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L’Algérie à la recherche de ses biens détournés

 

La question de la récupération des fonds et des biens issus de la corruption d’hommes d’affaires, de militaires et des politiciens véreux ainsi que des parties influentes incarcérés pour corruption était une promesse de campagne du président mal élu Abdelmadjid Tebboune.

Aujourd’hui le bonhomme s’en remet à ses bons souvenirs et relance ce va-t-en guerre à la recherche de Dinars perdus dilapidés  dans le cadre de la récupération des fonds dissimulés frauduleusement à l’étranger ou même en Algérie à travers des biens éparpillés çà et là. C’est d’ailleurs de l’un de ceux-là d’où est repartie cette affaire. Dimanche dernier, effectivement, le chef d’état lors du Conseil des ministres tenu sous sa présidence, avait sommé ses troupes d’accélérer la remise en production de l’usine des huiles végétales de Jijel, qui appartenait aux frères Kouninef, actuellement en détention pour corruption, lançant ainsi la première étape d’un début du processus de récupération.

C’est que l’histoire va chercher loin elle couterait au bas mot estiment les experts, plus de 7,5 milliards d’euros et 600 milliards de DA, un joli pactole pour des caisses assoiffées. Si pour ce qui est de récupérer l’argent volé et dissimulé à l’étranger, autant en faire son deuil tant les procédures complexes prendraient du temps pour le rapatrier, les démarches à entamer, se déroulant sous la houlette diplomatique.  Au Bled c’est un autre son de cloche et cela semble plus envisageable. Mais dans cette histoire du voleur volé, et entre nous, le vrai pactole est en devises fortes et donc entre de bonnes mains chez les autres. Ce qui reste au pays va avec les pertes et profits. Et l’Exécutif algérien en ces temps durs est tout aise de rencontrer le fameux « limaçon » de la fable.

Sauf que là, la problématique de la récupération des biens et fortune des richissimes oligarques et hauts responsables du régime Bouteflika ne pourrait se faire, qu’après que toutes les voies de recours eussent été épuisées. D’ailleurs, seule la cour d’Alger « une voix de son maître sans équivoque », où se déroulent les procès en appel des accusés concernées par la confiscation de biens mal acquis, est apte ou non de confirmer les demandes de la partie civile, qui est  le Trésor public en ordonnant donc la confiscation de biens précisément identifiés et localisés. Ce qui toutefois peut prendre parfois plusieurs mois, voire des années mais bien moins que pour l’autre opération de rapatriement.

Ces grands dossiers qui s’élèvent à 7,5  milliards d’euros, ont pour hommes d’affaires des sommités comme, Ali Haddad, Mahieddine Tahkout , Mourad Eulmi, Abdelghani Hamel, les frères Kouninef ainsi que des accusés de parts et d’autres, notamment ceux dont les biens ont fait l’objet d’un ordre de saisie dans l’affaire du montage automobile. La majorité de ces biens à confisquer se trouve dans la capitale Alger et ses environs, il s’agit de terrains, usines, sièges de sociétés ou bureaux… L’opération est, sauf retournement de situation comme c’est souvent le cas en Algérie, certes, des plus plausibles sur le plan juridique car la justice est toute acquise à l’exécutif qui n’est autre que l’uniforme en Algérie, mais elle restera dans le temps complexe à appliquer. Mais qu’on se le dise ! dans l’état actuel des choses ce n’est qu’une passation de mains ou de pouvoir. Les nouveaux « ayant droit » se bousculent déjà aux portillons de la bonne fortune que partage volontiers le parrain. C’est comme ça en Algérie depuis plus de six décennies. Les bonnes habitudes ne se perdent pas.

 

 

Mohamed Jaouad EL KANABI 06 Mar 2021 

https://fr.hespress.com/193074-coronavirus-pres-de-26-millions-de-deces-dans-le-monde-depuis-lapparition-de-lepidemie.html

 


Rédigé le 07/03/2021 à 10:16 dans Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Tipaza ou le mystère des dieux

 

REPORTAGE. Une des destinées mythiques de l'Algérie se trouve à 70 km à l'ouest d'Alger, là où se marient le soleil d'Afrique du Nord et le bleu de la Méditerranée. 

 

image from static.lpnt.fr

 

Les quelques imprécisions historiques du gardien et l'incivisme de certains visiteurs qui laissent traîner bouteilles d'eau vides ou emballages de sandwichs ne devraient décourager celui qui vient admirer les ruines de Tipasa, à quelque 70 kilomètres à l'ouest d'Alger. Ici, à fleur de rochers plongeants dans la Méditerranée, on peut rêvasser devant les vestiges d'une puissante cité maritime romaine puis byzantine, bâtie sur elle-même sur l'emplacement d'un comptoir punique inféodé à Carthage. « Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure » : la citation d'Albert Camus a été gravée sur ce site dans une pierre, témoignage de la passion du Prix Nobel de littérature pour Tipasa.

image from static.lpnt.fr
 

Histoire de vestiges

Il faut se promener ici, profitant de l'ombrage des pins maritimes, à travers les vestiges ou en suivant une des deux voies pavées, le cardo maximus et le decumanus, en répétant la phrase qui ouvre ce texte magnifique « Noces à Tipasa » : « Tipasa est habitée par les dieux, et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes. » Il faut se perdre dans ce dédale de pierre, de sauge et de chants de cigales, apercevoir la mer en contrebas et le Chenoua, la grande montagne qui repose sur la mer côté ouest et imaginer les premiers marins arrivant de Carthage (ou d'ailleurs, Phéniciens ou autres) pour y mouiller dans ses eaux profondes leurs embarcations avant de continuer vers les Colonnes d'Hercule ; imaginer, en visitant les ruines de l'amphithéâtre, les combats des gladiateurs ou s'approcher encore de la mer pour se voir notable romain installé dans la villa des Fresques (de 1 000 mètres carrés), construite vers le IIe siècle de notre ère, quand la ville abritait quelque 20 000 habitants.

« Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. » De chaleur et d'histoire, fracas des époques, de crépuscules catalytiques d'empires. Ses remparts (2 200 mètres défendus par une trentaine de tours, construites par l'empereur Claude Ier) avaient protégé la cité prospère contre les assauts de la révolte du général berbère Firmus (vers 732) contre l'Empire, mais la puissante enceinte de pierre n'a pas résisté à la vague destructrice des Vandales de Genséric (en 430).

 
image from static.lpnt.fr

Sous le soleil brûlant de Tipasa

La reprise de l'Afrique du Nord par les Byzantins, un siècle plus tard, n'offre qu'un sursis à la belle cité portuaire qui finira enlisée et oubliée dès le VIe siècle, avant que les recherches archéologiques, au XIXe siècle, ne révèlent au monde l'incroyable trésor dormant sous les sédiments et les ombres des pins maritimes, balayés par la brise marine et la rumeur des légendes. Tiens, en voilà une de légende : celle du martyre de sainte Salsa ! Sur la colline surplombant les ruines se dressent les vestiges de la Basilique Sainte-Salsa, un sarcophage en pierre à moitié préservé est même réputé être celui de la jeune sainte chrétienne, qui à 14 ans se révolta contre le rituel d'adoration d'une statue de dragon qu'elle jeta à la mer. Noyée, la mer se déchaîna, et un pêcheur gaulois, Saturnin, récupéra le corps de la jeune Fabia Salsa, et c'est ainsi que les flots se calmèrent. Montez tout en haut (la pente n'est pas si rude) et touchez ces pierres élevées pour la gloire de cette si jeune et frêle habitante de Tipasa. Et là, relisant Camus, encore une fois : « La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace. »

 

 

À ne pas rater dans les environs :

 

Les musées de Tipasa et de Cherchell : avec celui de Cherchell (l'antique Césarée, tout près par la route), ces deux musées offrent une belle représentation des pièces archéologiques de ces deux sites romains-bérbères. Au musée de Cherchell, une statue colossale d'un empereur romain (probablement Auguste) et un magnifique Apollon attribué à Phidias ainsi que les mosaïques d'une rare beauté, dont une représentant Ulysse et ses marins tentés par le chant des sirènes.

 
 

Le Tombeau de la chrétienne ou Mausolée royale de Maurétanie : ce tumulus de pierre de 80 000 mètres carrés, orné de soixante demi-colonnes et de portes géantes condamnées, surplombant la route rapide Alger-Tipasa, serait la sépulture du roi numide Juba II (qui régna de 25 av. J.-C. à 23 ap. J.-C.) et de son épouse, la reine, aimée du peuple, Cléopâtre Séléné, fruit de l'union entre l'illustre reine d'Égypte et Marc Antoine.

 

 

Par Adlène Meddi 

https://www.lepoint.fr/culture/site-a-re-decouvrir-4-tipasa-ou-le-mystere-des-dieux-30-08-2017-2153237_3.php

 

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Rédigé le 12/08/2021 à 10:19 dans Algérie, Tourisme, Wilaya de Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)

Algérie / peaunaime 😃

 

Ceci est un pays à l’âme écorchée
A vif, rouge sang, plaie ouverte
Il cherche à travers milles pensées 
Sa racine, son cœur, les raisons de sa perte.

Etrangers qui d’une autre peau 
Rejetez la sueur
Savez- vous cette déchirure du matin ?
Sous un ciel éloigné

Quand pour nourrir les siens 
Le maure quitte son passé, ses images
Renonce à sa sève, à son orient
Pour les outrages de l’occident.

L’homme plein de pudeur
En silence soufre et pleure.
Sur la pierre assis
Il décore son espace 
De mots arabes 
Imagine un monde meilleur
Riche de vives lumières et saveurs.

Beur, arabe, raton, gris
Tous ces mots pour une vie
Qui cherche un nouvel horizon
Loin des murs d’une sinistre prison. 

Existe-t-il un lieu 
Où vivre et mourir
Ne portent pas le même nom ?

Existe-t-il un lieu 
Où l’on pardonne la couleur de la peau ? 

Existe-t-il un lieu 
Où l’on enchaîne la haine ?


Existe-t-il un lieu 
Où l’exile soit doux miel
Et non fiel amère d’un ciel désœuvré ?


Quand arrêtera-t-on
Le massacre des innocents ?


Apporte- moi tes yeux
Que je lise dans ton regard
Le message du désert.

 

 Source Je poème

 

 

 

 

Rédigé le 11/08/2021 à 22:00 dans Algérie, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)

Incendie : “Comme si on luttait contre des monstres qui crachaient du feu”

 

LARBÂA NATH IRATHÈNE PROPULSÉE DANS L’ENFER

 

image from cdn.liberte-algerie.com

 

Comme une torche enflammée et perchée à plus de 800 mètres d’altitude, Larbâa Nath Irathène est dévorée par de gigantesques flammes visibles encore, hier matin, à plusieurs kilomètres à la ronde.

Les feux qui se sont déclarés, lundi, dans la commune d’Ath Yenni, vers 14 heures, ont tout détruit sur leur passage, laissant derrière eux des paysages de désolation et des villages en ruine et encore fumants. On dénombre une vingtaine de brûlés dont certains gravement atteints. `Les feux à Ath Yenni, ont parcouru, selon des témoins sur place, toutes les collines de la région, avant d’atteindre, vers 17 heures, le seuil des maisons du village de Taourirt Mokrane, à Larbâa Nath Irathène. Sur place, le constat est accablant. Les stigmates des flammes témoignent d’une nuit d’horreur. Après plusieurs heures de lutte héroïque, mais vaine, contre les feux, les jeunes de ce village, un des plus grands de la Kabylie, ont fini par se résigner. 

