En s'abattant sur une grande partie de la planète, le froid sibérien actuel semble indiquer que la nature se joue de tout le monde. Le dérèglement climatique est un fait indéniable mais l'impressionnante chute des températures, jamais enregistrée dans plusieurs contrées jusqu'ici, laisse penser que la saga autour du réchauffement climatique ne serait qu'une plaisanterie.
Que le climat fait des siennes avec le lot de catastrophes et de drames, le fait est évident, mais cet aperçu déroute les jugements et les conclusions retenues. On a maintenant du mal à croire que le réchauffement climatique a un quelconque lien avec le réveil de presque tous les volcans de la terre et les séismes qui ne s'arrêtent plus partout.
Le mal que l'on se donne avec les petites ingéniosités des voitures électriques, les efforts que l'on entreprend contre les gaz à effet de serre, et l'impressionnante lutte contre l'oxyde de carbone, tend à paraitre comme des gesticulations enfantines. La dimension humaine est sérieusement réduite face à une nature dans sa démonstration de puissance pour renvoyer le monde à l'ère des dinosaures qu'elle a éteints depuis des millions d'années.
En dinosaure qu'il est lui aussi, l'homme être pensant doit s'inquiéter de son sort car l'ère que conçoit la nature actuellement n'est pas une bredouille d'événements passagers. C'est que la nature humaine elle-même qui se dénature et on le constate aux pas des portes des individus. La violence et les débilités humaines, l'effritement de la sagesse sont tels qu'il arrive parfois de penser qu'un retour à l'ère des dinosaures est programmé.
Toujours disponible à renouveler ses phases séculaires, la nature est preneuse de la générale existence désaxée. Avec l'étalage de sa puissance de plus en plus forte, il est à craindre maint
enant que l'heure est venue pour que l'homme soit rangé lui aussi dans la case des espèces menacées.
Plus de 6 068 feux se sont déclarés au Canada depuis début le début de la saison. 1 063 sont encore actifs, dont 686 jugés hors de contrôle. Au total la barre des 16 millions d’hectares brûlés vient d’être franchie. La province du Québec a été la plus durement touchée, dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue.
Le long de la route 117, qui file de Montréal vers le nord du Québec, le décor semble, à première vue, immuable. Des murs d’épinettes vert sombre, ce conifère qui peuple la forêt boréale canadienne, se dressent tels des sentinelles de chaque côté de la voie sur des centaines de kilomètres. Seule fantaisie dans ce spectacle statique, le mouvement des branches, agitées par la brise, des trembles et bouleaux, ces feuillus également présents dans la forêt primaire.
Forêt brûlée par le feu « 344 » au sud-est de Senneterre (Québec, Canada), le 26 août 2023. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
Mais, à la sortie du parc de La Vérendrye, la plus grande réserve forestière protégée de l’Abitibi-Témiscamingue, une région située dans l’ouest de la province de Québec, il suffit d’un détour de quelques kilomètres, parcourus sur un chemin forestier cahoteux, pour que surgisse un tout autre paysage. Où que le regard se porte, des monts et des vallons noircis et arasés, des épinettes et des pins gris consumés comme des tiges d’allumette. Des troncs charbonneux gisent à terre. Des énormes blocs de granit rose ont été fracassés sous l’intensité de la chaleur. La blancheur des troncs de bouleaux, intacts, accroche la lumière du soleil de cette fin août : ils sont les seuls rescapés du brasier qui a ravagé la région dans les premiers jours de juin. Trois mois après le passage de l’incendie le plus intense jamais subi, bleuets, fougères, épilobes aux fleurs violettes et feuillus repoussent déjà dans le sol meuble.
Après l’Alberta à l’ouest du Canada début mai, les provinces atlantiques à l’est du pays quelques semaines plus tard et avant que les flammes ne s’emparent de la Colombie-Britannique et des Territoires du Nord-Ouest – forçant encore, ces derniers jours, plusieurs dizaines de milliers de personnes à évacuer leurs habitations –, le Québec a lui aussi vécu une saison des feux hors du commun.
Chacun ici a conservé dans son smartphone les photos de cette saison en enfer – les flammes qui surgissent à l’arrière du chalet, la fumée, « la boucane » dit-on dans la région, qui fait perdre tous les repères, le soleil transformé en disque opaque dans un ciel orange vif, les files de voitures fuyant les brasiers – et les messages affolés échangés avec les proches : « C’est l’apocalypse », écrit un homme à son épouse.
Depuis le mois de mai, 668 incendies ont ravagé plus de cinq millions d’hectares au Québec, soit près d’un tiers de la superficie brûlée à travers tout le Canada.
Les surfaces touchées sont à l’échelle de l’immensité du pays, démesurées. Dans le Grand Nord, le plus grand feu jamais répertorié dans la province, de plus de un million d’hectares, était toujours sous observation fin août. Il a démarré le 27 mai. Mais, exceptionnellement, cette année, les flammes n’ont pas seulement sévi au-delà de la « limite nordique » du territoire, au nord du 50e parallèle, là où la forêt boréale est régulièrement en proie à des feux estivaux. Elles se sont aussi attaquées aux zones dites « de protection intensive », où sont installés de nombreux villages et où la forêt est exploitée par les hommes. C’est 1,5 million d’hectares qui sont partis en fumée sur ces terres habitées, cent fois plus que la moyenne annuelle de ces dix dernières années.
Poissons asphyxiés
Durant cette saison infernale, l’Abitibi-Témiscamingue a été la région la plus durement touchée au sud de la limite nordique. Le brasier le plus important, le feu « 344 » selon la terminologie de la Société de protection des forêts contre le feu (Sopfeu) du Québec, qui attribue à chacun des foyers un numéro, a rasé à lui seul plus de 500 000 hectares – près de cinquante fois la superficie d’une ville comme Paris. Trois mois après s’être déclaré, le « 344 » menace toujours : il est considéré comme maîtrisé, mais pas officiellement éteint. A l’affût de la moindre fumerolle, des hélicoptères survolent la zone sans relâche.
Sur les rives du lac Matchi-Manitou, l’auberge du même nom organisait il y a quelques semaines encore des séjours de pêche pour les amateurs de doré, ce poisson à la chair goûteuse. En quelques heures, le 1er juin, le feu 344 a transformé ses huit chalets en tas de cendres. Le verre des fenêtres a fondu sous la chaleur du brasier, les chaises en métal se sont entortillées sur elles-mêmes. Au milieu d’un amas de charbon, un service d’assiettes en faïence reste miraculeusement intact. Des résidus noirs obscurcissent l’eau, qui vient lécher la plage de sable blanc, désormais désertée.
Le feu, photographié par Eric Paquet, le 1er juin 2023. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
A une vingtaine de kilomètres au nord-ouest, Eric Paquet, propriétaire de la pourvoirie (le nom des auberges de pêche et de chasse au Québec) du lac Guéguen, a vu ce jour-là le ciel virer au rouge et la fumée envahir l’air. « Mon urgence, dès qu’on a reçu l’ordre d’évacuation de la sécurité civile, a été d’aller rechercher les pêcheurs partis sur le lac, inconscients du danger, car ils préfèrent éteindre leur portable pour jouir de leur tranquillité. » Lors de son expédition de secours, Eric Paquet voit flotter à la surface de l’eau, « rendue plus chaude qu’à Miami », les cadavres de poissons asphyxiés. Ce 1er juin, tous ses clients ont été ramenés à bon port, et ses chalets ont échappé aux flammes. Mais après avoir survécu à l’absence de touristes pendant la pandémie de Covid-19, le quinquagénaire, qui a investi 1 million de dollars dans cette auberge en vue d’assurer sa retraite, voit une nouvelle fois sa saison estivale réduite à néant. « Va-t-on revivre des feux de cette intensité ? Oui, c’est écrit. Entre nos hivers de moins en moins rigoureux, et nos étés de plus en plus chauds et précoces, ajouté au phénomène El Niño que nous subissons actuellement, ça pourrait même arriver dès l’année prochaine. Mais où aller installer une nouvelle affaire quand le monde entier subit les mêmes tourments ? », s’interroge-t-il.
Dans la région, le feu 344 est surnommé le « feu de Quévillon », du nom de Lebel-sur-Quévillon, une localité de 2 160 habitants située à 650 kilomètres au nord de Montréal, qui s’est retrouvée au cœur du brasier. Guy Lafrenière, son maire, n’a nul besoin de consulter le petit calendrier posé derrière son bureau pour se souvenir, heure par heure, de ce qu’il a vécu trois mois auparavant. « Le vendredi 2 juin à 16 heures, la sécurité publique m’appelle pour me prévenir qu’un feu s’en vient sur la ville. Elle m’informe qu’il faudra peut-être envisager, sous quarante-huit heures, une évacuation. » Il s’affaire, appelle des bénévoles en renfort. Mais quarante minutes plus tard, nouveau coup de fil. Le ton a changé. « Vous avez trois heures pour partir, c’est un ordre. »
De sa mairie, Guy Lafrenière voit les flammes s’élever, à quatre kilomètres de sa bourgade. Un message d’alerte est lancé sur le groupe Facebook de la municipalité, un camion de pompiers sillonne les rues sirène hurlante, les élus font du porte-à-porte pour presser les habitants de se munir d’une simple valise avec du linge de rechange et de fuir. Dans les six autobus qui emmènent ceux qui n’ont pas de véhicule vers la ville de Senneterre, à une petite centaine de kilomètres au sud, qui va accueillir les réfugiés trente et un jours durant, des enfants pleurent. « C’était effrayant», reconnaît l’édile. Deux avions stationnés à l’aéroport embarquent une dizaine de patients dans les hôpitaux de la région. « A 21 heures, Lebel était une ville fantôme », se souvient-il. Le maire reste seul, avec deux membres de son cabinet et dix-sept pompiers municipaux volontaires, un maigre contingent pour faire face au feu qui approche. En bordure de la ville, l’usine de pâte à papier Nordic Kraft abrite des réservoirs de mazout et des wagons de chlore, prêts à exploser.
