloniale ! Les gesticulations électoralistes outre-méditérranée ne sauraient faire oublier la barbarie du «système colonial».
La cinéaste regrette la place prise par les figures de la guerre d’Algérie dans l’espace public de son pays. « Le devoir de mémoire doit permettre aux jeunes de se rêver, de se penser de façon heureuse, et non de manière mortifère et revancharde. »
La cinéaste Sofia Djama, en 2016. (BERTRAND NOEL/SIPA)
« Quand des pancartes à la gloire des figures de l’indépendance ont fleuri dans les manifestations du Hirak [le mouvement de contestation anti-régime né en février 2019, NDLR],je me suis dit : on marche sur la tête ! On réclamait un changement radical du système, une mise en valeur de la jeunesse, et voilà qu’on ressortait des figures héroïques de la guerre d’Algérie et des personnages qui ont une légitimité historique. On a apparemment encore besoin de paternalisme.
Oui, l’Algérienne libre que je suis le doit indiscutablement à des figures prêtes au sacrifice suprême pour l’idéal d’une nation. Je pense à Djamila Bouhired, Djamila Boupacha, Zohra Drif, Maurice Audin, Henri Maillot, Hassiba Ben Bouali, et tant d’autres. Mais à 12 ans, le nom qui résonnait le plus en moi était celui de l’athlète Hassiba Boulmerka [première athlète algérienne à offrir une médaille d’or à son pays lors des Jeux de Barcelone en 1992, NDLR] car elle représentait la joie au moment le plus dur de notre histoire, la guerre civile.
Au-delà de la résistance face aux islamistes, qui la menaçaient dans les années 1990 parce qu’elle pratiquait un sport et courait en short, elle a été un exemple absolu de conquête et de performance, en interne comme à l’international. Elle représentait quelque chose que je pouvais atteindre, elle m’autorisait le désir et la rage de vaincre, un truc délicieusement individuel, une construction égoïste, mais que le monde entier pouvait admirer. Qu’est-ce que ça faisait du bien de se dire : c’est possible de construire un truc pour soi, de revendiquer le droit à la singularité et pas seulement à une ambition collective. Enfin, grâce à elle, on parlait de l’Algérie autrement qu’à propos de sa guerre civile, sa guerre d’indépendance ou ses rapports avec la France.
C’est elle que j’ai envie de raconter dans mon prochain film. J’ai besoin de m’identifier à des personnes vivantes, à des icônes joyeuses. Djamila Bouhired a incarné des luttes, mais c’était trop sacrificiel, trop lourd, trop dur. Nous sommes un peuple lourd, dur et pessimiste, comme inaptes à la joie. On n’arrive pas à se projeter. Le régime ne nous le permet pas, mais surtout on est très abîmé par le devoir de porter la mémoire de nos parents, de nos grands-parents, de cette guerre d’indépendance… Comme si on leur devait reconnaissance ad vitam aeternam.
Permettre aux générations de se rêver
Pendant le Hirak avec des amis, nous avons eu l’occasion de discuter avec un ancien moudjahid [un ancien combattant, NDLR]. Nous l’avons quelque peu bousculé par nos propos et nos revendications. A la fin de la conversation, je lui ai demandé pardon pournotre impertinence, il a répondu très naturellement que c’était précisément pour cela que lui et ses camarades s’étaient battu. Selon moi le devoir de mémoire devrait permettre aux générations suivantes de se rêver, de se penser de façon heureuse, et non pas de manière mortifère et revancharde.
Prenons garde à ce que le pouvoir n’accapare pas le Hirak pour l’intégrer à son récit national. Quand j’entends les détenteurs de la parole officielle convoquer le “Hirak béni”, je m’inquiète : va-t-on reproduire le schéma utilisé pour le récit de la guerre d’indépendance ? Quand est-ce qu’on pourra se raconter entre individus, et exprimer le Hirakde nos individualités ?
Oui, il y a un désir profond de se réapproprier l’histoire, l’émancipation est nécessaire, mais pour cela, il faut la documenter, la retravailler et notamment dans les manuels scolaires. A l’école, on nous enseignait la “Glorieuse Guerre”, les massacres, le 8 mai 1945, la résistance à la conquête française… Tout ce qui pouvait développer en nous du patriotismeet un nationalisme primaire. Ontraitait vaguement la période ottomane,la conquête par la France, pour arriver très vite à 1954, considéré comme la date de naissance de l’Algérie. Il n’y avait rien sur ceux qui avaient combattu aux côtés des Algériens. Rien sur Maurice Audin, rien sur Henri Maillot, alors que l’un a une place centrale à son nom à Alger, l’autre un hôpital ! On ne parle des femmes résistantes, qui furent si nombreuses, que de manière exceptionnelle. Les personnages historiques deviennent iconiques mais sans contexte, comme s’ils étaient évanescents. On doit juste se souvenir du nom, le glorifier. On a été éduqué à la soviétique : dans le culte dupeuple courageux qui a souffert. Il y a d’un côté une masse populaire,de l’autre des héros inaccessibles. Et au milieu, rien.
Réunissons les paroles existantes des deux côtés avant qu’elles ne s’éteignent. N’oublions pas que des personnes sont venues de partout dans le monde pour prendre part à la lutte pour l’indépendance. Rappelons que la cause algérienne a été internationale, qu’il a existé des femmes comme Elaine Mokhtefi, une Américaine qui a épousé la cause algérienne.
Ma guerre a été la guerre civile des années 1990
Mon père a fait la guerre, mais comme beaucoup de gens, il n’en parlait pas ou peu. J’ai su très tard, à la fin de sa vie, qu’il avait failli être balancé dans la Seine le 17 octobre 1961 à Paris. Une des rares fois où je l’ai entendu parler de la guerre, c’était lors d’un incident avec un policier. A 75 ans, il s’est emporté : “Je n’ai pas tué des gens pour me faire traiter comme ça. Tu es libre parce qu’on s’est battus !” Je découvrais, horrifiée, que mon père, membre du FLN, avait tué un homme du MNA, la faction algérienne rivale. On a eu une discussion à laquelle il a mis rapidement fin par ces mots : “C’était la guerre.” On n’en a jamais reparlé. Et désormais il n’est plus là. Il a traîné ce poids toute sa vie, seul. Il a fait la guerre, comme tous les autres, par conviction, sans rien attendre en retour.
Dans mes films, je n’ai jamais eu envie de revenir sur l’histoire de l’indépendance. On a été tellement saoulé par le récit officiel… Et puis, raconter la guerre d’indépendance suppose un travail minutieux de documentation. Or l’accès aux archives est restreint. La censure est lourde. Les lois imposent que toute réalisation touchant au récit national obtienne le feu vert de la présidence et du ministère des moudjahidines. Nous ne sommes pas libres d’avoir notre propre point de vue. Ça ne donne pas envie d’aborder cette thématique ! Je n’ai pas envie de batailler, ni de chercher un financement à l’étranger pour aller tourner le film au Maroc. Ça n’aurait pas de sens.
Non pas que je ne sois pas reconnaissante de cette lutte et de ce combat qui a été mené. Si je suis là, droite dans mes bottes, et que je fais des films, c’est grâce à cette lutte. Nous en sommes les héritiers. Mais ma guerre à moi, c’est la guerre civile des années 1990. Quand il a été question que nous quittions l’Algérie, mon père n’a pas voulu. Il pensait que cela allait s’arranger, il était dans le déni. Il lui était difficile de se dire que son pays était en train de basculer dans une guerre intestine, lui qui s’était battu contre la France pour que son pays puisse se choisir un destin, se construire dans la prospérité, l’égalité et les idéaux de cette époque-là.
Quand je vois le nombre de personnes arrêtées et emprisonnées pour leurs opinions en Algérie, je ne peux m’empêcher d’être dubitative quant à la volonté du gouvernement algérien de mener ce travail de réconciliation des mémoires. Mais je reste optimiste. Un tel travail nous permettrait certainement de nous réparer, car il s’agit d’un pan important de l’histoire qui nous a construits. C’est important également pour la France, surtout pour les Français d’origine algérienne, afin qu’ils soient capables de se relier à leur propre histoire. On pourrait imaginer un Erasmus entre les deux pays. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Sofia Djama est née en Algérie en 1982. Elle a réalisé « les Bienheureux » en 2017.
L’écrivaine Valérie Zenatti décrit la façon dont ses parents parlaient de l’Algérie. Pour elle, enfant, c’était « une Atlantide ». Il lui semblait « plus réaliste d’aller un jour sur la Lune » que de se rendre à Alger ou Constantine.
« Le ton sur lequel certains mots sont prononcés vous transmet un sens secret que vous mettrez parfois des années à déchiffrer. C’était le cas de “l’Algérie”, pays où mes parents ont grandi. La dernière syllabe, ouverte, traînante, semblait vouloir établir un pont à travers l’espace et le temps pour rejoindre ce qui m’apparaissait alors comme un continent englouti. L’Algérie a longtemps été pour moi une Atlantide, avec des décors extrêmement précis dans les récits familiaux : “On remontait la rue Caraman, au coin il y avait un boulanger chez qui on allait faire cuire notre pain, et puis juste en face il y avait un cordonnier. Pour aller au lycée, on devait monter cent dix marches, quand il neigeait on arrivait tout essoufflé. Et pour aller à l’hôpital ou à la gare, il fallait prendre le pont suspendu, tu n’imagines pas le vertige.”
Un décor précis et pourtant inaccessible à mes yeux d’enfant, car les récits s’achevaient immanquablement sur les phrases : “De toute façon, c’est fini, on ne pourra jamais retourner là-bas, il n’y a plus rien”, et parfois, les yeux dans le vague, “On a laissé nos morts là-bas”.
Ici, on n’est plus en Algérie
Dans ce décor s’étaient jouées plusieurs pièces : celles de l’intimité familiale, de l’école, de la pauvreté, des fêtes et de la guerre, avec son corollaire le plus puissant, la peur. L’Algérie contenait la quintessence de la vie, de l’arrachement, de la nostalgie pour mon père… Et pour ma mère, un pays qu’il avait été bon de quitter malgré tout car un nouvel espace de liberté s’était ouvert pour elle en France métropolitaine, et il lui arrivait de dire : “Ici, on n’est plus en Algérie”, avec un brin de soulagement.
Je m’étonnais, sans avoir les mots pour formuler cet étonnement. On pouvait donc parler d’un pays comme d’une personne, avec autant d’amour que de ressentiment ? Mais il y avait une question encore plus enfouie : pourquoi tout retour était-il impossible ? Comment admettre qu’un pays continue d’exister sans pouvoir y mettre les pieds ? Comment accepter que l’idée d’aller un jour sur la Lune me paraissait plus réaliste que me rendre à Alger ou Constantine ? C’était ainsi.
Parfois, intérieurement, je me rebellais contre le mot “pieds-noirs”, qui avait surtout pour moi une connotation sale, d’autant plus que pour ma grand-mère, l’une des premières marques de respect vis-à-vis de soi-même était d’avoir les pieds impeccables, et qu’elle me répétait inlassablement lorsque je jouais chez elle : “On ne va pas du parterre au lit.”
Passant toute mon adolescence en Israël, j’ai mis de côté l’Algérie dans mes questionnements. Je vivais mon propre arrachement, mon propre exil, même s’il était bien différent et que la France restait à portée d’avion. Et aussi une autre guerre, “israélo-arabe” ou “israélo-palestinienne” selon les périodes. Il y avait fort à faire pour comprendre le présent.
Je voyais de mes yeux le décor transmis par les récits
Mais je me sentais profondément façonnée par les guerres, par le fatras de l’Histoire qui ballotte des vies, les fracasse, parfois leur permet de naître. C’est sans doute pour cela que de retour en France, je suis devenue journaliste pendant quelques années. J’ai insisté pour partir à Sarajevo au début de 1994. Savoir qu’une guerre se jouait “aux portes de l’Europe”, comme on disait à l’époque, était incompréhensible pour moi. Mais une autre guerre se jouait en Algérie, une décennie noire avec son cortège de massacres et d’horreur. J’ai fait une tentative auprès de ma rédaction pour y aller. Le rejet fut sans appel : femme, Française, juive, un cas de cumul qui m’interdisait tout espoir. Je n’ai pas insisté car au fond de moi, j’avais plus peur d’aller en Algérie qu’à Sarajevo, où nous avions pourtant essuyé des tirs.
De ces années-là je garde une phrase que je me répétais : “J’ai mal à l’Algérie”, sans être vraiment capable de l’expliquer.
En 2011, l’adaptation de mon livre “Une bouteille dans la mer de Gaza” sort au cinéma. C’est aussi le moment où je commence à “tourner autour de l’Algérie” dans mon écriture. Je ne fais pas le lien avec le cinquantenaire de l’Indépendance qui approche, mais cet anniversaire a sans doute joué inconsciemment. Je commence à mener une enquête familiale, je me raccroche aux peu de traces qui restent de ce passé : un cahier d’écolier, une carte d’identité, un mot envoyé par mon grand-père à ma grand-mère avant leur mariage. Je tâtonne, me perds, écris un texte bancal. En avril 2012, un mail surgit sur ma boîte. Objet : Invitation en Algérie. Les instituts français nous invitent, Thierry Binisti, le réalisateur, et moi, pour présenter son film, mon livre. Quatre villes sont au programme : Annaba, Constantine, Oran et Alger.
