La question de la récupération des fonds et des biens issus de la corruption d’hommes d’affaires, de militaires et des politiciens véreux ainsi que des parties influentes incarcérés pour corruption était une promesse de campagne du président mal élu Abdelmadjid Tebboune.
Aujourd’hui le bonhomme s’en remet à ses bons souvenirs et relance ce va-t-en guerre à la recherche de Dinars perdus dilapidés dans le cadre de la récupération des fonds dissimulés frauduleusement à l’étranger ou même en Algérie à travers des biens éparpillés çà et là. C’est d’ailleurs de l’un de ceux-là d’où est repartie cette affaire. Dimanche dernier, effectivement, le chef d’état lors du Conseil des ministres tenu sous sa présidence, avait sommé ses troupes d’accélérer la remise en production de l’usine des huiles végétales de Jijel, qui appartenait aux frères Kouninef, actuellement en détention pour corruption, lançant ainsi la première étape d’un début du processus de récupération.
C’est que l’histoire va chercher loin elle couterait au bas mot estiment les experts, plus de 7,5 milliards d’euros et 600 milliards de DA, un joli pactole pour des caisses assoiffées. Si pour ce qui est de récupérer l’argent volé et dissimulé à l’étranger, autant en faire son deuil tant les procédures complexes prendraient du temps pour le rapatrier, les démarches à entamer, se déroulant sous la houlette diplomatique. Au Bled c’est un autre son de cloche et cela semble plus envisageable. Mais dans cette histoire du voleur volé, et entre nous, le vrai pactole est en devises fortes et donc entre de bonnes mains chez les autres. Ce qui reste au pays va avec les pertes et profits. Et l’Exécutif algérien en ces temps durs est tout aise de rencontrer le fameux « limaçon » de la fable.
Sauf que là, la problématique de la récupération des biens et fortune des richissimes oligarques et hauts responsables du régime Bouteflika ne pourrait se faire, qu’après que toutes les voies de recours eussent été épuisées. D’ailleurs, seule la cour d’Alger « une voix de son maître sans équivoque », où se déroulent les procès en appel des accusés concernées par la confiscation de biens mal acquis, est apte ou non de confirmer les demandes de la partie civile, qui est le Trésor public en ordonnant donc la confiscation de biens précisément identifiés et localisés. Ce qui toutefois peut prendre parfois plusieurs mois, voire des années mais bien moins que pour l’autre opération de rapatriement.
Ces grands dossiers qui s’élèvent à 7,5 milliards d’euros, ont pour hommes d’affaires des sommités comme, Ali Haddad, Mahieddine Tahkout , Mourad Eulmi, Abdelghani Hamel, les frères Kouninef ainsi que des accusés de parts et d’autres, notamment ceux dont les biens ont fait l’objet d’un ordre de saisie dans l’affaire du montage automobile. La majorité de ces biens à confisquer se trouve dans la capitale Alger et ses environs, il s’agit de terrains, usines, sièges de sociétés ou bureaux… L’opération est, sauf retournement de situation comme c’est souvent le cas en Algérie, certes, des plus plausibles sur le plan juridique car la justice est toute acquise à l’exécutif qui n’est autre que l’uniforme en Algérie, mais elle restera dans le temps complexe à appliquer. Mais qu’on se le dise ! dans l’état actuel des choses ce n’est qu’une passation de mains ou de pouvoir. Les nouveaux « ayant droit » se bousculent déjà aux portillons de la bonne fortune que partage volontiers le parrain. C’est comme ça en Algérie depuis plus de six décennies. Les bonnes habitudes ne se perdent pas.
Pour la première fois, une historienne s’attaque avec les armes de la science à un sujet tabou : l’armée algérienne. Loin des mythes et des bobards, Saphia Arezki en décortique le noyau central — un peu moins de 200 officiers —, et nous offre une synthèse sans précédent d’un sujet jusque-là mal identifié.
En ces jours où le général de corps d’armée Ahmed Gaïd, dit « Salah » tient,, entre ses mains, seul ou presque, l’avenir de l’Algérie, la lecture du livre de Saphia Arezki sur l’Armée nationale populaire (ANP) s’impose. L’ANP présente une originalité majeure par rapport à ses rivales marocaine, tunisienne ou libyenne : sa genèse est étrangère à l’armée coloniale française qui l’a précédée dans le pays. Et pourtant les militaires qui en viennent et y ont passé leurs premières années sous les armes durant la seconde guerre mondiale ou en Indochine ont joué un rôle considérable dans la construction de la principale institution de l’Algérie indépendante.
L’autrice a innové en s’attaquant à l’histoire de l’armée après l’indépendance. Un geste d’une grande audace quand on connaît les obstacles mis devant l’historien assez fou pour se lancer dans une telle aventure. L’accès aux archives n’existe pas, l’institution ne parle pas et ses traces dans la vie quotidienne du pays sont réduites, sinon inexistantes, de propos délibéré.
Relevant le défi, Saphia Arezki a constitué sa propre base de données, retraçant la carrière d’un peu moins de 200 officiers qui ont été les artisans de l’ANP après avoir été les animateurs de l’armée de libération (ALN) pendant la guerre d’indépendance (1954-1962). Pour cela, elle a eu recours à toutes les sources existantes : les nominations et les promotions des uns et des autres quand elles sont publiées au Journal officiel, ce qui est rare ; les entretiens avec des retraités qui ont accepté de s’entretenir avec une historienne ; les mémoires publiées par d’anciens chefs militaires et les articles nécrologiques dans la presse officielle qui sont l’une des rares occasions de connaître la date et le lieu de naissance du disparu. Enfin, pour les soldats passés par l’armée française, leurs dossiers militaires ou ceux des stagiaires qui ont fréquenté après 1962 les grandes écoles en métropole, conservés dans les archives françaises ; sans oublier les notes des attachés militaires français accessibles jusqu’en 1970.
EN FINIR AVEC LES MYTHES
Résultat de ce travail de bénédictin, un tableau d’ensemble qui confirme les vagues impressions des observateurs de l’actualité algérienne ou les infirme, comme les mythes du triangle « TBS » (Tebessa-Batna-Souk Ahras) ou des « DAF » (déserteurs de l’armée française) d’où viendraient les principaux chefs de l’ANP.
Les officiers sont originaires aux deux tiers du département de Constantine qui englobait une partie de la Kabylie et les Aurès, deux régions en rébellion ouverte depuis le premier jour de novembre 1954. Enfin, ils sont passés par la frontière tunisienne, dans ce qui va devenir, à partir de janvier 1960, le creuset de l’ANP : l’armée des frontières, sous la conduite du colonel Houari Boumediene. Elle est protégée des attaques françaises par son installation en Tunisie, indépendante depuis 1956. Une structuration des forces se met en place, des bataillons se constituent, des centres d’instruction forment les conscrits et une puissance se développe qui imposera ses vues en 1962 à l’ensemble des militants nationalistes à coups de canon, avec l’aide politique d’Ahmed Ben Bella.
« COMPÉTENTS » ET « LÉGITIMES »
Après l’indépendance, avec ce noyau, Boumediene passe à la construction de l’armée et en réalité à celle de l’État, l’une dominant l’autre. Il le fait sans idée préconçue, obligé de tenir un équilibre instable entre les « compétents » — ceux qui ont une formation militaire théorique — et les « légitimes » souvent venus des maquis de l’intérieur où ils ont gagné l’estime de leurs troupes par leur bravoure, mais sont aussi en majorité des illettrés. D’où une organisation originale de l’administration militaire, avec d’un côté un ministère aux mains des « compétents » et des régions militaires confiées aux « légitimes ».
Les relations entre ces deux pôles vont être compliquées. Les coups et tentatives de putsch vont se succéder de 1962 à 1967 jusqu’à ce qu’une certaine normalisation s’opère et que l’ANP se révèle un bloc. Pour faciliter l’entente, l’organisation de l’armée reste floue, ce qui donne à ses chefs l’avantage de faire du sur-mesure pour éviter des crises nées de l’incompatibilité de textes successifs et de devoir désigner des responsables démunis, sauf exception, de toute nomination officielle sanctionnée par un décret ou un arrêté opposable aux tiers.
À partir de 1979,Chadli Bendjedid fait évoluer l’ANP. Il commence par remercier les proches collaborateurs de Boumediene, puis crée le grade de général en 1984, recrée un état-major général et confie la redoutable sécurité militaire rebaptisée « Direction centrale » à un fantassin.
Mais une armée ne se résume pas à son corps d’officiers et la réussite du livre de Saphia Arezki, issu de sa thèse de doctorat, nous pousse à espérer qu’avec sa méthode et son courage, elle continuera ses recherches pour traiter de points qu’elle n’a pas abordés, comme le service national instauré en 1969, la valeur militaire de cette armée qui a surtout tenu son rôle de protecteur de l’État ou la place de la conscription dans ses effectifs.
Un livre à lire si on veut comprendre l’histoire de l’Algérie indépendante.
JEAN-PIERRE SERENI
Journaliste, ancien directeur du Nouvel Économiste et ex-rédacteur en chef de l’Express.
Nous publions ci-dessous une contribution de Tassadit Yacine qui revient sur le mouvement populaire et ses espoirs.
Tassadit Yacine, en anthropologue spécialiste du monde berbère, plaide pour une Algérie fidèle aux pères fondateurs du mouvement national. Analyse.
Le mouvement populaire est à son septième mois de mobilisation pacifique. Il est remarquable par son organisation, sa maturité et son civisme. C’est là un formidable terreau pour asseoir une organisation politique des plus réussies au monde.
Ce mouvement a mis en échec, comme on le sait, toutes les tentatives de division et les manœuvres malsaines de diversion. Sa détermination est plus que jamais inaltérable. Les Algériennes et les Algériens dans le pays et à l’étranger, conscients des enjeux et des risques que peut générer cette situation, ont identifié les facteurs de la crise et les acteurs qui agissent à visages découverts ou dans la clandestinité et, de ce fait, semblent résolus à ne plus rester les bras croisés.
C’est ainsi que le pays se retrouve face à deux forces qui s’affrontent ayant chacune sa logique et ses finalités spécifiques : d’un côté, un peuple, plus que jamais déterminé à en finir avec un système vieux d’un demi siècle, et de l’autre, ce même système déterminé à se maintenir à tout prix et en faisant comme si rien n’avait été dit, rien n’avait été fait. C’est ce qu’on appelle un dialogue de sourds.
Les représentants actuels au lieu d’être à l’écoute des revendications de la société civile proposent une élection présidentielle organisée à la hâte, ignorant le processus de transition.
Autrement dit, peut-on aller vers une organisation d’une élection présidentielle sans débat et sans transition tel qu’il est proposé par le haut commandement de l’armée ?
Peut-on espérer une sortie de crise en faisant l’économie d’un débat national réunissant toutes les potentialités collectives ou individuelles ?