“Il faut dire que les vents forts nous ont trahis et Dieu nous a abandonnés”, dit Samir, près de la cinquantaine, d’une voix éraillée, le visage sombre. Avec les jeunes de Taourirt Mokrane, il a lutté toute l’après-midi de lundi contre les flammes qui ont “atteint par moments une dizaine de mètres de hauteur”, témoigne-t-il encore, le regard hagard.  Devant la persistance des feux, la nuit durant, “nos bras étaient impuissants”. “On a vite compris, à ce moment, qu’on y pouvait rien. Il ne nous restait alors seulement qu’à quitter les lieux et fuir les flammes”, dit encore Samir, président du comité de village de Taourirt Mokrane. 

À partir de là, il fallait organiser, dans l’urgence, l’évacuation de plus de dix mille âmes, raconte Madjid, encore sous le choc. “J’ai alerté tout le village. Des jeunes ont frappé à toutes les portes, demandant aux habitants de ramasser ce qui pouvait être sauvé et quitter, en urgence, les lieux”, ajoute-t-il. À 9 heures, ce mardi, son village est enveloppé d’une épaisse fumée. L’air est à peine respirable. Maisons détruites, voitures carbonisées, végétation en cendres, bétail décimé… Taourirt Mokrane donne l’air de sortir d’un mauvais film d’horreur. 

Le sinistre est partout le même et là où se pose le regard, il n’y a que ruine et dévastation. Quelques éléments de la Protection civile, soutenus par la population, s’efforcent, ici et là, d’éteindre ce qui reste des feux qui pénétraient en ville. “Les vents ont soufflé très fort toute la nuit. Nous avons pu maîtriser, à un moment les feux, mais à chaque fois le vent revenait à la charge et les feux repartaient de plus belle”, affirme le lieutenant Sid-Ali Merad, à la tête d’une brigade de la Protection civile composée de 28 éléments.

Cette colonne de la Protection civile, dépêchée d’Alger, est arrivée sur les lieux du sinistre, lundi soir, vers 19 heures. Depuis, “nous n’avons eu aucun répit”, affirme le jeune lieutenant, la voix presque éteinte d’épuisement. Devant le vent qui soufflait très fort, les éléments de la Protection civile n’avaient d’autre choix que de battre en retraite. “Notre seul souci était alors de sauver des vies. Et Dieu merci, nous avons sauvé une vingtaine de personnes piégées par les flammes”, dit-il, en avouant n’avoir jamais assisté à une telle “calamité”, de toute sa carrière. 

Rachid, Saïd et Youva, des jeunes ne dépassant pas la trentaine, sont affalés sur le bas-côté de la route principale du village. Épuisés et résignés, ils n’ont plus la force de se remettre sur pied. “On n’en peut plus. Nous avons vécu un véritable cauchemar”, témoigne l’un d’eux. “C’était l’apocalypse. On avait l’impression de lutter contre des monstres qui crachaient du feu”, raconte-t-il, le visage assombri par les cendres. Il est à bout de force. Un autre jeune s’en être sorti in extremis. “J’ai failli être dévoré par les flammes, en tentant de sauver notre maison”, raconte-t-il, le visage triste. 

“La solidarité, nous n’avons que ça”

Taourirt Mokrane n’est pas le seul village à avoir vécu une nuit d’horreur. La fumée qui monte encore de tous les villages entourant la ville de Larbâa Nath Irathène témoigne de la puissance des feux. Les pertes matérielles sont immenses. Les toits pulvérisés de plusieurs maisons à Ath Atelli, un village situé à deux kilomètres du chef-lieu Larbâa Nath Irathène, témoignent, à eux seuls, de la violence des flammes. “Une catastrophe qui s’est abattue sur notre village”, lâche un passant sur place. Comme Taourirt Mokrane, le village d’Ath Atelli a été déserté de nuit. “Nous avons commencé l’évacuation vers 18h30 quand les flammes avaient atteint les premières maisons”, témoigne Moussa, 28 ans, et président du comité du village. 

“Tous les habitants ont été évacués vers le village d’Affensou ou encore vers le village d’Aït Oummalou, dépendant de Tizi Rached”, ajoute-t-il. Près de lui, une septuagénaire, venue constater les dégâts, est en pleurs, face à sa maison, détruite en partie par le feu.  “Moussiba”, dit-elle, avant d’avouer n’avoir jamais vu ça de toute sa vie. Quelques jeunes reviennent aussi dans leur village pour constater les dégâts causés par les flammes de la veille. Le jeune président du comité de village, fait des recommandations à ses amis pour organiser la solidarité.  “Nous n’avons que ça, la solidarité”, dit-il. Son village aurait sans doute été totalement décimé n’était la mobilisation de la population des autres villages voisins. “Tout le monde s’est mobilisé.

Des dizaines de jeunes nous sont venus en aide pour affronter les flammes”, affirme Moussa. Les aides sont arrivées de partout, ajoute-t-il. “Pas uniquement des villages voisins mais aussi d’autres villes et d’autres wilayas du pays”, dit-il.  Du chef-lieu de la wilaya de Tizi Ouzou, de Boumerdès ou encore d’Alger, des dizaines de jeunes sont venus en effet porter secours aux villages sinistrés de Kabylie. Ils ont roulé parfois pendant la nuit, bravant le couvre-feu mis en place depuis la flambée des contaminations par la Covid-19. Abdennour, la quarantaine est l’un d’eux.

Après avoir vu les premières images des flammes dévorant les villages de Larbâa Nath Irathène, sans tarder, il remplira sa citerne, attachée à son tracteur, et parcourra, de nuit, plus de 40 kilomètres, pour venir en aide aux populations locales. Il n’est pas le seul à tendre spontanément la main à Larbâa Nath Irathène. Azeddine et son ami Rabah sont arrivés de Bordj Menaïel, avec leur fourgon chargé de vivres (pain, bouteilles d’eau minérale et caisses de jus de fruits). Eux aussi, c’est à travers les réseaux sociaux qu’ils ont appris que la région a été la proie des feux ravageurs. 

“Nous n’avons pas hésité un instant. Dès que j’ai vu les premières vidéos circuler sur Facebook, j’ai appelé mon ami en lui demandant de se préparer pour organiser la solidarité. Nous avons chargé, à l’aube, notre fourgon et avons pris la route pour arriver ici vers 8 heures”, raconte Azeddine. À l’heure où nous mettons sous presse, les feux continuent de brûler encore à Fort National, cette citadelle jadis imprenable que les flammes ont vidée de ses habitants.

Avant de quitter la région, nous nous sommes rendus à l’EPH de la ville livré à des scènes insoutenables. Le personnel est complètement dépassé. C’est l’affolement devant les victimes qui arrivent sans discontinuité. Un médecin venu d’Alger affirme n’avoir jamais vu ça. “C’est une médecine de guerre”, lâche-t-il.

 
 
 
 
 
 
 Karim Benamar
le 11-08-2021 
https://www.liberte-algerie.com/actualite/comme-si-on-luttait-contre-des-monstres-qui-crachaient-du-feu-363235
 
 
Cliquez pour voir :
 
https://fr.africanews.com/2021/08/11/algerie-des-incendies-font-des-centaines-de-sans-abri/
 
 
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Rédigé le 11/08/2021 à 16:32 dans Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Maroc-Algérie : Adam et Eve - Lejournal Depersonne

 

 

 

Tout commence par la poésie, la poésie des commencements et tout finit par la prose, par la remise de tout parcours, de tout discours en cause. C’est la vie, sans eau de rose… entre névrose et psychose.
Qu’avons-nous d’autre à faire pour nous satisfaire, pour être complètement satisfaits sinon le lit de la folie ? Par défaut ou par excès, rien ne nous répond, ni ne nous correspond tout à fait…
C’est toujours plus ou moins à côté… cible ratée pour tout pêcheur qui ne peut s’empêcher de pêcher.
À cause de quoi, y a-t-il et y aura-t-il toujours un écart ?
L’impossibilité pour chacun de superposer le voyage et l’image, même s’il dispose de tous les éléments de langage, il sait qu’il ne peut éviter le décalage.
Pourquoi ? Comment justifier cet horrible remue-ménage ?
Pourquoi ça ne coïncide pas entre la réalité et le rêve, entre Adam et Eve ?
En poésie, Majnoun et Leila furent les premiers à faire le lit de tout conflit.
Pourquoi ça ne colle pas entre nous, demanda Adam à Eve ?
Parce que la colle made in china ne colle pas aurait pu répondre Eve, mais elle ne répondit pas, parce qu’elle ne fut pas là, elle n’est plus là, elle décolla en pleine nuit sans prévenir personne, peut-être parce qu’elle ne peut être ailleurs que là-bas… dans l’au-delà, se regardant dans un miroir en se disant : je t’aime, Eternité.
Adam est hors de lui, il la saisit par le bras et lui dit : arrête avec ton bla-bla et remettons les choses à plat :
Dis-moi pourquoi, il n’y a pas d’accord parfait entre toi et moi ?
Eve est déconcertée par sa déconcertante naïveté, lui demande d’ouvrir son esprit plutôt que ses yeux pour concevoir leur incompatibilité… l’écart qu’il a du mal à entrevoir. Pour qu’il comprenne leur histoire, elle lui recommande la lecture de l’allemand Schopenhauer… qui a compris ce que le monde a d’incompréhensible…
Adam c’est la volonté qui ne se taira que satisfaite mais qui ne sera jamais satisfaite sous peine de reconnaître ou d’accepter sa défaite.
Eve, on ne le dit jamais assez, c’est la pensée, le plus court chemin entre le passé et l’a-venir… entre le fini et l’infini.
Schopenhauer la nomme : représentation…
C’est la représentation qui rend présent ce qui est absent, en accordant l’image et le son… l’être et le néant.
 
 
 
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Rédigé le 05/08/2021 à 16:46 dans Algérie, Lejournal Depersonne, Maroc | Lien permanent | Commentaires (0)

Les Moines de Tibhirine : pour l’amour de l’Algérie », une foi à toute épreuve

 

 

Un documentaire émouvant sur l’assassinat des sept trappistes français au cours de la décennie noire en Algérie.

 

image from focus.nouvelobs.com

Les moines Trappistes de Tibhirine (© Stephane Ruet / Sygma / Getty)

 

C’était il y a tout juste vingt-cinq ans. A travers la collection documentaire qu’il dirige « D’après une histoire vraie », Philippe Collin propose de revenir sur cet épisode ignoble de la « décennie noire » en Algérie au cours duquel Christian de Chergé, Luc Dochier, Paul Favre Miville, Michel Fleury, Christophe Lebreton, Bruno Lemarchand et Célestin Ringeard trouvèrent la mort, assassinés dans l’Atlas. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, ces sept trappistes sont enlevés par une vingtaine d’hommes armés se revendiquant du Groupe islamiste armé (GIA). Un mois plus tard, leur chef, Djamel Zitouni, menace de les exécuter s’il n’obtient pas un échange de prisonniers. Le 21 mai, il annonce leur mort. Seules leurs têtes seront retrouvées.

Un héritage spirituel important qui favorise le dialogue islamo-chrétien

Truffé d’archives vidéo dans lesquelles chacun des sept moines se raconte, ce documentaire émouvant fait revivre ce drame à l’aune de l’histoire mouvementée du pays nord-africain. Fondé en 1938, le monastère Notre-Dame de l’Atlas, situé dans le domaine de Tibhirine, à une centaine de kilomètres d’Alger, occupait une place centrale dans la vie locale. Malgré l’insécurité causée, dès 1991, par une guerre civile meurtrière (plus de 100 000 morts), les moines refusent de rentrer en France. Le monastère se voulant un lieu de partage et de dialogue, il leur est impossible d’abandonner la population alentour, à laquelle ils portent assistance en partageant notamment le fruit de leurs récoltes - ce qui amplifie l’onde de choc traversant l’Algérie tout entière à l’annonce de leur assassinat.