Et c’est le 12 novembre 2012 que j’ai posé le pied à Constantine, envahie par un sentiment d’incrédulité d’une intensité inouïe. J’y étais. Je voyais de mes yeux le décor transmis par les récits, je “reconnaissais” les rues sans les avoir jamais vues. L’espace rejoignait le temps, j’étais accueillie dans la ville que ma famille avait fuie comme une amie venue parler d’un conflit dans lequel toutes les blessures se mêlaient, et toutes les réconciliations semblaient possibles. C’est avec la sensation unique du sol de Constantine sous mes pieds que, de retour en France, j’ai commencé à courir sur le fameux pont suspendu [de Constantine, NDLR] avec le jeune oncle de ma mère. Je ne l’ai pas lâché pendant plusieurs mois, je l’ai aimé au point de répéter son nom dans un titre, “Jacob, Jacob”. »
Valérie Zenatti, née en 1970 à Nice, est écrivaine, traductrice et scénariste. Elle a publié en 2014 « Jacob, Jacob » (prix du Livre Inter), inspiré de la vie d’un grand-oncle, juif de Constantine, enrôlé pendant la Seconde Guerre mondiale et mort à 19 ans sur le front alsacien.
« Fruit de deux nationalités qui se sont opposées », la romancière Nina Bouraoui a souvent évoqué l’Algérie de son enfance dans ses œuvres. Elle confie avoir abrité une « dualité », « une violence inconsciente et aussi des conflits de loyauté ».
L’écrivaine Nina Bouraoui, en 2016. (JOEL SAGET / AFP
« La mémoire de la guerre d’Algérie m’a aété transmise par ma mère française qui raconte dès mon enfance l’OAS (Organisation armée secrète), la torture, la résistance, son engagement intellectuel depuis la France, la libération, l’indépendance de l’Algérie, ses espoirs quand elle arrive dans un pays qui va se reconstruire et aussi une certaine désillusion je crois, mais jamais de regrets. Plutôt la transmission de l’idée de liberté, de dignité d’un peuple qui a gagné son indépendance.
Mon père livre une histoire intime, commune à d’autres foyers algériens dits “français musulmans”. Une famille à Jijel, à l’est d’Alger. L’aîné, Amar, inscrit en troisième année de dentisterie, décide de prendre le maquis pour l’indépendance de son pays. Mon père veut le suivre. Amar l’en empêchera et fera promettre à son entourage de sauver ce petit frère doué, inscrit à l’Ecole normale d’instituteurs de Constantine. Avant la sauvagerie, mon père évoque des souvenirs heureux, lumineux, ses professeurs français, la culture française, Ronsard en particulier, ses camarades de classe, ces pieds-noirs, français, italiens, espagnols. Il y a eu aussi de la fraternité, de l’amour, de la transmission dans cette Algérie française, c’est important de le rappeler, de ne pas l’oublier.
Les souvenirs qui m’ont été transmis, moi qui ai grandi en Algérie jusqu’à mes 14 ans, s’apparentent à une forme de légende familiale. Ils évoquent pour moi, non l’état d’un pays ou le pouvoir d’une force sur une autre, mais plutôt la nature du lien qui unissait mes parents et qui dépassait peut-être les contours de l’amour. Ils se rencontrent en France. La guerre d’Algérie va agir comme une forme de catalyseur sur leur histoire : violence du racisme, engagement intellectuel de mes parents, politisation de la jeunesse des années 1960… Mes parents seront surveillés, suivis, la guerre d’Algérie, on le sait, se prolongeait en France. C’est d’ailleurs assez beau comment les femmes auront épousé la cause de ces hommes avant de les épouser et de les suivre, les yeux fermés, dans un pays ravagé par une guerre d’une violence inouïe que les Français fuyaient. Epouser cet homme, c’était épouser son pays et s’engager vers un nouveau monde, une sorte d’eldorado idéologique. Dans l’imaginaire de mon enfance, j’ai inscrit la rencontre de mes parents dans une sorte de chaos. C’est cela pour moi la guerre d’Algérie, un chaos à l’intérieur duquel va naître une histoire, qui sera malgré elle imprégnée de violence.
Mon oncle est devenu un esprit invisible
Dans ma jeunesse, mon oncle combattant du FLN (Front de libération nationale) est le héros romantique par sa dimension sacrificielle : il part au combat et sait qu’il n’en reviendra pas. Il est le symbole du courage, de la résistance. Son corps ne sera pas retrouvé. Il devient un esprit invisible qui empêchera la plaie de se refermer. Mon père, qui avait 18 ans, ne s’est jamais remis de sa disparition. Pour lui, en sa mémoire, il aura mené une autre forme de combat, par les études, le travail, la rigueur, la volonté de réussir, de ne jamais faillir, par sa volonté, sa persévérance et sa mélancolie aussi : j’ai été élevée dans cet esprit, le destin de mon oncle Amar n’est pas étranger à mon éducation.
Avec une franche amitié, mes grands-parents algériens ont surnommé ma mère “la Suédoise”, tant elle est blonde et tant ils sont bruns. Le corps de ma mère et les réactions qu’il déclenchait dans la rue m’ont fait comprendre la haine résiduelle, le ressentiment des Algériens à l’égard des Français. J’avais envie de hurler aux enfants qui crachaient sur ma mère en la traitant de sale Française qu’elle s’était battue pour eux, qu’elle les aimait, les respectait, qu’elle avait “sacrifié” sa jeunesse (c’était parfois ses mots) pour un pays qui n’honorait ni sa bravoure, ni son courage, ni son engagement. C’était une véritable injustice.
Etant le fruit de deux nations qui se sont opposées, déchirées, j’ai sûrement abrité une dualité, une violence inconsciente et aussi des conflits de loyauté : quelle nationalité choisir ? Qui trahir ou ne pas trahir ? Je suis capable, aujourd’hui, avec la maturité, de distinguer ma part française de ma part algérienne. Ce sont deux manières de raisonner, elles m’ont longtemps écartelée, aujourd’hui je parviens à les réunir, à les sublimer et à en faire une richesse.
La colonisation engendre des complexes d’infériorité, la guerre engendre des obsessions paranoïaques sur les descendants de ceux qui l’ont faite, et des peurs infondées. Je crois que l’héritage des conflits revêt une dimension psychanalytique pour ceux qui ne les ont pas vécus. J’ai reçu en héritage, sûrement, les peurs et les angoisses de mon père, son inconsolable chagrin après la disparition de son frère martyr qui reste le grand fantôme de cette famille algérienne.
La colonisation avait fait d’elle une terre maudite
Quand j’ai publié “Garçon manqué” en 2000, après la “décennie noire”, j’avais l’impression que l’Algérie était marquée à tout jamais par le sang, par la violence. Que la colonisation avait fait d’elle une terre maudite. L’impossibilité pour certains Français issus de l’immigration de s’adapter à la France, l’impossibilité de certains Français de les accepter, de les reconnaître, m’avait fait penser que cette guerre s’était expatriée et perdurait sous une autre forme, que les haines étaient encore vives et que l’esprit de vengeance régnait. J’espère que le ressentiment, des deux côtés, s’estompera avec les années. Mais je sais aussi que le contexte économique, les inégalités, le chômage, l’injustice, la précarité, la violence, l’isolement de certains quartiers font ressurgir les démons du passé, un passé qui n’est pas encore suffisamment fouillé pour être soigné, accepté, refermé.
J’ai mis du temps à me réapproprier cette histoire commune. En Algérie, j’oscillais entre mes deux nationalités, avec une part française dominante parce que le français était ma langue maternelle, que je fréquentais des établissements scolaires français et des amis issus comme moi de mariages mixtes. Etrangement, c’est ma mère qui m’a reliée à ma part algérienne, en traversant le pays, en marchant dans le désert, en lisant des écrivains algériens.
Il y avait cependant une sorte d’équilibre entre mes deux nationalités. Quand je suis arrivée en France, il y a eu une rupture, malgré moi. Sous le regard des autres, je me suis sentie plus algérienne et parfois étrangère. J’ai soudain pris conscience de ma complexité et de mon métissage. En moi s’affrontaient deux forces devenues antagonistes : j’ai dû faire un choix et j’ai intégré ma nationalité française, pour être comme les autres. De cette période, reste un sentiment de légère trahison. Je suis née une seconde fois. Cela laisse pensif… A la vue de mon seul nom, une conseillère d’orientation m’avait demandé si “l’on parlait français à la maison”.
Je crois aux vertus du pardon
Quand l’Algérie me manque, mon Algérie, il me suffit de l’écrire pour qu’elle revienne à moi, avec ses falaises et ses champs de marguerites sauvages. Je pleure très facilement quand j’entends des chants kabyles ou de la musique châabi, et j’ai le cœur qui se serre quand je surprends des femmes en train de parler en arabe, comme lorsque je sens les odeurs de gâteau, de semoule, de fleur d’oranger, qui me raccordent instantanément au jardin de mes grands-parents, à la douceur de ma grand-mère qui ne parlait pas français mais qui nous tenait longtemps dans ses bras pour signifier qu’elle nous aimait, ma sœur et moi. Tout cela me dépasse souvent et je me dis parfois que mes livres sont aussi des albums photographiques.
J’ai la chance d’être lue dans les deux pays, et je crois au pouvoir fédérateur de la littérature. Mais le livre a ses limites. Je crois davantage en l’éducation. Il faut transmettre, raconter, éclairer l’histoire. C’est à la jeunesse qu’il faut s’adresser. Pour rompre les cercles de la haine, c’est à elle qu’il faut confier la mémoire de ces deux pays qui se sont autant aimés que haïs.
Dire, reconnaître, assumer, accepter son passé colonialiste, officiellement, contribue à la réconciliation des mémoires et à la purge de la honte. Je crois aux vertus du langage, de la parole, des mots. Et je crois à celles du pardon. »
Nina Bouraoui est né en 1967 à Rennes. Elle a grandi en Algérie jusqu’à ses 14 ans. Elle est romancière et s’est fait connaître en 1991 avec « la Voyeuse interdite » (Gallimard), premier roman couronné du prix du Livre Inter. Son dernier roman : « Otages » (JC Lattès).
L’historien Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation, de la guerre d’Algérie et de l’immigration maghrébine. (ULF ANDERSEN/AURIMAGES VIA AFP)
L’historien Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation, de la guerre d’Algérie et de l’immigration maghrébine. (ULF ANDERSEN/AURIMAGES VIA AFP)
Pour Emmanuel Macron, la colonisation et la guerre d’Algérie sont des « secrets de famille » qui rongent la société française.Il y a un an, il déclarait : « Je suis très lucide sur les défis mémoriels qui sont devant moi […]. La guerre d’Algérie est sans doute le plus dramatique d’entre eux. » Comment envisagez-vous cette difficile tâche de réconciliation mémorielle ?
Il ne s’agit évidemment pas de construire une histoire figée, définitive, qui empêcherait toute critique du passé colonial de la France et de la guerre d’indépendance. Il ne s’agit pas non plus de nier qu’il y a des divergences profondes dans les imaginaires français et algérien et que les récits tragiques, mais différents, d’une histoire coloniale pourtant commune, existent des deux côtés. Il faut, modestement, ouvrir des passerelles, des ponts, sur des sujets encore terriblement sensibles, pour avancer ensemble.
On célébrera l’an prochain les soixante ans de l’indépendance de l’Algérie. Plus d’un demi-siècle a passé, mais l’histoire, donc, ne passe toujours pas. Mémoires blessées, ressentiments, relations tumultueuses entre les deux rives, polémiques qui enflamment régulièrement la société française sur les 132 ans de période coloniale et les huit années de guerre… Pourquoi en est-on encore là ?
La colonisation et la guerre d’Algérie ont traumatisé différents groupes de personnes. Immigrés, pieds-noirs, harkis, soldats, Algériens nationalistes… La représentation de cette histoire, surtout quand elle entre en contradiction avec des discours officiels, est forcément passionnelle. Or il n’y a pas eu de travail de réconciliation après l’indépendance. L’Etat a organisé l’oubli par une série de lois d’amnistie : deux décrets inclus dans les accords d’Evian en mars 1962 sur les infractions commises dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, puis de nouvelles législations en 1964 et 1968.
Le général de Gaulle voulait conserver des relations économiques avec l’Algérie indépendante, à cause du pétrole et des expériences nucléaires dans le Sahara. Il voulait aussi éviter les affrontements entre Français, après le putsch des généraux d’avril 1961 et les attentats de l’OAS. Mais, parmi les partisans de l’Algérie française, beaucoup n’ont pas accepté la défaite. Il n’y a jamais eu de consensus, il n’y a pas non plus eu de procès qui auraient pu soulager les victimes. Souvenez-vous des aveux du général Aussaresses dans son livre « Services spéciaux, Algérie 1955-1957 » paru en 2001, où il écrivait noir sur blanc qu’il avait fait tuer l’avocat Ali Boumendjel, censé s’être « officiellement » suicidé en se jetant d’un immeuble pendant la bataille d’Alger. Que lui est-il arrivé ? Rien, à part le retrait de sa Légion d’honneur. Aucune enquête, aucune condamnation. Même chose pour Maurice Papon. Il a été jugé coupable de la rafle de juifs qu’il avait organisée à Bordeaux en 1942, mais il n’a pas non plus été inquiété pour les morts algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961, alors qu’il était préfet de police de Paris.
Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux le 17 octobre 1961. Ce jour-là, des milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu imposé par le préfet de police de Paris, Maurice Papon. La répression policière fait une centaine de morts. Une tragédie longtemps occultée. (AFP)
Vous expliquez, dans votre rapport, que cette amnésie orchestrée par l’Etat français a fragmenté les mémoires. Vous écrivez : « Longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer, dans le piège fermé des mémoires individuelles. »
Quand l’espace public n’offre rien, les acteurs de l’histoire se dispersent et se réfugient dans l’intimité. Pendant trente ans, jusque dans les années 1990, immigrés et descendants d’Algériens, pieds-noirs, harkis, anciens appelés, ont vécu leur histoire algérienne comme une sorte de guerre secrète, un drame intérieur, personnel. On a assisté à la fois à une sorte d’absence, de refoulement, et à une multiplication des récits autobiographiques, écrits par des gardiens vigilants de la mémoire défendant leur propre point de vue. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, les Algériens construisaient une mémoire totalement différente de la guerre d’indépendance et survalorisaient l’imaginaire guerrier, en bâtissant un récit national, homogène, unifié, en écartant de nombreux nationalistes de l’histoire officielle. « Un seul héros, le peuple », comme il est écrit dans les manuels scolaires.
La guerre d’Algérie a été très spécifique par sa violence, par le nombre d’acteurs impliqués, par sa complexité. Elle a été la plus longue, de 1954 à 1962, et la plus dure des guerres de décolonisation françaises au XXe siècle. En quoi cela a joué sur ces mémoires éclatées, blessées ?
Cela explique pourquoi l’Etat peut organiser aussi facilement l’amnésie. La société française est en partie consentante. Il y a eu des choses cruelles, horribles, commises pendant la guerre. Elles n’étaient pas avouables. La pratique massive de la torture, les corvées de bois, les exécutions sommaires, les dizaines de milliers de disparus dont les familles ne savent toujours pas où ils sont enterrés, l’utilisation du napalm − les « bidons spéciaux » du plan Challe en 1959 −, le déplacement de deux millions de paysans algériens, chassés de leurs terres, pour isoler les indépendantistes et les couper de la population, la destruction de centaines de villages et la mise en place de « zones interdites » où les Algériens ne pouvaient circuler sous peine d’être abattus, la pose de mines aux frontières marocaine et tunisienne responsables de la mort et du handicap de milliers de jeunes Algériens, la contamination des populations sahariennes par les essais nucléaires commencés en 1960…
Et puis, il ne faut pas oublier que c’était aussi une guerre civile franco-française. Près d’un million d’Européens, de pieds-noirs (la plus grosse colonie de peuplement de l’empire), vivaient en Algérie depuis des générations, la plupart avec un niveau de vie inférieur à celui des habitants de la métropole. Il était hors de question d’abandonner une population et un territoire annexé à la France depuis 1834, quatre ans après le début de la conquête, avant même la Savoie et le comté de Nice qui ne l’ont été qu’en 1860. On a alors assisté en France à l’opposition farouche entre deux formes de nationalisme français : l’une qui refuse viscéralement le rétrécissement de l’empire ; l’autre, plus ouverte sur le monde tel qu’il était devenu, avec d’autres possibilités d’influence. C’est la position du général de Gaulle, quand il revient au pouvoir en 1958. Il a compris que rester enfermé dans le passé, c’est se condamner à mourir. Ce n’est pas par anticolonialisme qu’il rend à l’Algérie son indépendance, mais pour sauver les intérêts de la France. Mais il a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat au cours de ces années : en 1961, dans l’Aube, quand une bouteille de gaz explose au passage de sa voiture ; en 1962 quand un tireur se poste en face du perron de l’Elysée et au Petit-Clamart quand le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry crible de balles son véhicule ; en 1963, un complot de l’Ecole militaire ; en 1964, près de Toulon, où une bombe a été dissimulée. C’est dire la violence des oppositions au sein de la société française.
Le général de Gaulle lors de l’enregistrement de l’allocution reconnaissant le droit des Algériens à l’autodétermination, le 16 septembre 1959, à l’Elysée. (AFP)
Plus d’un demi-siècle après la fin de la guerre, l’Histoire est donc encore un champ de bataille…
Après l’indépendance, les guerres de mémoires ont démarré. On l’a vu en France, avec l’impossibilité de trouver une date de commémoration de la fin de la guerre d’Algérie. En 2016, François Hollande retient la date du cessez-le-feu du 19 mars 1962, mais elle a toujours été contestée par l’extrême droite et une partie de la droite, au motif que d’autres morts ont été déplorés après : la fusillade de la rue d’Isly, les enlèvements d’Européens à Oran, les massacres de harkis… On l’a vu aussi avec la loi du 23 février 2005reconnaissant le « rôle positif de la colonisation ». Ce n’est qu’à la suite d’une pétition lancée par des historiens, chercheurs et enseignants que l’article 4 de la loi a été déclassé par le Conseil constitutionnel, puis abrogé par un décret.
Il y a quand même eu des combats, des avancées et des discours qui ont fait bouger les lignes de front ?
Dans les années 1980, en France, les enfants des immigrés algériens et des harkis ont commencé à se manifester. Ils ont organisé des marches, dont celle pour l’égalité et contre le racisme de décembre 1983, des rassemblements, des concerts. Les associations de pieds-noirs ont réclamé l’indemnisation de leurs biens laissés en Algérie. Les appelés du contingent se sont battus pour obtenir une carte d’ancien combattant. Mais dans les années 1980, François Mitterrand, acteur clé de la guerre d’Algérie, est à l’Elysée. Ministre de l’Intérieur puis de la Justice entre 1954 et 1957, il a joué un rôle dans la condamnation à mort et l’exécution de nationalistes algériens, dont le militant communiste Fernand Iveton. Il faut se rappeler qu’un an après son arrivée à l’Elysée, le gouvernement Mauroy présente un projet de loi sur « certaines conséquences des événements d’Afrique du Nord », qui permet notamment la réintégration dans le cadre de réserve de huit généraux putschistes d’avril 1961, et ne réussit à le faire adopter qu’à l’aide de l’article 49.3. Michel Rocard, Pierre Joxe et Lionel Jospin s’opposent à cette démarche. Le départ du pouvoir et la mort de François Mitterrand lèvent enfin l’hypothèque.
Des soldats français interrogent un villageois près de Constantine, en 1958, pendant la guerre d’Algérie. (ULLSTEIN BILD)
Pour vous, donc, l’arrivée en 1995 à l’Elysée de Jacques Chirac, qui a fait la guerre d’Algérie en tant qu’appelé mais n’était pas aux manettes entre 1954 et 1962, permet au couvercle de la mémoire de se soulever vraiment ?
Au début des années 2000, une accélération mémorielle se produit. En 1999, après la nomination de Lionel Jospin comme Premier ministre, l’Assemblée nationale reconnaît le terme de « guerre d’Algérie » et met fin aux euphémismes sur « les événements ». En 2000, « le Monde », sous la plume de la journaliste Florence Beaugé, publie une série de témoignages de victimes algériennes de la torture, qui fait grand bruit. En 2003, Jacques Chirac se rend en visite d’Etat en Algérie et est acclamé par des centaines de milliers d’Algérois et d’Oranais. En 2005, les massacres de Sétif et Guelma, perpétrés le jour de la Libération, sont officiellement condamnés. Les discours restent cependant des dénonciations importantes mais abstraites du système colonial. Comme celui de Nicolas Sarkozy, en 2007 à Constantine, qui évoque « l’injustice » ou celui de François Hollande, à Alger, en 2012, qui parle de brutalité. Tous les deux étaient des enfants pendant la guerre d’Algérie.
Emmanuel Macron est, lui, le premier président de la Ve République à ne pas avoir connu la colonisation. Il est né quinze ans après l’indépendance de l’Algérie. Il n’est lié à aucun parti historique, ni au Parti socialiste, encombré par le passé algérien de François Mitterrand, ni aux Républicains, dont l’aile droite courtise les nostalgiques de l’Algérie française. Est-ce que cela le rend plus libre par rapport au passé colonial de la France ?
Il est désormais possible d’avancer concrètement. Emmanuel Macron a déjà commencé une opération vérité sur l’Algérie. Pendant la campagne présidentielle, lors d’un déplacement à Alger en février 2017, il a qualifié le système colonial de « crime contre l’humanité ». En septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l’Etat dans la mort du mathématicien et militant communiste Maurice Audin, officiellement « disparu » pendant la bataille d’Alger : il a déclaré dans un texte remis à sa veuve que le jeune homme avait été « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires ». Récemment, il a restitué à Alger les crânes des Algériens tués en 1849 lors de la conquête, et dont les restes étaient conservés au Musée de l’homme, à Paris. Pour lui, la période coloniale et de la guerre est un « poison » dans la société française.
Photo non datée de Maurice Audin. Emmanuel Macron a reconnu en septembre 2018 la responsabilité de l’Etat français dans la mort du mathématicien, membre du Parti communiste algérien et militant anticolonialiste, en 1957. (AFP)
Vous citez, effectivement, dans votre rapport, le chiffre de 7 millions de résidents français concernés par l’Algérie. C’est considérable, pratiquement un habitant sur dix.
Approximativement, mais ça doit être davantage. Il y a eu un million d’appelés, près d’un million de pieds-noirs rapatriés, dont 130 000 juifs − installés sur l’autre rive depuis l’Antiquité −, plus de 80 000 familles de harkis arrivées en métropole après l’indépendance. On estime aujourd’hui à 2 millions le nombre d’Algériens ou Français d’origine algérienne qui vivent dans l’Hexagone, les binationaux en Algérie seraient environ 80 000, ce qui fait un espace mixte important. Surtout, cette population s’élargit avec le temps. Les petits-enfants, les arrière-petits-enfants, ne se détachent pas de cette histoire non digérée. Comme en témoigne l’abondance de la littérature « mémorielle » de ces descendants, souvent écrite par des femmes, d’ailleurs : Alice Zeniter, Valérie Zenatti, Olivia Elkaim, Béatrice Fontanel… Mais aussi les films, de Nicole Garcia, Dominique Cabrera, Yamina Benguigui…
Pour vous, la mauvaise connaissance, la mauvaise appréciation de la période coloniale et du nationalisme algérien, est un élément clé dans ces réconciliations difficiles.
Les gouvernements français ont vu le nationalisme algérien comme le bras armé du communisme international. Ils n’ont pas compris ce que c’était. Aucun homme politique, président du Conseil, ministre ou autre, n’a jamais discuté avec les leaders nationalistes Messali Hadj ou Ferhat Abbas, inconnus en métropole. Or il y avait bel et bien une force nationaliste, de résistance, d’opposition algérienne, portée par des partis, des figures, des organisations, des programmes, et qui a fabriqué la nation algérienne. La première organisation, l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, a vu le jour dès 1926. La colonisation a été pour les Algériens 132 ans de refus. La conquête ne s’est pas arrêtée avec la destitution du dey d’Alger en 1830. Elle a été longue, sanglante, meurtrière. Elle a duré jusque dans les années 1870, avec la grande révolte en Kabylie. Cela a traumatisé durablement les familles algériennes et reste méconnu dans la société française.
Vous estimez qu’un rapprochement entre la France et l’Algérie passe d’abord par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale, le nationalisme et la guerre. Par plus d’histoire, en somme.
Oui, car cette période renvoie à deux imaginaires différents, antagonistes, séparés. Le fossé ne s’est jamais résorbé. L’imaginaire, ici, se réfère aux routes, lignes de chemin de fer, écoles, hôpitaux construits par « la Grande France » civilisatrice. De l’autre côté de la Méditerranée, l’imaginaire est peuplé de souvenirs choquants de la brutalité de la longue « nuit coloniale », comme disait le leader nationaliste Ferhat Abbas. La société coloniale, c’est la société des gens sans droit, qui ne peuvent pas voter, être propriétaires d’un café, qui ont été dépossédés de leurs terres, déplacés vers des zones arides, qui ont connu la misère, la famine dans les campagnes. Les dérogations au droit commun, à travers les législations spéciales de ce qu’on appelle le « code de l’indigénat », étaient permanentes : arrestations arbitraires, tribunaux spéciaux… Il y a même eu perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique). Avant 1882, et la loi sur « l’Etat civil des indigènes musulmans de l’Algérie », il n’existait pas de patronymes dans le sens français du terme, mais une généalogie, des « fils et filles de ». Quand les « indigènes » s’inscrivent sur les registres du Code civil, la francisation des noms arabes entraîne des erreurs de transcription. Certaines familles se retrouvent sans nom patronymique. C’était un faux modèle de la République, les principes d’égalité et de fraternité n’avaient pas traversé la Méditerranée. On est allé au bout de la fiction coloniale.
Messali Hadj, en 1961. Dirigeant de l’Etoile nord-africaine, il est considéré comme le père du nationalisme algérien. (DALMAS/SIPA)
En France, d’où viennent encore les résistances pour affronter ce passé ?