Peut-on parvenir à une transition démocratique sans que la diaspora en général et l’élite en particulier ne soient invitées à prendre la place qui leur revient dans le combat pour construire une Algérie démocratique, laïque, plurielle, riche de son histoire et de ses diverses cultures ?
Peut-on (doit-on) se permettre d’ignorer une partie de notre population porteuse d’une histoire et d’une mémoire millénaires (les bérbérophones de Kabylie, du M’zab, du Gourara, du Hoggar) comme c’est le cas aujourd’hui parce que nos représentants officiels en ont été littéralement sevrés ? Doit-on et peut-on encore se permettre d’ignorer l’apport de ces groupes et celui de nos immigrés dans la libération de ce pays ? Doit-on et peut-on encore se permettre d’ignorer la place des femmes dans notre société alors qu’elles ont été présentes tout au long de notre histoire aux côtés des hommes depuis Carthage jusqu’à l’annulation des éléctions en 1991.
Trois moments dans notre longue histoire ont marqué l’histoire de notre pays : déjà sous Carthage elles se sont delestées de leurs bijoux pour aider les leurs :
– en 1871, elles se sont dépouillées de leurs bijoux pour aider à payer le tribut de guerre que les Kabyles devaient à la France,
– enfin en 1963, pour le fameux « senduq tadamun », où elles se sont senties concernées pour renflouer les caisses de l’Etat et aider la cause nationale autant que les hommes (avec leurs propres bijoux). Que dire encore du rôle héroïque qui a marqué l’histoire des femmes à l’échelle internationale, entre 1954-1962 ? Je ne citerai pas les héroïnes du passé lointain et plus récent qui se sont levées pour défendre leur terre contre le conquérant comme Dihya au VIIe siècle, Fadhma N soumer (1857), Ourida Meddad (1954). Tous ces faits n’ont pourtant pas œuvré pour une égalité hommes-femmes comme dans tout pays en phase avec son époque.
L’Algérie officielle a manqué plusieurs fois l’occasion de s’ouvrir à son histoire et à suivre le projet d’acteurs importants (hommes, femmes, berbérophones, arabophones et francophones) qui ont pourtant donné pour qu’elle soit enfin libre et fidèle à son histoire et à son legs ancestral. Or, depuis 1962 , l’Algérie a donné l’impression au monde de s’enliser dans une idéologie d’emprunt qui a paricipé à la perte de nombreux acquis comme le respect de la diversité politique et culturelle et de la tolérance religieuse. Pourquoi a-t-on tourné sciemment le dos au projet démocratique et social construit par l’élite à l’aube de 1954 ?
Projet conçu et éléboré par des figures politiques telles que Abane Ramdane, Hocine Aït Ahmed, Larbi Ben M’hddi, Chawki Mostephai, Mestfa Lacheraf, Frantz Fanon et intellectuelles comme Mouloud Mammeri, Jean Amrouche, Mohammed Dib, Kateb Yacine…
Que reste-il de ces figures mythiques pourtant mondialement connues ? Que faisons-nous de cette feuille de route qu’ils ont tracée pour nos enfants dans une Algérie progressiste, égalitariste et moderne ?
Une armée consciente et responsable doit être en principe au service de son peuple. Il est de son devoir d’être à l’écoute de ses revendications, unique façon d’éviter les éventuels dérapages, et de sauver ce qui peut l’être, en profitant de ce formidable civisme avant qu’il ne tourne en violence.
L’Algérie de demain doit impérativement se construire dans une véritable démocratie en éliminant les erreurs commises depuis 1962 et sortir de l’orbite idéologique arabo-islamique pour être elle-même. Les langues pratiquées en Algérie (berbère, arabe, français) doivent être respectées car elles constituent un formidable atout et ne pas être instrumentalisées à des fins idéologiques. Les droits de l’homme et du citoyen doivent fleurir comme l’un de nos ancêtres, Caracalla empereur romain (dynastie des Sévère), l’avait énoncé en 212 : il accorda la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire.
Dans le monde africain, car nous sommes en Afrique, l’Algérie doit être cet exemple phare qui illuminerait le monde par son ouverture, sa justice (l’égalité des droits et des langues) et sa grande diversité.
Elles ont largement participé au Mouvement populaire
De la reine dyhia à l’héroïne djamila bouhired en passant par fatma n’soumer, la femme algérienne a toujours été à l’avant-garde du combat.
Depuis le 22 février dernier, la femme algérienne mène une révolution sur plusieurs fronts ! Elle est matraquée, agressée et insultée. Elle, dont le délit n’est autre que celui de crier «liberté», «démocratie» et «vive l’Algérie», Elle subit encore de nos jours les affres de la misogynie sévissant dans la société et des injustices du pouvoir qui, d’ailleurs ne datent pas d’aujourd’hui. Tassadite Yacine tempête : «Doit-on et peut-on encore se permettre d’ignorer la place des femmes dans notre société alors qu’elles ont été présentes tout au long de notre histoire aux côtés des hommes, depuis Carthage jusqu’à l’annulation des élections en 1991 ?» Elle relève : «Trois moments dans notre longue histoire ont marqué l’histoire de notre pays : déjà sous Carthage elles se sont délestées de leurs bijoux pour aider les leurs. En 1871, elles se sont dépouillées de leurs bijoux pour aider, à payer le tribut de guerre que les Kabyles devaient payer à la France. Puis en 1963, pour le fameux «Senduq tadamun», où elles se sont senties concernées pour renflouer les caisses de l’Etat et aider la cause nationale autant que les hommes (avec leurs propres bijoux). Et enfin que dire encore du rôle héroïque qui a marqué l’histoire des femmes à l’échelle internationale, entre 1954-1962 ? Je ne citerai pas les héroïnes du passé lointain et plus récent qui se sont levées pour défendre leur terre contre le conquérant comme Dihya au VIIe siècle, Fadhma n’soumer (1857), Ourida Meddad (1954). Tous ces faits n’ont pourtant pas œuvré pour une égalité hommes- femmes comme dans tout pays en phase avec son époque.»
Un avenir meilleur avec la femme Mais, malheureusement, dans la foulée ou en arrière-plan du Mouvement populaire «le Hirak», lors du regroupements de la société civile ou de rencontres de partis politiques, il s’avère qu’on retrouve dans les débats, les mêmes pratiques d’exclusion de la femme, dont les thèmes, de surcroît, engagent l’avenir de tout un peuple. Or, le fait est que cette exclusion tire sa logique et sa légitimité non pas du système tant décrié, ou de la main étrangère, mais du Code même de la famille dont la réforme demeure la première revendication de la femme algérienne. Peut-on espérer sortir de cette crise et embrasser un avenir meilleur sans que la femme ne soit associée aux débats et à la prise de la décision ? De quel Etat peut-on alors parler ? Et de quel projet de société est-il question ? Quel dialogue pourrait-on alors développer ? N’est-il pas urgent pour les protagonistes, chacun en ce qui le concerne, de tout repenser en se remettant d’abord en cause ? N’est-il pas temps que, par exemple, Abdellah Djaballah, ou d’autres se mettent face à une femme et prêtent l’oreille et s’inspirent de son savoir et de sa lucidité populaire ? Dans son œuvre «La Guerre de 2000 ans», Kateb Yacine évoque et décrit ce que représente pour nous la femme et pour eux (ceux qui répriment la femme) : «Ils s’étonnent de vous voir dirigés par une femme. C’est qu’ils sont des marchands d’esclaves. Ils voilent leurs femmes pour mieux les vendre. Pour eux, la plus belle fille n’est qu’une marchandise. Il ne faut surtout pas qu’on la voie de trop près. Ils l’enveloppent, la dissimulent, comme un trésor volé. Il ne faut surtout pas qu’elle parle, qu’on l’écoute. Une femme libre les scandalise, pour eux je suis le diable.» Les femmes algériennes qui crient dans les rues «système dégage», sont, sinon des mères de famille instruites et d’une grande éducation, des maîtresses d’école ou professeures d’université, magistrates ou médecins, ou alors, au bas mot, étudiantes dans toutes les facultés de l’enseignement supérieur! Les femmes qui crient «khawa… khawa» «sylmiya…. sylmiya» ou «Assemblée constituante», «à bas la mafia», «transition», «dialogue», «modernité», ne sont ni des folles ni des égarées, elles sont plutôt psychiatres et psychologues. Les femmes qui crient : «Soyez pacifistes, continuez, mais doucement et on y arrivera, aujourd’hui, demain ou après-demain, résistez», celles-là sont nos mères, nos sœurs, voire nos grands-mères. Faut-il ouvrir la tombe de notre Histoire ?
La tombe de l’Histoire ? Déconseiller ou conseiller : si l’on remonte dans notre histoire millénaire, il faut dire que nous sommes l’un des rares peuples à avoir été conduits par une femme, sur le terrain des guerres, comme sur celui des joies et de la noblesse. On n’en a pas à se justifier, l’Histoire de l’humanité en témoigne. Doit-on parler de la reine Tin Hinan, bien avant les Cléopâtre ? Des reines, des princesses, des guerrières, défilent en boucle comme un film sur l’écran de notre histoire. Notre respect pour la femme, ça ne se discute pas, c’était écrit déjà : Cléopâtre Séléné, fille du célèbre général romain Marc Antoine, dont l’histoire retient combien elle se dévouait sans compter pour le bien-être de son peuple qui, à son tour, la vénérait tellement, qu’à sa mort il lui rendra la bonté de l’abriter à jamais dans le Mausolée royal de Maurétanie, aujourd’hui appelé «Tombeau de la Chrétienne», à Cherchell. C’était la femme de Juba II, illustre roi berbère.