Un quart de siècle plus tard, des zones d’ombre demeurent concernant les circonstances et les auteurs du crime. Des hypothèses sont émises des deux côtés de la Méditerranée par les autorités françaises et algériennes. Les conclusions des expertises révèlent que les moines auraient vraisemblablement été tués un mois avant l’annonce officielle de leur décès, puis décapités après leur mort. Béatifiés en décembre 2018 dans la basilique Santa Cruz d’Oran en même temps que 12 autres religieux tués en Algérie, ils laissent un héritage spirituel important qui favorise le dialogue islamo-chrétien.

 

 

 

Par Nebia Bendjebbour

Publié le 01 août 2021 à 17h00

https://www.nouvelobs.com/ce-soir-a-la-tv/20210801.OBS47131/les-moines-de-tibhirine-pour-l-amour-de-l-algerie-une-foi-a-toute-epreuve.html

 

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Rédigé le 01/08/2021 à 18:14 dans Algérie, Décennir noire | Lien permanent | Commentaires (0)

ISABELLE EBERHARDT, 1877-1904 : UNE IDENTITE DANS L'ALTERITE

 

Isabelle Eberhardt : La nomade amoureuse de l’Algérie

 
 
 

Dans une récente et inédite étude, Mohammed Rochd, né Kemf Jules, dresse les grandes lignes de la pénétration coloniale au Sahara dont l’histoire reste à écrire .Spécialiste d’Isabelle Eberhardt qui en a été un témoin privilégié au Sud-Ouest, il souligne l’intérêt des œuvres littéraires en tant que source documentaire.

Il note que «quand on parcourt articles ou études concernant Isabelle Eberhardt (…), l’on s’aperçoit qu’une majorité d’auteurs ont des difficultés à appréhender l’histoire récente de notre pays et spécialement celle de sa partie saharienne. D’ailleurs, celle-ci est assez peu abordée et méconnue». Dès lors, l’occupation du Sahara reste à étudier «car tous les ouvrages historiques ne la prennent que peu en compte. Même les deux tomes de l’Histoire de l’Algérie contemporaine de Ch. Robert Ageron sont trop discrets».

C’est dans cette perspective qu’il a entamé son étude afin d’en poser des jalons. En premier, la situation politique est esquissée : «A la veille du coup de force sur Alger, le Sahara ne présentait aucune unité politique.

Celui de l’Est était constitué en royaumes, avec principalement le sultanat de Ouargla, le Sahara central était vaguement sous l’influence de la Régence turque et celui de l’Ouest dépendait du Maroc (depuis le milieu du XVIe S.) qui n’y exerçait pratiquement aucun acte de souveraineté.

Tout le Hoggar est sous la coupe des Touareg, qui s’arrangeaient pour en tirer, pour eux seuls, le meilleur parti possible.» Quant au commerce transsaharien, il s’était affaibli au début du XVIe siècle.  A propos de la «dépendance» du Sud-Ouest par rapport au Maroc, l’affirmation est nuancée plus loin, l’auteur indiquant «l’inexistence d’une autorité et l’indépendance des tribus vis-à-vis du pouvoir chérifien».

Mais surtout, il souligne l’idée que la région était «blad essiba» et non makhzen comme en témoigne l’absence du nationalisme, la «résistance à l’occupation coloniale se fondait sur un vague sentiment d’appartenance à une région dont des étrangers, non musulmans, s’étaient emparés et qui menaçaient le mode de vie ancestral».

La pénétration coloniale entamée au milieu du XIXe siècle est d’abord lente : «Dès l’essai, d’organisation de l’Etat par l’Emir Abdelkader, la France (…) fut amenée à prendre pied au Sud. La pénétration à l’Est débuta dès février 1844 (…) dans les Zibans et s’empara de Biskra (…) A l’Ouest, en 1847, la colonne du général Cavaignac soumit Aïn Sefra, Asla, Tiout et les deux Moghrar».

La pénétration coloniale va s’accélérer dans une deuxième étape, l’envahisseur ayant acquis l’expérience de la police au désert, créé en 1894, les spahis, montés sur des chameaux. C’est ainsi, qu’en ultime étape de la colonisation, remontant depuis le Touat et Gourara, ses colonnes armées s’installent définitivement à Béchar le 13 novembre 1903.

C’est sur ces entrefaites, soit un mois auparavant, qu’Eberhardt débarque dans le sud-ouest saharien. De la sorte, bien des éléments de l’histoire de la pénétration apparaissent dans son œuvre : «Tout le récit de l’écrivain est riche en informations sur la situation de l’ouest saharien durant l’automne 1903 et les trois premiers trimestres de 1904», l’auteur étant morte en octobre 1904 dans la crue de l’oued de Aïn Sefra.

 
M. KALI

29 NOVEMBRE 2020
 
https://www.elwatan.com/edition/culture/isabelle-eberhardt-la-nomade-amoureuse-de-lalgerie-29-11-2020
 
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Isabelle Eberhardt, mystère russe de la littérature algérienne

 

Née en Suisse, Isabelle Eberhardt a passé sa vie à parcourir le Maghreb, habillée en cavalier arabe, avec Mahmoud Saadi comme nom d’emprunt.
Photo: Wikipedia Née en Suisse, Isabelle Eberhardt a passé sa vie à parcourir le Maghreb, habillée en cavalier arabe, avec Mahmoud Saadi comme nom d’emprunt.
 

« Il y a une énigme tout autour d’Isabelle Eberhardt », explique Daniel Zerari au téléphone. Isabelle Eberhardt, c’est l’objet de sa passion et le nom de l’association qu’il a cofondée dans sa ville natale de Béjaïa, ville portuaire de Kabylie, en Algérie. Pour Daniel Zerari, président de l’association, cette passion est née de la mémoire de son frère. « C’était un érudit en littérature et il m’en parlait chaque fois qu’on se rencontrait lorsqu’il venait d’Alger à Béjaïa », raconte-t-il.

Son frère décrivait l’écrivaine tout comme il le fait lui-même : jeune fille issue de la noblesse russe, née en 1877 et éduquée à Genève, qui tombe sous le charme du Maghreb au fil de ses lectures jusqu’à s’y aventurer vers la fin du XIXe siècle. Ses écrits s’inspirent des paysages qu’elle découvre sur son passage à travers le Sahara algérien, alors inconnu en Europe. Elle traverse le territoire déguisée en homme, avec Mahmoud Saadi comme nom d’emprunt.

« Grâce à son accoutrement d’homme, elle pouvait rentrer dans les milieux masculins, réservés strictement aux hommes, nous explique M. Zerari. Elle discutait avec eux, prenait des notes. Quand elle voulait aller du côté féminin, c’est-à-dire dans les hammams ou les mariages traditionnels, elle s’habillait en femme et allait collecter ses informations chez les femmes. Là était sa puissance. »

Elle se convertit à l’islam, épouse un Algérien et dénonce les pratiques de la France coloniale sur sa terre adoptive à travers sa plume, même lors de sa courte carrière de reporter de guerre à l’aube du XXe siècle. Son œuvre comprend plusieurs nouvelles et quelques romans, compilés en une dizaine d’ouvrages publiés après son décès à Aïn Sefra, en bordure du Sahara. Elle avait 27 ans.

« Mon frère me disait : “Toi qui es tout aussi passionné de littérature, tu devrais connaître Isabelle Eberhardt”. Au départ, je ne vous le cache pas, ça ne m’a pas vraiment attiré. Mais dès qu’il est mort, je me suis dit : “Je vais aller voir de quoi il parlait”. »

Travail de recherche

Entamer des recherches sur cette femme mythique ne fut pas facile, toutefois. Les ouvrages se font rares en Algérie sur l’écrivaine. Ce réviseur professionnel de métier s’est donc tourné vers le Net : d’abord pour fouiner parmi les nombreuses rééditions disponibles dans le domaine public, puis pour tenter d’obtenir des copies d’anciennes publications de l’œuvre d’Isabelle Eberhardt. Sur Amazon et aussi sur place.

« Je me suis renseigné, je suis allé en France, dit-il. Là, j’ai pu obtenir quelques livres, mais ce n’est pas facile. Il faut aller chez les bouquinistes, faire les vide-greniers… Il y a des gens qui veulent se défaire de leurs ouvrages et qui les vendent. J’ai pu acquérir ces livres comme ça. »

Il fait un arrêt crucial dans le sud de la France, où se trouvent les Archives nationales d’outre-mer. « C’est à Aix-en-Provence, là où sont toutes les richesses nationales qui ont été prises par la France après 1962 [année de l’indépendance algérienne]. Elles se trouvent là, stockées dans des rayons. » Là-bas, dit-il, se trouvent des manuscrits de l’autrice encore empreints de sable et de boue, datant de sa vie au Maghreb et recueillis après son décès.

« Pendant une année, je me suis cultivé, j’ai énormément lu. Et je suis tombé amoureux, passionné, fou d’Isabelle Eberhardt », résume Daniel Zerari. Mais après un certain temps, garder cette passion pour lui-même ne semblait pas honnête : il se devait de la partager. D’où l’idée de fonder une association à son nom à Béjaïa, en février 2016.

Activités culturelles

L’Association culturelle Isabelle Eberhardt de Béjaïa compte désormais une vingtaine d’adhérents, mais déjà, la réputation de l’écrivaine sur le territoire national algérien évolue petit à petit, selon le secrétaire général, Rachid Bouadjenak. Les nombreuses initiatives culturelles de l’association ont permis à l’écrivaine de se tailler une place dans le paysage culturel algérien. « Ses livres se retrouvent maintenant dans les librairies en Algérie, un peu partout. Justement grâce à notre travail. Nous avons réédité tous ses ouvrages, ou presque. »

Ce travail de réédition, mené en partenariat avec l’éditeur bougiote Talantikit, comprend la relecture et la correction de l’ouvrage par le personnel de l’association, l’ajout d’une préface et d’un glossaire afin de mettre l’œuvre en contexte et de traduire les mots en arabe dialectal employés par l’écrivaine au fil du récit.

Malgré le travail colossal que requiert cette réédition, la vente de ces livres reste à bas prix, explique M. Bouadjenak. Ils se vendent entre 300 et 350 dinars chacun, ce qui représente environ 3,50 $. « L’objectif de cette édition-là, ce n’est pas de faire des sous, mais de faire connaître l’écrivaine. »

 Lorsqu’on se rend compte qu’Isabelle Eberhardt est une femme russe, née à Genève, qui vivait en aristocrate, qui avait tout pour réussir et qui a choisi à l’âge de 15 ans de venir en Algérie et de s’établir dans le désert, dans le dénuement total… c’est un courage qu’il faut d’abord souligner, et relever

— Daniel Zerari

Parmi les autres activités de l’association, on trouve l’organisation de conférences et d’expositions, et même un premier colloque international, en avril. À long terme, le président espère pouvoir influer sur l’éducation du pays afin qu’on y enseigne l’écrivaine dans le cursus scolaire.

La réaction du public jusqu’à présent lui donne espoir. « La réaction est très favorable, s’exclame-t-il. Ça fait quatre ans que nous travaillons. Nous avons fait des conférences, nous avons fait des débats, des projections, à Béjaïa, à Tizi Ouzou, à Oran… Chaque fois, on sent que le public s’intéresse, cherche à comprendre. »

Patrimoine

Cet intérêt explique et justifie d’après lui la raison d’être de l’association. « Je pense que c’est évident, affirme le président. Lorsqu’on se rend compte qu’Isabelle Eberhardt est une femme russe, née à Genève, qui vivait en aristocrate, qui avait tout pour réussir et qui a choisi à l’âge de 15 ans de venir en Algérie et de s’établir dans le désert, dans le dénuement total… c’est un courage qu’il faut d’abord souligner, et relever. » Surtout pour une femme de l’époque, ajoute-t-il.