L’orage qui s’est déclaré la veille au soir a frappé depuis l’Ontario voisin tout le nord du Québec. Une ligne de foudre a allumé simultanément près de deux cents foyers. La région entière, qui sort d’un printemps inhabituellement chaud et sans eau – « 0,1 millimètre de pluie tombé entre avril et mai, nous n’avions jamais vécu cela », témoigne Guy Lafrenière –, s’enflamme tel un fétu de paille. Seuls les lacs, les cours d’eau et parfois les routes servent de « freins naturels » aux flammes qui se propagent. Le feu saute de cime en cime, projette à des kilomètres à la ronde des tisons incandescents, qui embrasent à leur tour les sols desséchés des forêts. Les ordres d’évacuation s’enchaînent. Au total, 25 000 personnes au Québec devront quitter leur résidence pour quelques heures ou plusieurs semaines.
Aldée Paré et Liliane Dion ont été évacués le 2 juin de leur pavillon, à Lebel-sur-Quévillon (Québec, Canada), le 24 août 2023. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
Ce 2 juin, Aldé Paré et Liliane Dion, 81 ans tous les deux, ont abandonné leur dîner qui mijotait sur la gazinière, ils ont sauté dans leur caravane pour se réfugier chez leur fille Hélène, à Senneterre. De retour dans leur pavillon de briques rouges de Lebel-sur-Quévillon, Aldé, droit comme un « i » dans sa chemise violette, assure qu’il se trouve « chanceux » de n’avoir pas perdu sa maison. Mais deux « camps de chasse » du couple, ces petits chalets rudimentaires construits au bord de l’eau, où les Québécois aiment passer leur temps libre pour profiter de la pêche, de la chasse et du bois, sont « passés au feu ».
Les traumatismes laissés par les incendies tiennent parfois à une perte dérisoire. « Une table basse sur laquelle notre fille Geneviève avait laissé son empreinte de pied lorsqu’elle était petite s’est entièrement consumée. Ça peut paraître “niaiseux” mais c’est comme si toute ma vie était concentrée dans cette petite table ronde », s’étouffe Liliane, la voix brisée. « Depuis trois mois, j’ai le sentiment que le feu est entré dans mes poumons, je ne parviens plus à respirer. » Le feu, qui enflamme tous les souvenirs sur son passage, joue parfois des farces. Le chalet de leur fille Hélène Paré, pourtant au cœur de la fournaise, a été épargné. « On se dit que nos aïeux ont veillé sur lui », veut croire la volubile quinquagénaire.
Pas de victime
Malgré le caractère exceptionnel des incendies endurés au Québec cet été, aucune ville n’a été détruite dans la province, et aucune victime n’est à déplorer. Mais aucun feu n’a été éteint non plus par la seule action des pompiers. Marc Waltz, agent de protection de la Sopfeu, a été assigné au « 344 » dès son éclosion. Vingt-quatre jours de travail d’affilée, entrecoupés de nuits courtes et un constat à l’issue de cette épreuve : « Il nous a fallu revoir complètement notre façon d’appréhender le feu. Avec un brasier de 107 kilomètres de long et de 97 kilomètres de large, un périmètre de 2 000 kilomètres et des flammes de quinze mètres de hauteur au-delà des arbres, il était impossible de l’attaquer de front. Le feu est une bête en soi, imprévisible. Nous avons dû nous résoudre à nous mettre en mode défensif. »
Avec, à ses côtés, seulement vingt pompiers disponibles pour protéger Lebel-sur-Quévillon aux premiers jours de juin, quand des hommes étaient déjà déployés à l’est et à l’ouest du territoire autour d’autres localités également menacées, Marc Waltz n’a pu que superviser le défrichage de tranchées coupe-feu à l’aide de volontaires, et installer des systèmes d’arrosage autour de l’usine Nordic Kraft. « Cette usine, c’était mon Fort Alamo. Si elle sautait, toute la ville y passait, se souvient-il. La seule action possible était de ralentir le feu pour sauver des vies et les infrastructures essentielles. »
Marc Waltz, agent de protection, dans le bureau de la Sopfeu, à Val-d’Or (Québec, Canada), le 25 août 2023. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
Le Québec ne dispose que de 243 pompiers à temps plein spécialisés dans les feux de forêt. Malgré le renfort exceptionnel de contingents étrangers – quelque 300 pompiers français, espagnols, américains et sud-coréens se sont relayés au fil des jours –, l’agent d’intervention de la Sopfeu estime qu’il aurait fallu multiplier « au moins par dix les effectifs » pour espérer venir à bout de ce feu dantesque. « Avec la chaleur dégagée par les brasiers, on ne pouvait même pas envisager de larguer de l’eau par avion, elle se serait évaporée avant même de toucher le sol », ajoute-t-il. Ce sont la baisse des températures et le retour de la pluie qui, fin juin, ont finalement eu raison de la vigueur des incendies.
Une plante en fleur, près de trois mois après le passage du feu « 344 ». A droite, une tranchée coupe-feu. A Senneterre (Québec, Canada), le 24 août 2023. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
Maîtriser les bordures du feu à défaut de l’éteindre, préserver les vies humaines, les pompiers de la Sopfeu estiment avoir accompli leur mission. « Mais ils n’ont pas protégé la forêt », s’insurge Guillaume Côté. Cet entrepreneur forestier de 28 ans a perdu dans le feu de Quévillon deux de ses machines, une abatteuse et un transporteur, ainsi que son « camion garage » avec tous ses outils. Deux millions de dollars (1,4 million d’euros) de pertes sèches, auxquels il faut ajouter le manque à gagner des huit semaines, à raison de 50 000 dollars de revenus hebdomadaires perdus, où il lui a été impossible de repartir « bûcher » dans les bois, tant que le feu était jugé « hors de contrôle » par les autorités. « J’ai ce métier dans le sang, mais je ne sais pas si je m’en relèverai », se désole-t-il, insatisfait de l’aide de 50 millions de dollars (34 millions d’euros) accordée aux entreprises sous forme de prêts remboursables, annoncée le 5 juillet par le gouvernement du Québec.
Renoncer aux lucratives épinettes noires
« Ce qui vient de se passer n’est pas qu’une anomalie, ça va forcément se reproduire. Le gouvernement doit en tirer les leçons, augmenter les effectifs de pompiers, mais aussi aider les entrepreneurs forestiers à survivre », poursuit M. Côté. Lors d’un déplacement le 25 août à Kelowna, en Colombie-Britannique, où un incendie toujours en cours a détruit plus de 200 habitations, le premier ministre, Justin Trudeau, n’a pas fermé la porte à l’idée de créer un service fédéral permanent de lutter contre les feux, pour pallier les ressources limitées des provinces aujourd’hui chargées de la protection des forêts. Sans pour autant proposer d’avancées concrètes.
En Abitibi-Témiscamingue, la destruction de la forêt boréale est vécue comme un traumatisme. Notamment parce que l’industrie forestière, forte de ses quelque 60 000 emplois directs et indirects, est, avec l’activité minière, l’un de ses principaux moteurs économiques de la région. Exploitée de façon intensive depuis le début du XIXe siècle, la forêt fait encore vivre des villes entières.
La priorité ici est moins de s’alarmer de ce puits de carbone qui a libéré dans l’atmosphère plus d’un milliard de tonnes de CO2 depuis début mai (pour l’ensemble des incendies canadiens) ou de s’inquiéter de la fragilisation des écosystèmes forestiers, que de souligner l’urgence à reprendre coupes, récoltes et sciages qui fournissent en bois de construction et en pâte à papier tout le continent nord-américain. « En quelques jours, les incendies ont réduit en cendre des milliers de mètres cubes de bois qui attendaient d’être récoltés », explique Patrick Garneau, directeur régional de Produits forestiers Résolu, l’une des plus grosses entreprises du secteur au Québec. La perte est néanmoins relative pour ce secteur industriel : quand il n’a pas été entièrement consumé, le bois brûlé ne l’est qu’en surface et reste exploitable une fois débarrassé de la suie.
Un chargement de bois brûlé, à l’usine Produits forestiers Résolu, à Senneterre (Québec, Canada), le 23 août 2023. Une fois nettoyé de la suie, ce bois reste exploitable. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
Mais les acteurs de la filière bois sont engagés aujourd’hui dans une course contre la montre. Car à peine le feu étouffé, un autre danger guette déjà : le longicorne. Ce coléoptère à la carapace noire et aux longues antennes a profité du printemps pour pondre ses œufs entre le tronc et l’écorce du bois mort. Ses larves, affublées de puissantes mandibules, se nourrissent de la pulpe du bois en creusant des cavités dans les troncs. Depuis juin, la forêt de Quévillon est devenue un immense garde-manger à ciel ouvert pour ces insectes. Quand les abatteuses et excavatrices chargées de débarrasser la forêt de ses stigmates noirs font une pause, quand les énormes trucks de chargement, lourds de quinze tonnes de troncs calcinés, cessent leurs va-et-vient, Denis Dubé, superviseur chez Produits forestiers Résolu, invite à tendre l’oreille. La forêt résonne du « scrouic scrouic » des larves voraces. Pour l’industrie forestière, les trous qu’elles laissent derrière elles font baisser la valeur commerciale des produits. « Nous nous donnons jusqu’à la fin du printemps pour récolter ce bois brûlé, avant d’aller de l’avant en reprenant nos coupes de bois vert », déclare, optimiste, Patrick Garneau.