Dihya, la reine des Aurès Passons aux guerrières, doit-on leur rappeler Dihya, la reine des Aurès (La Kahina pour les Arabes), qui, à la tête de ses troupes, avait fait face aux Omeyyades, lors de «la conquête de l’Afrique du Nord». Doit-on réveiller de sa tombe Fadma N’soumer, alors qu’elle avait à peine 25 ans quand elle avait déclaré la guerre aux bataillons du maréchal Randon ! Surnommée par la France coloniale «La Jeanne-d’Arc». Faut-il rappeler que Fadma N’soumer avait été mandatée par sa tribu pour la représenter au conseil de guerre initié par Boubaghela, contre la France coloniale. Sa révolte menée de front et sa condition de femme dans un pays de confession musulmane lui avaient valu d’ailleurs, le titre de son image : de quasi-sainte, même auprès de ses ennemis. La France coloniale la surnomma «la Jeanne d’Arc du Djurdjura». Mohamed Méchatti, membre de la réunion des 22, initiée par Boudiaf et Ben Boulaïd, membre actif de la Fédération de France du FLN, nous confia un jour : «Le sacrifice de nos femmes au cours de la guerre de Libération dépassa de très loin celui des militants qui activèrent pourtant, eux aussi, avec une grande abnégation au sein de la Fédération de France du FLN. La machine révolutionnaire avait exigé des femmes militantes des sacrifices qui vont parfois au-delà de simples actions militantes et pourtant parfois ô combien héroïques. Pour le respect de leur dignité, il n’est pas séant de raconter ici dans le détail ces sacrifices dédiés à la libération de la patrie. On peut néanmoins rappeler comment des chanteuses et des danseuses algériennes faisaient les bistrots parisiens alors qu’en réalité c’est le FLN qui prenait les recettes versées ensuite à la Cause nationale. Pour ne citer qu’elles, les chanteuses Hanifa et Bahia Farrah s’étaient investies dans la collecte des cotisations des militants en plus de leurs prestations artistiques dans le milieu communautaire, dont les recettes allaient au trésor de guerre du FLN. Toutes ces femmes ont assurément apporté une contribution inestimable à la cause de notre combat libérateur.» La révolution française avait ses inventions : la guillotine ! Djamila Bouhired avait connu ses couloirs, Maître Vergès en avait assuré la défense. Elle vit encore, elle se souvient de ses jeunes femmes enseignantes qui avaient défié au prix de leurs vies le terrorisme, sous toutes ses formes, il y a à peine une quinzaine d’années ! De haut de ses 84 ans, elle bat encore le pavé et se met devant des manifestants ! A l’adresse des manifestants comme aux agents des services de sécurité, elle sourit et fond à la fois en larmes.
Combat libérateur Mes enfants, dit-elle, l’Algérie mérite mieux ! Auréolée de couleurs nationales qui enveloppent les rues algériennes, elle conduit la marche, Djamila Bouhired n’est-elle pas, à elle seule, notre drapeau ? N’est-il pas dit que notre drapeau est conçu par les doigts d’une femme ? Et puis, que connaissait l’homme au métier du tissage il y a quelques décennies ? Djilali Leghima, ancien responsable de la Fédération de France et membre fondateur du FFS, témoigne, de quoi est-elle capable la femme algérienne : «on avait comme pari d’envelopper Paris avec le drapeau algérien et fêter le 5 Juillet, jour de la proclamation de notre indépendance, nous, la Fédération de France active à Paris, avions acheté 1200 mètres de tissu pour confectionner des drapeaux, on ne parle pas des initiatives privées car tous les foyers algériens se sont endettés pour acheter soit des machines à coudre, soit du tissu. Toutes les femmes algériennes ne dormaient pas et confectionnaient des drapeaux, une petite semaine avait suffi pour que la femme algérienne enveloppe Paris avec son drapeau, fait avec art et mesure.»
Voici la liste des hauts responsables algériens, ministres, walis et hauts gradés de l’armée, poursuivis en justice depuis le début du mouvement populaire. Beaucoup ont été arrêtés, mais d’autres sont en fuite.
Bien que leurs méfaits et les dossiers dans lesquels ils sont impliqués sont de notoriété publique, ce n’est que grâce à la révolte populaire que la justice a décidé d’agir.
Force est de constater que beaucoup de ceux cités par la vox populi ne sont même pas inquiétés par la justice alors qu’ils devraient répondre de leurs actes.
Saïd Bouteflika : ex-conseiller du président Bouteflika, poursuivi pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État » [En détention provisoire]
Mohamed Mediène, dit Toufik : ex-chef du DRS, poursuivi pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État » [En détention provisoire]
Athmane Tartag, dit Bachir : ex-coordinateur des services de sécurité auprès de la présidence, poursuivi pour « atteinte à l’autorité de l’Armée » et « complot contre l’autorité de l’État » [En détention provisoire]
Said Bey, général-major : ex-commandant de la 2e région militaire poursuivi pour « dissipation et recel d’armes et de munitions de guerre et infraction aux consignes de l’armée ». [En détention provisoire]
Habib Chentouf, général-major : ex-commandant de la 1e Région poursuivi pour « dissipation et recel d’armes et de munitions de guerre et infraction aux consignes de l’armée ». [Mandat d’arrêt]
Ahmed Ouyahia : ex-Premier ministre, poursuivi pour corruption [En détention provisoire]
Saïd Barkat : ex-ministre, poursuivi pour corruption [En détention provisoire]
Youcef Yousfi : ex-ministre, poursuivi pour corruption [En détention provisoire
Mahdjoub Bedda : ex-ministre, poursuivi pour corruption [En détention provisoire]
Amar Ghoul : ex-ministre, poursuivi pour corruption [En détention provisoire]
Abdelkader Zoukh : ex-wali, poursuivi pour corruption [Sous contrôle judiciaire]
Abdelghani Zaâlane : ex-ministre et ex-wali, poursuivi pour corruption [En détention provisoire]
Mohamed El Ghazi : ex-ministre et ex-wali, poursuivi pour corruption [En détention provisoire]
Khaled Nezzar : ex-chef d’état-major, pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État » [Mandat d’arrêt international]
Abdelmalek Boudiaf : ex-wali et ex-ministre de la Santé, poursuivi dans le cadre de l’enquête sur l’affaire Abdelghani Hamel [Sous contrôle judiciaire]
Moussa Ghelai, ex-wali de Tipasa, poursuivi dans le cadre de l’affaire Hamel et ce pour « dilapidation délibérée par un fonctionnaire public et utilisation illicite en sa faveur ou en faveur d’une tierce personne ou entité de biens et fonds publics dans le cadre de l’exercice de ses fonctions ». [En détention provisoire]
Tayeb Louh : ex-ministre de la Justice, pour « abus de fonction, entrave au bon fonctionnement de la justice… » [En détention provisoire]
L'Algérie vit actuellement un bouillonnement politique sans précédent. Depuis le 22 février, la contestation bat son plein et a déjà remporté d'importantes victoires. Retour sur six mois de mobilisation. Infographie chronologique.
L'Algérie a connu ces six derniers mois une effervescence politique que la population n'avait plus vécue depuis plusieurs décennies.
Le 22 février démarraient des manifestations massives à travers tout le territoire pour protester contre le fait que le président Abdelaziz Bouteflika, lourdement handicapé par un AVC en 2013, ait «osé» – encore une fois – se présenter pour briguer un cinquième mandat aux élections qui devaient se tenir initialement le 18 avril.
Cette initiative qui a été considérée comme un «énième affront» a fait exploser une colère longtemps contenue dans la population qui soupçonnait les proches de Bouteflika et certains généraux d'usurper le pouvoir en se livrant une guerre de clans dont le peuple faisait les frais.
Avec un pacifisme et un civisme largement salués, les Algériens ont manifesté par millions durant plusieurs mois et ce 23 août marque le 27e vendredi d'affilée de mobilisation. Si les nombre des manifestants est moins impressionnant que durant les premiers mois, la détermination semble rester intacte. Le mouvement du 22 février a en effet ouvert la brèche à une liberté d'expression politique dont les Algériens avaient soif et les succès obtenus depuis cette date leur donnent le sentiment réjouissant de se réapproprier la souveraineté du pays.
Retour sur la chronologie des événements
Fin mars, le chef d'Etat-major Ahmed Gaïd Salah lâche le président Bouteflika, le poussant vers la sortie, avant d'annoncer le 2 avril que l'armée soutient «le peuple jusqu’à la satisfaction de ses revendications». Le même jour, Abdelaziz Bouteflika capitule et annonce sa démission.
Le patron de l'armée devient alors de facto l'homme fort du pays et exige une application stricte de la Constitution. De fait, Abdelkader Bensalah, le président du Conseil de la Nation (l'équivalent algérien du Sénat) et fidèle de Bouteflika, est nommé président par intérim pour 90 jours. Un gouvernement de transition est alors formé et les personnalités qui le constituent sont soit des politiques ayant déjà servi sous Bouteflika, soit des inconnus du grand public.
Loin de se contenter de leur première victoire – la démission de Bouteflika –, les contestataires algériens estiment au contraire se faire léser avec ce qui s'apparente à un jeu de chaises musicales entre les tenants d'un même pouvoir. Ils exigent immédiatement que tous ceux qui ont servi l'ancien système «dégagent tous» et maintiennent la pression dans la rue.
Manifestations, débats improvisés, conférences, formations gratuites par des professeurs de droit constitutionnel, ateliers consitutants, concerts : tout le monde participe à l'effervescence citoyenne joyeuse et contagieuse.
Fin avril, le général Ahmed Gaïd Salah affirme que l’armée détient de «lourds dossiers de corruption», allant même jusqu'à parler d'une «bande» qui aurait confisqué le pouvoir au peuple et «de faits de spoliation des fonds publics avec des chiffres et des montants faramineux».
Il promet une opération «mains propres». Le 4 mai, Saïd Bouteflika, l'influent frère et conseiller de l'ex-président, le général Médiène, dit «Toufik», et le général Tartag sont arrêtés. Le lendemain, ces trois pontes du système sont placés sous mandat de dépôt après avoir comparu devant le tribunal militaire.
Ces trois hommes, que les Algériens croyaient intouchables quelques semaines auparavant, ont même été filmés, menottés, à l'entrée de la prison. Ils représentaient pour la population un pouvoir obscur et arbitraire qui pratiquait la hogra (le mépris des petites gens). Ils sont désormais hors d'état de nuire.
Des dizaines d'autres hauts responsables ont été arrêtés depuis. Mais la mobilisation se poursuit en dépit de toutes ces arrestations spectaculaires et des gages donnés par le pouvoir intérimaire de ne pas s'immiscer dans le processus démocratique à venir.
La confiance est rompue
Les élections qui devaient se tenir le 18 avril ont évidemment été annulées, mais aussi celles qui devaient avoir lieu le 4 juillet, à l'issue de la période de transition, faute de candidats.
C'est la rue qui a refusé ces élections, les manifestants arguant qu'aucun suffrage ne peut être organisé sous la houlette du pouvoir actuel, aussi éphémère soit-il et quels que soient ses engagements.
Malgré tous ces gages qu'il a donnés, le général Gaïd Salah est décrié et les manifestants réclament sans cesse son départ. Mais il est toujours là, et l'armée semble le soutenir. Les manifestants, eux, ne lui pardonnent pas d'avoir collaboré avec Bouteflika toutes ces années durant et le soupçonnent lui aussi de corruption et d'abus de pouvoir. Aucune enquête à son encontre n'a été ouverte.
D'autre part, en annonçant que les détenteurs de tout autre drapeau que l'emblème national durant les manifestations seraient arrêtés, Gaïd Salah a été vu comme un diviseur, voulant monter les Kabyles contre le reste de la population, mais les manifestants ont montré une solidarité certaine, refusant tout régionalisme et revendiquant la fraternité. Plusieurs dizaines de personnes ayant brandi le drapeau amazighsont encore détenues à ce jour. Les manifestants et de très nombreux avocats et personnalités réclament la libération immédiate de ces «détenus d'opinion».