Mais ce n’est pas seulement son amour du désert qu’il faut faire connaître : Daniel Zerari insiste sur le fait que c’est son écriture qu’il faut valoriser par-dessus tout, qu’il considère comme faisant partie du patrimoine algérien. D’autant plus qu’elle fut une figure anticolonialiste et féministe, une rareté au XIXe siècle en Algérie.

« Nous voulons donner cet amour aux autres Algériens, parce que c’est une personne qui a vécu en Algérie pendant sept ans, qui a épousé un Algérien, qui a écrit des livres magnifiques, d’une écriture majestueuse, explique-t-il. Elle décrit profondément, avec précision, les paysages, les coutumes, la femme algérienne… C’est une littérature utile pour l’Algérien. »

 

 

https://www.ledevoir.com/societe/573410/societe-isabelle-eberhardt-mystere-russe-de-la-litterature-algerienne

 

Qui peut résister à Isabelle Eberhardt après l’avoir découverte ? La nouvelle bio-fiction de Tiffany Tavernier, chez Tallandier, confirme la règle qu’on ne plonge pas impunément dans l’aventure de celle que les prédécesseurs en biographie ont, tour à tour, nommée, « la bonne nomade », « une Russe au désert », « La Louise Michel du Sahara », « la Révélation du Sahara », « l’amazone des sables », « l’errante », « une rebelle », « une Maghrébine d’adoption », « Nomade », « Isabelle l’Algérien », « Si Mahmoud »… Dans La couronne de sable, Françoise d’Eaubonne suggérait même qu’elle serait la fille de Rimbaud… Entre document, fantasme et reconstitution, la vie d’Isabelle Eberhardt fait rêver. En ces temps où l’islam est au banc des accusés, il peut être intéressant de relire sa vie et surtout de lire ses textes et de comprendre, des uns aux autres, cette quête profonde pour construire son identité hors des chemins de sa naissance.

 

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  Le travail d’écriture d’une biographie est réalisé avec beaucoup d’empathie et de « mentir-vrai » par Tiffany Tavernier. Empathie car, comme le dit la 4è de couverture, pour elle la découverte d’Isabelle Eberhardt fut une révélation. « Mentir-vrai » car elle ne laisse aucun silence entre les intervalles silencieux des faits attestés de sa vie. Elle donne comme certaine une filiation qui ne l’est pas et a fait couler beaucoup d’encre et surtout, elle nous installe dans l’intimité de la jeune fille puis de la jeune femme en puisant abondamment dans ses écrits qui deviennent ainsi tous autobiographiques. Il est certain que chez Isabelle Eberhardt, vie et œuvre sont intimement liés mais peut-être pas au point que la seconde soit un simple reflet de la première. Toutes les références sont données mais le récit en fondu enchaîné ne permet pas de distinguer entre le fait biographique et la reconstitution imaginée. Cela donne un ouvrage très enlevé, qu’on lit d’un trait avec carte, bibliographie fournie et glossaire ainsi qu’un cahier central de photographies. Les lecteurs familiers de cette figure étonnante seront reconnectés avec bonheur ; d’autres pourront la découvrir en cette période de cadeaux où les livres ont une bonne place ! Le sous-titre peut être aussi une incitation, en écho à la photo d’Isabelle en costume arabe d’apparat, « Un destin dans l’islam », une des dominantes de ce récit biographique. L’intérêt de cette biographie fictionnalisée est d’inventer au plus près des livres déjà écrits sur ou par Isabelle Eberhardt en donnant 

  l’illusion de partager ses émois, ses épreuves et ses émerveillements.

 

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Par rapport à l’énorme biographie réalisée par Edmonde Charles-Roux, avec l’aide de quelques autres, il n’y a pas gonflement de la vie elle-même de l’héroïne par la sollicitation d’événements de l’époque plus ou moins rattachés à son destin : un ton enlevé, une sobriété et une complicité font de cette nouvelle biographie une incitation à la connaître. Il est illusoire de vouloir lire tout ce qui s’est écrit sur elle. Toutefois nous signalons la biographie écrite par Khelifa Benamara, en 2005, aux éditions Barzakh à Alger, présentée ainsi par ses éditeurs : « né dans l’habitation même où elle mourut, K.B. nous livre une biographie captivante ». La couverture est sensiblement la même que celle de Tiffany Tavernier.

 

 

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Il semble difficile de parler de l’Algérie au tournant des XIXe et XXe siècles sans évoquer cette figure emblématique. Scandaleuse pour les uns, fascinante pour les autres, la brièveté de sa vie ajoute encore une aura de mystère et d’inachevé propice au rêve, au fantasme, à l’invention. Toujours inclassable, elle est une femme « aux semelles de vent »…, inversant les perspectives, en cherchant la voie qui, de la compréhension de l’autre et de sa quasi-immersion en lui, dans sa religion, ses coutumes et sa langue, au début d’un siècle algérien « très » colonial, la reconduisait vers la vérité d’elle-même qu’elle n’a cessé de sonder.

 

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Isabelle Eberhardt
 
 
 
 

Dans les biographies, une image revient avec prédilection, celle d’une jeune femme déguisée en homme, chevauchant les étendues désertiques et signant de divers pseudonymes masculins mais dont le plus fréquent est Mahmoud Saadi. Quand elle fut expulsée d’Algérie, le chancelier du consulat de Russie à Alger lui écrit le 18 juin 1901 : « Vous portiez un costume arabe masculin, chose qui, avouez-le vous-même, ne convient pas trop à une demoiselle de nationalité russe »… Elle est ce « trimadeur », titre qu’elle donne à son roman resté inachevé, terme qui n’a pas de féminin ! Terme masculin, terme populaire, il ne peut que plaire à celle qui a plongé autant qu’elle le pouvait dans les sphères des plus défavorisés de la société coloniale d’alors et des habitants du grand sud. Les éditions Cérès à Tunis l’ont réédité en poche en 1997, soulignant qu’il a accompagné la jeune femme et bruisse donc de ses étapes de vie : « Bien plus qu’une tentative biographique transposée, Trimardeur apparaît comme le miroir romanesque du cheminement d’Isabelle Eberhardt. Véritable obsession, son élaboration incessante accompagne (…) la destinée tumultueuse de l’écrivain nomade ».

Si l’exil est voyage, la naissance d’Isabelle, le 17 février 1877 à Genève, d’une exilée russe et de père inconnu, s’inscrit sous ce signe. Deuxième signe du voyage : être enfant naturelle, ce qui ouvre à toute la « mobilité » identitaire qui sera la sienne. Ses années d’enfance et d’adolescence qu’elle a présentées dans ses lettres et ses Journaliers sous un jour très favorable, se passent à Genève, dans un milieu peu conventionnel, à la « Villa neuve » : elle y est choyée et son éducation, rude néanmoins, est originale par rapport aux canons de l’époque. Lorsqu’elle en sort, c’est pour se mêler aux milieux immigrés puisque Genève est alors l’asile des réfugiés politiques de l’Europe et des jeunes Turcs, chassés de leur pays par des pouvoirs autocratiques islamiques. Elle reçoit une éducation libertaire – son précepteur (père ?) Trophimowsky est un disciple de Bakounine –, qui peut expliquer de nombreuses caractéristiques de ses aspirations et de ses principes ; c’est aussi un milieu étouffant, sans doute à cause du caractère dominateur de Trophimowsky et dont elle va aspirer à se libérer. Lorsqu’attaquée par les petits esprits de la colonie, elle écrit dans un article autobiographique où elle lève le voile sur sa personnalité, en 1903 : « Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aventureuse, affranchie de mille petites tyrannies, de ce qu’on appelle les usages, le « reçu »… et avide de vie au grand soleil changeante et libre ». Attirée par les pays musulmans d’Orient, son choix pour l’Algérie a été, sans doute induit par l’engagement, en 1894 de son demi-frère Augustin dans la Légion étrangère à Sidi Bel-Abbès.

Le premier séjour d’Isabelle Eberhardt, sur le sol algérien date de mai 1897, lorsque sa mère et elle s’installent à Bône (actuelle Annaba). C’est son premier séjour long, de sept mois, jusqu’à la mort de sa mère, le 28 novembre 1897. Assez rapidement après, elle fait son premier séjour en Tunisie et une petite incursion dans le Sahara. Les questions d’héritage la conduisent à nouveau à Genève et le 15 mai 1899, Alexandre Trophimowsky, « Vava », meurt.

S’ouvre alors son second séjour au Maghreb : l’été 1899 la trouve entre Tunis et Timgad, Biskra, Touggourt. Elle fait un séjour d’une semaine, à la fin du mois d’août dans les Aurès et retourne à Tunis au début septembre. Ce second séjour aura duré 4 mois à peu près. De l’automne 1899 à la fin du mois de juillet 1900, elle retourne en Europe : Marseille, Paris et La Sardaigne. De fin janvier à avril 1900 elle fait des déplacements à Paris, à Genève (les 7 mai, 8 juin, 14 juillet). Elle est à Marseille du 15 au 20 juillet.

Le troisième séjour d’Isabelle Eberhardt commence à Alger, le 22 juillet 1900 ; elle n’y reste qu’une semaine et part très vite à El Oued. L’arrivée dans cette ville du Souf est datée du 4 août 1900 et elle rencontre, peut-être le 6, Sliméne Ehni, maréchal des logis des spahis qui devient son compagnon. D’août à février, donc sept mois, elle y réside. Mais le 29 janvier 1901, Isabelle, initiée à la confrérie des Quadriya, est blessée à Behima par un membre de la confrérie des Tidjania de Guémar et est hospitalisée à El Oued. Après la période la plus lumineuse et apaisée de son existence, elle entre dans une séquence sombre qui a des répercussions sur son couple puisque Slimane est muté à Batna où elle le rejoint, le 25 février 1901, après les soins reçus. On lui conseille d’attendre son procès en France et elle repart à Marseille, chez son frère Augustin où elle ne se plaît pas.

Son quatrième séjour est entièrement consacré au procès de son agresseur : elle arrive à Constantine, le 4 juin 1901 et, à l’issue du procès où elle plaide pour la clémence pour son agresseur, elle est expulsée d’Algérie, le 18 juin. Ce quatrième séjour fut particulièrement court et éprouvant car la publicité du procès l’a livrée à la vindicte et à la malveillance du milieu colonial. Du 4 au 18 juin 1901, elle a donné des articles sur l’attentat et le procès dans La Dépêche algérienne. Dans l’un d’eux : « Je tiens à déclarer ici que je n’ai jamais été chrétienne, que je ne suis pas baptisée et que, quoique sujette russe, je suis musulmane depuis fort longtemps ». Le 20 juin, elle doit quitter l’Algérie et se retrouve à Marseille où Slimène la rejoint le 28 août. Ils se marient le 17 octobre 1901.

Son cinquième séjour en Algérie est le retour tant attendu car elle a vécu l’année 1901 comme un véritable exil de sa terre : désormais française par son mariage avec Slimène Ehni, Isabelle Eberhardt n’est plus sous le coup de l’expulsion ! Le 15 janvier 1902, elle arrive à Bône. Elle se rend à Alger où elle fait la connaissance des Barrucand.