Denis Dubé, superviseur chez Produits forestiers Résolu, montre un longicorne et les dommages causés sur le bois par les larves de cet insecte, dans la forêt brûlée par le feu « 344 », à Senneterre (Québec, Canada), le 24 août 2023. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
Repartir comme avant, vraiment ? En replantant des conifères, alors que ce sont les feuillus qui ont le mieux résisté au feu, qui ont servi de pare-feu efficaces à certaines habitations, et que leurs repousses sont déjà visibles dans les parcelles dévastées ? Le débat sur la régénération de la forêt boréale couve à bas bruit, dans cette région frappée de stupeur par la catastrophe d’ampleur inégalée qu’elle vient de vivre, mais qui ne remet pas en cause sa dépendance au commerce du bois.
Le forestier en chef du Québec, Louis Pelletier, un ancien dirigeant d’entreprise forestière, doit réviser d’ici quelques semaines, à l’intention du gouvernement du Québec, ses recommandations sur les futurs volumes de bois pouvant être récoltés sans accroître la déforestation. Nul ne sait comment il prendra en compte l’année 2023 : comme une année « accidentelle » au vu de l’ampleur des dégâts causés par les incendies, ou comme l’indice de la menace qui pèse désormais sur tout l’écosystème de la forêt canadienne ? Une étude publiée le 22 août dans le cadre du World Weather Attribution (WWA), a démontré que le changement climatique a rendu sept fois plus probable le contexte météorologique de chaleur et de stress hydrique qui a favorisé les incendies au Canada en 2023.
Henri Jacob, le militant écologiste qui a fondé en 2000 Action boréale, une association de défense de la forêt canadienne, subodore déjà que rien ne va changer. Il a passé le mois d’août à baguer des sauvagines, des oiseaux aquatiques sauvages, dans des marais situés dans le périmètre du brasier de Quévillon, afin d’étudier leur migration. « Pour la première fois en vingt-neuf ans, je n’ai vu ni castor ni ours ni orignal ni lynx dans cette zone ravagée par les flammes. »
Atterré par les dégâts majeurs en termes de biodiversité provoqués par ces incendies, il tempête contre l’inertie des gouvernements, fédéral et provincial, à lutter contre le dérèglement climatique. « Nous savions que cela allait se produire, et nous savons que cela se reproduira. Le pire drame, c’est que nous considérons qu’il n’y a pas de drame. » Le septuagénaire à la barbe blanche répète inlassablement ce que le gouvernement du Québec ne veut pas entendre, selon lui, pour ne pas froisser le puissant lobby forestier local : pour assurer la pérennité de la forêt, le moment est venu de renoncer à ne replanter que les lucratives épinettes noires. Elles sont les seules à intéresser l’industrie forestière, mais elles constituent, insiste-t-il, le combustible des futurs feux.
Paysage typique de la forêt boréale, près du lac Guéguen. Des plants d’arbres résineux pour reboiser la forêt brûlée, à la pourvoirie du lac Guéguen. A Val D’Or (Québec, Canada), le 23 août 2023. GUILLAUME SIMONEAU POUR « LE MONDE »
Située à la limite sud du feu 344, la communauté anichinabée (algonquine) de Lac-Simon, une réserve autochtone de 2 500 personnes, a elle aussi dû fuir quelques jours, début juin, la toxicité de l’air. En cette fin d’été, son chef, Lucien Wabanonik, confie « avoir la rage au cœur ». Les populations autochtones ont un attachement ancestral à leurs territoires qui, depuis des millénaires, les approvisionnent en gibier comme en plantes médicinales. « Cela fait des années que les Premières Nations alertent sur la nécessité de protéger tout ce qui constitue le cosmos, l’eau, la terre, les animaux et les hommes. Mais personne ne nous écoute. » Attristé que les hommes aient participé à « abîmer » le précieux écosystème de la forêt boréale, le poumon vert de l’hémisphère Nord, Lucien Wabanonik est sans illusion sur les leçons qu’ils s’apprêtent à en tirer. Le chef anichinabé envisage avec fatalisme un avenir lourd de menaces : « Nous allons payer très cher l’action de l’homme sur le dérèglement du cosmos. »
Par Hélène Jouan (Abitibi-Témiscamingue (Canada), envoyée spéciale)
Publié aujourd’hui à 05h00https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/09/03/apres-le-feu-344-l-un-des-plus-grands-brasiers-de-l-ete-au-quebec-l-avenir-obscurci-de-la-foret-boreale_6187596_3244.html....
La "chaleur extrême" enregistrée fin avril dans la péninsule ibérique et dans une partie de l'Afrique du nord "aurait été quasi impossible sans le changement climatique", démontre une étude scientifique publiée vendredi 5 mai.
Cette "vague de chaleur exceptionnellement précoce" a entraîné des "températures dépassant parfois de 20 degrés les normales de saison et des records pour le mois d'avril battus de plus de 6 degrés", souligne ce rapport du World Weather Attribution (WWA), réseau mondial de scientifiques évaluant le lien entre les événements météorologiques extrêmes et le dérèglement climatique.
Une masse d'air chaud et sec venue d'Afrique du nord a entraîné la semaine dernière des records absolus de températures pour un mois d'avril au Portugal et en Espagne continentale avec respectivement 36,9 et 38,8 degrés. Soit des niveaux dignes du mois de juillet.
Au Maroc, des records locaux ont été battus et les températures ont dépassé par endroits les 41 degrés tandis qu'en Algérie, elles ont franchi la barre des 40. "Le changement climatique provoqué par l'humanité a multiplié par au moins 100 la probabilité de cette vague de chaleur record en Espagne, au Portugal, au Maroc et en Algérie" par rapport au contexte climatique pré-industriel et elle "aurait été quasi impossible sans le changement climatique", indique ce rapport du WWA.
Des vagues de chaleur de plus en plus fréquentes et intenses
Cette vague de chaleur a été "tellement extrême" qu'elle reste un "épisode rare dans le contexte climatique actuel", même dans une région du monde déjà habituée à une multiplication de ces phénomènes "ces dernières années", poursuit le WWA. Selon ce groupe de chercheurs, les températures enregistrées la semaine dernière dans cette zone ont été "supérieures de 3,5 degrés à ce qu'elles auraient dû être sans changement climatique".
"Nous allons voir dans l'avenir des vagues de chaleur de plus en plus fréquentes et de plus en plus intenses" dans cette partie du monde, a averti Sjoukje Philip, chercheuse à l'Institut météorologique royal des Pays-Bas et membre du WWA, lors d'une présentation du rapport à la presse.
Vidéo associée: L'Espagne frappée par une vague de chaleur exceptionnelle (France 24)
France 24Espagne : des températures record pour un mois d'avril
1:42
RTL infoVague de chaleur et canicule précoce en Espagne et au Portugal
1:42
Ces températures anormalement élevées interviennent "après plusieurs années de sécheresse historique, ce qui exacerbe l'impact de la chaleur sur l'agriculture, déjà menacée par des pénuries d'eau croissantes", note par ailleurs le WWA.
La Méditerranée, une des régions les plus exposées au changement climatique en Europe
En Espagne, pays dont les régions agricoles sont surnommées le "potager de l'Europe", le principal syndicat d'agriculteurs, le Coag, estime que 60 % des terres agricoles sont actuellement "asphyxiées" par le manque de précipitations. Les réservoirs du pays – où est stockée l'eau de pluie afin de pouvoir l'utiliser lors des mois plus secs – sont actuellement à moins de 50 % de leur capacité, voire un quart dans certains territoires, comme la Catalogne (nord-est) où la situation est extrêmement préoccupante.
Un manque d'eau qui a poussé nombre d'agriculteurs à renoncer aux semis de printemps, notamment de céréales et d'oléagineux. "La Méditerranée est l'une des régions les plus exposées au changement climatique en Europe. Alors que la région fait déjà face à une sécheresse durable et très intense, ces températures élevées à une période où il devrait pleuvoir aggrave la situation", met en garde Friederike Otto, de l'Imperial College de Londres, l'une des principales auteurs de l'étude.
Dans ce contexte de multiplication des vagues de chaleur en Espagne – qui a connu l'an dernier son année la plus chaude –, le gouvernement a défendu l'agence météorologique nationale Aemet, visée par un flot d'insultes et de menaces, sur fond de "complotisme" climatique. "Assassins", "criminels", "nous vous surveillons", "vous le paierez" : l'Aemet affirme avoir reçu ces dernières semaines quantité de messages critiquant ces prévisions et ces analyses liant les épisodes de chaleurs anormales au changement climatique. Des attaques dénoncées par la ministre de la Transition écologique Teresa Ribera. "Mentir, alimenter le complotisme et la peur, insulter... Cela appauvrit notre société", a-t-elle dénoncé vendredi sur son compte Twitter, en appelant à "dire stop" à ces pratiques.
Haidar, un agriculteur marocain dans la région d'Agadir. Crédit: AFP.
Du 6 au 18 novembre, la station balnéaire de Charm El-Cheikh accueille la 27e Conférence des parties. Après le Maroc (2001 et 2016) et le Qatar (2012), c’est donc au tour de l’Égypte d’organiser une COP. Ces conférences ont pour objectif de trouver des solutions permettant à l’humanité de s’adapter au changement climatique. État des lieux pour la région Afrique du Nord Moyen-Orient.
À l’ordre du jour de la 27e Conférence des parties (COP) qui s’ouvre en Égypte : plus de financements, plus de coopération, moins d’énergie fossile. Pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (ANMO), ce sont autant de défis à relever pour une région qui connaît de fortes disparités économiques, où les conflits armés sont nombreux et dont la dépendance aux énergies fossiles semble difficile à surmonter. Le changement climatique y demeure, plus qu’ailleurs, une réalité qui impose aux États et aux sociétés de s’adapter afin d’en limiter les effets délétères.