TSA Algérie@TSAlgerie
#Bejaia : les manifestants ont scandé de nombreux slogans : "Dawla madania machi askaria", "La hiwar, la chiwar, errahil houwa El qarar", "Dawlett El qanoun machi dawlett tilifoune", "Barakat, barakat mel issabatt Suivez notre Direct https://bit.ly/31WtLpL (Photo : TSA)
Le 3 juillet, le président par intérim a annoncé la création d'une instance de dialogue menée par des personnalités «indépendantes, crédibles et sans ambition électorale», en vue d'organiser une élection présidentielle le plus tôt possible pour sortir le pays de la crise. Un panel de plusieurs personnalités a été désigné pour mener le dialogue fin juillet mais certaines d'entre elles sont déjà largement décriées lors des manifestations.
Depuis le 9 juillet, le pays vit hors de tout cadre constitutionnel. Le président et le gouvernement par intérim ont été maintenus. Ni le jeûne du ramadan, ni la chaleur caniculaire de l'été, ni la victoire des Fennecs à la Coupe d'Afrique des Nations n'ont pu faire diversion ni n'ont eu raison de la mobilisation qui se poursuit chaque mardi et chaque vendredi. La rentrée de septembre devrait donner la température des futures échéances.
A ce jour, si l'enthousiasme de s'être réapproprié la chose politique est toujours prégnant, les perspectives restent très floues. Comment procéder pour organiser des élections acceptées par la contestation ? Faut-il mettre en place une assemblée constituante ? Les questions sont nombreuses et les détenteurs du pouvoir décisionnel vus comme illégitimes.
Une chose est sûre, l'Algérie ne pourra pas rester trop longtemps dans ce vide constitutionnel. Lutte contre le terrorisme, attributions des marchés, définition des stratégies, budget, la gestion économique et géopolitique du pays sont des enjeux colossaux qui risquent d'être fragilisés par une instabilité trop longue, sachant qui plus est qu'aucune décision du gouvernement par intérim n'est jugée légitime par la population.
Pouvoir incontournable et occulte, les services de renseignements algériens ont toujours été l’arme secrète du régime. Une histoire marquée, durant plusieurs décennies, par le puissant DRS (Département du renseignement et de la sécurité) dirigé par le mystérieux général Toufik, aujourd’hui maintenu en prison par le général Gaïd Salah, l'actuel homme fort du pays. Des services au cœur d'un système que la révolution populaire condamne aujourd'hui.
MLGC, MALG, SM, DGPS, DCSA, DRS, ce sont les acronymes qui ont successivement désigné les services de renseignements algériens. Ces services se sont ensuite restructurés en trois directions générales : la Direction générale de la sécurité intérieure (DSI), la Direction générale de la documentation et de la sécurité (DDSE) et la Direction générale du renseignement technique (DRT). Trois entités directement rattachées à la présidence de la République sous l’appellation de CSS : Coordination des services de sécurité.
Une configuration liée aujourd’hui à un pouvoir intérimaire (celui du général Gaïd Salah) susceptible de connaître encore d’importantes recompositions. Cette histoire des services algériens est non seulement révélatrice des stratégies et des moyens mis en œuvre par les acteurs du régime, mais nous raconte aussi comment, à certaines époques, ces services ont été le véritable pouvoir en Algérie.
À l’origine des services secrets algériens
L’histoire du renseignement algérien commence avec la guerre d’indépendance, sous l’impulsion d’Abdelhafid Boussouf, qui fut l’un de ses principaux fondateurs. Comme l’explique Saphia Arezki dans son excellent ouvrage intitulé De l’ALN à l’ANP, la construction de l’armée algérienne 1954-1991, aux éditions Barzakh, « Abdelhafid Boussouf, né en 1926 dans le Constantinois, milite très jeune au sein du Parti du peuple algérien (PPA), avant de rejoindre l’Organisation spéciale (OS) dont il devient l’un des cadres. Au lendemain du déclenchement de la guerre, en 1954, il est l’adjoint de Larbi Ben M’Hidi, chef de l’Oranais (zone V), qui lui en laisse le commandement en 1956. En charge des liaisons et communications au niveau national […], il va mettre en place, en toute indépendance, les services de renseignement de l’Armée de libération nationale (ALN) ».
Dans ce cadre, il créé la première école d’officiers de renseignements, destinés à être formés dans le domaine des transmissions, où comme le précise Saphia Arezki, « les jeunes sont soumis à une stricte discipline pour préserver l’opacité du réseau qu’il a constitué, opacité qui marquera profondément l’État algérien ».
En septembre 1958, avec l’émergence du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), les premiers services de renseignement militaire algérien voient officiellement le jour, d’abord sous l’appellation de MLGC (Ministère des Liaisons générales et des Communications), et à partir de 1960 de MALG (ministère de l’Armement et des Liaisons générales), bien connu pendant la guerre, dont les membres, estimés à 1 500 cadres, seront surnommés « les Malgaches » ou les « Boussouf boys ». En plus de leur opacité, ces services disposent depuis leur création d’une très large autonomie qui restera une spécificité des services algériens.
La redoutable SM traque les ennemis du peuple
À l’indépendance, Abdelhafid Boussouf est mis à l’écart. Le MALG devient en 1962 la SM (la Sécurité militaire) sous la direction de Abdallah Khalef, plus connu sous son nom de guerre de Kasdi Merbah, un ancien chef du MALG, formé à l’école des officiers du renseignement de Boussouf et à l’école du KGB à Moscou. Le nouveau service de renseignement, composé principalement d’anciens « Malgaches » recrutés par le colonel Houari Boumédiène (chef de l’État algérien de 1965 à 1978), est directement rattaché à la présidence bien que structurellement dépendant du ministère de la Défense.
Les membres du SM, qui sont des civils avec un statut militaire, sont totalement dévoués à Boumédiène qui leur donne en retour une grande autonomie et leur garantit une certaine forme d’impunité. Leur mission : traquer les ennemis du peuple, à savoir les contre-révolutionnaires dans l’idéologie de l’époque. Pour Saphia Arezki, « la SM est une véritable police politique qui a plusieurs assassinats politiques à son actif, parmi lesquels deux des chefs historiques du Front de libération nationale (FLN) : Mohamed Khider, assassiné à Madrid en 1967, et Krim Belkacem, retrouvé étranglé dans une chambre d’hôtel à Francfort en 1970 ».
Mais en en décembre 1978, Boumédiène meurt prématurément. Kasdi Merbah, qui a monté des dossiers sur toutes les personnalités politiques et militaires du régime, aurait joué un rôle important voire déterminant dans le choix de Chadli Bendjedid comme successeur à la présidence. D’après certains témoins, cités par Saphia Arezki dans son ouvrage, Kasdi Merbah « aurait menacé les éventuels opposants à son "choix" de rendre publics des dossiers gênants les concernant ». Jugé probablement trop dangereux, il sera finalement évincé de la direction de la SM quelques mois plus tard. Le président Chadli Bendjedid fera nommer d’autres directeurs, la SM perdra progressivement son autonomie et deviendra une direction parmi d’autres qui sera même finalement scindée en deux services.
En octobre 1988, des émeutes qui n’avaient pas été prévues par les services de sécurité provoquent une réorganisation du système qui remet les deux directions restantes ensemble et les placent sous la tutelle du ministère de la Défense. C’est alors la fin de la SM et la naissance du tout-puissant Département du renseignement et de la sécurité, le DRS, à la tête de laquelle est nommé le 4 septembre 1990 Mohamed Mediene, dit « Toufik », surnommé « Rab Dzaïr », le « dieu de l’Algérie ».
Toufik, le tout-puissant
La biographie de Toufik est entourée de mystères. Né en 1939 dans l’Est algérien, il aurait grandi à Alger et aurait rejoint au milieu de la guerre d’indépendance les rangs de l’Armée de libération nationale (ALN). Rapidement recruté par le MALG, il aurait suivi une formation d’artilleur en Jordanie, puis à Moscou au KGB. Probablement agent dans la SM, il est affecté un temps dans la 2e région militaire, commandée par le futur président Chadli Bendjedid. Au lendemain des émeutes d’octobre 1988, il prend la tête de la DCSA. Il est nommé deux ans plus tard patron du DRS, poste qu’il occupera jusqu’en septembre 2015.
Pour Saphia Arezki, « l’absence de présidence forte à même de contrôler le DRS, a vraisemblablement laissé à ce dernier une grande marge de manœuvre dans son développement et a donné à son chef un pouvoir considérable… Durant un quart de siècle, ce chef tout-puissant, dont pendant longtemps une seule photographie a circulé, va façonner cette superstructure sécuritaire à son image, au point que pour beaucoup d’observateurs il s’agissait de sa créature qui ne pourrait lui survivre… La création du DRS et l’autonomie dont il a pu jouir ensuite, sont vraisemblablement le fruit d’une conjoncture spécifique : un air de fin de règne du côté de la présidence, la montée de l’islamisme et du terrorisme au sein de la société qui fera dire à un journaliste algérien spécialiste de la question que "le DRS n’a été, in fine, qu’une anomalie organique imposée par l’urgence de ce début des années 1990 qui annonçaient le chaos, la guerre et le sang" (Meddi, 2016) ».
Le DRS, véritable État dans l’État
L’Algérie, qui fut un des pôles du courant « progressiste », dont la diplomatie fut très active à l’international sur tous les fronts de la lutte anticoloniale, opère dans les années 1980 un repli sur ses intérêts nationaux. Avec les années 1990, la guerre civile concentre tous ses efforts et le DRS devient, dans ce contexte, le principal instrument de l’État dans la lutte contre le terrorisme. La lutte est implacable, tous les coups sont permis et les méthodes sont souvent expéditives (disparitions forcées, torture…).
Pour mener cette guerre contre le terrorisme comme l’explique Saphia Arezki, « plusieurs organismes sont créés en son sein à l’image du Centre principal militaire d’investigation (CPMI) de Ben Aknoun, à la sinistre réputation, en raison des nombreuses exactions qui s’y seraient déroulées et à la tête duquel se trouvait le général Tartag, que l’on retrouvera quinze ans plus tard. Ou encore du Commandement de coordination de la lutte contre l’activité subversive (CCLAS) qui coordonne plusieurs forces de sécurité émanant tant du DRS que de l’ANP, monté par le défunt général Mohamed Lamari, fervent partisan de l’interruption du processus électoral en janvier 1992 et éradicateur convaincu ».
En 2001, le général Toufik effectue un voyage aux Etats-Unis quelques jours avant le 11-Septembre pour prévenir les Américains de l’imminence d’un attentat de grande ampleur. Quelques heures après les attentats, seuls deux avions seront autorisés à décoller, celui de la famille royale saoudienne et celui qui ramenait Toufik à Alger. De même, le DRS préviendra la DGSE le 6 janvier 2015 de l’imminence d’une importante opération terroriste en France. Vingt-quatre heures plus tard, le siège de l’hebdomadaire Charlie Hebdo était attaqué. La même année 2015, en octobre, le DRS transmet une note à la DGSE l’informant d’un fort risque d’attentats terroristes dans la région parisienne au niveau de « centres abritant des grands rassemblements de foules ». Le 13 novembre 2015, se produit l’attaque au théâtre du Bataclan à Paris.