De l’extrême droite et d’une partie de la droite. L’extrême droite n’a jamais accepté les indépendances politiques. Le Rassemblement national (RN, ex-Front national), né en 1972 dans la défense de l’Algérie Française, reste dans un antigaullisme viscéral, contrairement au discours officiel de Marine Le Pen. Le drame, c’est que la droite gaulliste a été contaminée par cette pensée. Et que la gauche se tait. Elle ne prend pas à bras-le-corps cette histoire coloniale pour lutter contre le racisme et les discriminations. Car la guerre d’Algérie en 1956, c’est elle qui l’a menée, c’est Guy Mollet, le président socialiste du Conseil, qui a mis en place les pouvoirs spéciaux, votés par le Parti communiste français. L’histoire est infiniment complexe.
En préambule de votre rapport, justement, pour illustrer cette complexité, vous citez une phrase d’Albert Camus, tirée de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », de 1956 : « J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. »
Albert Camus a condamné la colonisation dans ses articles « Misère de la Kabylie » publiés par le quotidien « Alger Républicain » en 1939, il s’est élevé contre la répression de Sétif et Guelma en 1945, et, à la fin de sa courte vie, il s’est prononcé en faveur d’un fédéralisme donnant plus de pouvoir à l’Assemblée algérienne, sans se séparer de la France. La complexité de cet homme entre deux rives, un penseur de l’entre-deux, fondamentalement, ne se réduit pas à une cause ou une identité. Il faut mettre fin aux mémoires hémiplégiques, enfermées dans une seule vision de l’histoire.
Dans la casbah d'Alger en juin 1962, trois mois après la signature des accords d'Evian et quelques jours avant la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet. (AFP)
Vous évoquez le « monde du contact », le fait que l’empire n’a pas été ce bloc homogène, où tous les Français ont accepté et soutenu le système colonial…Estimez-vous que la résistance française, bien que minoritaire, a été sous-estimée ?
Totalement. Dans l’Algérie coloniale, à l’image d’Albert Camus, les Européens ne sont pas tous des colonialistes forcenés et racistes. Certains luttent contre le système colonial, sont au contact des musulmans, réclament l’égalité des droits. Les prêtres-ouvriers, notamment ceux de la Mission de Paris et de la Mission de France, les juifs progressistes, les chrétiens de gauche, les antifascistes italiens, les républicains espagnols, les anarchistes, les trotskistes, les membres du Parti communiste algérien (PCA). Maurice Audin, Jean Scotto, curé de Bab-el-Oued engagé auprès des plus pauvres, l’archevêque Léon-Etienne Duval qui a dénoncé la torture et les exécutions sommaires, Emilie Busquant, la femme du leader nationaliste Messali Hadj qui a aidé à la confection du drapeau algérien… En métropole également, la liste est longue des anticolonialistes : Louise Michel, Jean Jaurès, André Breton, François Mauriac, Edgar Morin, Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi… Et au sein du nationalisme algérien, beaucoup de figures ne réclament pas l’indépendance, comme le docteur Bendjelloul, très populaire entre les années 1930 et 1950, qui souhaite l’égalité citoyenne, veut être Français et musulman à part entière.
Ces faits doivent être connus des jeunes générations, pour que l’on sorte des mémoires communautarisées, des faits déformés, instrumentalisés par les lobbys mémoriels des extrémistes des deux côtés. L’histoire est un contre-feu indispensable aux incendies des mémoires enflammées. Il faut favoriser sa connaissance par l’éducation nationale et former en grand nombre des professeurs d’histoire du secondaire sur la colonisation. Le travail commencé par les manuels scolaires doit s’accentuer pour porter au plus grand nombre toute la réalité de la colonisation. Il faut aussi multiplier les postes spécialisés à l’université française. Ce n’est pas normal qu’une poignée enseigne l’histoire du Maghreb contemporain, alors que tant d’enfants de l’immigration en sont originaires.
L’Algérie réclame depuis de nombreuses années des excuses de la part de la France. Dans un entretien à « Jeune Afrique », en novembre 2020, Emmanuel Macron a balayé cette hypothèse d’un « Le sujet n’est pas de s’excuser ». Vous ne préconisez pas non plus d’excuses dans votre rapport. C’est pourtant un préalable symbolique indispensable et cela risque de faire polémique, non ?
On peut faire un discours d’excuses. Pourquoi pas ? Mais regardez ce qui s’est passé avec la Chine, le Japon et la Corée au XXe siècle. Les excuses du Japon n’ont été suivies d’aucun acte concret et n’ont pas suffi à calmer les mémoires blessées. Le mal est profond. Il faut emprunter d’autres chemins, mettre en œuvre une autre méthode pour réconcilier les mémoires. Il faut s’engager sur un chemin concret, pas à pas, autour d’objets d’histoire cruels, passionnels, autour de gestes symboliques. Je préconise, pour cela, la mise en place d’une commission « Mémoire et vérité », d’une dizaine de personnes, pas exclusivement des historiens, mais aussi des hauts fonctionnaires, diplomates, chefs d’entreprise, artistes des deux rives [l’Elysée a décidé d’en confier la présidence à Benjamin Stora, NDLR]. C’est un chantier immense, tout est à faire. J’évoquais tout à l’heure la fabrication de l’oubli, mais la fabrication mémorielle passe aussi par un accord entre Etats.
Comme un traité d’amitié ?
Il y avait eu un projet entre la France et l’Algérie après la visite de Jacques Chirac en 2003. Cela avait été très loin. Mais le Parlement français a voté la fameuse loi sur les aspects positifs de la colonisation. Et c’était fini. Juste après, il y a eu les émeutes de banlieue. Ce n’est pas un hasard. A l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la nécessité d’un nouveau traité de réconciliation, d’amitié reste plus que jamais d’actualité.
Emmanuel Macron lors de son premier déplacement officiel en Algérie, le 6 décembre 2017. Quelques mois plus tôt, lors de la campagne présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». (RYAD KRAMDI/AFP)
Il y a beaucoup de gestes à faire vis-à-vis de l’Algérie. Le chantier est immense, comme vous dites.
Il faut d’abord une meilleure circulation des archives. Depuis des décennies, l’Algérie réclame la restitution des archives nationales détenues par la France en invoquant les lois internationales qui stipulent que « les archives appartiennent au territoire dans lequel elles ont été produites ». La France a rendu les archives dites de « gestion » (éducation, hôpitaux…), mais elle détient toujours ce qu’elle appelle des « archives de souveraineté » (armée, présidence de la République…). Il faudrait un fonds d’archives commun, librement consultable par les chercheurs des deux côtés de la Méditerranée, avec des déplacements facilités. La classification « secret-défense » doit aussi être très vite levée pour les documents d’avant 1970. Cette meilleure circulation doit aussi toucher les images, les représentations réciproques, les découvertes mutuelles, les ouvrages avec des traductions dans les deux langues. Pourquoi ne pas encourager l’initiative, portée par Rachid Arhab, Pascal Josèphe et Guillaume Pfister, d’un « Arte franco-algérien » qui a déjà fonctionné sur Facebook et Instagram ?
La liste des dossiers sensibles est tellement longue ! Il y a les essais nucléaires (17 réalisés par la France au Sahara entre 1960 et 1966), dont il faudrait fournir une carte détaillée aux autorités algériennes ; les mines des frontières tunisienne et marocaine, dont on devrait aussi donner les emplacements ; les « disparus » algériens, mais aussi français, du 5 juillet 1962 à Oran, qu’un guide officiel devrait répertorier… Et puis, bien sûr, il y a nécessité de multiplier les gestes symboliques et politiques en faveur des figures du nationalisme algérien, comme l’émir Abd el-Kader, l’homme de la résistance algérienne au cours de la conquête, savant musulman, poète et philosophe. Les corps des membres de sa famille, enterrés au château d’Amboise où il a été emprisonné après sa reddition, pourraient être rapatriés en Algérie.
Y a-t-il des préconisations auxquelles vous êtes plus particulièrement attaché ?
Je souhaiterais d’abord la mise en œuvre d’une sorte d’Office franco-algérien de la jeunesse, pour des projets, notamment culturels. Ce serait aussi très positif d’envisager la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la mort d’Ali Boumendjel, comme elle l’a été pour Maurice Audin. Sa veuve est morte récemment sans que le décès de son mari soit officiellement imputé à l’Etat, c’était le combat de sa vie. Cela renverrait aux exactions de la bataille d’Alger, à la torture, aux assassinats, mais aussi à l’homme, un avocat pacifiste, un intellectuel, un ami de René Capitant [juriste, résistant, ministre, notamment, dans le gouvernement provisoire, NDLR], un compagnon du général de Gaulle.
La question des harkis est aussi fondamentale pour moi. A leur propos, je n’aime pas dire qu’ils étaient du « mauvais côté de l’histoire », ils se vivent comme appartenant aussi à l’histoire algérienne, et ils doivent pouvoir circuler librement entre les deux rives, sans se cacher lorsqu’ils vont en Algérie. Enfin, une solution doit être trouvée au problème de l’entretien des cimetières européens et juifs en Algérie, traces d’une histoire plurielle, et laissés à l’abandon depuis l’indépendance.
En avançant sur la réconciliation des mémoires, estimez-vous qu’on peut progresser aussi sur les questions de laïcité et de l’islam ?
Bien sûr. Qui sait aujourd’hui que la loi de 1905 n’a pas été appliquée en Algérie ? Et que, déjà, on déniait aux Algériens le fait de pouvoir être à la fois républicain et musulman ? La colonisation est partie intégrante de l’histoire française, ce n’est pas une histoire séparée, extérieure, périphérique. Plus on avance dans le temps, plus cette histoire devient centrale.
Le Premier ministre Jean Castex, invité sur TF1 en novembre 2020, après la mort du professeur Samuel Paty, a évoqué les justifications parfois données à l’islamisme radical. « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore », a-t-il alors déclaré, provoquant un tollé. C’est une faute politique pour celui qui est le deuxième personnage de l’Etat français ?
Le passé est là, problématique, sur l’immigration, l’islam, l’Etat, la démocratie, la citoyenneté… On est obligé de le regarder en face. Il ne s’agit pas d’en être prisonnier, mais ne pas l’affronter signifie rester dans une pensée mutilée, s’interdire toute perspective d’avenir. La reconnaissance pratique des exactions commises pendant la guerre et des centaines de milliers de morts algériens est une condition essentielle pour aller vers une mémoire plus apaisée. Il faut aller vers plus de vérité. Cela aidera à passer d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune entre Algériens et Français, à la sortie de la concurrence victimaire qui est stérile. Le métissage, le « vivre ensemble », n’a jamais fonctionné dans l’Algérie coloniale, mais sa réussite est un enjeu majeur dans la France d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Sarah Diffalah et Nathalie Funès
Benjamin Stora, né en 1950 dans une famille juive de Constantine, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont plusieurs viennent d’être rassemblés dans la collection Bouquins de Robert Laffont (« Une mémoire algérienne », 2020). Le rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie » sera publié début mars aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses ».
132 ANS DE COLONISATION
1830 Débarquement de 30 000 soldats français dans la baie de Sidi-Ferruch, à une trentaine de kilomètres d’Alger, alors sous régence turque.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé le djihad contre les occupants français.
1848 La partie nord est divisée en trois départements : Alger, Oran et Constantine.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale français, signe un décret octroyant la nationalité française aux juifs d’Algérie.
1871 Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français en Kabylie.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans d’Algérie à un régime pénal d’exception.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine qui, sous la direction de Messali Hadj, prône l’indépendance de l’Algérie.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression à Sétif et Guelma, qui fait des milliers de victimes.
1954 Dans la nuit du 1er novembre, le FLN (Front de libération nationale) déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien, qui marque le début de la guerre d’indépendance.
1956 Le gouvernement du socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux ».
1958 Le général de Gaulle revient au pouvoir.
1961 Putsch avorté des généraux (Challe, Jouhaud, Salan et Zeller).
1962 Signature des accords d’Evian, le 18 mars, et indépendance de l’Algérie, le 5 juillet.
Ce sont les traumatismes de la décennie noire qui ont ravivé les blessures d’enfance de l’écrivaine algérienne. Et avec eux, le désir d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle « le mal absolu ».
L’écrivaine Maïssa Bey, en 2010. (SIMON ISABELLE/SIPA)
« Je le dis souvent, ce sont la guerre d’Algérie et la prise de conscience de la brutalité de la colonisation qui ont déterminé ce que je suis aujourd’hui, et essentiellement mon rapport au monde, à la violence de ce monde. Mon père était instituteur. Dès 1954, il s’est engagé dans un réseau FLN [Front de Libération nationale, NDLR]. Une nuit, lors de la grève décrétée par le FLN en février 1957, suite à une dénonciation, des militaires français ont fait irruption dans l’appartement de fonction que nous occupions à l’école où il enseignait. Après avoir tout saccagé, ils l’ont emmené ainsi que sept de ses compagnons, dont son frère et son cousin. Ils furent torturés pendant 48 heures, puis exécutés et jetés dans une fosse commune. C’est ainsi que la mort, la guerre, et la peur sont entrées dans ma vie. J’avais alors 6 ans.
Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps, pour affronter cette histoire, pour me confronter à cette douleur-là. Les cicatrices sont encore présentes. Mais durant de longues années, je n’ai pas cherché à mieux connaître le passé national, à aller plus loin que les récits familiaux ou la célébration des grandes dates de la guerre de libération nationale. Et par un effet de retour inattendu, ce sont les traumatismes de la décennie noire des années 1990 qui ont ravivé la douleur de mon enfance. La mémoire de la guerre est devenue de plus en plus vive, présente, encombrante, et le désir de comprendre de plus en plus pressant, d’aller jusqu’au bout d’une quête, celle de l’inhumain dans l’homme, ce que Malraux appelle “le mal absolu”.
« Croire, obéir, combattre »
C’est seulement alors que j’ai commencé mes recherches. Pour les besoins d’un livre, mais pas seulement. Je me suis plongée dans le passé, dans l’histoire des guerres qui ont ravagé l’humanité, particulièrement celles du XXe siècle. J’ai découvert l’horreur absolue, et surtout la faculté ou la facilité qu’ont certains hommes à se transformer en bourreaux quand, selon eux, les circonstances l’exigent. Je pense notamment à ceux qui, irrémédiablement, ont perdu une part de leur humanité, et s’abritent derrière cette affirmation si commode : “Nous n’étions pas responsables !”
“Croire, obéir, combattre” était le slogan des jeunesses mussoliniennes dans les années 1940. C’est le titre que j’ai choisi pour une nouvelle dans laquelle j’ai tenté de décrire ce qui se passe dans la tête d’un fanatique en train d’égorger une toute jeune fille. D’autres ouvrages ont suivi, toujours sur la guerre, la torture, la colonisation. Notamment un récit intitulé “Entendez-vous dans les montagnes”, à mi-chemin entre la fiction et l’autobiographie, dans lequel je mets en scène trois personnages appartenant à trois générations différentes qui toutes ont un rapport assez douloureux avec l’Algérie. Dans ce texte, je m’interroge sur la possibilité d’oubli, de pardon et/ou de réconciliation, entre des victimes de la violence, y compris ceux qui n’ont pas subi cette violence dans leur chair.
L’on parle beaucoup aujourd’hui du “crime contre l’humanité” que représente la colonisation, même et surtout quand elle est présentée comme une “mission civilisatrice”. Le président Emmanuel Macron, alors en campagne, l’a reconnu publiquement. L’on sait les réactions parfois violentes que cette déclaration a suscitées. Le vif intérêt qui a accueilli les documentaires diffusés récemment sur une chaîne française, sur les “Décolonisations”, montre également que le sujet est loin d’être clos !
Toute colonisation est une atteinte à la dignité
Peut-on dès lors espérer l’apaisement ? Ou faudra-t-il attendre plusieurs générations avant que la mémoire de cette guerre qui ne voulait pas dire son nom fasse partie de l’Histoire, au même titre que les multiples occupations qui ont jalonné l’histoire de cette terre tant de fois convoitée, tant de fois ravagée ? Oui, il faut l’admettre, le reconnaître : toute colonisation, quel que soit son objectif, déclaré ou déguisé, est une atteinte à la dignité de l’homme, de chaque homme, une violation des principes fondamentaux sur lesquels repose toute société depuis les débuts de son histoire.
Il faut oser dire, écrire, affronter ses peurs, et surtout, surtout, se garder de toute instrumentalisation de la mémoire. Aujourd’hui plus que jamais. Nous le savons, nous le vivons sur les deux rives de la Méditerranée, beaucoup continuent d’entretenir les rancœurs, de raviver les blessures.
Et pendant ce même temps, des hommes, modestement, discrètement, tentent de recoudre les fils, de retisser les liens par des actions peu médiatisées, et très concrètes. Je ne citerai que l’exemple de ces anciens appelés de la guerre d’Algérie qui reversent leur pension d’ancien combattant à des associations caritatives algériennes. Une goutte d’eau, me dira-t-on. Mais, pour reprendre l’adage populaire, n’est-ce pas avec des gouttes d’eau que se font les grandes rivières ? Sur les deux rives de la Méditerranée, des historiens, des écrivains, des artistes, font aujourd’hui un travail de mémoire remarquable et des voix s’élèvent qui doivent être entendues. Ecoutons-les ! »
Propos recueillis par Céline Lussato
Maïssa Bey est une femme de lettres algérienne, auteure de nombreux romans (notamment « Entendez-vous dans les montagnes », 2002, éd. de l’Aube), de nouvelles et pièces de théâtre. Son travail a été très régulièrement récompensé, notamment en 2005 par le grand prix des libraires algériens.
L’écrivaine Alice Zeniter a endossé le rôle de « passeuse » grâce à la littérature, à défaut d’avoir pu compter sur des « passeurs » dans son enfance.
« Enfant, je ne comprenais pas pourquoi on n’allait pas en Algérie pendant les vacances d’été, comme mes copains et copines, enfants d’immigrés comme moi. Mes parents − ma mère est française − avaient un album photo d’un voyage effectué là-bas dans les années 1980. C’était beau, ça donnait envie… Quand j’ai posé la question, on m’a répondu : “On a perdu les liens avec la famille là-bas.” C’était terrifiant pour moi qui voyais la famille comme un socle inébranlable. Comment était-ce possible ? Que s’était-il passé de si affreux ? Je ne me souviens pas exactement de ce qu’on m’a dit, mais j’ai appris que mon grand-père était “harki”. Je n’ai pas bien compris, et j’aicherché la définition de ce mot dans le dictionnaire. Mais elle n’était pas plus claire !
Jusqu’à mes 18 ans, j’ai vécu mon rapport à l’Algérie dans une relative indifférence. Ma seule et immense frustration portait sur la langue arabe que tout le monde parlait dans ma famille paternelle, mais qu’on ne m’avait pas transmise. Quand la chanson de Khaled, “Aïcha”, passait en boucle, mes copines du collège se tournaient vers moi pour me demander si je comprenais. J’avais l’impression qu’il me manquait quelque chose. On m’a si peu transmis de mémoire algérienne. L’Algérie m’arrivait, mais presque involontairement, imprégnée d’une atmosphère proustienne : les repas chez ma grand-mère, les fêtes de famille avec mes oncles et tantes, les sonorités arabes, les prénoms, les différentesfaçons d’être musulman et le surgissement soudain de souvenirs sur fond d’oliviers, de torrents et de montagnes − provenant d’un pays autre que celui où je vivais. C’était comme des trouées, des mémoires sensorielles et sensuelles. J’ai posé peu de questions. J’étais passive, comme si je ne pouvais pas faire la démarche pour essayer d’en savoir plus.
Des camps au HLM
Quand j’ai réalisé à quel point des pans entiers de mon histoire s’étaient perdus, quand j’ai réalisé − si tard − que ma famille avait passé des années dans des camps avant d’arriver en HLM, je suis tombée des nues. C’est un morceau tellement gros de l’histoire familiale que j’aurais dû remarquer son absence ! Comment cela n’a pas pu me manquer ? Cette prise de conscience a émergé grâce une succession d’épisodes anodins. Par exemple, mon père avait une aversion pour le sud de la France. Ma mère disait qu’il y avait passé du temps et qu’il n’avait pas aimé. Je n’avais jamais creusé la question, jusqu’au jour où, à Manosque où j’étais pour un festival de littérature, j’ai entendu mon père au téléphone dire qu’il connaissait bien la région, car il avait vécu pas loin… Des proches m’ont alors expliqué qu’il y avait un hameau de forestage [structure mise en place pour loger et employer des familles de harkis à leur sortie des camps, dans des conditions de vie dégradées, NDLR]. J’ai fait le lien. Mon père l’a toujours nié. Rien n’était nommé.
Quand je demandais que l’on me raconte l’histoire de mes parents et de mes grands-parents, j’espérais entendre une épopée ! Ils ont changé de pays, traversé la mer… Mais seuls de petits détails ressortaient : l’odeur de la banquette de la voiture dans laquelle ils ont fui, ou celle du vomi… Cette réserve s’explique par l’absence d’un récit commun dans notre société, qui aurait cimenté la communauté nationale, comme la Seconde Guerre mondiale et la Résistance. On cache les histoires de migration, parce qu’on fait semblant d’avoir toujours été là, parce qu’on a peur que la terre d’accueil soit raciste. On devrait au contraire les raconter comme des histoires d’hommes et de femmes valeureux qui ont triomphé de l’adversité.
La fiction peut créer des ponts dans notre société
Au début de mes recherches pour “l’Art de perdre”, je me suis dit que je pouvais écrire une histoire qui fera de moi une passeuse, quand bien même je n’ai pas eu les passeurs que j’aurais souhaité avoir dans mes premières années. Je faisais la nique au destin gelé par ces silences. Dans l’injonction “parle” ou “souviens-toi”, il y a quelque chose d’un peu terrorisant et paralysant. Mais quand je suis devenue passeuse, la parole s’est libérée. Parler ou lire le vécu d’un personnage amène les souvenirs d’une manière plus douce. Ils sont apparus lentement chez mon père, mes oncles et mes tantes, dans les images que je créais en littérature. Ma grand-mère s’est mise à raconter certaines choses à partir de détails sur les photos prises lors de mon premier voyage en Algérie. Le collier que portait quelqu’un, une fleur de laurier-rose, et d’un coup les souvenirs remontaient. Il suffit de pas grand-chose pour traverser des strates de mémoire et revivre un détail de son enfance, cinquante ans plus tôt.
La fiction peut créer des ponts dans notre société. Elle offre ces traversées dans d’autres corps, d’autres existences. Son pouvoir ouvre des passages secrets, autorise des pas de côtés par rapport à l’enseignement de connaissances objectives. Et ainsi elle permet de travailler pour réconcilier les mémoires. L’écriture pendant deux ans de “l’Art de perdre” m’a permis de tisser une relation avec l’Algérie que je n’avais pas. A la connaissance parcellaire que j’avais de ce pays, à travers le récit familial et deux voyages, s’est ajoutée une connaissance reconnue et valorisée, gagnée en tant qu’écrivaine, que je pouvais donner à voir depuis cette position. D’avoir vu la maison et le village de ma famille, d’avoir des images et des sensations du lieu où mon père et mes grands-parents ont grandi, me permettait soudain d’en discourir. J’avais des dates, des noms propres, une connaissance des forces politiques. Ma manière de parler de l’Algérie a changé.
Elle a échappé au vécu familial de l’immigré. C’est devenu de la culture. C’est devenu plus facile d’échanger sur ce sujet dans des groupes sociaux plus larges sans avoir à craindre le jugement des gens. J’étais libérée d’une double peur : celle de tomber sur des Français racistes, celle d’être jugée par des Algériens sur ma méconnaissance de ce pays.
Des mémoires séparées, extrêmement communautaires
Pourquoi cette histoire est-elle si peu connue ? Il y a une convergence de raisons. D’abord, c’est parce qu’il existe des mémoires séparées, extrêmement communautaires, qui se perpétuent dans des cercles restreints et n’en sortent pas pour se confronter à la mémoire des autres cercles. Ou quand elles en sortent, cela se traduit par des clashs, comme si l’existence d’une mémoire communautaire était forcément le déni d’une autre. Ça rend le partage difficile. Ensuite, je pense qu’avant de se raconter à la première personne, il faudrait restituer le cadre entier, un vocabulaire commun pour se comprendre. Combattre les préjugés, détricoter et déminer tout ce que l’autre a projeté ou a pu se raconter sur ce qu’était la guerre, sur ce qu’est un pays arabe, l’Algérie. C’est une entreprise lente qui peut être décourageante. Enfin, il y a le cadre politique français qui n’aide pas. Il y a eu une “silenciation”délibéré par les responsables politiques, et des choix politiques effectués de manière verticale.
Par exemple, les harkis et tous ceux qui ont été étiquetésharkis se sont retrouvés cartographiés dans le paysage français comme un champ défendu uniquement par l’extrême droite. Si parler signifie se rapprocher de Le Pen, cela mine encore plus un terrain déjà miné. Des contextes plus vastes que le vécu personnel viennent ainsi rendre plus complexe la tâche de raconter son vécu sans subir les projections d’autrui. »
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Alice Zeniter, écrivaine, dramaturge, est née en 1986 à Clamart. Elle a écrit son premier roman, « Deux moins un égal zéro » (Editions du Petit Véhicule), à 16 ans et a reçu le Goncourt des lycéens pour « l’Art de perdre » (Flammarion), inspiré de son histoire familiale, en 2017. Elle a publié en 2020 « Comme un empire dans un empire » (Flammarion).
Par Sarah Diffalah
n Alice Zeniter est née en France d’un père Kabyle et d’une mère Française.
Dans la France des attentats, Naïma vit entre deux peurs. Peur d’être tuée par les terroristes parce qu’elle est une jeune femme parisienne qui aime prendre un verre en terrasse. Et en même temps peur d’être assimilée aux terroristes parce que musulmane d’apparence
Naïma est le personnage pivot de L’art de perdre. Révélation de la rentrée littéraire française, ce roman foisonnant d’Alice Zeniter est en lice pour les prix Goncourt et Renaudot. À quelques jours d’intervalle, l’auteure de 31 ans s’est aussi vu remettre le Prix des libraires de Nancy et des journalistes du magazine Le Point, de même que le Prix littéraire du journal Le Monde.