DES RESPONSABILITÉS INÉGALEMENT PARTAGÉES
Les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, IPCC en anglais) sont unanimes pour présenter un état de la recherche scientifique accréditant l’hypothèse d’un réchauffement de l’atmosphère dû aux émissions de gaz à effet de serre (GES) d’origine anthropique. Ce réchauffement engendre à son tour un changement climatique dont les répercussions sont déjà palpables, mais qui ne touche pas de manière identique les différentes parties du globe. Excepté les régions polaires ou de hautes montagnes, la région ANMO est la plus vulnérable aux futurs bouleversements. Mais quelle est sa part de responsabilité dans ce phénomène ? La notion de responsabilité a-t-elle un sens dans son cas, quand les disparités socio-économiques sont si grandes entre États et à l’intérieur même de ceux-ci ?
La planète a émis 34 millions de kilotonnes (kt) de CO2 en 2019 ; 7 % de ces émissions, soit 2,5 millions de kt, sont dues aux pays de l’ANMO.
Les différences sont considérables entre le Yémen qui a émis 11 000 kt et l’Iran 630 000 kt, ce qui en fait le sixième émetteur mondial. Comparés aux gros pollueurs tels que la Chine, les États-Unis et l’Inde, les pays de l’ANMO ont une part relativement modeste dans le total. Néanmoins, lorsque l’on s’intéresse aux émissions par personne, le bilan est beaucoup plus noir. En effet, sur les 10 premiers émetteurs de CO2 par personne dans le monde, 6 font partie des pays du Golfe. Encore une fois, on remarque des contrastes importants entre les 0,4 tonne/personne pour les Yéménites contre 32 tonnes/personne pour les Qataris ; la moyenne pour la région s’élevant à 5,6 tonnes/personne (4,5 à l’échelle mondiale). On notera la corrélation entre les émissions de dioxyde de carbone et le niveau de richesse. Ainsi, le PIB/habitant est de 690 dollars/an (691,05 euros) pour le Yémen, alors qu’il monte à 60 000 dollars/an (60 091,5 euros) pour le Qatar, 90 fois plus élevé. Nous avons choisi ici les deux extrêmes pour illustrer le contraste. La moyenne de la région tourne autour de 7 700 dollars/an (7 711,74 euros) environ.
Le développement urbain peut aussi expliquer la part croissante des émissions. Le secteur de la construction, gourmand en béton (15 % de la production mondiale localisée au Proche-Orient), mais surtout le mode de vie citadin accroissent exponentiellement la consommation d’électricité. L’usage de la climatisation poussée souvent à l’excès, en plus de la consommation électrique, émet un GES particulièrement actif, l’hydrofluorocarbone.
C’est néanmoins la combustion d’énergies fossiles lors de l’extraction ou pour des besoins énergétiques qui libère le plus de GES. Et dans ce domaine, l’ANMO tient un rôle central dans la mesure où près de 65 % des réserves d’or noir y sont localisées et 7 des 13 membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sont de la région. La dépendance à la rente pétrolière (ou gazière) est donc un obstacle que ces pays vont devoir franchir s’ils veulent réussir leur transition écologique.
Pour l’ANMO, le changement climatique a d’ores et déjà commencé à montrer ses effets. Entre 1960 et 1990, la température a augmenté de 0,2 °C par décennie et depuis, le rythme s’est accéléré. Les conséquences sur la région, qui connaît une diversité de climats et de paysages à l’échelle locale, même si l’aridité est la caractéristique principale, tendent à :
➞ une hausse globale des températures ; ➞ une pression accrue sur les ressources en eau ; ➞ une augmentation, si ce n’est en nombre, au moins en intensité, des événements climatiques extrêmes (sécheresse, vague de chaleur, inondation) ; ➞ la montée du niveau moyen de la mer.
Pour la prochaine conférence de Paris sur la biodiversité (COP15) du 5 au 17 décembre à Montréal1, les experts du GIEC avancent une hausse de la température globale d’ici 2050 comprise entre 2 °C et 4 °C, en fonction des scénarios. Du fait de son environnement, l’ANMO devrait connaître une hausse plus élevée encore. Les températures devraient augmenter, en moyenne de 3 à 4 °C pour un scénario de hausse globale à 2 °C, et jusqu’à + 8 °C pour un scénario de hausse globale à 4 °C. Le réchauffement moyen se concentrerait surtout sur les mois d’été, ce qui fait craindre la multiplication des vagues de chaleur. La répartition spatiale de cette hausse est aussi inégale. En effet, les zones désertiques d’Algérie, d’Arabie saoudite ou d’Irak seraient en première ligne sur le front du réchauffement climatique.
À titre d’exemple, voici quelques données qui illustrent les prévisions des experts concernant le changement climatique en Afrique du Nord et au Moyen-Orient :
➞ les nuits les plus chaudes ont actuellement une température moyenne en dessous de 30 °C. Elles devraient dépasser ce seuil dès 2050, et pour le scénario + 4 °C, elles devraient même atteindre les 34 °C d’ici la fin du siècle ; ➞ les températures maximales, de 43 °C en moyenne aujourd’hui, devraient approcher les 47 °C au milieu du siècle, et 50 °C en 2100, pour le scénario le plus pessimiste ; ➞ en ce début de XXIe siècle, les vagues de chaleur durent en moyenne 16 jours. À l’horizon 2050, leur durée devrait atteindre 80 à 120 jours, et jusqu’à 200 jours si la température globale augmente de 4 °C.
Les indicateurs relatifs aux précipitations sont les plus incertains. Les projections sont sujettes à caution tant les modélisations sont hypothétiques. On peut néanmoins apercevoir certaines tendances générales, qui ne laissent rien présager de bon concernant l’ANMO. Dans un monde à + 2 °C, les pays qui bordent la côte méridionale de la Méditerranée devraient voir le montant annuel des précipitations diminuer, tandis que le littoral de l’océan Indien, soumis au régime des moussons, serait plus arrosé. D’une manière schématique, au nord du 25e parallèle on devrait assister à une baisse généralisée des précipitations, qui, associée à l’accroissement de l’évaporation (due à la hausse de la température), engendrerait une désertification de la zone, alors que la partie au sud du 25e parallèle serait plus humide. D’un côté ou de l’autre de cette ligne imaginaire, on ne sera cependant pas à l’abri de l’intensification des épisodes météorologiques extrêmes, ce qui augmentera d’autant le risque d’inondation ou de sécheresse. Celle qui frappe l’est du bassin méditerranéen depuis 1998 est à ce titre la pire sécheresse depuis 900 ans.
AGGRAVATION DU STRESS HYDRIQUE ET MONTÉE DES EAUX
Une atmosphère plus chaude rendrait de nombreux territoires inhabitables. Dans le reste de la région, l’accès à l’eau risque de devenir encore plus problématique qu’il ne l’est déjà. Onze des 17 pays les plus touchés par le stress hydrique sont localisés en ANMO. Quatre-vingt-dix pour cent des enfants de cette partie du monde vivent dans une zone en état de stress hydrique élevé à extrêmement élevé, ce qui entraîne des conséquences importantes sur leur développement psychique et physique.
Le changement climatique amplifie une situation de pénurie préexistante. D’autres facteurs sont également à prendre en compte comme la croissance démographique, le manque d’infrastructures de traitements des eaux usées, couplés à une incurie des États quasi généralisée. Il faut néanmoins garder à l’esprit que 80 % de la consommation d’eau est due à l’agriculture (contre 70 % à l’échelle mondiale).
La fonte des glaces et la dilatation thermique des océans devraient engendrer une hausse du niveau de la mer d’environ 85 cm (avec une marge de + ou − 25 cm) en 2100 à l’échelle mondiale. L’ANMO est bordé par l’océan Atlantique, la Méditerranée, la mer Rouge, l’océan Indien, le golfe Persique et la mer Caspienne. À l’exception de cette dernière, dont le niveau devrait baisser jusqu’à 9 mètres, les mers et les océans représentent une menace pour les populations établies sur le littoral. Des villes comme Alexandrie ou Bassora sont particulièrement vulnérables à une élévation du niveau marin, qui aurait des conséquences pour des millions de personnes. Les monarchies du Golfe sont aussi localisées dans des zones à risque.
INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE, RISQUES SANITAIRES, INÉGALITÉS DE GENRE
Le bouleversement du climat a des impacts non seulement sur les températures et les ressources en eau, mais par effet domino, il risque également de déstabiliser les sociétés et les États dans une région déjà conflictuelle. Une des principales craintes liées aux conséquences indirectes du changement climatique en ANMO concerne la sécurité alimentaire. En effet, la région est structurellement dépendante des importations de produits alimentaires, en particulier de céréales. Si les pays de l’ANMO ne comptent que pour 4 % de la population mondiale, ils représentent néanmoins le tiers des achats de céréales. En plus de cette dépendance, les pertes de potentiels agricoles des terres à cause du changement climatique viendraient aggraver une situation déjà tendue. Pour plusieurs pays, la chute de la production agricole est estimée à 20 %. La relation entre insécurité alimentaire et instabilité politique n’est plus à prouver depuis les « émeutes de la faim » qui touchèrent plusieurs pays de la région en 2007-2008 et plus encore dans les racines des « printemps arabes » de 2011. La malnutrition concerne déjà 55 millions de personnes en ANMO.
Avec l’augmentation des températures et des vagues de chaleur, les organismes seront soumis à rude épreuve. Dans certaines zones du littoral du golfe Persique, le phénomène de canicule humide (thermomètre mouillé) rend la vie particulièrement pénible, voire impossible sans équipement (air conditionné, isolation, etc.).
La chute de la biodiversité est une autre grande crainte du réchauffement climatique. Toutefois, certaines espèces de nuisibles, comme les cafards ou les rats, devraient facilement s’adapter aux nouvelles conditions et favoriser la propagation de maladies.