Sur le plan intérieur, hormis des actions comme l’opération « mains propres » pour lutter contre la corruption au sein la compagnie nationale du pétrole, qui impliquera des hauts responsables de la Sonatrach et le ministre de l’Énergie et des Mines, Chakib Khelil, le DRS est pointé du doigt par beaucoup pour de nombreuses affaires sales. Mais il a toujours disposé d’une totale autonomie et d’un grand pouvoir qui lui a donné toute sa puissance. Pour Saphia Arezki, « le DRS, véritable État dans l’État, était devenu l’un des pôles incontournables du pouvoir algérien, dont le centre névralgique est parfois bien difficile à situer tant le secret est l’un de ses piliers depuis sa création ».
La fin du régime et de la toute-puissance des services
Lorsqu’Abdelaziz Bouteflika accède au pouvoir en 1999, il trouve face à lui une superstructure de renseignement puissante et indépendante, dont il cherchera constamment à diminuer l’autonomie pour en reprendre le contrôle. À partir de 2013, des restructurations visant à démanteler progressivement le DRS sont réalisées. Certains services sont dissous, d’autres passent aux mains de l’armée. L’attaque en 2013 du complexe gazier de Tigentourine et la gestion de la crise, qui aboutit à la mort d’une trentaine d’otages, attise les divisions et les luttes internes entre la présidence, l’armée et les services. En septembre 2015, le président Abdelaziz Bouteflika fait remplacer Toufik par son numéro deux, le général Athmane Tartag et le DRS est démantelé fin janvier 2016.
Sous la pression de la rue, Abdelaziz Bouteflika est contraint de démissionner le 2 avril 2019. Son départ marque-t-il la fin d’un régime et d’un modèle politique où, historiquement, les services secrets ont toujours joué l’une des principales partitions ?
Des dizaines de milliers de manifestants ont de nouveau envahi les rues d’Alger et des principales villes d’Algérie le 5 juillet, jour du 57ème anniversaire de l’indépendance et 20ème vendredi de mobilisation.
Journée symbolique entre toutes, le 5 juillet était en effet non seulement le vingtième vendredi de mobilisation et le cinquante-septième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie.
Aujourd’hui, le pouvoir vacille à Alger. Ce que feint de ne pas comprendre la vieille classe politique qui est en train de s’éteindre, celle issue du combat pour la libération et l’indépendance contre la France coloniale, c’est que la jeunesse d’aujourd’hui ne réclame qu’une chose: son départ.
Les jeunes veulent une nouvelle génération de dirigeants démocratiques
Il est clair que les jeunes, qui connaissent leur histoire, se disent aujourd’hui que leurs aînés n’ont pas été capables de construire une Algérie démocratique et prospère malgré les richesses naturelles dont elle est dotée, essentiellement le gaz et le pétrole qui représentent 97% des exportations de ce pays. Or le pays est pauvre et le chômage touche essentiellement la jeunesse.
Les jeunes de moins de 25 ans représentent 45% de la population et les moins de 30 ans 54%. C’est dire que les vieilles lunes sur le combat pour l’indépendance ne les intéressent plus.
Ce qu’ils veulent, c’est d’un Etat éthique et impartial et honnête, avec des responsables politiques qui leur assurent enfin un avenir et qui ne les condamnent pas à vivre avec seulement quelques centaines d’euros par mois. Cette période est révolue.
Un pays corrompu
Or le pays est gangrené par la corruption depuis des décennies, depuis l’indépendance à vrai dire, des maîtres du socialisme planificateur d’après l’indépendance au régime actuel tenu par une caste qui domine le pays avec l’indéboulonnable FLN, parti unique qui, au fil des ans et des révisions successives de la Constitution, s’est adjoint quelques autres partis pour constituer une “majorité présidentielle”.
Depuis des années, l’Algérie est dominée par un clan ayant placé à sa tête un président impotent handicapé et incapable de gouverner. Si le pays avait été bien gouverné en coulisses, une telle situation complètement absurde aurait pu être tolérée. Mais à partir du moment où les hommes qui tiraient la ficelle derrière le décorum se servaient eux-mêmes avant de servir le peuple, cela n’a plus été admis. Voir le président Bouteflika se faire soigner dans les meilleurs hôpitaux à Paris ou en Suisse lorsque l’accès aux soins en Algérie demeure difficile, a fait que la limite de l’inacceptable a été atteinte.
Conscientes du problème, les autorités ont donc fini par écarter Bouteflika dans un premier temps, puis ses proches aujourd’hui. Un président par intérim a été installé, Abdelkader Bensalah, qui serait, selon des rumeurs, lui aussi malade. En réalité, celui qui tire encore les cordons (pour combien de temps?) est Ahmed Gaïd Salah, tout puissant chef de l’armée qui tente encore, à presque quatre-vingts ans, de tirer les ficelles dans l’ombre mais qui a lui-même amassé une fortune à l’origine douteuse. “Les anciens boivent, les enfants trinquent” dit le proverbe en Algérie.
Une dictature de fait marquée par la répression
Malheureusement pour lui, le subterfuge ne marche plus et les manifestants ont encore, ce week-end, réclamé son départ. Or le régime se crispe, à supposer qu’il ait été un jour démocratique. En réalité, il ne l’est bien sûr pas.
La circonstance que le terme échu du mandat présidentiel ait été atteint sans qu’une élection présidentielle soit organisée, montre bien que les autorités se fichent comme d’une guigne de la Constitution. Le régime n’est donc constitutionnel que de façade; il est en réalité devenu une dictature sournoise. La répression continue avec des pressions intenses sur les libertés, notamment la liberté de la presse.
Le régime algérien est en réalité, malgré cette apparence constitutionnelle qui consacre le multipartisme, un pouvoir fort qui ne partage rien et qui n’accepte aucune contestation. On l’a bien vu encore depuis une quinzaine de jours avec l’arrestation de plusieurs dizaines d’étudiants et de manifestants arborant le drapeau berbère. On pourrait se demander où se situe le problème dès lors que pratiquement tous les Algériens se disent berbères. Pourtant, le pouvoir ne tolère pas ce qui apparaît comme une remise en cause du régime, le terme berbère ou “amazigh” étant en réalité synonyme d’homme libre ou noble et donc défiant le régime en place. L’oppression du mouvement berbère ne date pas d’aujourd’hui.
La fin du régime, une nouvelle ère démocratique
Lors d’une conférence organisée par Mouloud Mammeri, linguiste anthropologue et écrivain réputé, auteur de la “colline oubliée” au mois d’avril 1980 à Tizi-Ouzou, les organisateurs avaient réclamé l’officialisation de la langue amazighe et la reconnaissance de l’identité et de la langue berbère en Algérie. Le mouvement du 20 avril 1980 qualifié de “printemps berbère” et première manifestation d’opposition au pouvoir avait été écrasé par les autorités.
Aujourd’hui, la peur d’être renversé domine encore au gouvernement. Pour tenter d’éviter le pire, le président par intérim a, vendredi dernier, proposé un grand dialogue dont seraient exclus… le gouvernement et les militaires. Ce discours grandiloquent destiné à faire vibrer la fibre patriotique, suggérant un “dialogue national inclusif” avec une autorité indépendante constituée d’un panel de personnalités, semble avoir fait chou blanc.
Ce que veulent les manifestants, les jeunes qui sont majoritaires dans ce pays, c’est que la vieille classe politique déguerpisse, qu’un nouveau régime s’installe avec une nouvelle génération n’ayant pas connu la guerre d’indépendance, qui leur offre travail et perspectives d’avenir. Ils veulent un changement de régime, l’avènement d’une ère démocratique nouvelle. Rien d’autre. Une nouvelle assemblée constituante devrait s’y atteler en urgence avant que la situation atteigne un point de non retour où la violence et la répression pourraient l’emporter.
Patrick Martin-GenierEnseignant à Sciences Po et à l'INALCO, spécialiste de l'Europe
"Le Boucher de Guelma", un des premiers romans retraçant les massacres du 8 mai 1945
L'un des premiers écrivains à avoir retracé le comment et le pourquoi de cette répression dans un roman historique, en appuyant sa fiction sur un travail d'investigation, est le romancier et journaliste Francis Zamponi.
DR
Le 8 mai 1945 marque le début d'un des plus sanglants épisodes de notre histoire contemporaine, durant lequel pendant un peu plus d'un mois à Guelma, Sétif et Kherrata, d'innommables massacres ont été perpétrés par les colons de cette période, et leurs autorités, contre les habitants de cette région. Une violence inqualifiable, et qui demeure non-qualifiée à ce jour par le gouvernement français qui s'abstient de nommer et de reconnaître officiellement la dimension génocidaire de ces massacres alors que de hauts fonctionnaires et dignitaires, diplomates et ministres, ainsi que historiens et chercheurs l'ont reconnue et en ont avérés les faits.
L'un des premiers écrivains à avoir retracé le comment et le pourquoi de cette répression dans un roman historique, en appuyant sa fiction sur un travail d'investigation, est le romancier et journaliste Francis Zamponi.
Zamponi est né à Constantine en 1947. Il quittera l'Algérie à l'âge de onze ans. Devenu journaliste, il se spécialise en histoire. A partir de 1978, il va s'appliquer à retracer et à raconter dans ses romans les abus des autorités françaises durant la colonisation et leurs conséquences sur le présent. Deux de ses romans, Mon Colonel (1999) dont l'histoire se situe à El Eulma, et Le Boucher de Guelma situé entre 1945 et le milieu des années 90 à Guelma et Sétif (ouvrages parus respectivement en 1999 et 2007) revisitent les tabous de l'histoire officielle des deux rives. Des œuvres de fiction certes, mais dans lesquelles sont aussi conservées tout un vécu et une mémoire.
C'est en procédant à une archéologie du passé, que Zamponi nous raconte l'histoire du Boucher de Guelma.
Le Boucher de Guelma
Le roman s'ouvre sur le personnage de Maurice Fabre, un vieux monsieur acariâtre et hautain, qui se retrouve bien malgré lui arrêté et placé en garde à vue dans un hôpital pénitentiaire de Sétif. C'est en rageant intérieurement contre la juge en face de lui, et ce qu'il considère comme un pseudo-système judiciaire, qu'il se rappelle l'excès de colère qui l'a mené jusqu'ici. Parti le plus tranquillement du monde depuis la France vers la Tunisie en avion pour des vacances, Fabre et les autres passagers se retrouvent à faire une escale imprévue en Algérie. L'avion a besoin de se réapprovisionner en carburant. Il est demandé aux passagers de patienter, caractéristique qui ne correspond pas trop à Fabre.
