Décédé ce samedi 4 décembre, l’apôtre de la « sobriété heureuse » avait reçu L’Obs dans sa ferme ardéchoise : « On a l’impression que l’humanité est une catastrophe naturelle », disait-il...
Pierre Rabhi, pionnier de l’agroécologie, décédé le 4 décembre 2021. (FRANCOIS GUILLOT / AFP)
L’agroécologie perd l’une de ses principales figures en France. Le fermier et essayiste Pierre Rabhi, cofondateur du mouvement Colibris, est mort, ce samedi 4 décembre, à l’âge de 83 ans, des suites d’une hémorragie cérébrale. Ce militant de la cause écologiste était l’auteur notamment de Vers la sobriété heureuse (2010), vendu à plus de 460 000 exemplaires. En octobre 2015, Eric Aeschimann lui rendait visite, sur ses terres de Montchamp, en Ardèche. Une rencontre avec un sage...
A Valence, prendre la vallée de l’Ouvèze, attaquer le col de l’Escrinet, contourner Aubenas et se laisser glisser le long du Chassezac. Après Lablachère, on quitte la départementale. Un chemin gravillonné, un hameau où tout est silence, un dernier tournant à travers les chênes verts... et voici Montchamp. Pierre Rabhi s’y est installé en 1960, devançant d’une poignée d’années le mouvement du retour à la terre.
C’est une ferme retapée un peu de bric et de broc, avec vue plein sud. Au sol affleurent les roches calcaires sculptées par l’eau. Dans son dernier livre, on y trouve une description de ce paysage quotidien:
Les roches, abondantes dans mon lieu de vie, m’émerveillent. Elles sont pour moi des fragments de mémoire muette, comme fermées, sur le secret de la création du monde.»
C’est exactement ça.
Pierre Rabhi est un homme doux, calme, qui sourit facilement, mais ne se perd pas en bavardages. Installé dans la salle à manger, devant la grande fenêtre, il met tout de suite sur le tapis une notion complexe mais déterminante : la «modernité».
La modernité a amené de bonnes choses, dit-il de sa voix posée. Notre modèle de société était censé être porteur d’avenir, mais aujourd’hui il est en train de s’effondrer.»
Les promesses non tenues de la modernité, cela fait un siècle que la philosophie occidentale se débat avec. Ici, à Lablachère, cet homme de 77 ans sait trouver des formules simples et justes pour dire ce désarroi. Par exemple : «On a l’impression que l’humanité est une catastrophe naturelle.»
Critique de la technique
Pierre Rabhi n’est pas un philosophe, et du reste lui-même, très modeste, n’y prétend pas. Il a lu, oui, mais ne lit plus. Si on insiste, il cite Socrate et Ivan Illich, puis Bernanos et Bloy. Mais l’érudition n’est pas son affaire. Il serait plutôt essayiste, voire moraliste : quelqu’un qui sait mettre en mots les maux contemporains. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres, qu’il a écrits à la main («Je ne me suis jamais servi d’un ordinateur») et qui forment moins une oeuvre qu’«un chemin». Lorsqu’on est en chemin, explique-t-il, «on n’a pas forcément des objectifs, mais on a des convictions.»
Cette façon de remettre en question l’injonction – moderne par excellence – à tenir ses objectifs, trouver des solutions, régler les problèmes, est un thème bien connu de ce que l’on appelle en philosophie la «critique de la technique». On y retrouve des auteurs aussi variés qu’Adorno, Heidegger, Günther Anders ou Jacques Ellul. Sans s’en revendiquer ouvertement, Pierre Rabhi s’inscrit dans ce sillage. Il n’a pas de mots assez durs pour Homo economicus, qui croit vivre parce qu’il produit et consomme.
« Nous sommes grisés par notre cerveau et par sa capacité à concevoir des machines. Nous confondons aptitude et intelligence.»
A cet instant précis, une escadrille d’avions de chasse vient transpercer dans le ciel ardéchois : le Massif central est un lieu traditionnel d’entraînement pour l’armée française. Difficile d’imaginer meilleure illustration de son propos. « Ils font des carrousels, sourit-il. Mais les avions qui volent et autres prodiges technologiques ne nous aident pas à être intelligents.»
Cette méfiance à l’endroit de la technique n’est pas une tocade. Toute la vie de Pierre Rabhi se noue autour de quelques moments clés où il a rejeté cette façon-là d’être au monde. Enfant, dans son oasis algérienne, il a vu son père contraint de quitter son métier de forgeron pour devenir mineur. C’était les Trente Glorieuses, et le sous-sol algérien alimentait la machine industrielle française. Dans un livre d’entretien, il s’exclamait : «On fournissait votre charbon !» (1)
Plus tard, après avoir été confié par ses parents à un couple de colons, il débarque à Paris et devient ouvrier spécialisé, avec trois heures de transport par jour. C’est du rejet de ce monde-là qu’est née sa décision, avec sa femme, Michèle, de s’installer en pleine nature. «Je ne suis pas né pour augmenter le produit national brut.»
Le christianisme, auquel il s’est converti à l’adolescence, a également participé à son refus de la vie moderne. S’il cite Bloy, auteur chrétien s’il en fût, c’est parce que celui-ci a été frappé, très tôt, par «une sorte de prémonition de la modernité».