Elle qui a toujours voulu exercer son métier de journaliste, est grandement aidée par cette amitié. Barrucand lui ouvre les portes de L’Akhbar et elle continue à publier des nouvelles dans différents organes de presse. Ces publications éparpillées sont les meilleures garanties pour l’édition de son œuvre future puisque, de son vivant, elle n’a jamais publié d’ouvrage. Cette activité de reporter ainsi que son besoin de voyager font qu’elle se déplace beaucoup. Fin juin-début juillet, elle visite la zaouïa d’El Hamel à Bou Saâda où elle rencontre Lalla Zeynab, une maraboute pour laquelle elle aura une grande admiration. Le 7 juillet, elle s’installe à Ténès où Slimane a été nommé Khodja à la Commune mixte. Elle y fait la connaissance de Robert Randau.

L’atmosphère de Ténès est telle qu’elle fait de fréquents voyages à Alger et ailleurs ; ainsi le 26 janvier 1903, elle est à nouveau à Bou Saâda et à la zaouïa d’El Hamel pour retrouver le calme et la paix auprès de Lalla Zeynab. En avril 1903, elle est accusée par L’Union Républicaine de fomenter des exactions dans les douars et d’avoir des actions anti-françaises, à Ténès. Slimène Ehni est contraint de démissionner. C’est alors qu’elle fait paraître, le 27 juillet 1903, l’article autobiographique dans La Petite Gironde. En septembre 1903, le journal, La Dépêche algérienne l’envoie faire une tournée dans le Sud Oranais. C’est lors de ce périple, en octobre 1903, qu’elle fait la connaissance de Lyautey. Elle passe l’hiver à Figuig. En mai 1904 : elle part pour le sud-ouest et passe l’été à Aïn Sefra, Colomb Béchar et à la zaouïa de Kenadsa. Mais à la fin de l’été, malade, elle renonce à partir plus au Sud et rentre à Aïn Sefra où elle est hospitalisée.

Le 21 octobre 1904, elle sort de l’hôpital et rejoint Slimène dans une maison qu’elle a louée au bord de l’oued. Mais une crue subite de l’oued l’ensevelit sous les décombres ; Slimène parvient à s’enfuir. Le corps d’Isabelle est retrouvé deux jours plus tard et est enterré au cimetière musulman. Près du corps, dans la maison, est retrouvé un sac contenant des manuscrits plus ou moins endommagés par la boue et qui sont confiés à Barrucand. Le cinquième séjour d’Isabelle Eberhardt a duré 21 mois. Il semble qu’alors, son installation était définitive, si tant est qu’on puisse parler de définitif avec Isabelle Eberhardt.

Ainsi, les séjours d’Isabelle Eberhardt ont tous été assez différents : le premier, avec sa mère, la familiarise avec le pays et où elle vit d’une vie citadine totalement atypique pour l’époque, dans les quartiers musulmans et une liaison amoureuse tumultueuse. Le second séjour est plutôt une quête à la recherche de quelque chose qu’elle ne nomme pas encore. Le troisième est celui de sa réalisation, à la fois en tant qu’amante découvrant avec Slimène un amour qui la comble, en tant qu’adepte d’une confrérie et en conformité avec la vie de misère et de nomadisme qu’elle veut sienne. Il n’est interrompu qu’à cause de l’attentat et du procès. Le quatrième séjour, de quinze jours, le plus bref et le plus désespérant,  est celui du procès. Enfin, le cinquième séjour est celui de l’installation définitive dans le pays avec des déplacements assez nombreux et la conviction que semble avoir trouvé la jeune femme de son lieu, du mode de vie auquel elle aspire et de la nécessité de l’écriture, tant littéraire que journalistique.

Le voyage de vie d’Isabelle Eberhardt prend racine dans le déplacement familial et se développe dans une recherche existentielle qui dépasse largement les années algériennes, somme toute brèves en termes de décompte temporel. Avec ce rappel biographique, le plus important n’est-il pas de la lire ?… Trois directions peuvent être suivies, non exclusives d’autres : son art du reportage, sa fascination pour l’islam et son jeu avec les genres féminin/masculin.

Il y a plusieurs textes que l’on peut convoquer pour donner une idée de son écriture de reporter. Mon choix se porte sur Sud Oranais. Envoyée par le journal, L’Akhbar et La Dépêche Algérienne, elle saute sur l’occasion pour repartir vers le Sud : « Un lourd ennui pesait sur Alger, et je me laissais aller dans une somnolence vague, sans joie et sans chagrin, et qui, sans désirs aussi, aurait pu avoir la douceur de l’anéantissement. Tout à coup, le combat d’El Moungar survint, et, avec lui, la possibilité de revoir les régions âpres du Sud : j’allais dans le Sud Oranais, comme reporter… Le rêve de tant de mois allait se réaliser, et si brusquement ».

Elle revendique donc très clairement son statut de journaliste-reporter, ce qui n’est pas une profession exercée couramment par une femme alors. A Aïn Sefra, elle va interroger les survivants des combats : « Un peu fiers d’être « interviewés » – un mot qu’on leur a appris – ils sont un peu intimidés » et c’est le caporal Zolli qui répond à ses questions. La journaliste nous restitue ainsi, avec beaucoup de savoir-faire, le récit de l’embuscade.

Outre ces nouvelles « militaires », toujours transformées en tranches de vie, les « papiers » du reporter sont riches de toutes sortes de détails et de précisions. Dans la grande tradition du réalisme, Isabelle Eberhardt multiplie les notations pour faire vivre un décor, un paysage, un groupe humain. Elle sait qu’elle pénètre là où peu d’Européens l’ont précédée et avec une disponibilité unique, due à son adoption du mode de vie. Sa plume est picturale : elle sait rendre les jeux d’ombre et de lumière, les couleurs, le végétal et le minéral des paysages. Il serait aisé de multiplier les exemples : ainsi de son évocation de « Hadjerath M’guil » ou celles de Figuig : « Les heures s’écoulent, monotones, sur le ksar mourant. Seul, l’ocre mat du rempart, le lambeau de ciel que découpe la porte change, passant du mauve irisé des matins au bleu incandescent des midis, au rouge carminé taché d’or des couchants et aux transparences marines des nuits lunaires. Le soir, la petite porte semble s’ouvrir sur une fournaise dont le reflet ardent descend jusqu’au fond des ruines ».

Ainsi de sa visite aux marabouts et de ce bonheur qu’elle ressent d’être seule mais de partager cette solitude avec son lecteur pour l’assurer en quelque sorte de l’excellence de son observation : « Pas de guide, nulle vision étrangère s’interposant entre mes sens et les choses, nulle explication oiseuse, tandis que j’errais, toute seule, dans ce coin de pays nouveau pour moi ». C’est avec la même précision qu’elle évoquera la mort d’une chamelle ou qu’elle livrera le morceau descriptif obligé de tout voyageur, le marché, à différents endroits de son reportage dont le « Marché d’Aïn Sefra ».

 

MAXIME NOIR2,

Maxime Noiré – Les marchands arabes à Biskra. Isabelle Eberhardt a dédié les Pleurs d’amandiers au peintre orientaliste qui était son ami, « le peintre des horizons en feu et des amandiers en pleurs »
 
 

Son réveil au camp des goumiers est possible car elle exerce son métier sous son costume de cavalier arabe qu’elle porte toujours. En ethnologue qui ne se nomme pas, elle traduit les chants des goumiers, comme elle le fera plus loin des mélopées entendues les soirs de Ramadan. Certains de ses relevés ont pu lui servir pour des nouvelles ; d’autres auraient pu être la matière première de textes futurs : « En passant par Aflou, dans le Djebel Amour, je recueillis quelques sujets de contes, et je fus vivement frappée par le caractère de la belle population industrieuse et forte de cette région où s’est conservée l’art du tapis (…) Le siège de Taghit, raconté par un rhapsode arabe, passionnait l’auditoire d’un café maure ». Elle passe sans heurt du portrait du légionnaire qui lit la Bible à la description de la salle longue du maître de la zaouïa. Elle sait aussi évoquer, en un tableau saisissant, les conditions de vie de la communauté juive de Figuig ou de Kenadsa.

Isabelle Eberhardt a une grande attention aux types nationaux, aux types ethniques, nous faisant découvrir la sorte de « Babel » qu’est l’armée coloniale ; quand elle aborde la description des esclaves noirs, elle nous laisse assez perplexe sur l’ambiguïté de ses propos. Elle décrit aussi dans ses articles le fonctionnement d’une « théocratie saharienne », une fumerie de kif, la danse des négresses « au corps mince et souple ». On a, sans aucun doute, pour cette époque – 1903 – un reportage inédit sur le Sud-Oranais. Le côté inestimable, c’est que son don d’écriture est nourri par une implication dans ces lieux qu’elle visite, partageant le quotidien des êtres qu’elle côtoie.

Un autre aspect passionnant à découvrir en lisant les textes de l’écrivaine elle-même et pas seulement ses biographes, c’est la fascination que l’islam a exercé sur elle. Attirée dès sa jeunesse par l’islam, on ne connaît pas la date exacte de sa conversion. Ce qui semble certain, c’est que c’est à El Oued en 1900 – une des années les plus heureuses de sa courte vie –, qu’elle est devenue « Khouan » (membre) d’une des confréries religieuses les plus fermées de l’époque, la Quadriya. Sa connaissance du Coran lui a attiré l’estime des marabouts, en particulier celle de Sidi Hussein ben Brahim, chef religieux de la zaouïa de Guemar, qu’elle fréquente assidûment. Une de ses critiques précise : « Elle est bientôt initiée à la mystique soufie, à laquelle sa nature la prédisposait déjà, initiation qui contribuera largement à l’attitude de plus en plus contemplative, religieuse d’Isabelle. Désormais, elle cherchera cette « unité avec Dieu », but ultime du soufi, quête qui ne va pas toutefois sans contradictions chez la jeune femme » dans la lutte entre son besoin d’ascèse et sa sensualité, contradictions dans lesquelles elle se débat et qu’elle exprime dans ses Journaliers : « C’est l’aube, l’heure radieuse entre toutes au désert. Je m’éveille au murmure grave des mokhazni qui prient dehors, baignés dans la lueur irisée du jour levant ». L’islam qu’Isabelle vit avec volupté, est étroitement lié au soufisme et au nomadisme qu’elle a choisi comme constante de sa vie : « O volupté des logis de hasard où, insouciant, seul, ignoré de tous, on s’hallucine ? Ombre amie des ports provisoires, des haltes longues sur la route ensoleillée du vagabond libre ! Douceur infinie des rêves quintessenciés, dans les abîmes de silence, aux pays d’islam ! ». A Djenan ed dar, elle mesure son « noir cafard » à l’immensité du désert et retrouve ce qu’elle semble chercher : « Et là, au tournant, brusquement, tout change. C’est l’espace sans bornes, aux lignes douces imprécises, ne s’imposant pas à l’œil, fuyant vers les inconnus de lumière ». Elle a une admiration certaine pour les mokhazni car « de tous les soldats musulmans que la France recrute en Algérie, (ils sont) ceux qui demeurent les plus intacts, conservant sous le burnous bleu leurs mœurs traditionnelles. Ils restent aussi très attachés à la foi musulmane, à l’encontre de la plupart des tirailleurs et de beaucoup de spahis ». Lorsqu’elle rencontre des Figuiguiens, elle note : « Ils passèrent devant mon compagnon en burnous bleu et moi et nous jetèrent distraitement le salut de paix qui est comme le mot d’ordre de l’islam, le signe de solidarité et de fraternité entre tous les musulmans, des confins de la Chine aux bords de l’Atlantique, des rivages du Bosphore aux barres du Sénégal. En regardant ces hommes marcher dans la vallée, je compris plus intimement que jamais l’âme de l’islam, et je la sentis vibrer en moi. Je goûtai, dans l’âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort ».