Hors de lui, il le dit, par le manque de respect eut égard à son « étoile d'ancien préfet honoraire », à sa « médaille de la Résistance », à sa « croix du Combattant avec palmes », et à sa « médaille commémorative des opérations de sécurité et de maintien de l'ordre », Fabre force l'équipage à le laisser sortir de l'avion pour se plaindre à la police et réclamer de l'eau.
Amusés par le personnage, mais consciencieux, les gendarmes algériens vérifient l'identité de cet ancien combattant. Abasourdis, ils réalisent que l'homme en face d'eux est le boucher de Guelma, le préfet qui avait ordonné et orchestré les viols et assassinats systématiques des algériennes et algériens de Guelma, Sétif et Kherrata en mai 1945.
Fabre est immédiatement arrêté et mis sous surveillance dans un hôpital le temps de préparer une prison. Son dossier est envoyé devant le barreau de Sétif pour que commence un procès pour crime contre l'humanité et génocide, un procès qu'aucun des deux pays concernés, la France et l'Algérie, ne veulent vraiment ouvrir.
D'abord récalcitrant à parler de cette période et de son rôle, Fabre comprend rapidement qu'au pire il sera fait bouc émissaire et qu'au mieux il sera présenté comme totalement gâteux s'il se tait. Comme aucune des deux options ne l'inspire, il décide de révéler ce qui a véritablement motivé les répressions et massacres de mai 1945 sans rien cacher. Pour s'expliquer, il nommera tous ceux qui les avaient minutieusement orchestrées.
Réussira-t-il à parler ou sera-t-il passer sous silence par les émissaires des autorités des deux rives ?
Dans ce petit roman de 300 pages narré à la première personne, Zamponi fait parler ce tortionnaire pour nous dévoiler, non seulement les pensées et secrets que cet homme cache depuis plus de 50 ans, mais aussi pour nous montrer comment un père, mari et amant par ailleurs tout à fait humain, peut si on lui en donne l'autorité, se transformer en un boucher qui ne voit l'autre que comme un amas de chair.
Le romancier-historien et sa fiction-investigation
Ce très bon roman, qui se doit d'être lu ou à défaut connu, a saisi à l'écrit la mémoire immatérielle d'un épisode de notre histoire. En tant que tel, c'est un ouvrage important. Mais un roman, c'est avant tout une fiction, le produit d'une imagination stimulante, une écriture travaillée et enrichissante, qui nous fait voir le monde autrement.
Le roman historique est un genre qui se prolonge autant dans l'imaginaire que dans le réel de faits vérifiés. La toile sur laquelle ces romans racontent une histoire dans une Histoire, montre bien toute l'importance de l'écrivain comme capteur de mémoire.
Cependant, un écrivain n'est pas un historien, ni un journaliste. Les journalistes et historiens sont tenus de respecter une éthique, et de suivre une structure d'exposition et de récit.
La seule obligation de l'écrivain est de suivre le génie de ses langues, et le souffle de l'irréel, pour nous inspirer.
Bien que nous nous soyons efforcés dans ces pages de nous placer avant tout d’un point de vue psychologique et moral, dépeindre l’action de Hassan II sans parler de sa politique étrangère serait l’amputer de ce qu’elle offre de plus intéressant.
Décidé à pratiquer une politique de « non-engagement », Hassan II a effectué de nombreux voyages à l’étranger, soit pour y régler des contentieux consécutifs à la décolonisation, soit pour y obtenir une aide économique susceptible d’accélérer le développement du pays, soit encore pour expliquer aux gouvernements étrangers les raisons pour lesquelles le Maroc ne tenait pas à s’associer à une « politique de blocs » : voyage à Washington, voyage à Bruxelles où il a été l’hôte du roi Baudouin et de la reine Fabiola; voyage à Moscou où il a établi des contacts fructueux avec MM. Podgorny, Brejnev et Kossyguine ; voyage à Madrid; enfin voyage à Paris.
Mais c’est surtout dans le domaine de la politique africaine que son action s’est manifestée avec le plus de bonheur.
Mohammed V, comme nous l’avons vu, était mort sans avoir pu régler le problème des frontières méridionales du royaume. Il avait refusé, à plusieurs reprises l, de discuter cette question avec les autorités françaises (Pour plus de détail voir l’annexe à la fin de cet article) en déclarant qu’à ses yeux elle relevait exclusivement de l’Algérie et qu’il attendrait que celle-ci ait accédé à l’indépendance pour fixer par des conversations directes les limites définitives entre les deux pays. La mort prématurée de Mohamrned V et le prolongement de la guerre d’Algérie n’avaient pas permis de pousser les choses plus loin. Le 6 juillet 1961, c’est-à-dire quatre mois après son accession au trône, Hassan II avait conclu un accord avec Ferhat Abbas, alors président du gouvernement provisoire de la République algérienne. Par une lettre ; adressée au roi du Maroc, le représentant de l’Algérie reconnaissait « le caractère arbitraire de la délimitation imposée par la France aux deux pays » et spécifiait que « les accords qui pourraient intervenir à la suite de négociations franco-algériennes ne sauraient être opposables au Maroc, quant aux délimitations territoriales algéro-marocaines ». L’accord stipulait en outre que la question serait résolue par voie de négociations et qu’une commission paritaire serait constituée à cet effet, dès que l’Algérie aurait accédé à l’indépendance.
En juillet 1962, au lendemain de la signature des accords d’Évian qui faisaient de l’Algérie un État indépendant, Ferhat Abbas avait été évincé du pouvoir et tous les engagements pris antérieurement par lui considérés comme nuls et non avenus. Lorsque le gouvernement marocain s’était tourné vers Alger pour demander la constitution de la commission chargée de régler le problème des frontières, il s’était vu opposer une fin de non-recevoir catégorique. Ben Bella, qui avait succédé à Ferhat Abbas, et les chefs du nouveau gouvernement algérien affirmaient:
1) Qu’au vu des traités internationaux conclus avant l’instauration du protectorat et dont le plus ancien remontait à 1767, jamais aucun souverain chérifien n’avait prétendu exercer sa souveraineté au-delà de ; »!’Oued Noun, situé bien au nord de la ligne frontalière «actuelle».
2) Que l’Algérie aurait pu mettre fin beaucoup plus tôt aux combats qui l’avaient ensanglantée pendant six ans si elle s’était contentée de la partie septentrionale du territoire et avait renoncé au Sahara.
3) Que c’était seulement lorsque la France avait consenti à inclure le Sahara dans son territoire national que l’Algérie avait déposé les armes et qu’en conséquence de nombreux Algériens étaient morts pour atteindre cet objectif.
4) Que la République algérienne étant « une et indivisible » il n’était pas question de céder un seul pouce de son territoire et que, au surplus, le chef de l’État algérien ayant juré sur le Coran – c’est-à-dire sur ce que les Arabes avaient de plus sacré – de maintenir envers et contre tout l’intégrité du patrimoine national, il était impossible de violer cet engagement sans commettre un parjure.
Comme on le voit, les successeurs de Ferhat Abbas faisaient montre d’une intransigeance inentamable et fermaient résolument la porte à tout règlement négocié. « Quand a-t-on jamais vu un État faire don d’une partie de son territoire à un autre État? demandaient-ils. Le Maroc veut s’annexer une portion de l’Algérie ? Eh bien, qu’il vienne la prendre ! Il verra comment il y sera reçu… »
Ulcéré par cette attitude si peu conforme aux scrupules qui avaient empêché son père de régler le problème avec le gouvernement français, Hassan II crut pouvoir trancher la question par lui-même. Dans la dernière quinzaine d’octobre 1963, il fit occuper par de petits détachements symboliques des Forces armées royales certains points de garde situés dans la zone désertique qui s’étendait entre la Hamada du Draa et Colomb-Béchar. Comme cette région avait été de tout temps dans la mouvance de l’Empire chérifien, il n’avait nullement l’impression de pénétrer dans un pays étranger. L’opération s’effectua sans difficulté, car les postes étaient vides et il n’y avait aucune unité algérienne dans les parages.
Lorsque le gouvernement algérien apprit cette nouvelle, sa réaction fut immédiate. Il ameuta son opinion publique en annonçant à la radio que l’armée maro*caine avait franchi la frontière et occupait indûment une portion du territoire national. Quarante-huit heures plus tard, des formations de l’ALN3 débou*chaient dans la région. Au lieu de rester l’arme au pied en face des postes marocains, en attendant un arbi*trage, elles les attaquèrent nuitamment et massa*crèrent leurs chefs. Les soldats répliquèrent par un feu nourri. Le sang commença à couler de part et d’autre. De nouvelles formations de l’ALN accoururent à la res*cousse.
Durant toute la journée suivante et le surlende*main, les Algériens renouvelèrent leurs attaques, mais sans pouvoir entamer la ligne de défense des Maro*cains, qui avaient reçu eux aussi des renforts. Finale*ment, ils s’essoufflèrent. L’ALN était constituée de groupes de volontaires habitués à la guérilla. Elle était insuffisamment rompue à la guerre classique pour pouvoir tenir tête à l’armée marocaine, bien encadrée et dotée d’un armement supérieur. Lorsque les Forces armées royales passèrent à la contre-attaque, elles culbutèrent les formations algériennes, qui se disper*sèrent dans toutes les directions. « II n’y avait plus rien devant nous, devait déclarer plus tard un officier maro*cain. La voie était libre. Si Sa Majesté nous avait donné l’ordre d’aller de l’avant, nous aurions pu marcher sur Alger sans rencontrer d’obstacle. »
Mais cet ordre, le roi ne le donna pas. Il n’avait jamais été dans ses intentions de déclencher une guerre algéro-marocaine. Il avait simplement voulu occuper une position favorable pour amener les Algé*riens à accepter la négociation. Il savait que la partie était loin d’être gagnée. Les meilleures unités algé*riennes étaient retenues en Kabylie, où l’opposition à Ben Bella avait voulu profiter de la situation pour fomenter une révolte. Lorsque ce soulèvement aurait été maté – ce qui ne tarderait guère -, ces unités se retourneraient vers l’ouest pour affronter les Marcains. Comme leurs effectifs étaient très supérieurs à ceux des Forces armées royales, celles-ci risquaient d’être écrasées sous le nombre.
De plus, cet affrontement armé entre deux pays frères avait soulevé une émotion intense dans toutes les capitales arabes. La situation était si tendue que la Mauritanie se sentit en danger et se tourna vers Alger pour lui demander son assistance. En quelques jours, Hassan II se trouva isolé. C’est pourquoi il trouva préférable de ne pas exploiter à fond l’avantage initial qu’il avait remporté sur le terrain. Toute nouvelle avance de ses troupes aurait débouché sur le chaos.