Il a compris que le XXe siècle serait celui du matérialisme intégral. Bloy ne voyait pas comment rendre compatibles la modernité et le sacré, et il avait raison. De lui, j’ai retenu la critique radicale du matérialisme.»
Même constat à propos d’Ivan Illich, penseur de la technique et figure emblématique des chrétiens de gauche dans les années 1960-1970. Et n’est-ce pas un père dominicain qui, alors qu’il cherchait où s’installer, l’a mis sur la piste ardéchoise? En ce temps-là, le christianisme formait un relais puissant de diffusion des idées et des initiatives nouvelles. De cela aussi, Rabhi est l’héritier, même si aujourd’hui il ne croit plus : «Arrive le moment où l’on se débarrasse de la barque qui vous a porté», commente-t-il.
Il est vrai que le voyage fut long. Il a fallu acheter une exploitation, arracher un prêt au Crédit agricole, se former comme ouvrier agricole, prendre conscience de la dépendance de l’agriculture aux engrais chimiques, se mettre enfin à son compte. Trente chèvres (pour faire des fromages), un jardin (pour l’autosubsistance), une vieille Renault Juva 4 qui ne supportait pas la montée par temps de pluie, treize ans avant d’avoir l’électricité, cinq enfants... Quelle histoire !
Vivre « en cohérence avec ses idées »
Dans la région, il n’est pas le seul à avoir tenté l’aventure, porté par le désir de vivre autrement, mais peu nombreux sont ceux qui ont tenu jusqu’à l’âge de la retraite. A force de patience et d’endurance, le voilà en situation d’incarner cette aventure-là et, mieux encore, d’en montrer l’actualité. Etonnant retournement lorsqu’on se souvient de la façon dont les années 1980, toutes à leur vénération de la branchitude, se sont moquées des babas attardés qui s’entêtaient à élever des chèvres dans les Cévennes.
Cette sobriété choisie est devenue sa force. A la différence de Nicolas Hulot ou Yann Arthus-Bertrand, Pierre Rabhi vit en cohérence avec ses idées.
Ce qui donne une importance à ma petite personne, c’est que je fais ce que je dis, formule-t-il joliment. Je produis sans détruire, je suis sorti de l’agriculture d’empoisonnement, mon travail correspond à mon choix éthique et moral.»
Concrètement, Rabhi a été le concepteur de «l’agroécologie», dont il nous énonce les trois principes :
1) le sol étant composé de différentes couches, il faut les respecter et éviter de retourner les couches profondes lors du labourage;
2) pour fertiliser le sol, il faut utiliser du compost qui a fermenté;
3) ainsi traitée, «la plante va se relier aux énergies subtiles, car tout est énergie» (ce dernier point restant assez mystérieux à votre serviteur, malgré de louables explications...).
Avec le temps, Rabhi a entrepris de diffuser ses convictions agricoles, d’abord en France, puis dans le monde. Depuis 1994, l’association Terre & Humanisme, installée à Lablachère avec sa douzaine de salariés, se charge de ce travail de transmission. Non loin, le hameau des Buis, animé par sa fille Sophie, applique les mêmes préceptes de sobriété à l’éducation.
Peu à peu, c’est une petite nébuleuse de structures associatives qui s’est mise en place, avec les Femmes Semencières, le Mouvement Colibris ou encore les Amanins, un écovillage dans la Drôme. Des mécènes sont venus à lui, comme le violoniste Yehudi Menuhin, qui lui a proposé de donner un concert de soutien après avoir lu un de ses livres. «Il venait régulièrement ici, on allait se promener dans le bois de Païolive, juste de l’autre côté du chemin.»
Comment « fédérer les énergies » ?
Pierre Rabhi aura donc été tout à la fois agriculteur, auteur, militant associatif, créateur de lieux, animateur de réseau. Mais il reste rétif à une lecture politique de son action. Est-il de gauche?
Non ! On ne changera pas le monde par des poings levés, mais en changeant les comportements, en se changeant soimême, en faisant chacun sa part. Le capitalisme, c’est notre insatiabilité, c’est nous. La seule chose à faire, c’est de cultiver son jardin. Pour moi, c’est un acte politique.»
Le reste l’indiffère. La naissance d’une nouvelle gauche en Grèce ou en Espagne? «Je ne me fais pas d’illusion.» La révolution en Tunisie? «Ils vont devenir oppresseurs à leur tour.» La COP21 ?
Un rituel stupide, qui laisse croire au bon peuple que les pouvoirs publics s’occupent de l’environnement. Peut-être que la COP88 prendra enfin les mesures qui s’imposent...»
En 2002, après bien des hésitations, il s’était embarqué dans l’aventure d’une candidature à l’élection présidentielle, recueillant plus de 170 parrainages. Pour 2017, il imagine un «Forum civique», qui permettrait de «fédérer les énergies» de la société civile. Pas de quoi faire trembler l’ordre néolibéral...
C’est la limite de la pensée de Rabhi : si elle interpelle chacun avec force, elle échoue à constituer un collectif politique. Sa révolution à lui est naturelle, débarrassée de toute conflictualité. C’est peut-être aussi pour cela qu’il plaît tant.
(1) «Il ne suffit pas de manger bio pour changer le monde», Ed. Versilio-Rue89.
https://www.nouvelobs.com/planete/20211204.OBS51807/hommage-qui-etait-pierre-rabhi-le-sage-de-l-agroecologie.html
.
Les commentaires récents