Les populations les plus vulnérables au changement climatique sont celles qui ne disposent pas des ressources financières, culturelles et sociales pour organiser leur résilience. Le réchauffement de l’atmosphère et ses conséquences évoquées plus haut viendraient exacerber une situation déjà sous pression pour certains groupes sociaux.
En premier lieu, les inégalités liées au genre devraient être accentuées. L’accès à la propriété foncière et à l’emploi est très inégalement réparti dans la région. En dehors de l’agriculture, où la parité est de mise, les femmes ne comptent que pour 30 % des travailleurs. En plus des écarts de revenus, la situation économique est clairement au désavantage des femmes. Dans les zones rurales, l’approvisionnement en eau et en bois de chauffe est une tâche exclusivement féminine. Avec la raréfaction de ces ressources, les femmes devraient aller se ravitailler de plus en plus loin, ce qui augmenterait la pénibilité et surtout le risque d’agression. Par ailleurs, les filles sont les premières à être retirées de l’école quand la situation de la famille se détériore, et ce malgré des résultats scolaires souvent meilleurs que leurs camarades masculins. Dans des contextes émotionnellement stressants tels que pourraient les connaître les sociétés confrontées au changement climatique, le risque de violence conjugale devrait aussi croître.
Avant la vague révolutionnaire qui submergea la région en 2011, environ une famille (au sens large) sur trois voit migrer un de ses membres. L’ANMO compte 40 millions de migrants et 14 millions de déplacés internes. Les causes des migrations sont multiples, et pour l’instant, le changement climatique n’entre que pour une part infime dans ce total. Mais les conditions de vie des migrants, en particulier des réfugiés yéménites et syriens, devraient se dégrader à cause du changement climatique. Les opportunités économiques devraient se tarir et les routes des migrations devenir de plus en plus dangereuses. Les migrants climatiques ne devraient pas tarder à apparaître en ANMO, qu’ils soient originaires de la région ou étrangers.
Les États d’ANMO ont en commun une gestion de crise post-catastrophe. Dans le cas du changement climatique, certains pays ont lancé des programmes visant à améliorer leur résilience ou à baisser leurs émissions. Cependant, il faut garder en tête que la génération des dirigeants actuels n’a pas forcément conscience des enjeux de demain. C’est en tout cas l’impression que donne l’Arabie saoudite qui organisera les jeux asiatiques d’hiver 2029 ou encore la COP 27 sponsorisée par… Coca-Cola.
Le sommet international COP27 organisé en Égypte du 6 au 18 novembre 2022 offre à Orient XXI l’occasion de faire le point sur la question environnementale en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Un dossier composé d’articles inédits et de contributions puisées dans nos archives depuis 2013 constitue un tour d’horizon des défis particuliers de cette région où l’enjeu climatique fait rarement la une. De l’eau à l’urbanisme en passant par les difficiles mobilisations des activistes, les enjeux sont pourtant de toute évidence énormes.
Maroc, 8 août 2022. Le lit asséché du barrage d’Al-Massira au niveau du village d’Ouled Essi Masseoud, à quelque 140 kilomètres de Casablanca
Si les espoirs des militants écologistes et scientifiques sont réduits, le forum planétaire, organisé pour la quatrième fois dans un pays arabe depuis 1995 (avant 2023 à Dubaï) signale la volonté des pouvoirs au Proche-Orient et en Afrique du Nord de briller en affichant leurs préoccupations environnementales. Toutefois, là comme ailleurs, les pratiques ne semblent pas à la hauteur des défis, qui sont pourtant à la fois spécifiques et plus aigus que dans d’autres régions du monde.
Dans une zone globalement aride si ce n’est désertique, le réchauffement climatique risque bien de rendre des territoires entiers physiologiquement impropres à la vie humaine. Un ratio entre humidité de l’air et température — calculé en degrés dits wet-bulb temperature ou TW —, fixé à 35 ° TW, ne permet plus au corps humain de se réguler. Au Pakistan, en Oman, aux Émirats arabes unis, y compris dans des zones nouvellement urbanisées, ce seuil mortel a déjà été récemment dépassé plusieurs heures consécutives, questionnant l’habitabilité de ces endroits à moyen terme.
DES VILLES BIENTÔT INVIVABLES
Dès lors, à quoi bon investir et construire des infrastructures dans des villes qui dans quelques années et à certaines saisons ne permettront pas, selon les scientifiques, de respirer à l’extérieur plus d’une dizaine de minutes ? L’augmentation globale des températures multiplie déjà et prolonge ces périodes proprement invivables. Ce défi du réchauffement, plus intense et plus précoce qu’ailleurs sur la planète, particulièrement dans les zones où l’air est humide telles les rives du golfe Arabo-Persique, ne sera aucunement réglé par la climatisation. En zone urbaine, celle-ci a pour effet d’accentuer la chaleur extérieure. Par ailleurs, l’élévation du niveau de la mer met en danger nombre de centres urbains dont beaucoup ont été gagnés sur l’eau, que ce soit à Tunis ou Doha.
Massivement centrés sur les questions identitaires, sociales et économiques, rares sont les débats publics en Afrique du Nord et au Proche-Orient sur la question du dérèglement du climat. Si certaines mobilisations ponctuelles de la société civile existent comme l’illustrent divers articles du dossier, partout, les gouvernants semblent entretenir la foi en des solutions techniques de plus en plus sophistiquées, voire dystopiques comme l’est le projet « The Line » au nord-ouest de l’Arabie saoudite : un bâtiment de verre et d’acier de 170 km de long et de 500 mètres de haut construit en plein désert et qui serait censé abriter 9 millions de personnes. La construction même d’une structure de ce type exige la mobilisation de telles quantités de matériaux et émet tant de CO² — certains estiment que cela représente quatre fois les émissions annuelles du Royaume-Uni1 que la qualifier d’écologique ressemble à une supercherie. Les travaux ont pourtant été officiellement lancés en octobre 2022.
LA QUESTION CENTRALE DE L’HABITAT
La promesse de rendre la Coupe du monde de football au Qatar neutre en carbone, bien que complaisamment validée par la FIFA, n’est guère crédible et passe moins par la sobriété que par des mécanismes de compensation d’émissions de CO² qui sont hautement discutables sur le plan de l’efficacité et de l’éthique. Ils font circuler de l’argent vers des entreprises qui pratiquent le « greenwashing » et plantent des arbres ailleurs, mais n’impliquent aucunement la réduction effective des émissions de gaz à effet de serre.
La question de l’habitat est centrale pour faire face au dérèglement. Du Maroc à Oman, l’abandon des solutions locales frugales, faites notamment en utilisant le pisé ou la pierre, a un effet très négatif en termes de bilan carbone. Le moellon et le béton, sans aucun isolant pour se protéger du chaud comme du froid, se sont imposés. Ils génèrent pourtant une grande fragilité des populations aux aléas météorologiques en créant des ilots de chaleur, justifient la climatisation de tous les bâtiments et exigent de très grandes quantités et des types de sables parfois importés (et devenus rares) car paradoxalement pas toujours disponibles dans la région.
Les modèles d’urbanisme privilégiés font également la part belle à l’étalement. L’implication des multinationales occidentales dans de tels projets, souvent absurdes, pointe du doigt le maintien des économies du Nord dans des logiques de gaspillage des ressources. Les villes du Golfe sont à cet égard extrêmement problématiques et sont devenues des normes (autoroutes, maisons individuelles, artificialisation, privatisation des espaces) qui essaiment dans l’ensemble du monde arabe, en Turquie et en Iran2. Songeons ainsi que le plan de développement de la nouvelle capitale administrative égyptienne n’a pas intégré d’infrastructures de transport collectif. L’extension du métro du Caire vers celle-ci n’a par ailleurs été que très tardivement annoncée et le lancement des travaux n’est pas encore effectif.
DÉPENDANCE AUX RENTES PÉTROLIÈRES ET GAZIÈRES
Nulle part n’entrevoit-on des politiques de sobriété ou même de lutte ambitieuse contre les formes de pollution, largement causées par la circulation automobile ainsi que les usines — dont celles de ciment. Ainsi Téhéran est-il fréquemment confronté à des pics impressionnants qui entrainent l’arrêt des écoles par les autorités. Le Caire, Istanbul, Sanaa et Beyrouth — chaque ville étant aussi contrainte par des configurations géographiques particulières qui parfois emprisonnent l’air vicié par les particules fines et l’ozone, ne sont pas en reste.
La place partout accordée à la voiture individuelle et le maintien d’une urbanisation peu dense justifient l’engouement actuel pour l’hydrogène comme énergie alternative. C’est autour de cette solution, pourtant immensément complexe et encore incertaine, que se structure la projection d’une neutralité carbone des États du Proche-Orient et d’Afrique du Nord. Le sultanat d’Oman promet d’atteindre cet objectif d’ici 2050 en s’appuyant en particulier sur l’énergie solaire qui permettrait de produire de l’hydrogène vert et d’en exporter. L’Arabie saoudite a annoncé des investissements faramineux dans la recherche sur cette énergie, dont plus de 3 milliards de dollars (3,03 milliards d’euros) auprès de partenaires égyptiens, avec l’ambition notamment de produire des engrais agricoles.
La région est caractérisée par sa dépendance globale aux rentes pétrolières et gazières. Les différences y sont évidentes entre par exemple le Koweït dont le budget étatique est fondé à 91 % sur les revenus des hydrocarbures en 2022 et la Tunisie qui est devenue importatrice nette en 2000. Toutefois, cette dimension constitue en soi une source de contradiction forte dans la lutte pour le climat. Aucun État n’envisage un instant de cesser les exportations des hydrocarbures ou leur exploitation tant qu’une demande existe (et que les prix sont hauts comme dans le contexte de la guerre en Ukraine) ou que les ressources peuvent être brûlées à moindre coût pour fournir de l’électricité à un tarif compétitif. Le fantasme de l’exploitation en Méditerranée orientale des gisements de gaz par le Liban et Israël en est un bon indicateur.