Convoquée d’urgence par l’empereur d’Ethiopie, agissant en tant que président de l’Organisation de l’unité africaine, une conférence quadripartite se réunit à Bamako (29-30 octobre 1963). Elle comprenait, outre Haïlé Sélassié, le roi du Maroc, le président Ben Bella et M. Modibo Keita, président de la République du Mali. A l’issue des entretiens qui prirent par moments un caractère orageux, les quatre chefs d’État africains décidèrent :
1) L’arrêt effectif des hostilités et l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu, à compter du 2 novembre, à zéro heure.
2) La constitution d’une commission composée d’officiers marocains, algériens, éthiopiens et maliens, qui déterminerait une zone au-delà de laquelle les troupes engagées seraient retirées.
3) La constitution d’un corps d’observateurs maliens et éthiopiens chargés de veiller à la sécurité et à la neutralité de la zone démilitarisée.
4) La réunion, dans les plus brefs délais, des ministres des Affaires étrangères des États-membres de l’Organisation de l’unité africaine, afin de constituer une commission spéciale qui aurait pour mission : a) de situer les responsabilités dans le déclenchement des hostilités4;b) d’étudier le problème des frontières et de soumettre aux deux parties des propositions concrètes pour le règlement définitif de cette affaire.
Les quatre chefs d’État décidèrent en outre :
1) La cessation par l’Algérie et par le Maroc de toute attaque publique, par voie de presse ou de radio, à compter du 1er novembre 1963, à zéro heure.
2) L’observation stricte du principe de non-ingérence dans les affaires des autres États;
3) Le règlement par voie de négociation de tout différend susceptible de survenir entre États africains.
Pour bien marquer qu’il n’y avait ni vainqueurs ni vaincus, le protocole final tint à souligner que les conversations s’étaient déroulées « dans une atmosphère amicale ».
Mais lorsque la commission spéciale prévue à Bamako voulut se réunir pour apporter un règlement définitif au problème frontalier, elle n’aboutit à rien. Les avis se partagèrent et le litige demeura entier. L’opération militaire avait failli déboucher sur le chaos; l’action diplomatique débouchait sur le vide.
Alors Hassan II se dit que, pour sortir de cette impasse, il fallait repenser le problème de fond en comble et le transposer sur un autre plan. On ne peut qu’admirer la largeur de vues avec laquelle il procéda à cette révision. Il paria que l’intelligence et la raison finiraient par l’emporter sur l’esprit de revendication territoriale et que les nécessités de la coopération économique remplaceraient « les vieux rêves de grandeur et de sable ». C’était un pari risqué et d’autant plus méritoire que le jugement que l’Histoire porterait sur son règne dépendrait, en fin de compte, de son échec ou de sa réussite. Pourtant, il n’hésita pas. Il avait pris conscience des dimensions du problème. De par sa nature et sa complexité, il n’était pas un de ceux que l’on pouvait résoudre à coups de canon. En revanche, lui apporter une solution durable assurerait à l’Algérie et au Maroc un avenir lumineux.
Réduit à l’essentiel, il pouvait se formuler comme suit : nul ne pouvait contester que le territoire revendiqué à la fois par le Maroc et l’Algérie n’ait entretenu depuis le XIe siècle des liens beaucoup plus étroits avec l’Empire chérifien qu’avec l’Algérie, ne serait-ce que parce qu’à cette époque l’Algérie ne formait pas encore un État organisé. Mais il était non moins indéniable que le partage des territoires pratiqué par la puissance colonisatrice – et qui se trouvait concrétisé par les accords d’Évian – avait placé cette région à l’intérieur des frontières algériennes. Modifier cet état de choses par la force était impensable. Chaque fois qu’on le tenterait, les instances internationales interviendraient pour imposer un cessez-le-feu aux belligérants. Qu’en recueillerait-on pour finir? Rien que des ressentiments supplémentaires et des morts inutiles…
À côté de ces ombres, les éléments positifs : le bassin de Tindouf contenait dans son sous-sol d’énormes richesses minières. On y trouvait du fer d’excellente qualité, notamment le gisement de Gara-Djebilet, un des plus riches du monde, puisque les experts évaluent ses réserves à deux milliards de tonnes et que la teneur en fer du minerai est de 65 pour cent (contre 35 pour cent pour le minerai de Lorraine). Ce gisement était suffisant, à lui seul, pour assurer la prospérité de l’Algérie et du Maroc, à condition d’être exploité d’une façon rationnelle. Les techniciens voyaient déjà surgir, aux lisières du Sahara, une « Ruhr nord-africaine » susceptible de fournir du travail à plusieurs générations.
Ces projets ne relevaient pas de la fantasmagorie. On pouvait en chiffrer les résultats sur le papier. Comme le volume de ces minerais était beaucoup trop élevé pour pouvoir être consommé sur place, il fallait en prévoir l’exportation. Ceci posait le problème d’un débouché sur la mer. Or les ports algériens les plus proches, Arzew et Ghazaouet ‘, étaient à 1 300 kilomètres, Port-Étienne 2, en Mauritanie 3, à 1 400 kilomètres, alors que les ports marocains de La Gazelle et de Tarfaya4 se trouvaient respectivement à 400 et 515 kilomètres. (Une voie rejoignant directement la côte en traversant le territoire d’Ifni serait encore plus courte, mais elle posait le problème de l’enclave espagnole 5.) Or le coût du transport de la tonne de minerai de fer avait une incidence directe sur son prix de revient. En comparant ces diverses données, on obtenait le tableau suivant :_____________COÛT DE PRODUCTION PAR TONNE, SUR LA BASE DE 15 MILLIONS DE TONNES/AN
Variante de tracéDistance en kmCoût Coût d’extraction du transport en dollars en dollarsCoût total en dollars
Arzew13001,10 4,407,05
(Algérie)
Ghazaouet13003,305,60
(Algérie)
La Gazelle4002,004,40
(Maroc)
Tarfaya (Maroc)5151,754,05
Port-Étienne (Mauritanie)1400NOP5,15
D’où il résulterait que le coût du transport représente*rait :
– 4 fois le coût de l’extraction, en passant par Arzew;
– 3,3 fois le coût de l’extraction, en passant par Gha*zaouet;
– 2 fois le coût de l’extraction, en passant par La Gazelle ;
– 1, 75 fois le coût de l’extraction, en passant par Tar*faya.En le faisant transiter par les ports algériens, le minerai de Tindouf n’était plus compétitif, alors qu’il le demeurait largement en transitant par les ports marocains. Pour tenter d’échapper à cette obligation, la Sonarem, ou « Société nationale de recherches et d’exploitations minières », dépendant du ministère algérien de l’Industrie et de l’Énergie, avait étudié quatre-vingt-quatre variantes du tracé, portant sur toutes les possibilités d’évacuation. Or toutes avaient abouti à la même conclusion; l’exploitation des richesses de Tindouf n’était rentable qu’à condition d’emprunter le territoire marocain. L’avenir n’était-il pas clairement inscrit dans ces chiffres?
Puisqu’il en est ainsi, s’était dit Hassan II, pourquoi continuer à nous disputer des richesses qu’aucun de nous n’est capable d’exploiter à lui seul ? Pourquoi ne pas nous mettre d’accord pour constituer un orga*nisme équivalant à ce qu’est pour l’Europe la Commu*nauté du charbon et de l’acier? Au lieu de nous épuiser dans des luttes stériles, pourquoi ne pas faire de ces territoires une sorte de condominium économique algéro-marocain, auquel on pourrait associer par la suite la Mauritanie6 et le Rio de Oro 7, le jour où il aurait été évacué par les Espagnols ? Ainsi se constitue*rait au nord-ouest de l’Afrique une vaste zone de coprospérité trois fois grande comme la France, au regard de laquelle les problèmes posés par le tracé des frontières perdrait, sinon toute signification, du moins beaucoup de leur acuité.
Reléguer à l’arrière-plan les litiges territoriaux, les laisser se dissoudre au fil des années ; donner, pendant une période à déterminer, la primauté à la coopération économique ; imprimer à cette coopération une impul*sion assez forte pour qu’elle puisse porter des fruits avant l’achèvement de la période prévue, telles furent les grandes lignes du plan que se traça Hassan II ; et à la mise en œuvre duquel il décida de consacrer tous ses efforts. Mais pour pouvoir se concrétiser, ces prin*cipes directeurs avaient besoin de l’accord de tous. D’où une question préalable : les autres chefs d’État seraient-ils assez clairvoyants pour comprendre à quel point ces conceptions répondaient aux exigences de notre époque, à son besoin de faire peau neuve, à son refus de se laisser enfermer dans les cadres trop étroits légués par le passé? Rien n’était moins certain, car les relations entre Rabat et Alger étaient restées tendues.
L’affrontement d’octobre 1963 avait laissé de part et d’autre des séquelles douloureuses. Il y avait une pente difficile à remonter. Mais, là encore, les événements favorisèrent le jeune roi et montrèrent à quel point la chance était de son côté. Avec Ben Bella, un rapprochement eut été impos*sible. Celui-ci n’avait pas digéré les circonstances dans lesquelles son avion avait été détourné, ni la facilité avec laquelle Mohammed V s’était accommodé de sa longue détention 8. Durant la durée de son incarcéra*tion à l’île d’Aix et à Aulnoye, Khider, qui était son compagnon de cellule, n’avait cessé d’attiser sa méfiance envers Mohammed V et la dynastie alaouite.
Or, le 19 juin 1965, un coup d’État militaire avait évincé Ben Bella du pouvoir. Un homme nouveau l’avait remplacé à la tête du gouvernement algérien : le colonel Houari Boumédienne. Tempérament éner*gique et réalisateur, dont le laconisme tranchait sur le verbalisme démagogique de son prédécesseur, l’ancien commandant de la Wilaya V était bien trop perspicace pour ne pas voir tous les avantages qu’apporteraient à son pays un désamorçage du différend algéro-marocain et son remplacement par une formule de coopération économique. Ayant étudié le problème sous tous ses aspects, il était parvenu à des conclusions qui rejoignaient celles de
Hassan II. Dès lors, il ne res*tait plus qu’à les mettre en pratique.
Aussitôt, les ambassadeurs se mirent au travail pour créer une atmosphère favorable à la détente. Ces efforts convergents reçurent une première consécra*tion le 15 janvier 1969, quand fut signé à Ifrane, dans la résidence d’hiver du roi, un traité de fraternité, de bon voisinage et de coopération entre le royaume du Maroc et la République algérienne. Date capitale dans l’his*toire du Maghreb! Un esprit amical, annonciateur du renouveau, semblait avoir balayé jusqu’au souvenir de la discorde. Pour apprécier l’importance de ce rap*prochement, il faut se référer au texte même du traité :
Art. I : Une paix permanente, une amitié solide et un voisinage fructueux, découlant naturellement de la fraternité séculaire liant les deux peuples frères, régne*ront entre la République algérienne démocratique et populaire et le royaume du Maroc, et viseront à l’édifi*cation d’un avenir commun et prospère.