Exil, honte, silence, crise d’identité… et peur : à travers cette fresque inspirée de sa propre histoire familiale, la romancière met en avant les répercussions, de génération en génération, de la guerre d’Algérie.
Comme Naïma, Alice Zeniter est née en France d’un père kabyle et d’une mère française. Comme elle, elle est petite-fille d’un harki qui, parce qu’associé au pouvoir colonisateur français et donc menacé par les indépendantistes du FLN, a dû se résoudre à quitter l’Algérie dans les années 1960.
L’action du roman se passe entre l’Algérie et la France, de 1930 jusqu’à aujourd’hui. « En situant la dernière partie de mon roman au moment des attentats en France et un peu après, je voulais montrer la confusion qui s’est faite sur le rapport à l’islam, sur le rapport entre l’islamisme et l’islam, la peau bronzée et l’islam », indique l’auteure rencontrée à Paris.
La chasse aux porte-parole
Lors d’une discussion avec une amie, Naïma se fait dire qu’il est étonnant que la communauté musulmane n’a pas réagi plus fortement à la suite des attentats. « C’est quelque chose qu’on a entendu énormément, glisse Alice Zeniter. Ça voudrait dire qu’il y a une communauté unie, qu’il pourrait y avoir des porte-parole qui seraient les mêmes pour tout le monde. Mais comment et pourquoi ? »
Elle fait remarquer qu’une partie des musulmans français ne va même pas à la mosquée, pratique son culte de manière personnelle et ne peut donc pas être représentée par les imams. « Il y a quelque chose de grotesque à penser les musulmans comme une communauté unie. Comme le dit Naïma à son amie :“Tu veux que j’appelle ma grand-mère pour qu’elle te dise personnellement qu’elle est désolée ? Tu veux qu’on se promène tous avec des petits panneaux avec écrit dessus : ‘Bonjour je suis musulman mais je ne tue pas les gens ?’”»
Naïma en vient à enquêter sur son histoire familiale. Une histoire qu’elle ne connaît pas, sur laquelle pèse une chape de plomb. Trop tard pour interroger son grand-père, mort quand elle était enfant et qu’elle a si peu connu.
De son passé en Algérie, de toute façon, le vieil Ali parlait très peu. Lui qui dans son village de Kabylie était un commerçant florissant, un patriarche respecté, a dû tout laisser derrière lui. Il a vécu avec la blessure du pays perdu, où il craignait de retourner, et dans la honte d’être associé aux traîtres, parce qu’identifié comme harki.
Baragouinant à peine le français, il n’a eu de cesse après son exil de courber l’échine devant les représentants de l’ordre français, que ce soit dans le camp de transit entouré de barbelés où il a échoué avec sa famille ou dans le HLM de banlieue où on les a ensuite parqués.
Au-delà de la guerre d’Algérie comme telle, c’est un miroir sur la condition toujours actuelle des migrants que nous tend Alice Zeniter dans son cinquième roman. « Je voulais donner une voix à tous ces gens souvent considérés comme des parias, mais qui ont eu le courage de se refaire une vie ailleurs avec leur famille, alors qu’ils ne maîtrisent ni la langue ni les codes de leur nouveau pays », indique-t-elle.
Le bon Arabe
Dans son enquête sur ses origines, Naïma se heurte à un mur aussi du côté de son père. Ce cher Hamid a tracé un trait sur son enfance miséreuse et honteuse, s’est muré dans le silence. Il en est venu à renier ses origines pour se fondre dans la masse. Et devenir ce qu’on considère comme un bon Arabe.
Naïma elle-même se trouve confrontée à ce stéréotype du bon Arabe. C’est-à-dire, selon ce qu’on peut lire dans L’art de perdre : « sérieux, travailleur, et couronné de succès, athée, dépourvu de tout accent, européanisé, moderne, en un mot : rassurant, en d’autres mots : le moins arabe possible ».
Qu’elle le veuille ou non, Naïma, qui gagne sa vie dans une galerie d’art parisienne en vue, est l’exemple même de l’intégration réussie. « De la même manière, si elle s’énerve, renchérit Alice Zeniter, si elle décide de donner un coup de pied dans une grille de RER, tout à coup elle se dit : “Mais je ne suis même pas libre de ça, je suis le stéréotype du mauvais Arabe qui détruit la propriété publique.” Elle réalise qu’elle ne peut pas vraiment échapper à son statut de descendante d’émigrés, puisqu’elle s’inscrit dans cette courbe des variations de l’intégration, où tout en bas il y a le mauvais Arabe. »
Donner chair aux silences
Française, Algérienne, Arabe, Kabyle, musulmane… Naïma se demande qui elle est vraiment et comment démêler toutes ces identités qu’on lui impose. Elle se sent dépossédée d’elle-même par le regard de l’autre.
Lors d’un voyage en Algérie, elle fera cependant une découverte décisive. «Elle va réaliser à quel point elle est profondément Française et que sa liberté est non négociable. Parce que c’est une liberté de femme qui lui permet justement de ne pas avoir à se penser tout le temps comme femme. Et en Algérie, elle ne peut pas avoir ça. »
Naïma rencontre une intellectuelle d’Alger qui revendique le droit d’être la dernière femme non voilée d’Algérie et de fumer une cigarette en terrasse en buvant une bière. Elle dit que la liberté pour les femmes en Algérie existe, mais que c’est un combat quotidien, violent, qui implique de s’exposer en permanence aux regards, aux insultes.
« Mais pour Naïma, sa liberté est un acquis, ça ne peut pas devenir un combat », insiste Alice Zeniter, qui a fait deux voyages en Algérie dans les années précédant l’écriture de L’art de perdre.
Comme Naïma dans son enquête, elle s’est documentée à plusieurs sources pour tenter de comprendre son histoire familiale et la grande histoire à laquelle la relier. Mais le recours à la fiction s’est avéré nécessaire pour donner chair au passé de sa famille enterré dans le silence.
« Mon projet n’était pas de raconter l’histoire de ma famille, mais de combler les silences de mon histoire familiale. J’ai inventé beaucoup de choses… », convient Alice Zeniter.
Les déchets immenses très radioactifs et de longue vie, certains sont enfouis sous terre et d'autres sont laissés à l'air libre.
La France doit «assumer ses responsabilités historiques» à travers la décontamination des sites des essais nucléaires effectués dans le Sahara algérien et l'indemnisation des personnes souffrant de pathologies conséquentes à ces essais atomiques, a affirmé le chef de service du génie de combat du Commandement des forces terrestres, le général Bouzid Boufrioua. Le général note que «122 Etats de l'Assemblée générale de l'ONU ont ratifié, le 7 juillet 2017, un nouveau traité sur l'interdiction des armes nucléaires ‘‘TIAN'', qui vient s'ajouter aux traités antérieurs». Dans un entretien à la revue El-Djeïch, le général Bouzid Boufrioua indique que «le principe du ‘‘pollueur-payeur'' y a été d'ailleurs introduit et reconnu officiellement. C'est la première fois que la communauté internationale demande aux puissances nucléaires de rectifier les erreurs du passé». Il a précisé, à ce propos, que le nombre des essais nucléaires effectués par la France, sous prétexte de la recherche scientifique, a atteint «17 explosions (quatre en surface à Reggane et 13 souterraines à In Ekker), en plus d'autres essais complémentaires». Les essais en surface effectués à Reggane, a-t-il poursuivi, «ont causé la pollution d'une grande partie du Sud algérien». «Leurs effets se sont étendus jusqu'aux pays africains voisins, alors qu'un nombre d'essais souterrains a échappé au contrôle, ce qui a provoqué la propagation des produits de fission due à l'explosion et la pollution de vastes zones», a-t-il ajouté. Détaillant les conséquences de ces essais, le général Bouzid Boufrioua cite «les déchets immenses très radioactifs et de longue vie, certains sont enfouis sous terre et d'autres sont laissés à l'air libre, sans oublier les radiations répandues sur de vastes surfaces, causant un grand nombre de victimes parmi la population locale et des dégâts à l'environnement qui perdurent hélas, jusqu'à nos jours». Néanmoins, «au regard de la croissance démographique dans les zones concernées et les risques dus à la pollution radioactive, il a été du devoir de l'Etat, très engagé envers ses citoyens, de sécuriser et de protéger les vieux sites des essais nucléaires français». La mission de «protéger et d'assainir ces sites qui furent le théâtre des essais nucléaires français dans le désert de notre pays» a été confiée à l'Armée nationale populaire (ANP), a-t-il fait savoir, soulignant qu'il a déjà été procédé dans ce contexte au «déploiement d'une formation de sécurisation dans les sites à travers la création de deux unités de l'arme de génie de combat des forces terrestres, une compagnie dans la région de Reggane, dans la 3e Région militaire, et une compagnie à In Ekker, dans la 6e RM, chargées de la sécurisation et de la protection des vieux sites des essais nucléaires». Il a également été procédé à la «marcation et quadrillage des frontières des sites», «la reconnaissance et surveillance aérienne des zones polluées», «la sécurisation sanitaire des éléments et assistance médicale de la population locale», et le «contrôle et analyse périodique des sources d'eau et fermeture des puits près des zones polluées», a-t-il précisé. «Nous pouvons qualifier ces efforts de satisfaisants, au regard des résultats obtenus sur le terrain à travers l'application des mesures susmentionnées, sachant que ces zones étaient une sorte de décharge à ciel ouvert pour les déchets radioactifs. Maintenant, elles sont désormais sous total contrôle», a-t-il soutenu. «Nous avons réussi à éradiquer le phénomène lié à l'enlèvement aléatoire des déchets radioactifs et empêché les citoyens de s'approcher des zones polluées, en plus du suivi continu de la situation radioactive», a-t-il encore ajouté. Le général Bouzid Boufrioua a déploré, à ce titre, «l'absence d'informations techniques sur la nature des explosions nucléaires et le matériel pollué enfoui», qualifiant l'absence de données sur ces essais de «crime majeur commis par la France coloniale».
Les aigris, les rentiers et les auto-stoppeurs de l'Histoire sont nombreux à grincer des dents des deux côtés de la Méditerranée. Le brasier de la mémoire est toujours ardent. Benjamin Stora qui vient de remettre au président Emmanuel Macron un rapport sur «les mémoires de la colonisation et de la guerre d'Algérie», fait les frais de cette incompréhension. Une descente en flammes accueille l'auteur du rapport. Aux yeux de l'extrême droite française, Benjamin Stora est désormais le nouveau harki de la France. Quel honneur pour cet Algérien de Constantine, de Khenchela, de culture arabe et berbère, natif de ce lieu encore vivant dans les mémoires qui s'appelle Stora, inscrit sur la terre algérienne depuis au moins le Xe siècle. Sa consolation? Peut-être avait-il lu Paul Valéry: « Le triomphe de l'adversaire est de vous faire croire ce qu'il dit de vous.» Dans une tentative d'exorciser les démons de la mémoire, Stora place le curseur au milieu et crie à qui veut l'entendre que le but de son rapport n'est pas de réécrire l'histoire douloureuse que partagent l'Algérie et la France, mais de faire avancer la perception et les idées sur cette même Histoire. Comme l'a écrit, il y a quelques jours L'Expression: «Le rapport Stora est une piste dans la jungle de la mémoire.» L'anthropologue Tassadit Yacine et le journaliste Kamel Lakhdar Chaouche ont rencontré Benjamin Stora qui a bien voulu s'exprimer sur cette question. Il assure d'abord qu'il n'est pas «un représentant de l'Etat français, mais un chercheur qui travaille à partir de ses compétences (âgé de 70 ans aujourd'hui, cela fait un demi-siècle que je travaille sur cette histoire)». Et de préciser: «C'est dans des circonstances particulières, en pleine épidémie, j'ai donc reçu, discuté, avec une cinquantaine de personnes, (...).» Notons enfin, que cet entretien sera suivi ultérieurement, d'un commentaire de l'antropologue Tassadit Yacine.
L'Expression: Vous venez de rendre public un rapport sur les mémoires algériennes et françaises à la demande du président Emmanuel Macron, qui souhaite s'inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien. Pourriez-vous expliquer comment est venue l'idée de la rédaction du rapport, et dans quelles conditions a-t-il été élaboré? Commençons par le début: quelle était donc la mission proposée par le président de la République pour l'établissement de ce rapport?