Tout au plus les gouvernements et les élites économiques semblent-ils disposés à utiliser une part de cette rente pour investir dans le renouvelable, en particulier solaire qui semble de fait inépuisable dans la région. Mais ces nouvelles sources d’énergie ne se substituent que rarement aux énergies carbonées et ont alors pour ambition essentielle de permettre de répondre à une augmentation de la demande. Celle-ci persiste du fait de la hausse importante de la population et des usages, ainsi que du développement de nouvelles activités tel le « minage » de cryptomonnaies pourtant extrêmement énergivore tant il mobilise des serveurs informatiques énormes qu’il faut en plus réfrigérer3. La rente pétrolière continue par ailleurs d’encourager à investir dans les infrastructures commerciales et touristiques, entrainant toujours plus de flux et d’émissions, quand bien même ces dernières sont en apparence compensées par l’achat de droits à polluer.
L’horizon fixé de la neutralité ressemble dès lors à un tour de passe-passe et n’est aucunement intégré dans les politiques publiques ni dans les pratiques quotidiennes. La sensibilisation du public — par-delà les gestes symboliques ou politiques liés par exemple à la Marche verte au Maroc ou aux nombreux « boulevard de l’environnement » dans les villes tunisiennes, en passant par les campagnes contre le rejet sauvage d’ordures un peu partout, demeure une vraie question. Les milliers de tonnes de déchets de plastiques qui abiment jusqu’aux paysages les plus reculés et les littoraux, la biodiversité réduite à une peau de chagrin, le recours systématique à de l’eau en bouteille, les habitudes alimentaires comme les gaspillages en tous genres symbolisent l’entrée récente, brutale parfois, de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient dans une société d’abondance et de (sur)consommation. La sortie de celle-ci, impérieuse, n’en semble de fait pas facilitée, notamment quand d’autres contraintes découlant de la pauvreté ou de la guerre rythment le quotidien.
QUI EST RESPONSABLE ?
Dans la région comme ailleurs en Asie, Afrique subsaharienne et Amérique latine, le sentiment d’une responsabilité moindre que celle de l’Occident dans la lutte contre le dérèglement climatique demeure sans doute prégnant. S’il n’est pas illégitime quand on compare les émissions par habitant entre un Marocain et un Américain depuis un siècle, il vient peut-être légitimer une certaine apathie. Ce sentiment est parallèlement encouragé par les demandes de versement de pertes et dommages aux pays du Sud. L’invention de tels mécanismes devrait être au cœur des discussions à Charm El-Cheikh, poussées notamment par l’Égypte4. Mais cette logique a aussi pour fonction d’occulter les mauvaises pratiques « climaticides » dans les pays qui formulent les demandes et demeurent, quoi qu’on en pense, au cœur de bien des aspirations des élites, si ce n’est des habitants. Le modèle de Dubaï, toujours plus haut et bétonné, fondé sur le consumérisme et les artifices, n’est pas encore un repoussoir. Il est au contraire imité à coup de centres commerciaux, mosquées pharaoniques, autoroutes urbaines et quartiers d’affaire avec des gratte-ciels plus ou moins réussis.
Outre les questions liées au climat, à la pollution et à l’énergie, il en est une autre qui se pose de façon particulièrement aiguë : celle de l’eau. La région, avec certes de grandes disparités, est caractérisée par la faiblesse globale de cette ressource proprement vitale ainsi que par sa surexploitation, accentuée par la croissance démographique. Les fleuves, Nil comme Euphrate en particulier, sont l’objet de compétition réelle entre les États qu’ils traversent. En outre, le gaspillage des ressources de surface, par exemple en Irak du fait d’un réseau d’adduction et d’irrigation totalement défaillant, entraine une vulnérabilité réelle des populations et met en échec les modèles agricoles et les modes de vie traditionnels. L’exemple du sud de l’Irak où les marais ont disparu est à cet égard déchirant, tout comme l’est l’assèchement du Jourdain et de la mer Morte en Palestine occupée, poussé par l’accaparement des terres et de l’eau par les Israéliens. La sécheresse dans le nord de la Syrie au cours de la décennie 2000 a elle-même été considérée comme l’un des facteurs déclencheurs du soulèvement de 2011, puis de la guerre.
La situation est aussi particulièrement tendue dans les hautes terres du Yémen autour de Sanaa où la perspective de la désalinisation de l’eau de mer (modèle développé dans la région) est inenvisageable du fait de l’altitude. Les nappes phréatiques s’y trouvent déjà massivement surexploitées (à hauteur de 140 % du renouvellement annuel par les eaux de pluie) et pourraient rapidement se trouver à sec, imposant alors un déplacement massif de populations. Paradoxalement, dans ce même bassin autour de la capitale yéménite, les risques d’inondations du fait de tempêtes tropicales s’accroissent, illustrant les failles de la planification urbaine, sans pour autant résoudre la question du manque structurel d’eau pour les habitants comme pour les cultures.
La complexité des enjeux se trouve enfin symbolisée par le développement récent, en contexte de guerre et de faillite de l’État, des panneaux solaires individuels dans les campagnes yéménites. Ceux-ci ont pour effet pervers de favoriser la surexploitation des nappes phréatiques. Ils offrent en effet une énergie apparemment gratuite pour puiser et irriguer sans limites là où les pompes fonctionnaient avant au diesel qu’il fallait payer.
En Afrique du Nord et au Proche-Orient, les enjeux liés à l’écologie, ou plus particulièrement au climat, souffrent d’être largement occultés. C’est un fait que les sociétés elles-mêmes, comme les pays de la région, ne s’en sont pas encore saisi de façon pleine et consciente. Les ferments de mobilisation souffrent en outre de la répression. Plus sans doute qu’en Europe et d’autres régions tempérées, c’est pourtant probablement une affaire de survie.
Des volontaires tentent de lutter contre les incendies en Kabylie, à l’est d’Alger, le 12 août 2021 (AFP/Ryad Kramdi)
« Trois événements resteront gravés dans la mémoire des Algériens : les inondations de Bab El Oued de 2001, le séisme de 2003 et les feux de forêts de 2021. » Dix mois après les incendies meurtriers d’août 2021 – qui ont fait au moins 90 morts selon un bilan officiel, mais au moins 250 selon les habitants –, Ahcene est encore en deuil.
« C’est l’apocalypse » : les Algériens racontent leur combat acharné contre les incendies
Vêtu de noir de la tête au pied, le quadragénaire veille sur la restauration de sa salle des fêtes, qui surplombe le village d’Ikhlidjene [en Kabylie, à l’est d’Alger], le plus endeuillé par la catastrophe avec 24 victimes, selon ses habitants.
Dans cette bourgade de la commune de Larbaa Nath Irathen, les séquelles de la tragédie sont encore visibles. Le hameau, autrefois vivant, est aujourd’hui désert. Les habitants sont enfermés dans leurs maisons. Seuls quelques enfants jouent entre eux. Deux bénévoles entretiennent le petit cimetière où reposent les victimes des incendies.
Vues d’en bas, les collines de Kabylie, autrefois verdoyantes, sont méconnaissables. Le village est désormais entouré par des flancs de troncs carbonisés d’où parfois percent quelques jeunes herbes.
« Si vous demandez à n’importe quel enfant de vous faire un dessin, il vous dessinera la Kabylie avant et après les feux », affirme Hakim, un habitant du village à Middle East Eye. « Tout le monde, du plus petit au plus grand, est marqué à tout jamais. »
« C’est resté un traumatisme pour la population », renchérit Ahcene. « Il suffit de voir un petit feu partir de quelque part pour s’imaginer le pire des scénarios », témoigne-t-il.
Plan d’urgence
Et comme tous les étés, tous les ingrédients – déchets abandonnés, chaleur, sécheresse et vent, buissons non entretenus… – sont réunis pour qu’une catastrophe se produise. Depuis juin, l’Algérie a déjà enregistré des incendies à l’est du pays, aussi victime des feux de forêts de l’an dernier.
Deux décès ont été comptabilisés le 16 juin dans la région de Skikda et deux autres militaires ont péri le 27 du même mois à Sétif, ce qui alimente un peu plus la peur de voir le scénario de l’année dernière se reproduire.
« Nous considérons que le scénario dramatique de l’année dernière n’est pas naturel. Les facteurs naturels y sont peut-être pour quelque chose mais des mains criminelles ont augmenté le risque », souligne El Hachemi Touzene, ancien élu de l’APC de Tizi-Ouzou.
« Nous faisons de la sensibilisation auprès de la population. Nous l’appelons à défraîchir, à faire des réserves des eaux et à dégager les sorties »
- El Hachemi Touzene, président de l’association culturelle Amusnaw
Aussi président de l’association culturelle Amusnaw, El Hachemi Touzene mène avec ses collègues de la société civile une campagne de sensibilisation pour prévenir les ravages des feux de forêt.
« Nous faisons de la sensibilisation auprès de la population, notamment celle habitant en contrebas des villages, car les habitants y sont plus exposés que les autres », explique El Hachemi Touzene. « Nous les appelons à défraîchir, à faire des réserves des eaux et à dégager les sorties. »
Si les actions de prévention se sont multipliées ces deux dernières semaines avec la hausse des températures, les préparatifs ont débuté bien avant. Les habitants ont construit des bâches d’eau pour récupérer les eaux pluviales tandis que les assemblées locales ont mis en place un plan d’urgence.
Rabah Mensous, maire d’Irdjen (en Kabylie, Tizi-Ouzou), est fier de témoigner de son expérience : « Nous avons mis en place un plan ORSEC », explique-t-il à MEE. « Les réunions à la wilaya [préfecture] et la phase préliminaire de ces préparatifs ont commencé au mois de mars. Le plan d’urgence a été mis en place en juin. Les autres APC se préparent aussi de la même façon. »
Le traumatisme des incendies de forêts va bien au-delà de la Kabylie et des feux.