Elle sait rendre, avec une sensibilité extrême les soirs de Ramadan et lorsqu’elle s’introduit dans son texte, c’est toujours avec discrétion mais en laissant entendre une longue familiarité avec ce rite musulman. Mais ce à quoi elle revient toujours comme dans un texte évoquant Oujda, le 27 mars 1904, c’est la conjonction islam/mort/éternité : « Dans une chambre antique, je m’étends sur un tapis et je m’endors. Comme en rêve, dans un demi-sommeil, j’entends une voix indistincte d’abord qui monte du silence angoissant d’Oujda enfin apaisée. La voix monte, monte, s’élevant en des sonorités claires de hautbois, pour finir en une plainte douce, mourante, en un soupir : ce sont des Aïssaouah qui prient et psalmodient leur dikr dans la sérénité pudique de la nuit, cachant la pourriture des choses, et la déchéance des êtres.

Et là encore, c’est, comme au coucher du soleil, une impression de paix immense, d’immobilité, une impression intense de vieil Islam indifférent devant la mort, insoucieux des ruines, poursuivant à travers ces siècles de guerre et de sang son grand rêve serein d’éternité ». C’est dans Sud Oranais aussi qu’on trouve le récit très épuré, puisque jamais la narratrice ne donne ses vraies motivations, des semaines qu’elle va passer à la zaouïa de Kenadsa, lieu d’enseignement de la confrérie des Zianya. Une de ses éditrices écrit : « le cheikh de la confrérie accepte Si Mahmoud il sait pourtant qu’il s’agit d’une femme, mais il respecte sa « demande » et sa connaissance de l’arabe et du Coran. Pendant plusieurs semaines, Mahmoud se consacre à son expérience intérieure, « dans l’ombre chaude de l’islam ». Quelque chose va lâcher en elle, qui l’emporte au-delà des limites du corps et de la sensation. Quelque chose d’indicible ».

Il est vraisemblable qu’elle retrouve là tout ce qu’elle cherche de son rêve d’islam, de son rêve de dépouillement matériel et spirituel, loin des bruits du monde et dans la vie la plus humble possible. Elle a véritablement acquis l’esprit de « soumission » qui est le sens même du mot islam. En même temps cette expérience est bien un témoignage exceptionnel sur l’une des dernières anciennes théocraties sahariennes.

Le dernier point sur lequel nous voudrions nous attarder est celui de son usage du masculin, dans ses écrits et dans sa vie. L’image qui vient immédiatement à l’esprit est celle de l’apparence masculine « arabe » qui fut la sienne durant sa courte vie. Elle s’est véritablement transformée en « cliché » au mauvais sens du terme faisant écran à sa quête véritable dont nous venons de donner une idée. Aventurière au sens noble du terme, elle est loin d’être la première femme à adopter le costume masculin ; ce qui est plus original est d’adopter le costume oriental ou arabe mais il correspond au pays qu’elle a choisi.

Le début du « Premier journalier » commence ainsi et indique que cet « habillement » est conjointement un « habillage » de l’énonciation :

« Cagliari, le 1er janvier 1900.
Je suis seul, assis en face de l’immensité grise de la mer murmurante… Je suis seul… seul comme je l’ai toujours été partout, comme je le serai toujours à travers le grand Univers charmeur et décevant, seul, avec, derrière moi, tout un monde d’espérances déçues, d’illusions mortes et de souvenirs de jour en jour plus lointains, devenus presque irréels.
Je suis seul, et je rêve… »

Sa volonté de s’écrire au masculin est fréquente mais non systématique et ouvre des questions passionnantes sur sa position existentielle, sociale et religieuse. Femme, oui mais femme masquée en homme, pour quelle raison ? Est-ce un refus de sa féminité, refus d’un certain statut des femmes, dans sa culture d’origine et dans sa culture d’élection ? Ici aussi beaucoup de textes pourraient être choisis, comme Journaliers, Au pays des sables et Sud Oranais mais aussi ses fictions, des nouvelles ou son roman inachevé Trimardeur.

Tous ces déplacements, elle les fait habillée (et non déguisée) en homme, en cavalier arabe. Au début, elle avait adopté une tenue masculine citadine tunisienne puis très vite, elle adopta l’habillement du grand sud. Cette apparence qui lui a permis d’aller partout où elle le voulait, lui valut beaucoup d’attaques et de médisances dans le milieu colonial. Le séjour à Ténès où elle dût essuyer une campagne de dénigrement et de harcèlement particulièrement féroce, a laissé un document qu’il faut citer en son intégralité pour comprendre quelle haine pouvait susciter ce « jeu » sur les marques sexuées.

Un rédacteur de L’Union Républicaine, journal à la solde du clan qui avait décidé de la campagne contre Isabelle Eberhardt et d’autres de ses amis au moment d’une élection, en mai 1903, écrit : « Une dame masquée. Un aimable échantillon du sexe auquel nous devons la Belle Fatma et Louise Michel a daigné, d’une plume légère, effleurer dans Le Turco, L’Union Républicaine.
Cette douce créature prétend constater que nous n’avons pas répondu à une lettre de sa blanche main à notre adresse, et nous fournit, en vingt lignes, cent sujets de gaieté.
Elle signe madame Mahmoud Saadi, rue d’Orléansville, Ténès, s’adjoint comme renfort, une demoiselle Eberhardt.
Or, nous avions été mis, par épître recommandée – oui, ma chère -, en demeure de fournir des explications à une dame Ehnni, villa Bellevue, Mustapha, prise en tant que rédactrice – en réalité directrice de L’Akhbar.

Quel lien de parenté unit madame Mahmoud, du Turco, madame Ehnni, de L’Akhbar, mademoiselle Eberhardt, de La Dépêche ?… Y a-t-il là une réédition du mystère de la Sainte Trinité ? Et lorsqu’une madame Ehnni nous écrit de Mustapha, que devons-nous à madame Mahmoud, de Ténès ?
Nous avons souvent rencontré dans les bureaux de l’imprimerie Zamith, la cigarette aux lèvres, un jeune indigène, imberbe, au front rasé, portant un manteau noir fièrement relevé sur l’épaule et faisant sonner de superbes bottes rouges (il s’appelle Mahmoud, nous déclara M. Barrucand, au début de L’Akhbar. C’est mon domestique).
Ce domestique est-il un collaborateur, ce jeune homme est-il une femme, est-ce une demoiselle ou une dame, cette dame s’appelle-t-elle madame Mahmoud ou madame Ehnni ? Habite-t-elle Orléansville ou Mustapha ? Cruelle, ô très cruelle énigme !
Comme il n’est pas d’usage de confier à la poste des lettres à la suscription ainsi libellée : Monsieur X…, mademoiselle Y…, ou madame Z…, quelque part ! nous rendrons raison au sphinx qui nous occupe dès qu’il nous aura appris son adresse véritable, son sexe, son nom légal.
Entre Mahmoud, Ehnni et Eberhardt, entre un homme et une femme, entre une dame et une demoiselle, entre Ténès et Mustapha, il y a vraiment trop de différence et de distance pour nous contenter d’à peu près ».

Aujourd’hui où l’on connaît bien les différents pseudonymes de l’écrivaine et le nom qu’elle s’était donné dans sa vie algérienne et que ceux qui la côtoyaient lui donnaient volontiers, on mesure, par un tel article, le degré de violence et de malveillance qu’elle pouvait soulever et comment, pour l’attaquer, on s’en prenait à cette oscillation intolérable entre le masculin et le féminin.

.Parfois, au contraire, cette apparence masculine intriguait, fascinait. Robert Randau rapporte les souvenirs de Fernand Carayol, fonctionnaire à la Commune mixte et qui se souvenait très bien de l’arrivée du couple à Ténès, le soir du 7 juillet 1902 : « Mon interlocuteur avait gardé dans sa mémoire le spectacle de l’arrivée en 1902, un soir, de la jeune Russe, à l’Hôtel des Arts, dont il était l’un des pensionnaires. Elle descendit de la diligence à cinq chevaux, qui reliait chaque jour Orléansville à Ténès. Vers 19 heures, il se trouvait à table avec ses commensaux (…) quand un couple d’indigènes proprement vêtu traversa la salle. Quelqu’un remarqua, en voyant que l’un de ces voyageurs était imberbe et avait les mains fines : « Tiens, on dirait une femme ». Et la bonne qui servait murmura :  » Oui, c’est une femme, mais elle s’est inscrite au bureau sous le nom de Si Mahmoud ». Ils apprirent de la sorte qu’elle était l’héroïne de ce drame du Sud Algérien dont ils avaient lu naguère les péripéties dans les quotidiens ».

En avril 1903, des journalistes furent invités à une réception lors de la visite du Président de la République Loubet en Algérie. Avec Barrucand, Isabelle Eberhardt fut parmi les convives : « Sa présence parmi ceux-ci, dans son élégant costume de cavalier arabe, suscita un vif mouvement de curiosité chez les reporters qui l’entouraient ; ils l’accablaient de questions dont la plupart étaient saugrenues. Elle souhaita de mettre fin aux légendes épiques imaginées déjà par les publicistes eux-mêmes, ardents à informer le lecteur ébaubi de l’existence à Alger d’un confrère musulman appartenant au beau sexe et vêtu en indigène. Elle refusa d’être considérée en héroïne de roman-feuilleton, échappée à une tentative d’assassinat dans un désert perfide ; elle rédigea une lettre-notice sur sa vie et ses aventures, document qui fut inséré dans La Petite Gironde du 23 avril 1903 ».

Dernier portrait cité, cette fois par elle-même, dans une lettre à son frère Augustin, en 1900 : « D’ici quelques jours, mon cheikh, Si Mohammed El Hachemi, frère du Naïb, et l’esprit le plus prodigieux que j’aie jamais rencontré, sera à Touggourt. Nous irons l’y chercher, Slimène et moi. La poudre parlera, au jour de l’arrivée du grand marabout et les chevaux galoperont dans la plaine de Tèksébet, sous El Oued ! Parmi les cavaliers, tu en verrais un, monté sur un fougueux petit alezan doré… Le cavalier, vêtu de gandouras et de burnous blancs, d’un haut turban blanc à voile, portant à son cou le chapelet noir des Kadria, la main droite bandée avec un mouchoir rouge pour mieux tenir les brides, ce sera Mahmoud Saadi, fils adoptif du grand Cheikh blanc, fils de Sidi Brahim ».

C’est enfin son mari qui « décodera », de la manière la plus simple, ce jeu sur les identités de genres. Il vient se présenter à R. Randau en sa qualité de Khodja de la Commune Mixte, nouvellement nommé et présente ainsi Isabelle : « Je vous présente Si Mahmoud Saadi (…) C’est là son nom de guerre ; en réalité il s’agit de Mme. Ehnni, ma femme ».

 

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S’habiller autrement est le prix d’une liberté. Isabelle est à Alger, le 23 juillet 1900 et note dans son « Journalier » : « Après une station très courte avec Eugène dans ma chambre, lui parti, je suis allé, seul, à la découverte. Mais mon chapeau me gênait, me retranchant de la vie musulmane.

Alors, je suis rentré, et, ayant mis mon fez, je suis ressorti et je suis allé, avec Ahmed, le domestique, d’abord à la djemaâ el-Kebira…(…) Salué l’oukil de la mosquée (…) Soupe chez El-Hadj-Mohammed, au coin de la rue Jénina. Là, ressenti intensément la joie du retour, la joie d’être de nouveau là, sur cette terre d’Afrique à laquelle m’attachent non seulement les meilleurs souvenirs de ma vie, mais encore cette attirance singulière, ressentie avant de l’avoir vue, jadis, à la Villa monotone. J’étais heureux, là, à cette table de gargote… Indéfinissable sensation, irressentie où que ce soit ailleurs qu’en Afrique ». Il est bien évident qu’en costume européen et plus encore en costume féminin, Isabelle Eberhardt n’aurait pu faire ce qu’elle nous décrit là et qui lui est indispensable.