Benjamin Stora: Pour répondre à cette question, il suffit de lire la lettre officielle de mission, signée le 24 juillet 2020 par le président de la République française: «Conscient et respectueux de vos engagements, je souhaite pouvoir compter sur votre expérience et votre connaissance intime et approfondie de ces enjeux pour nourrir nos réflexions et éclairer nos décisions, en vous confiant une mission de réflexion. Je souhaite que vous dressiez un état des lieux juste et précis de ce qui a d'ores et déjà été accompli dans notre pays sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie ainsi que de la perception qui en est retenue, de part et d'autre des deux rives de la Méditerranée.» Il s'agissait donc de dresser un «état des lieux», de ce qui a été accompli en France, et de la perception de cette histoire, touchant au domaine de l'éducation, des commémorations ou de l'action culturelle (musée, cinéma, édition d'ouvrages). La proposition n'était donc pas d'écrire une histoire de l'Algérie contemporaine, mais de mesurer les effets de cette guerre d'indépendance dans la fabrication des différents groupes de mémoires, en France. Comme vous le savez, cette demande sur les effets de mémoires, se situe dans le droit fil de mes ouvrages précédents comme La gangrène et l'oubli, publié en 1991, puis, Le transfert d'une mémoire. Du racisme colonial au racisme anti-arabe en France (Ed La Découverte 1999), enfin, Les mémoires dangereuses, un entretien avec le romancier Alexis Jeny publié en 2015 (chez Albin Michel).
Revenons au rapport lui-même.: Comment avez-vous travaillé pour l'établir, quel a été son objectif et surtout son impact sur la position officielle de la France ? Je précise d'abord qu'il existe une tradition de commande de rapports de l'Etat en direction «d'experts» sur des questions qui relèvent de leur domaine de compétence. C'est ainsi que d'autres historiens en France, travaillent sur l'histoire du terrorisme, comme l'historien Henry Rousso, ou Vincent Duclert qui doit remettre en avril son rapport sur la question du Rwanda. Tous ces rapports et leurs préconisations ne trouvent pas forcément d'application effective. Cela relève des décisions du monde politique. Ce n'est donc pas en tant que «fonctionnaire de l'Elysée» que j'ai travaillé, mais comme un historien, un universitaire. Je ne suis pas un «représentant de l'Etat français», mais un chercheur qui travaille à partir de ses compétences (âgé de 70 ans aujourd'hui, cela fait un demi-siècle que je travaille sur cette histoire). Précisons que j'ai déjà rédigé plusieurs rapports pour des préconisations: l'un demandé par le ministère de la Recherche sur «L'état des lieux de la recherche en France sur les questions d'immigration» (en 2016); un autre sur «La culture et les réfugiés» (en 2019). Ces deux rapports ont été rédigés en quelques mois au moment où j'étais président du Musée national de l'histoire de l'immigration (présidence que j'ai quittée volontairement en 2019).
Puisque vous avez déjà rédigé des rapports sur diverses questions et dont celui sur l'immigration, pouvez- vous nous dire l'usage que lui réservent les politiques? Pour ce rapport sur la mémoire de la guerre d'Algérie et de la colonisation, j'ai travaillé seul, sans assistance particulière, sans aucune rémunération. Dans des circonstances particulières, en pleine épidémie, j'ai donc reçu, discuté, avec une cinquantaine de personnes, soit dans un café, soit à mon domicile personnel (puisque je n'ai pas de bureau). C'est ensuite aux dirigeants politiques de décider de l'usage de tels rapports.
Avez-vous rencontré différentes personnes pour ce travail? J'ai recueilli les témoignages d'une quarantaine de personnalités ou de membres d'associations, à leur demande, ou lorsqu'ils m'ont sollicité directement. J'ai essayé de «n'oublier» personne. J'ai donc vu des appelés du contingent, des opposants à cette guerre, des représentants du monde des «pieds-noirs», des fils de harkis, mais aussi des «enfants de l'immigration» algérienne. Ils m'ont fait part de leurs revendications particulières: pour des commémorations en rapport avec les événements particuliers, tragiques, comme par exemple la journée du 17 octobre 1961 pour les enfants d'immigrés; le 19 mars, date de la signature des accords d'Evian pour les appelés. J'ai aussi vu des représentants en rapport avec ce qui me semble des défis importants: les archives, avec la directrice des Archives nationales françaises et toute son équipe; le directeur de l'Agence française de développement, et son équipe pour le développement d'actions cultuelles dans le domaine de la mémoire; les équipes de la conservation du patrimoine en France; des médecins, des psychiatres qui travaillent sur les maladies traumatiques liées à la guerre; des représentants culturels liés à la question de la production du livre, des éditeurs, mais aussi l'équipe de «Coup de soleil», qui organisent chaque année à Paris le «Maghreb des livres»; des représentants d'associations luttant contre les essais nucléaires en Algérie effectués dans les années 1960; des représentants des associations de familles des disparus; des membres du Comité Maurice Audin, des responsables antiracistes de SOS Racisme ou de la Ligue des droits de l'homme avec Gilles Manceron; des militants associatifs liés à l'immigration, de Radio Beur comme Nacer Kettane, ou Naïma Yahi, ou des mouvements culturels berbères; également des représentants d'associations pour la sauvegarde des cimetières en Algérie. Tous sont cités à la fin de mon travail... Mais, hélas, je n'ai pu accéder à toutes les demandes, étant donné que je travaillais seul, et sans moyen.
Impossible d'être exhaustif en si peu de temps et surtout en période de pandémie, vous devez alors avoir des regrets... Je regrette, par exemple, de ne pas avoir rencontré les représentants des familles liées au terrorisme de l'OAS, comme Jean-François Gavoury, et Jean-Philippe Ould Aoudia; et d'autres représentants d'historiens qui se battent sur la question de l'ouverture des archives. Et il fallait, pendant toutes ces rencontres, trouver le temps pour la rédaction de ce Rapport à partir de mes notes. Mais à cette occasion, j'ai pu mesurer les demandes mémorielles très fortes, toujours exprimées soixante ans après l'indépendance de l'Algérie. C'est à partir de tous ces entretiens que j'ai pu élaborer différentes préconisations.
La publication de votre rapport précède deux dates importantes: la commémoration du soixantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie et l'élection présidentielle en France... Oui, il fallait le terminer pour faire des propositions au moment de la préparation de la commémoration du soixantième anniversaire du passage à l'indépendance de l'Algérie, dans un an, en 2022. Bien sûr, je savais aussi que cette date coïncidait avec l'échéance électorale présidentielle française, et il y avait correspondance entre ces événements. Mais j'ai bien pris soin de séparer ces deux événements en ne rencontrant aucun des représentants des formations politiques, restant dans l'indépendance du chercheur par rapport aux enjeux directement politiques. Ce qui n'empêchera pas les usages politiques de ce passé, par différents partis, qui s'adressent à des clientèles électorales (c'est le cas, par exemple, lorsqu'il est question de l'histoire de la Révolution française ou de l'épisode vichyssois). Mais j'ai accepté ce travail en rapport avec mes convictions anciennes: affronter le passé colonial, le dénoncer, faire évoluer la connaissance sur cette longue période.
Avez-vous été surpris par les réactions, parfois agressives, suscitées par votre Rapport? Oui, d'abord par l'énorme retentissement médiatique, ce qui démontre que la question de la guerre d'indépendance algérienne reste toujours un sujet brûlant en France, et en Algérie, bien sûr.
Convenons que la médiatisation a d'abord commencé en France où la salve de l'extrême droite a été d'une rare violence? La condamnation immédiate par l'extrême droite de mon rapport car «favorable aux porteurs de valises du FLN» n'est pas surprenante, ainsi que les protestations véhémentes de filles de harkis qui estiment ce rapport trop favorable au nationalisme algérien. Louis Alliot, le maire de Perpignan, a déclaré que ce rapport «était une honte nationale».
Sur la question des harkis, l'Algérie n'est pas responsable de leur destin, en revanche, la France est doublement responsable: que ce soit en Algérie ou en France. Mais venons-en à la question cruciale: êtes-vous pour ou contre la présentation des excuses de la France à l'Algérie pour les massacres commis? Je suis d'accord avec vous. Surpris ensuite par les malentendus, nombreux. Encore une fois j'ai travaillé seul, bénévolement, et il ne s'agissait pas en quelque six mois à peine de réécrire une histoire générale, mais de situer les perceptions de cette histoire. C'est une recherche qui s'inscrit dans le champ des histoires des idées et de la mémoire, inauguré en France depuis de nombreuses années par les historiens Pierre Nora ou Marc Ferro, que je connais bien. «Des travaux pratiques» sur les effets de mémoire, plutôt que des recommandations politiques. J'ai dit, écrit dans mon Rapport, que je ne voyais pas d'inconvénient à la présentation d'excuses de la France à l‘Algérie pour les massacres commis (voir le chapitre à la fin). Soyons clairs: il n'y a pas dans mon Rapport le slogan, «Ni excuses ni repentance». Mais je m'interrogeais, au plan de l'efficacité, sur ces présentations d'excuses en évoquant les cas du Japon face à la Chine. On pourrait ajouter que la présentation d'excuses des USA au Vietnam, n'a pas empêché le développement des idéologies des suprématistes blancs contre les minorités (comme on le voit avec le puissant mouvement trumpiste). J'ai donc plaidé pour un travail de longue durée, par l'Education nationale notamment, l'écriture des programmes scolaires; ou la tenue d'un colloque sur les militants et intellectuels anticoloniaux, de Mauriac à Alleg, de Jeanson à Vidal-Naquet. A travers des figures symboliques comme Gisèle Halimi ou Ali Boumendjel, dire à la société française ce qu'a été le combat mené. Dans la suite du choc en France, causé par la reconnaissance du meurtre de Maurice Audin. Maurice Audin, c'est déjà en soi un geste important. Vidal Naquet a combattu toute sa vie pour prouver l'assassinat de Maurice Audin et pour dénoncer la torture. Il est mort sans avoir vu le fruit de son combat. Ajoutons au dossier Iveton, Maillot etc... et tous ces Français (ou Algériens d'origine européenne: chrétiens, juifs ou autres) qui doivent être reconnus comme des militants de la cause algérienne et comme algériens à part entière.
Votre document fouille dans les abysses de la mémoire. Vous disséquez deux sociétés et vous les juxtaposez: l'une, algérienne déracinée et l'autre française, baignant dans la nostalgie d'un empire. Je suis surpris aussi par le rejet de ma description du «monde du contact» au temps colonial dans des analyses de certains chercheurs algériens. Alors que les nationalistes algériens tout au long de leur longue histoire, ont voulu se rapprocher de la gauche française par le biais des syndicats notamment. Le refus de la gauche de prendre en charge ce combat pour l'indépendance n'a pas empêché que se consolident des liens d'amitié. Surpris aussi, lorsque l'on explique que je renvoie dos à dos les agresseurs coloniaux et les victimes. Mais restituer les différents groupes de mémoires de cette histoire dans leur pluralité, ce n'est pas accepter leurs positions idéologiques! Il suffit de lire dans mon rapport comment je présente les deux sociétés: l'une, algérienne, avec un imaginaire marqué par la perte de l'identité personnelle (les SNP), la dépossession des terres et des massacres», et l'autre, française, toujours traversée par la nostalgie d'un empire pour construire son imaginaire. Est-ce là bâtir un récit «asymétrique»?
Qu'en est-il du travail de l'historien et de celui chargé d'établir un rapport? Le travail de l'historien est de rendre compte de tous les points de vue. Ce n'est pas un travail partisan, même si mes convictions entrent en ligne de compte dans l'élaboration du récit. Je précise enfin, que tout mon travail universitaire pendant de nombreuses années s'est précisément situé du côté des victimes du système colonial. Disons aussi que les militants ne se vivaient pas comme des victimes, mais comme des combattants. Ce que j'ai vu en établissant les biographies de Messali El Hadj ou de Ferhat Abbas, ou mon dictionnaire biographique de 600 militants nationalistes algériens, rédigé tout seul de 1980 à 1985, à partir de la consultation de masse d'archives à Aix en Provence et le témoignage, précieux, d'une quarantaine d'acteurs du Mouvement national. J'en profite pour remercier le grand historien algérien, Abdelmadjid Merdaci, hélas aujourd'hui décédé, qui m'a beaucoup aidé dans ce travail difficile. Il manque aujourd'hui dans le débat d'idées sur les origines du nationalisme algérien et ses rapports différents aux pouvoirs coloniaux. Egalement, ma thèse d'histoire soutenue en 1991, sur l'histoire de l'immigration en France (1912-1962) a montré la vie quotidienne et les combats politiques livrés par les ouvriers algériens. Comment juger de mon rapport de 2021, un travail de synthèse universitaire sur les effets de mémoire dans la société française, en omettant systématiquement tous mes travaux antérieurs? Nous croyons, encore une fois, que pour les Algériens et même pour les Français, ce rapport est perçu comme une feuille de route, pour le président de la République française. Comme si le chercheur était devenu un simple scribe au service de la raison d'Etat. Il y a une équivoque qu'il vous appartient de lever absolument. Au lieu de le rejeter en bloc, je crois qu'il est important de s'en servir comme d'un tremplin permettant de faire avancer la cause des Algériens. S'ils ont été nombreux à réagir (nous ne parlons pas des apparatchiks), c'est en raison de la frustration, du non-dit et du rejet systématique de leur histoire et de leur mémoire par la «France». C'est aussi parce qu'ils ont gardé en mémoire le jeune historien engagé envers la cause algérienne, leur cause et d'une certaine manière votre cause, c'est aussi parce que vous êtes quelque part algérien. Un Algérien bien avant l'arrivée des Français, qui sait ce que signifie le déracinement. Un Algérien de Constantine, de Khenchela, de culture arabe et berbère, natif de ce lieu encore vivant dans les mémoires, qui s'appelle Stora, inscrit sur la terre algérienne depuis au moins le Xe siècle.