Incendies en Kabylie : que faire de nos brûlures ?
Le meurtre de Djamel Bensmaïl, 35 ans, qui avait collecté des dons pour aider à éteindre les incendies et évacuer les personnes en danger avant d’être lynché, accusé à tort d’être un pyromane, n’est pas oublié.
Au moins 80 personnes ont été écrouées dans le cadre de cette affaire et un mandat d’arrêt international a été émis à l’encontre de Ferhat Mehenni, président du MAK. Le procès ne s’est pas encore tenu.
Motifs d’inquiétude
« Ce fut un été tragique pour tous les Algériens. Nous ne souhaitons pas le voir se reproduire », espère Nihal, jeune Oranaise, contactée par MEE.
Pourtant, les motifs d’inquiétude sont bien là : alors que le président Abdelmadjid Tebboune avait promis l’acquisition de plusieurs avions pour lutter contre les incendies, seul un bombardier d’eau russe, affrété par l’Algérie pour une durée de trois mois, a atterri en juin à Alger.
« L’épisode de l’année dernière aurait dû être une leçon pour l’État, qui aurait dû s’équiper. Il est normal que les gens vivent dans un climat de paranoïa en sachant qu’il n’y a un seul bombardier d’eau affrété jusqu’à présent »
- Kenza, étudiante
« L’Algérie a connu des feux de forêt l’année passée, nous avons mobilisé tous les moyens, et nous avons vu que les moyens dont disposait l’Algérie ne suffisaient pas face à de tels incendies, d’une ampleur exceptionnelle », a déclaré Kamel Beldjoud, ministre de l’Intérieur. « Nous avons été obligés de chercher des affrètements auprès de certains pays. Un pays a répondu et cet avion bombardier est ici en Algérie. »
De son côté, le ministère de l’Agriculture a mis en place un numéro vert disponible 24 heures sur 24 pour « signaler tout danger ou dépassement qui pourrait, à cause d’un départ de feu, menacer l’intégrité de nos forêts ».
« Un seul bombardier après tout ce qui s’est passé n’est pas suffisant », regrette Kenza, originaire de Larbaa Nath Irathen.
« L’épisode de l’année dernière aurait dû être une leçon pour l’État, qui aurait dû s’équiper. Il est normal que les gens vivent dans un climat de paranoïa en sachant qu’il n’y a un seul bombardier d’eau affrété jusqu’à présent », regrette l’étudiante qui réside actuellement en France et suit au plus près les informations sur les feux de forêt.
« Avec le réchauffement climatique, les incendies sont devenus une triste réalité. Il faut y être préparé et tout anticiper à l’avance. Les canadairs ont pris plusieurs jours pour arriver l’année dernière. Il ne faut pas répéter cette erreur. »
Par
Yasmine Marouf Araib
Published date: Lundi 11 juillet 2022 - 07:18|Last update:4 hours 38 mins agohttps://www.middleeasteye.net/fr/reportages/algerie-incendies-feux-forets-ete-traumatisme-peur-population
Un jeune Iranien se tient sur une colline qui surplombe Téhéran, recouverte par un épais nuage de poussière, le 17 mai 2022. Photo AFP
Des tempêtes de sable ont provoqué des hospitalisations, des fermetures d’écoles et des perturbations du trafic aérien dans plusieurs pays du Moyen-Orient.
Mardi, un épais nuage de poussière a recouvert la capitale saoudienne, Riyad, dont la tour emblématique Kingdom Centre est devenue invisible à plus de quelques centaines de mètres. Le centre météorologique du royaume avait prévu des « vents poussiéreux », « réduisant la visibilité » dans la capitale, l’est du pays et plus à l’ouest, dans les villes saintes de La Mecque et de Médine, selon l’agence officielle SPA.
Des conditions similaires étaient observées dans d’autres pays du Golfes comme à Bahreïn, au Qatar et aux Émirats arabes unis.
Le phénomène n’est pas rare dans une région connue pour ses déserts, mais sa fréquence a augmenté ces derniers mois, alimentée par les sécheresses et les faibles précipitations liées au changement climatique.
L’Irak a connu huit tempêtes de sable depuis la mi-avril. La dernière en date a entraîné lundi l’hospitalisation de près de 4 000 personnes pour des troubles respiratoires, et la fermeture de l’aéroport à cause « d’une visibilité de 300 mètres », des écoles et des administrations publiques dans tout le pays. À Bagdad, les toits, les voitures et même les meubles dans les maisons étaient recouverts d’une couche de sable jaune très fin.
En Iran, les administrations, les écoles et les universités étaient fermées mardi dans plusieurs provinces en raison de tempêtes de sable, selon les médias d’État.
Au Koweït, le trafic aérien a été suspendu pendant une heure et demie lundi, et le trafic maritime dans les trois ports est resté suspendu mardi après-midi. Le ministère de l’Éducation a annoncé la réouverture des écoles mercredi.
Aggravation du phénomène
L’arrivée de masses d’air sec et froid hors saison contribuent à la prolifération des tempêtes de sable dans l’est de la Syrie et en Irak « puis leur transmission à la péninsule Arabique », a expliqué Hassan Abdallah, du centre météorologique WASM, en Jordanie. Lorsqu’elles atteignent l’Arabie saoudite, les tempêtes ont tendance à perdre en intensité, a-t-il ajouté.
L’aggravation du phénomène s’explique par plusieurs facteurs, comme le faible niveau des eaux du Tigre et de l’Euphrate, la fluctuation des précipitations annuelles et la désagrégation des sols, a-t-il ajouté.
Pour y faire face, les pays de la région doivent planter davantage d’arbres et « s’attaquer de toute urgence au faible niveau du Tigre et de l’Euphrate », a estimé Hassan Abdallah.
Dans le centre-ville de Riyad mardi, le sable recouvrait tous les voitures et les bâtiments.
« Travailler à l’extérieur est très difficile à cause de la poussière, mais le chantier doit être livré aujourd’hui », a confié un ouvrier pakistanais se présentant sous le nom de Kalimullah. « J’essaie de me laver le visage de temps en temps », a-t-il ajouté.
« Les tempêtes de sable font partie de notre culture, nous y sommes habitués mais certaines sont violentes », a constaté Abdullah al-Otaibi, un employé saoudien, se dépêchant d’entrer dans son bureau en se frottant les yeux.
Décédé ce samedi 4 décembre, l’apôtre de la « sobriété heureuse » avait reçu L’Obs dans sa ferme ardéchoise : « On a l’impression que l’humanité est une catastrophe naturelle », disait-il...
Pierre Rabhi, pionnier de l’agroécologie, décédé le 4 décembre 2021. (FRANCOIS GUILLOT / AFP)
L’agroécologie perd l’une de ses principales figures en France. Le fermier et essayiste Pierre Rabhi, cofondateur du mouvement Colibris, est mort, ce samedi 4 décembre, à l’âge de 83 ans, des suites d’une hémorragie cérébrale. Ce militant de la cause écologiste était l’auteur notamment de Vers la sobriété heureuse (2010), vendu à plus de 460 000 exemplaires. En octobre 2015, Eric Aeschimann lui rendait visite, sur ses terres de Montchamp, en Ardèche. Une rencontre avec un sage...
A Valence, prendre la vallée de l’Ouvèze, attaquer le col de l’Escrinet, contourner Aubenas et se laisser glisser le long du Chassezac. Après Lablachère, on quitte la départementale. Un chemin gravillonné, un hameau où tout est silence, un dernier tournant à travers les chênes verts... et voici Montchamp. Pierre Rabhi s’y est installé en 1960, devançant d’une poignée d’années le mouvement du retour à la terre.
C’est une ferme retapée un peu de bric et de broc, avec vue plein sud. Au sol affleurent les roches calcaires sculptées par l’eau. Dans son dernier livre, on y trouve une description de ce paysage quotidien:
Les roches, abondantes dans mon lieu de vie, m’émerveillent. Elles sont pour moi des fragments de mémoire muette, comme fermées, sur le secret de la création du monde.»
C’est exactement ça.
Pierre Rabhi est un homme doux, calme, qui sourit facilement, mais ne se perd pas en bavardages. Installé dans la salle à manger, devant la grande fenêtre, il met tout de suite sur le tapis une notion complexe mais déterminante : la «modernité».
La modernité a amené de bonnes choses, dit-il de sa voix posée. Notre modèle de société était censé être porteur d’avenir, mais aujourd’hui il est en train de s’effondrer.»
Les promesses non tenues de la modernité, cela fait un siècle que la philosophie occidentale se débat avec. Ici, à Lablachère, cet homme de 77 ans sait trouver des formules simples et justes pour dire ce désarroi. Par exemple : «On a l’impression que l’humanité est une catastrophe naturelle.»
Critique de la technique
Pierre Rabhi n’est pas un philosophe, et du reste lui-même, très modeste, n’y prétend pas. Il a lu, oui, mais ne lit plus. Si on insiste, il cite Socrate et Ivan Illich, puis Bernanos et Bloy. Mais l’érudition n’est pas son affaire. Il serait plutôt essayiste, voire moraliste : quelqu’un qui sait mettre en mots les maux contemporains. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres, qu’il a écrits à la main («Je ne me suis jamais servi d’un ordinateur») et qui forment moins une oeuvre qu’«un chemin». Lorsqu’on est en chemin, explique-t-il, «on n’a pas forcément des objectifs, mais on a des convictions.»
Cette façon de remettre en question l’injonction – moderne par excellence – à tenir ses objectifs, trouver des solutions, régler les problèmes, est un thème bien connu de ce que l’on appelle en philosophie la «critique de la technique». On y retrouve des auteurs aussi variés qu’Adorno, Heidegger, Günther Anders ou Jacques Ellul. Sans s’en revendiquer ouvertement, Pierre Rabhi s’inscrit dans ce sillage. Il n’a pas de mots assez durs pour Homo economicus, qui croit vivre parce qu’il produit et consomme.