Art. II : Les Parties contractantes s’engagent à renfor*cer leurs relations communes dans tous les domaines et notamment dans les domaines économique et cultu*rel, afin de contribuer à l’élargissement du champ de la compréhension mutuelle entre les peuples frères d’Algérie et du Maroc et au renforcement de l’amitié et du bon voisinage entre eux.
Art. III : Considérant que la coopération économique constitue une base solide pour leurs relations paci*fiques et amicales et vise à la promotion de leurs pays, les Parties contractantes apporteront leur participation réciproque au développement de cette coopération dans tous les domaines.
Art. IV : En cas de litige ou de différend, sous quel*que forme que ce soit, les Parties contractantes s’inter*disent de recourir à l’emploi de la violence entre elles et s’emploieront à régler leur différend par des moyens pacifiques […], en application des principes et des résolutions de l’Organisation des Nations Unies, de la Ligue des États arabes et de l’Organisation de l’Unité africaine.
Art. VIII : Le présent traité restera en vigueur pen*dant une durée de vingt ans à compter de la date de sa mise en exécution9. Il est renouvelable, par tacite reconduction, pour une période de vingt ans, tant qu’il n’est pas dénoncé par l’une des Parties contractantes, par écrit, un an avant son expiration.
Pour le Royaume du Maroc
Le Ministre des Affaires étrangères
Ahmed laraki
Pour la République algérienne
Le Ministre des Affaires étrangères
Abdelaziz bouteflika
Je voudrais souligner deux points qui donnent à ce traité une signification particulière, devait dire Hassan II peu de temps après sa signature. D’abord, il a été contracté pour vingt ans – ce qui est un délai inhabi*tuel pour une convention de ce genre ; ensuite, il asso*cie étroitement la coopération culturelle à la coopéra*tion économique. Pourquoi? Parce qu’il est vain de vouloir faire avancer les choses si l’on ne s’occupe pas, en même temps, de faire progresser les esprits. J’ai souhaité que les écoles marocaines, algériennes – et pourquoi pas tunisiennes ? – dispensent à nos enfants un enseignement qui les rende plus conscients de leurs liens de parenté et leur apprenne à voir les choses sous un angle plus large que cela n’a été le cas jusqu’ici. Dans vingt ans, une nouvelle génération aura grandi, pour laquelle les problèmes de frontières n’existeront plus, ou, du moins, s’ils se posent, ce sera dans des termes très différents d’aujourd’hui. Entre-temps, le traité d’Ifrane aura fait ses preuves et sa reconduction ne soulèvera aucun problème, car chacun aura compris que le Maghreb tout entier est le plus petit espace géographique dans lequel nous puissions vivre. Songez qu’en l’an 2000 le Maroc, l’Algérie et la Tunisie auront, à eux trois, quatre-vingts millions d’habitants. Ces conceptions sont caractéristiques de la manière de penser de Hassan II. Ce n’est pas à lui qu’il faut apprendre que ce qui paralyse la vie, ce ne sont pas les contraintes, c’est le manque de hardiesse.
Fin
Annexe:
Durant les négociations de Paris, les autorités françaises ont proposé au roi Mohamed V de fixer le tracé des frontières dans les confins sahariens, afin d’éviter toute contestation ultérieur. Elles se sont même déclarées prêtes à inclure la région de Tindouf et la Hamada du Draa dans le territoire marocain. Mais Mohamed V leur a opposé un refus catégorique. A ses yeux, la question des frontières méridionales du royaume relève exclusivement du Maroc et de l’Algérie : elle doit être réglée d’un commun accord entre les deux pays. Or l’Algérie, dans l’état actuel, n’a pas voix au chapitre. Elle est engagée dans des combats dont dépend son avenir. Le roi répugne à profiter de cette situation pour lui porter un coup bas.« Aucun avantage moral ou matériel, déclare-t-il, ne saurait justifier un acte de félonie. Nous réglerons cette affaire plus tard, entre voisins. Je n’ai pas voulu accabler la France lorsqu’elle était à terre ce n’est pas pour frapper un pays frère lorsqu’il se trouve en difficulté.»
Chacun rend hommage à son élévation morale. Mais comme ses interlocuteurs français lui font observer que la France n’a nullement l’intention de quitter l’Algérie et que cette situation risque de se prolonger longtemps, il répond, imperturbable :« Eh bien!nous attendrons!»
Doit-on craindre la guerre des généraux ? Les menaces récentes du général chef d’état-major contre l’ancien général chef du DRS (Département ou Direction du Renseignement et de la Sécurité) font froid dans le dos. D’autres généraux, anciens chefs des régions 1 et 2 si importantes pour la sécurité du pays sont déjà incarcérés ou en voie de l’être. Cette guerre doit cesser car elle risque d’entraîner un enchaînement aux conséquences incalculables sur l’unité et la stabilité de notre pays.
Plus grave encore, le chef d’état-major actuel déclarait ceci le Mardi 23 Avril 2019 : « J’ai appelé l’appareil de la justice, dans mes interventions précédentes, à accélérer la cadence des poursuites judiciaires concernant les affaires de corruption et de dilapidation des deniers publics et de juger tous ceux qui ont pillé l’argent du peuple ».
Si haut soit-il, si puissant qu’il peut être, le chef d’état-major n’est pas dans son rôle. Car rien ne l’autorise, ni lui ni toute l’ANP, à s’arroger des pouvoirs que la Constitution qui est brandie à tout propos, souvent à tort, ne lui donne pas. Il s’agit ni plus ni moins que d’une usurpation de pouvoirs que les lois du pays, que nul ne doit ignorer, encore moins piétiner, punissent sévèrement.
A quel titre le chef d’état-major se donnerait le pouvoir ou le beau rôle démagogique d’instruire la justice puisque les articles 165 et 166 de la Constitution disposent ceci :
Pour le premier : « Le juge n’obéit qu’à la loi ».
Pour le second : « Le juge est protégé contre toute forme de pression, intervention ou manœuvre de nature à nuire à l’accomplissement de sa mission ou au respect de son libre arbitre…. ».
Instaurer une justice politique est le dernier coup de grâce donné ces jours-ci aux institutions malmenées et chancelantes du pays. Car que veux-t-on au juste en envoyant en prison, en moins de vingt-quatre heures, dans des conditions dégradantes et humiliantes un Issad Rebrab mondialement connu et respecté pour les créations de richesses qu’il a été l’un des rares algériens à réaliser en Algérie comme ailleurs ?
Faut-il qu’un général ordonne ce qu’il faut faire à une justice supposée indépendante ?
Pourquoi n’a-t-on pas respecté toutes les étapes judiciaires ?
Pourquoi tant de précipitations et d’usurpations de pouvoirs ?
Veux-t-on provoquer une cassure, voire même des affrontements au sein du mouvement citoyen admirable et indomptable à ce jour ?
Veux-t-on des soulèvements en Kabylie ?
Il est grave de jouer avec l’unité et le destin de la nation.
Nous le disons avec respect et gravité : l’ANP (Il s’agit surtout de sa haute hiérarchie) doit se faire pardonner d’avoir fait et défait tous les présidents et chefs d’Etat algériens, de Benbella à Bensalah.
Se faire pardonner, c’est redonner le pouvoir au peuple souverain de choisir en toute liberté, en toute sérénité et en toute lucidité les hommes et les femmes qui doivent rapidement composer la Haute Autorité de Transition (HAT).Deux critères doivent prévaloir dans ce choix :
1- Ne pas avoir été « mêlé », ni de loin ni de près, à la gestion des affaires politiques depuis l’indépendance du pays en 1962
2- Avoir une haute autorité morale et être au-dessus de tout soupçon
Appliqués à la lettre, ces deux critères conduisent à proposer les noms suivants :
1-Mr Youcef Khatib dit colonel Hassan, ancien chef de la Wilaya IV et seul survivant de ce grade de la glorieuse ALN.
2-Mme Djamila Bouhired, ancienne condamnée à mort pour participation héroïque à la ‘’Bataille d’Alger’’.
3-Mme Djamila Boupacha, héroïne de la guerre d’indépendance.
4-Un représentant de l’ANP.
5-Un représentant du mouvement du 22 Février.
6-Un représentant du monde des travailleurs.
7-Un représentant du monde économique.
Cette autorité de transition aurait les pleins pouvoirs pour une période ne dépassant pas les six mois. Dès le jour de son installation au Palais d’El Mouradia ; elle prendrait par voie d’ordonnances les mesures suivantes :
1-Nomination d’un gouvernement de 15 à 20 membres.
2-Nomination d’une commission d’audit de 10 experts financiers et économiques pour examiner les comptes de la Nation.
3-Dissolution des trois institutions (APN, Conseil de la Nation et Conseil Constitutionnel) qui se sont compromises dans leur soumission au régime ancien.
4-Désignation d’une commission pour élaborer une nouvelle constitution. Y seraient désignés comme membres :
– Tous les doyens des Facultés de droit du pays
– Tous les secrétaires ou présidents des unions professionnelles du pays : Avocats, médecins, architectes, journalistes, sociologues, historiens, écrivains etc…
Ainsi toutes les régions et sensibilités du pays y seraient présentes de préférence à une assemblée constituante qui serait dans l’impossibilité d’adopter en peu de mois les trois premiers articles de nos constitutions qui portent, je le rappelle, sur l’identité, les langues et la religion du pays.
5-Enfin mesure immédiate, dès après dissolution des trois institutions défaillantes, procéder à l’augmentation (mai 2019) des bas salaires dans les corporations suivantes :
Education nationale, personnel hospitalier, fonctions publiques nationale et territoriale et enfin bourses des étudiants. D’autres corporations pourraient en bénéficier après étude.
Les crédits alloués mensuellement aux ‘’bas salaires’’ proviendraient, au dinar prés, des indemnités des parlementaires déjà budgétées dès lors que la dissolution des 3 institutions indiquées ci-haut dégagerait des montants qui peuvent se chiffrer à plusieurs centaines de milliards de dinars en centimes.
Le temps presse et la situation du pays risque d’échapper à tout contrôle, y compris celui de l’ANP. Celle-ci doit être mise, par un dernier appel solennel du peuple dès vendredi, face à ses responsabilités historiques : ou elle accepte d’installer sous quinzaine la Haute autorité proposée ci-haut dont les noms peuvent changer au jugement du seul peuple ou bien des grèves nationales et générales qui paralyseraient tout le pays viendraient relayer les manifestations qui ne peuvent pas durer indéfiniment.
L’honneur de l’ANP est de prouver concrètement, clairement et « immédiatement » qu’elle est aux côtés du peuple puisqu’elle dit qu’elle en est issue.
*Khalfa Mameri est auteur, ancien Maître de conférences
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