On croit savoir que ce rapport sera édité sous forme de livre. Le confirmez-vous? En effet, ce rapport sortira sous la forme d'un livre au début du mois de mars 2021, et les lecteurs pourront juger directement de mes propos. La discussion démocratique est légitime pour la progression du savoir historique; mais pas les réquisitoires à caractère strictement politique
Tramor Quemeneur approuve la démarche des “petits pas” de Benjamin Stora, estimant que de grandes annonces pourraient entraîner des blocages et compromettre la réconciliation mémorielle.
Liberté : Deux semaines après sa publication, le rapport Stora sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie continue à susciter des réactions passionnées des deux côtés de la Méditerranée. Cela vous surprend-il ? Tramor Quemeneur : Que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, la question des mémoires et de l’histoire de la guerre d’indépendance de l’Algérie suscite toujours évidemment beaucoup de passion. Il y aura toujours des personnes qui penseront que ce n’est pas assez et que leur mémoire n’est pas suffisamment reconnue.
Peut-on penser sur la base de toutes ces réactions que la réconciliation mémorielle est finalement impossible ? Objectivement, il est extrêmement difficile de parvenir à un apaisement complet des mémoires. C’est pour cela d’ailleurs, me semble-t-il, que Benjamin Stora a fait le choix d’une politique de petits pas, en proposant des mesures concrètes et symboliques et en évitant des espèces de surenchères qui aboutiront inévitablement à des blocages. En France, il est encore très compliqué d’avancer sur les questions mémorielles car il y a des personnes qui restent très attachées à l’Algérie française.
Faut-il alors compter sur un renouvellement des générations pour parvenir à un débat dépassionné sur la colonisation française en Algérie ? Le fait de passer une génération permet en effet d’apaiser une partie de la mémoire. Mais ceci n’est que partiellement vrai. En Algérie, par exemple, il y a tout un travail de transmission dans les familles. Très souvent, les histoires rapportées sont particulièrement dures. Cette transmission véhicule les traumatismes de génération en génération et charrie des représentations très puissantes, qui deviennent politiques en soi. Du côté français aussi, certaines mémoires favorables à l’Algérie française sont transmises y compris par des personnes qui n’ont pas vécu la guerre.
Un rapport sur le contentieux mémoriel algero-fancais est également attendu côté algérien. Pensez-vous que l’Algérie a également besoin d’approfondir son travail de mémoire pour dépassionner les débats ? Les travaux sur l’histoire et la mémoire sont toujours nécessaires aussi bien en Algérie qu’en France. Mes collègues algériens le font déjà très bien. Je pense néanmoins qu’il faut effectivement revisiter quelque peu nos mémoires pour aller dans le sens d’une meilleure compréhension. Cela pourrait être réalisé à travers une collaboration plus structurée entre les chercheurs en histoire algériens et français.
La Commission vérité et réconciliation proposée par Benjamin Stora me paraît comme étant un bon cadre. Il faudra aussi favoriser la circulation des historiens de part et d’autre de a Méditerranée et le partage des archives. Les historiens français pourraient par exemple avoir accès aux archives en Algérie.
Il se trouve que l’accès aux archives pose toujours problème en France. Ce verrouillage n’est-il pas de nature à compromettre la réconciliation mémorielle, défendue par le rapport Stora ? Oui, effectivement. Ce verrouillage est dû à des tensions qui existent dans les services gouvernementaux et à des tentatives visant à gêner le travail historique et de mémoire qui est en train de se faire. Actuellement, l’accès aux archives est surtout bloqué au ministère des Armées. Dans les autres ministères, le problème ne se pose pas. Des collègues algériens peuvent d’ailleurs accéder assez librement aux archives nationales d’Outre-Mer, qui se trouvent à Aix-en-Provence.
La circulation des chercheurs en histoire figure en bonne place parmi les préconisations du rapport Stora. Quelles autres propositions vous ont paru comme les plus pertinentes ? Le rapport de Benjamin Stora fourmille de propositions qui vont dans le sens du règlement du contentieux mémoriel. Je crois que des actes valent mieux que des discours. La création d’une Commission sur la vérité et la réconciliation me paraît comme quelque chose de très important. Je pense que la question relative aux disparus est également cruciale, notamment pour les familles. Il est important de savoir ce qui s’est passé pour que le travail de deuil puisse se faire.
Emmanuel Macron apparaît aujourd’hui plus engagé que ses prédécesseurs dans le règlement du contentieux mémoriel avec l’Algérie. Pourquoi ? Il y a effectivement une volonté d’avancer. Elle s’est vérifiée dans l’affaire Maurice Audin il y a deux ans. On s’attend aujourd’hui aussi à la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la disparition de l’avocat Ali Boumendjel.
Certains ont évoqué des motivations électoralistes pour expliquer la démarche du président. Mais je ne pense pas que ce soit le seul ressort. Emmanuel Macron est plus disposé que ses prédécesseurs à traiter les questions liées à la colonisation sans doute parce qu’il n’a pas vécu toute cette période.
Il faut comprendre aussi que la guerre d’indépendance de l’Algérie est un sujet qui mine les relations algéro-francaises et la société française. Il y a beaucoup de tensions en France à cause de cette histoire. Celle-ci explique aussi en partie le racisme et la formation d’une mémoire dure contre la France.
Comme Benjamin Stora, vous préconisez un meilleur enseignement de l’histoire coloniale et de la guerre d’Algérie à l’école pour apaiser les mémoires françaises. En quoi cela est-il important ? Afin de mieux comprendre la société dans laquelle nous vivons, il est essentiel de connaître son histoire, dans sa complexité et ses zones d’ombre. De plus, essentiellement depuis les années 1980, un nouveau pan de l’histoire fait l’objet de recherches, à savoir l’histoire des mémoires.
Benjamin Stora est de ce point de vue un précurseur concernant la guerre d’indépendance. Il me paraît essentiel de traiter de cette histoire afin de comprendre comment l’histoire de la guerre d’indépendance, et plus largement de toute la période coloniale, est née, a évolué depuis 60 ans.
Nous ne réfléchissons plus de la même manière qu’il y a vingt ou quarante ans, ou alors cela signifie qu’un discours se fossilise, qu’il est en perte de sens. Ce phénomène est présent chez certains, je crois, de part et d’autre de la Méditerranée. Heureusement, les discours évoluent aussi : nous voyons apparaître davantage de complexité, davantage de distance par rapport aux événements.
Mais des résistances existent toujours… Bien entendu, il peut y avoir des résistances, des mémoires peuvent être parfois complètement reconstruites par des personnes qui n’ont jamais connu les événements. Le travail de l’historien et du professeur dans les écoles est alors de rétablir les faits, de mettre en perspective les événements, de montrer leur complexité. C’est le meilleur moyen pour que l’histoire ne bégaie pas.
Selon vous, le travail historique doit également s’accomplir dans le cadre d’une plus grande collaboration entre les chercheurs algériens et français. Sous quelle forme ce travail pourrait-il être réalisé ? Il faut que nous puissions travailler de concert entre Algériens et Français. C’est une dimension essentielle, me semble-t-il. Pour cela, la question des visas reste cruciale. Il faut que les chercheurs – et au-delà, les étudiants – puissent travailler ensemble, partager le fruit de leurs travaux, se rencontrer, débattre… Et pour travailler, nous devons avoir accès aux archives, le plus largement possible.
Les traces permettent de balayer les mensonges, les reconstructions, les déformations… Et au-delà des seuls historiens, c’est cette circulation de part et d’autre de la Méditerranée qui permettra de se projeter vers le futur tout en réglant le contentieux mémoriel. Cela peut aller vite, c’est une question de volonté, politique et sociale.
Des circulations existent déjà, mais elles doivent s’amplifier. Comme le dit le proverbe, seules les montagnes ne se rencontrent pas. Les peuples algérien et français doivent à nouveau se retrouver, mais sur un pied d’égalité, en prenant en compte, évidemment, le passé douloureux, mais pour dessiner un avenir commun harmonieux.
Entretien réalisé à Paris par : SAMIA LOKMANE-KHELIL
En 1881, le quotidien « le Gaulois » envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-Français qui agite l’Algérie. Pendant plusieurs mois, ses « Lettres d’Afrique » dénonceront la colonisation.
Le 12 juillet 1881, Maupassant embarque pour Alger à bord de l’« Abd-el-Kader », un paquebot en fer flambant neuf, qui, prouesse de l’âge industriel, fait la traversée en vingt-huit heures seulement. Il est accompagné par son ami, le journaliste Harry Alis, qui trouvera la mort au cours d’un duel en 1895. La découverte de l’Algérie est pour l’auteur de « Boule de suif » une révélation. La baie d’Alger lui rappelle le golfe de Naples : « On regarde extasié cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil. »
Loin de reprendre la propagande colonialiste en vigueur dans les années 1880, Maupassant va dénoncer avec une grande audace les excès de la colonisation, d’autant que le pseudonyme sous lequel il s’abrite parfois (« un colon ») l’autorise à aller très loin dans la critique. Ainsi, dans son premier billet, il écrit :
« Quels sont ces administrateurs? Des colons? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins? Nullement! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi: les ratés de toutes les professions, ceux qui s’intitulent les ATTACHÉS des grandes administrations. Or, cette classe d’ATTACHÉS, ou plutôt de déclassés ignorants et nuls, est pire ici que partout ailleurs. On ne nous expédie que les tarés.»
Et c’est bien l’esprit de la colonisation qu’il dénonce comme un projet voué à l’échec : «Dès les premiers pas, on est saisi, gêné par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays […]. C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens. […] Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre elle-même. »
Reporter méticuleux, il décrit avec un luxe de détails les erreurs des Français ayant conduit à cette révolte qu’il est venu couvrir : « Un particulier quelconque quittant la France va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans et il tire un numéro correspondant à un lot de terre. Ce lot désormais lui appartient. Il part, il trouve là-bas toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée ; cette famille a défriché […]. Elle ne possède rien d’autre. L’étranger l’expulse. Elle s’en va résignée puisque c’est la loi française. Mais ces gens, sans ressources désormais, gagnent le désert et deviennent des révoltés. […] En somme, tout se borne à une guerre de maraudeurs et de pillards AFFAMÉS. Ils sont peu nombreux, mais hardis et désespérés comme des hommes poussés à bout. Mais comme le fanatisme s’en mêle, comme les marabouts travaillent sans repos la population, comme le Gouvernement français semble accumuler les âneries, il se peut que cette simple révolte, insurrection religieuse avortée, devienne enfin une guerre générale que nous devrons surtout à notre impéritie et à notre imprévoyance. » Belle clairvoyance…
Pourtant, l’écrivain n’est pas plus tendre avec ce qu’il croit déceler de « l’âme arabe » : sur l’administration de la justice par exemple, il écrit : « Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe. […] Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés. »
Amour des sens
Mais Maupassant en Algérie ce sont aussi des descriptions sensuelles, des récits sexuels et débordants chauffés au soleil de ce Sud qu’il découvre, antidote à ses mélancolies noires de maniaco-dépressif. « Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que vous appelez l’amour du cœur, l’amour des âmes, si l’idéalisme sentimental, le platonisme enfin, peut exister sous ce ciel ; j’en doute même. Mais l’autre amour, celui des sens, qui a du bon, et beaucoup de bon, est véritablement terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brûlure de l’air qui vous enfièvre, ces souffles suffocants du Sud, ces marées de feu venues du grand désert si proche, ce lourd sirocco, plus ravageant, plus desséchant que la flamme, ce perpétuel incendie d’un continent tout entier brûlé jusqu’aux pierres par un énorme et dévorant soleil, embrasent le sang, affolent la chair, embestialisent. »
L’amirauté du port d’Alger en 1899. (RUE DES ARCHIVES/PVDE)
En Algérie, Bel Ami débride sa nature, aime les femmes, fréquente les bordels, parcourt les déserts. Ses villes l’envoûtent, ainsi Constantine : « Et voici Constantine, la cité phénomène, Constantine l’étrange, gardée, comme par un serpent qui se roulerait à ses pieds, par le Roumel, le fantastique Roumel, fleuve de poème qu’on croirait rêvé par Dante, fleuve d’enfer coulant au fond d’un abîme rouge comme si les flammes éternelles l’avaient brûlé. […] La cité, disent les Arabes, a l’air d’un burnous étendu. Ils l’appellent Belad-el-Haoua, la cité de l’air, la cité du ravin, la cité des passions. Elle domine des vallées admirables pleines de ruines romaines, d’aqueducs aux arcades géantes, pleines aussi d’une merveilleuse végétation. »
Quant aux paysages désertiques, ils apaisent les angoisses de l’écrivain : « Et si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride ! Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre ; et, là, pourtant on ne désire rien, on ne regrette rien, on n’aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l’œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu, et qu’on ne pourrait le concevoir autrement. »
« Guy de Maupassant sur les chemins d’Algérie », Edition Magellan & Cie.« Au soleil », Guy de Maupassant, Folio classique.
Notre dossier « Quand la France occupait l’Algérie »
Retrouvez les articles de notre dossier « Quand la France occupait l’Algérie » publié dans « l’Obs » du 15 août 2019 :
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