« Nous sommes grisés par notre cerveau et par sa capacité à concevoir des machines. Nous confondons aptitude et intelligence.»
A cet instant précis, une escadrille d’avions de chasse vient transpercer dans le ciel ardéchois : le Massif central est un lieu traditionnel d’entraînement pour l’armée française. Difficile d’imaginer meilleure illustration de son propos. « Ils font des carrousels, sourit-il. Mais les avions qui volent et autres prodiges technologiques ne nous aident pas à être intelligents.»
Cette méfiance à l’endroit de la technique n’est pas une tocade. Toute la vie de Pierre Rabhi se noue autour de quelques moments clés où il a rejeté cette façon-là d’être au monde. Enfant, dans son oasis algérienne, il a vu son père contraint de quitter son métier de forgeron pour devenir mineur. C’était les Trente Glorieuses, et le sous-sol algérien alimentait la machine industrielle française. Dans un livre d’entretien, il s’exclamait : «On fournissait votre charbon !» (1)
Plus tard, après avoir été confié par ses parents à un couple de colons, il débarque à Paris et devient ouvrier spécialisé, avec trois heures de transport par jour. C’est du rejet de ce monde-là qu’est née sa décision, avec sa femme, Michèle, de s’installer en pleine nature. «Je ne suis pas né pour augmenter le produit national brut.»
Le christianisme, auquel il s’est converti à l’adolescence, a également participé à son refus de la vie moderne. S’il cite Bloy, auteur chrétien s’il en fût, c’est parce que celui-ci a été frappé, très tôt, par «une sorte de prémonition de la modernité».
Il a compris que le XXe siècle serait celui du matérialisme intégral. Bloy ne voyait pas comment rendre compatibles la modernité et le sacré, et il avait raison. De lui, j’ai retenu la critique radicale du matérialisme.»
Même constat à propos d’Ivan Illich, penseur de la technique et figure emblématique des chrétiens de gauche dans les années 1960-1970. Et n’est-ce pas un père dominicain qui, alors qu’il cherchait où s’installer, l’a mis sur la piste ardéchoise? En ce temps-là, le christianisme formait un relais puissant de diffusion des idées et des initiatives nouvelles. De cela aussi, Rabhi est l’héritier, même si aujourd’hui il ne croit plus : «Arrive le moment où l’on se débarrasse de la barque qui vous a porté», commente-t-il.
Il est vrai que le voyage fut long. Il a fallu acheter une exploitation, arracher un prêt au Crédit agricole, se former comme ouvrier agricole, prendre conscience de la dépendance de l’agriculture aux engrais chimiques, se mettre enfin à son compte. Trente chèvres (pour faire des fromages), un jardin (pour l’autosubsistance), une vieille Renault Juva 4 qui ne supportait pas la montée par temps de pluie, treize ans avant d’avoir l’électricité, cinq enfants... Quelle histoire !
Vivre « en cohérence avec ses idées »
Dans la région, il n’est pas le seul à avoir tenté l’aventure, porté par le désir de vivre autrement, mais peu nombreux sont ceux qui ont tenu jusqu’à l’âge de la retraite. A force de patience et d’endurance, le voilà en situation d’incarner cette aventure-là et, mieux encore, d’en montrer l’actualité. Etonnant retournement lorsqu’on se souvient de la façon dont les années 1980, toutes à leur vénération de la branchitude, se sont moquées des babas attardés qui s’entêtaient à élever des chèvres dans les Cévennes.
Cette sobriété choisie est devenue sa force. A la différence de Nicolas Hulot ou Yann Arthus-Bertrand, Pierre Rabhi vit en cohérence avec ses idées.
Ce qui donne une importance à ma petite personne, c’est que je fais ce que je dis, formule-t-il joliment. Je produis sans détruire, je suis sorti de l’agriculture d’empoisonnement, mon travail correspond à mon choix éthique et moral.»
Concrètement, Rabhi a été le concepteur de «l’agroécologie», dont il nous énonce les trois principes :
1) le sol étant composé de différentes couches, il faut les respecter et éviter de retourner les couches profondes lors du labourage;
2) pour fertiliser le sol, il faut utiliser du compost qui a fermenté;
3) ainsi traitée, «la plante va se relier aux énergies subtiles, car tout est énergie» (ce dernier point restant assez mystérieux à votre serviteur, malgré de louables explications...).
Avec le temps, Rabhi a entrepris de diffuser ses convictions agricoles, d’abord en France, puis dans le monde. Depuis 1994, l’association Terre & Humanisme, installée à Lablachère avec sa douzaine de salariés, se charge de ce travail de transmission. Non loin, le hameau des Buis, animé par sa fille Sophie, applique les mêmes préceptes de sobriété à l’éducation.
Peu à peu, c’est une petite nébuleuse de structures associatives qui s’est mise en place, avec les Femmes Semencières, le Mouvement Colibris ou encore les Amanins, un écovillage dans la Drôme. Des mécènes sont venus à lui, comme le violoniste Yehudi Menuhin, qui lui a proposé de donner un concert de soutien après avoir lu un de ses livres. «Il venait régulièrement ici, on allait se promener dans le bois de Païolive, juste de l’autre côté du chemin.»
Pierre Rabhi aura donc été tout à la fois agriculteur, auteur, militant associatif, créateur de lieux, animateur de réseau. Mais il reste rétif à une lecture politique de son action. Est-il de gauche?
Non ! On ne changera pas le monde par des poings levés, mais en changeant les comportements, en se changeant soimême, en faisant chacun sa part. Le capitalisme, c’est notre insatiabilité, c’est nous. La seule chose à faire, c’est de cultiver son jardin. Pour moi, c’est un acte politique.»
Le reste l’indiffère. La naissance d’une nouvelle gauche en Grèce ou en Espagne? «Je ne me fais pas d’illusion.» La révolution en Tunisie? «Ils vont devenir oppresseurs à leur tour.» La COP21 ?
Un rituel stupide, qui laisse croire au bon peuple que les pouvoirs publics s’occupent de l’environnement. Peut-être que la COP88 prendra enfin les mesures qui s’imposent...»
En 2002, après bien des hésitations, il s’était embarqué dans l’aventure d’une candidature à l’élection présidentielle, recueillant plus de 170 parrainages. Pour 2017, il imagine un «Forum civique», qui permettrait de «fédérer les énergies» de la société civile. Pas de quoi faire trembler l’ordre néolibéral...
C’est la limite de la pensée de Rabhi : si elle interpelle chacun avec force, elle échoue à constituer un collectif politique. Sa révolution à lui est naturelle, débarrassée de toute conflictualité. C’est peut-être aussi pour cela qu’il plaît tant.
Les images de convois bondés de jeunes volontaires accourant de plusieurs régions pour braver le feu et apporter soutien aux populations de Tizi Ouzou débordent de bravoure et de fraternité entre Algériens.
Cet élan de solidarité massif et effectif a mordu dans les entrailles de la solitude de la Kabylie martyrisée par le gigantesque brasier de ce mardi noir, et notre solitude à nous regardant, avec nos yeux embués et notre volonté contrariée, l’horreur des images apocalyptiques défilant sur nos écrans rougeoyants.
Nos cœurs ont saigné de tristesse et de colère face au martyre de Larbaâ Nath Iraten et de dizaines de villages de Kabylie, d’El Tarf et d’ailleurs. Nous avons pleuré les madones Bensalem ; nous avons pleuré les jeunes soldats héroïques d’Ichelladhen et notre terre réduite en cendres. Mais nos cœurs ont été emplis d’espoir et de fierté grâce à la chaîne de solidarité qui s’est mise en place au quart de tour, organisant les dons et les départs volontaires au front.
Ce sont les mêmes élans de solidarité populaire exprimés face aux incendies de Khenchela et ensuite face à la crise d’oxygène en plein pic de l’épidémie de la Covid-19. Devant les drames successifs qui mettent à l’épreuve notre jeune nation, le peuple fait preuve d’une résilience spectaculaire. Un peuple digne et solidaire, un peuple qui construit sa propre légende et renforce ses liants face aux stratégies racistes et purificatrices, la perfide opération zéro Kabyle, et l’ignominieuse Badissya Novembriya.
C’est de ce «nous» remis en cause par les fractures identitaires, les déchirements religieux et la dislocation des liens de confiance due au fléau de la corruption et la disparité grandissante entre classes sociales, c’est de ce «nous» éprouvé et gagné parfois par le doute qu’il est question aujourd’hui. Nos mythes fondateurs ont été sérieusement abîmés par trop de trahisons des palais.
Et les Algériens ont compris que leur Etat est faible et qu’ils doivent chercher au plus profond d’eux-mêmes les ressources nécessaires pour empêcher leur désintégration. Et c’est dans l’adversité que se forge le ciment de cette reconstruction par la fraternité patriotique.
Comme hier face au colonialisme destructeur, les Algériens se dressent en rangs serrés contre les périls multiples de cet été meurtrier. Aux cris de détresse du jeune soldat de Barika, les femmes et les hommes répondent présent et volent au secours de leurs compatriotes, faisant éclater sur leur passage les clivages nourris insidieusement par les puristes et les pyromanes. Le cœur si grand, ils accomplissent des miracles et mettent du baume sur les blessures des corps et des âmes. Voilà qui nous sommes.
Nous pleurerons nos morts, mais nous ferons notre deuil et nous serons plus forts, plus soudés et surtout mûris par ces expériences certes douloureuses, mais que nous aurons surmontées ensemble, dans notre diversité.
« Le fléau n’est pas à le mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce son les hommes qui passent, et les humanistes en premier, parce qu’ils n’on pas pris leurs précautions ».
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