Son second long reportage, Sud Oranais, dont le manuscrit a été retrouvé dans la boue de l’inondation d’Aïn Sefra où elle a trouvé la mort en octobre 1904, souligne aussi combien l’allure masculine protège et permet de vivre comme on entend vivre. Plus encore que dans Au pays des sables, le contrat qui lit I. Eberhardt à son journal et à ses lecteurs et la connaissance qu’ils ont de son « originalité » sont sensibles. Aussi, les passages où elle se confie sont, en règle générale au féminin. Combien de fois, ne trouve-t-on pas : « j’étais assise… j’étais seule… », ou « j’étais accoudée au petit mur… », alors que, lorsqu’elle se met en scène, c’est au masculin ou pour souligner l’ambiguïté qu’elle provoque chez ceux qui ne sont pas au courant. Ainsi, lorsqu’elle arrive à Hadjerath M’guil, « le chef de poste, un capitaine de la Légion, me regarde, stupéfait. Il ne comprend pas du tout le rapport qu’il peut y avoir entre ma carte de femme journaliste et le tout jeune Arabe qui la lui tend. Nous finissons cependant par nous expliquer».

On la voit ainsi passer très aisément de sa qualité de « reporter de guerre » à celle, essentielle, de « reporter du Sud » dont le pouvoir de pénétration est accru grâce à son statut de musulman. Lorsqu’elle rend compte de sa visite à un marabout de la région où aucun officier n’est rentré, aucun chrétien, elle précise : « Moi, musulmane, on m’y mène, car Sidi Slimane est le grand guérisseur des malades ». Cela donne évidemment un très beau « papier » inédit de journaliste.

Cette ambivalence féminin/masculin parcourt l’ensemble de Sud Oranais. Elle se campe au milieu des hommes car ils la prennent pour l’un d’eux ; ainsi, aucun doute sur le côté de la tente où elle dort ni au sens qu’il faut entendre pour l’adverbe « fraternellement » : « Il fait chaud, sous la tente, dans l’entassement des hommes à demi couchés, accoudés sur les genoux ou sur l’épaule du voisin, fraternellement.
Dans l’autre moitié de la tente, derrière les tentures aux somptueux reflets de laine pourpre, ce sont des frôlements de femmes et des chuchotements qui intriguent vivement mon compagnon. Pourtant, il s’efforce de rester impassible et de ne rien remarquer de ce qui révèle le voisinage des femmes ».

Dans un texte suivant, « Les Marabouts », après avoir décrit et suggéré l’ambiance entre fumeurs de kif où elle s’intègre au « nous », elle se lance dans une de ses grandes envolées lyriques, à nouveau au masculin car ce qu’elle revendique, elle n’a pu le vivre qu’avec le masque de l’autre sexe. Le dernier soir qu’elle passe avec les spahis, soir de ramadan, ils lui demandent avec insistance de rester : « Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes, que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion, et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur ».

La seconde partie de Sud Oranais est plus tardive et porte sur le printemps et l’été 1904 qu’Isabelle Eberhardt y a passé, d’Aïn Sefra à Kenadsa. Les notations personnelles sont masculines : « j’étais heureux (…) joyeux » ; souvent malicieuses, comme lorsqu’elle rapporte ces propos de légionnaires : « Il est girond, le petit spahi… ». Lors de sa retraite à la zaouïa de Kenadsa, l’ambivalence est vitale pour son projet et sa restitution littéraire, en apparence toute masculine, en confidence, féminine : « Mon guide leur répète ce que Kaddour ou Barka lui a dit que je suis Si Mahmoud ould Ali, jeune lettré tunisien qui voyage de zaouïa en zaouïa pour s’instruire ».

Après son acceptation, elle se confie : « je suis seule » mais dans tous les rapports avec les autres, elle est nécessairement un jeune taleb. Et quand il s’agit de changer une fois encore son costume – on peut supposer que ce n’est pas pour déplaire à Isabelle…–, c’est pour passer du costume « algérien » mal vu dans la palmeraie de Kenadsa, au costume marocain : « En effet, les Marocains abhorrent les Algériens, qu’ils considèrent comme des renégats » et elle développe cette information à partir de ses propres convictions : « Et voilà que ce soir, pour sortir, je me suis transformée en Marocain, quittant le lourd harnachement des cavaliers algériens pour la légère djellaba blanche, les savates jaunes qu’on chausse sur les pieds nus, et le petit turban blanc sans voile, roulé en auréole autour d’une chechiya ».

Lorsqu’elle est parfois effrayée par sa solitude, surtout après ces accès de fièvre qui l’obligeront à retourner à Aïn Sefra, elle restitue cela par un passage où s’entremêlent féminin, pour dire ses angoisses concrètes : « j’étais seule, seule dans ce coin perdu de la terre marocaine… » et masculin, pour dépasser cet état contingent vers une sorte de vérité d’ordre général : « Etre seul, c’est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature. Alors je me dis que ma solitude était un bien ».

On voit donc, dans ce double reportage qu’est Sud Oranais, combien le costume et le comportement – Isabelle a toute une gestuelle masculine et des habitudes musulmanes –, sont liés à la manière de s’énoncer au masculin ou au féminin en une oscillation intéressante. Le 15 août 1901 à Marseille, dans un état particulièrement désespéré, elle écrit, à quelques lignes de distance : « M’en aller, vagabond et libre, comme je l’étais avant même au prix de n’importe quelle souffrance nouvelles ! (…) m’embarquer humble et inconnue et fuir, fuir enfin pour toujours (…) Certes, je ne suis venue ici que pour pleurer, pour regretter, pour me débattre dans l’obscurité et ses angoisses, pour souffrir, pour être prisonnière ! A quand le départ radieux ? »

Dans Au pays des sables, brèves inspirées de son premier long séjour au Sahara, en 1902, on retrouve cette même variation d’un genre à l’autre. Comme ces textes sont plutôt des nouvelles journalistiques qui ont été publiées dans la presse algéroise et métropolitaine, on peut penser que le jeu est en partie de la séduction et du mystère vis-à-vis des lecteurs, plus conscient que dans ses écrits intimes. Dans le premier texte qui a donné son titre à l’ensemble, la journaliste transmet son amour de l’âme du désert, d’autant qu’elle écrit alors qu’elle est éloignée de sa « patrie d’élection » et dans son « souvenir nostalgique d’exilé ». Le texte suivant évoque un morceau haut en couleurs et pittoresque de la littérature exotique dont Isabelle Eberhardt se tire bien car elle n’est pas simple observatrice mais « acteur » et donc percevant des détails qu’un œil extérieur ne verrait pas. Dans ce « reportage », elle privilégie le « nous » qui masque la différence sexuelle au profit du masculin et qui, en même temps, s’accorde avec son besoin d’intégration, au cœur de sa quête. Elle privilégie aussi les verbes actifs qui dispensent du participe passé et de ses fameux accords. Une seule phrase laisse « voir » sa présence, au masculin, dans une activité impensable pour une femme :

« Toute la folie contenue, toute l’épouvante aussi des chevaux se donnent enfin libre cours, et ils fuient, ils fuient comme s’ils ne devaient plus s’arrêter jamais. L’ivresse de toutes ces âmes violentes et sincères m’a gagné, et, comme les autres cavaliers, j’achève de me griser dans la course folle ».

Le troisième texte, « Soir de ramadan » est très intéressant car évoquant, avec beaucoup de retenue, les premiers temps d’amour avec Slimène, il est entièrement au féminin : « où j’étais allée me perdre un matin » – « Et moi, mélancoliquement, je prolongeais mon jeûne, fascinée par le spectacle unique d’El Oued » – « Là, sur cette pierre, j’étais assise, un soir déjà obscur » et plus loin : « C’est aussi de cette tranquille demeure de Salah ben Feliba qu’après la nuit folle du vingt-huit janvier, passée en des caresses furieuses de part et d’autre et qui fut la dernière que j’étais destinée à passer sous mon toit, je partis, mélancolique, me sachant déjà exilée, mais bien calme, pour la sinistre Behima ».

Il semble qu’ici le masculin vise à renforcer toute la crédibilité de l’informateur qu’est la journaliste aux yeux de son lecteur et à obtenir une information inédite. Mais, en même temps, la journaliste s’affirme comme reconnue par ceux qu’elle veut siens ; ce que confirme bien la fin de l’histoire que le nomade lui a confiée : « Nous nous étions roulés dans nos burnous (…) lui, le nomade (…) moi, la solitaire, que son idylle avait bercée ».

Dans le choix même des personnages de ses fictions et reportages, nés de sa vie ou de ses rencontres, les personnages qui « collent » le plus à ce qu’elle était et à ce à quoi elle aspirait sont des hommes. Trois exemples peuvent en être donnés : le héros de son roman, Trimardeur ; « Le Major » et « L’Anarchiste » d’Au pays des sables. Il s’agit, à chaque fois, de jeunes hommes idéalistes, russes ou français, Dmitri Orschanow, Jacques le major et Andreï Antonoff. Le premier fait tout un parcours de sa Russie natale au port de Marseille, les deux autres pour d’autres raisons mais comme lui, se retrouvent en Algérie. Ils découvrent une autre vie dans ce pays mais leur sympathie pour le peuple arabe les met au ban de leur société et ils repartent ou meurent. Certains de ces personnages sont plus proches que d’autres de l’écrivaine mais la ligne majeure est toujours celle du difficile passage entre deux civilisations et deux cultures non du fait de l’individu mais du fait de l’étroitesse d’esprit des sociétés.

Si Isabelle Eberhardt peint plus volontiers et avec une grande connaissance et familiarité les milieux masculins, les seuls qu’elle ait vraiment connus, son œuvre est également traversée de portraits ou de silhouettes féminines, en trois constantes. Les Françaises ou Européennes de la colonie sont brocardées et tournées en ridicule, particulièrement au moment du procès, de ses séjours à Marseille et des écrits à Ténès puisque c’est alors qu’elle les a le plus côtoyées. Les Algériennes sont vues et « croquées », rarement individualisées, avec la commisération et la sympathie qui caractérisent son regard dès qu’elle observe et décrit le peuple colonisé. Elle voit leur gloire, elle voit aussi leur misère. Elle admire leur port, même avec des guenilles mais elle ne donne pas dans l’exotisme facile, sachant combien cela est faux. Elle sait aussi être acerbe. Mais son écriture de prédilection lorsqu’elle évoque plus longuement et positivement des femmes est pour des marginales ou des exceptionnelles. Les portraits de prostituées sont d’une grande humanité et sont très nombreux, ce qui s’explique aussi par le mode de vie d’Isabelle Eberhardt. C’est un milieu qu’elle a côtoyé et dont on peut penser qu’il la fascinait à cause de l’hypocrisie de sa mise à l’écart.

Les femmes exceptionnelles, ce sont les maraboutes. Ainsi cette brève consacrée à Lella Khaddoudja dans Sud Oranais, belle histoire que lui conte Ba Mahmadou et à partir de laquelle, elle rêve : « A mon tour je me mets à rêver à cette Lella Khaddoudja inconnue, et qui a sans doute une âme un peu aventureuse, puisqu’elle a rompu, de sa propre volonté, avec la routine somnolente de la vie cloîtrée de ses pareilles, pour aller ailleurs recommencer une existence nouvelle, sous un autre ciel. Que s’est-il passé dans le cœur de cette maraboute voyageuse ? » Celle qui se détache est, bien sûr, Lella Zeyneb de la zaouïa d’El-Hamel à Bou-Saada et qu’elle évoque dans ses Journaliers : si elle brille par l’absence de son portrait, elle illumine la vie d’Isabelle par son enseignement sur lequel celle-ci reste très discrète : « De ce voyage, rapide comme un rêve, de Bou-Saada, je suis revenue plus forte, guérie de la maladive langueur qui me minait à Alger… » écrit-elle le 7 juillet 1902, de retour à Ténès. Ce passage ouvre un long paragraphe sur le sens de son nomadisme qui est recherche mystique : « Cette idée amènerait à penser que la vraie figure de ce grand Univers est à jamais insaisissable et inconnue… Cette figure absolue serait en effet la face de Dieu… » Dix-huit mois plus tard, le 31 janvier 1903, Isabelle note son passage à Bou-Saada : « Hier, nous sommes rentrés d’El-Hamel vers 3 heures du soir, Ben Ali et moi. Toutes les fois que je vois Lella Zeyneb, j’éprouve une sorte de rajeunissement, de joie sans cause visible, d’apaisement. Je l’ai vue hier deux fois dans la matinée. Elle a été très bonne et très douce pour moi et a manifesté la joie de me revoir. (…) Tout – et moi-même – est changé radicalement…. ».

Avec Isabelle Eberhardt se dessine la construction d’un personnage auquel elle s’est identifiée pour vivre son idéal, refusant le rôle féminin de sa société d’origine mais aussi de sa société d’élection puisqu’elle y a vécu en tant que musulman. Peut-être que, dans cette société, eut-elle consenti à reprendre les marques extérieures de son sexe si elle avait eu le temps de devenir, comme Lalla Zeyneb, une femme hors statut !

« Isabelle Eberhardt, femme au destin en forme de météore, écrivain controversé, continue à susciter intérêt et fascination (…) Pour apprécier les nouvelles d’Isabelle Eberhardt, il convient sans doute de les situer à la fois dans leur époque et dans l’itinéraire passionné et généreux de leur auteur » écrit à son propos Tahar Djaout. Car elle est une figure prégnante de la littérature algérienne, sans parler des articles nombreux et des biographies écrites à son sujet. Ainsi le nom d’Isabelle Eberhardt surgit dans le roman autobiographique de Jean Sénac, en 1989, avec le qualifiant complice et affectueux de « ma folle du désert », aux côtés des noms de Genet et d’Artaud, trois noms lourds de symboles pour le poète. Tahar Djaout la classe ainsi : « premier écrivain algérien de langue française » ou « écrivain européen indigénophile. »

Ce second qualifiant a un parfum d’exotisme non l’exotisme de pacotille qui met des signes convenus sur un pays mais l’exotisme, au sens fort du terme, qui traduit en écriture une expérience existentielle qui tient l’équilibre entre l’appartenance d’origine et l’appartenance nouvelle désirée : « Ce qui différencie radicalement Isabelle Eberhardt des autres écrivains français séduits par le désert, comme André Gide par exemple, c’est qu’elle a renoncé à tous ses antécédents, ses vieilles attaches européennes pour vivre quotidiennement et jusqu’à la mort cette fascination qui n’était pas dénuée de douleur. […] En outre, l’auteur de Yasmina possède une connaissance des coutumes et de la culture algériennes qui la distingue résolument des écrivains de passage. Cette connaissance est une connaissance de l’intérieur. »

 

Lettres-parisiennes2

 


  Quatre écrivaines l’inscrivent dans leur écriture dans des textes écrits entre 1986 et 2005. Dès 1986, Dans Lettres parisiennes, échange épistolaire entre elle-même et Nancy Huston, Leïla Sebbar cite assez longuement Isabelle Eberhardt dans une de ses missives en choisissant des qualifiants comme « singulière, aventurière et mystique […] les mystiques et les saintes m’attirent comme les guerrières.» Première esquisse qui met le doigt sur ce qui retient l’écrivaine française née en Algérie, la marginalité, l’attrait pour les Arabes et l’islam soufi. L’intérêt est affirmé mais il n’y a pas véritablement de généalogie littéraire revendiquée, plutôt une curiosité signalée qu’elle veut partager. Elle y revient plus substantiellement en 2005 dans un recueil de nouvelles, Isabelle l’Algérien – Un portrait d’Isabelle Eberhardt. Le premier texte est un récit biographique, sous le titre de l’appellation dont on dit qu’elle était celle de Lyautey, « Cette bonne Mahmoud ». Leïla Sebbar raconte Lyautey écoutant Isabelle racontant Lella Zeyneb, la célèbre maraboute de la Zaouïa d’El Hamel. Les autres textes, partant d’une nouvelle, la réécrivent ou la prolongent. Comme le dit la 4ème de couverture : « On entend la voix et les mots des humbles (soldats indigènes, paysans, bagnards, nomades, prostituées, légionnaires) et des dignitaires qu’elle a croisés (officiers de Saint-Cyr dans les Bureaux arabes, chefs de confréries musulmanes, fils de grande tente, hommes de lettres  » algérianistes »). On entend aussi le Spahi Slimène, le mari d’Isabelle, Lyautey, Lella Benben à Alger, Lella Zeyneb à El Hamel. »

Il en va autrement en 1999 de la trace de ce nom dans un texte particulièrement cité et connu d’Assia Djebar, dans Ces voix qui m’assiègent, « Entre corps et voix ». Revenant sur son parcours d’écriture et de création et ayant introduit dès le début du texte la référence au « désert ancestral », le dernier tiers a pour titre, justement, « Repères dans le sable ancestral ». On y lit :

« Le sable, je n’ai pas encore couru au désert
Isabelle, dès le début de ce siècle
En grandes foulées avides
Elle, l’aventurière
La rimbaldienne des ksours et des oasis
La convertie « dans l’ombre chaude de l’islam »
comme on a dit pour elle,
En quelques années rapides de sa jeunesse
de son ivresse
Isabelle nous a toutes précédées…
Écriture de sable pour celle qui, à la fin, s’est noyée
La miraculée
La ressuscitée.
Mon sable à moi sur des décennies
S’effeuille dans la voix de cendre
Des ancêtres ».

Citation assez lourde de sens… « Isabelle nous a toutes précédées », « nous les Algériennes » qui ont pris le départ, qui ont pris la plume. Ici, clairement se dessine une généalogie littéraire et la nécessité de l’échappée.

Il revient à Maïssa Bey d’établir une complicité avec elle, dans sa ville d’origine, Ténès. Les points d’information sur le passage d’Isabelle Eberhardt à Ténès s’inspirent sans doute du très attachant livre de Robert Randau, évoqué précédemment. Essaimant des informations biographiques, Maïssa Bey les interprète, livrant ainsi sa « version » de la position marginale de la jeune femme : « Ténès. Traversée accidentellement par une femme venue d’un pays lisse et neutre. Peut-être trop lisse. Trop neutre pour une femme comme elle. Pour une bâtarde nourrie de laits amers, trop amers. […]
Elle, Isabelle. Maintenant, en écriture, ombre retrouvée, reconnue, nommée. Quelque vision peut-être, entrevue dans la fragile lueur d’un matin, dans le pas entendu aux confins d’un rêve étranger surgi de ces lectures mêmes. »

Isabelle est un modèle d’audace, mais aussi modèle né de la forêt de ses lectures, la fascination s’affirme pour le mystère de « la cavalière », de la femme hors normes, de celle qui n’a pas hésité « à tenter de franchir les portes interdites ». « Mais elle, Isabelle, ou Mériem, ou Nicolas, ou bien encore Mahmoud, homme ou femme, chrétienne ou musulmane, illuminée ou simplement lucide, anarchiste, libertaire ou en quête d’absolu, à la recherche d’improbables racines, qu’a-t-elle trouvé ? A-t-elle fini par rejoindre, à Ténès, Aïn Sefra ou ailleurs, la cohorte de ceux qui n’ont dans les mains, dans les mots, que leurs « rêves pareils à des cavaliers noirs » ? »

C’est évidemment la tentative d’assimilation profonde qui est la plus significative et la plus troublante. L’écrivain qui devient personnage de fiction acquiert alors une force pérenne d’être inscrit dans une écriture contemporaine. C’est ce que fait Malika Mokeddem. Dans Le Siècle des sauterelles, de 1992, elle est une référence fondatrice de la protagoniste qui éclaire son désir de création. Tout fait écho : le parcours et la halte, Kenadsa, Aïn Sefra et le désert, Yasmine et Mahmoud. Car les « noms » d’Isabelle Eberhardt ou de ses personnages sont attribués aux deux protagonistes. La référence est encore renforcée par le nom de la mère qui est assassinée au début du roman, Nedjma, rattachant ainsi Isabelle Eberhardt à la lignée du fondateur du roman algérien et maghrébin, Kateb Yacine. La citation d’Isabelle Eberhardt va des allusions les plus explicites aux analogies significatives. Pratiquement au centre du roman, le long passage qui lui est consacré éclaire les cent cinquante premières pages et guident la lecture des cent quarante suivantes. Tout prend sens et au fil des pages, on sent partout l’ombre portée d’Isabelle Eberhardt. Référence centrale du roman, Le Siècle des sauterelles consacre Isabelle Eberhardt comme figure-guide pour la liberté d’une femme et de sa création. Cette référence dynamise une écriture réaliste en introduisant une forte symbolisation de l’univers fictif proposé.

Au terme de ce parcours, il est assez évident, que c’est plus la stature exceptionnelle d’Isabelle Eberhardt que son écriture qu’ont retenue les lettres algériennes. Est-ce étonnant ? On doit rappeler, encore une fois, que l’œuvre d’Isabelle Eberhardt est une œuvre « nomade » au sens éditorial du terme. Ses textes sont dispersés car publiés de son vivant dans des revues et journaux, et toutes les rééditions ont suscité des contestations, depuis les interventions importantes de Victor Barrucand aux erreurs dues à tel ou tel manuscrit : c’est une œuvre non encore fixée et la plus accessible est aujourd’hui les quatre tomes aux éditions Joëlle Losfeld ; ainsi que la reprise par Martine Reid de quelques nouvelles d’Amours nomades dans la collection « Femmes de Lettres » chez Gallimard en 2008.

Mais au-delà de ces incertitudes éditoriales, c’est une œuvre jeune, une œuvre de débutante qui prenait ses marques et sa texture avec de plus en plus d’évidence. C’est une écriture passionnante à lire et à analyser avec ses emprunts, les influences reçues – celle de Loti par exemple que les derniers textes commencent à dépasser –, celle d’une écriture qu’on peut qualifier de picturale en la mettant en regard avec des peintres orientalistes – Eugène Fromentin, Maxime Noiré –, celle de l’influence de l’écriture du reportage sur l’écriture plus littéraire – ses textes sont une mine sur l’Algérie coloniale et sur le rapport littérature et journalisme –, celle de l’adhésion à un mysticisme religieux qui n’a pas fini de faire réfléchir.

Les romancières algériennes ne se sont pas trompées sur son importance : « Isabelle nous a toutes précédées… », « Elle, Isabelle. Maintenant, en écriture, ombre retrouvée, reconnue, nommée », « Un songe où une femme marche et écrit. Une roumia habillée en bédouin (…) Yasmine marche sur ses traces, dans la même contrée et dans l’écrit ». Pour elles, elle est une ombre vers laquelle se diriger, une audace à atteindre, un absolu sans compromis, au-delà des assignations identitaires frileuses et sclérosantes. On pourrait qualifier cette écrivaine journaliste de femme rebelle mais en comprenant sa révolte comme profondément individuelle. Elle n’a jamais cherché à avoir des adeptes, ni à fédérer autour d’elle des émules. Sa rébellion s’est traduite par le refus des conventions. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à une jeune femme, entre ses 20 et 27 années, qui était gouailleuse et aimait aussi faire des farces ! En adoptant un mode de vie au masculin, sans renier son rôle féminin sexué, en le faisant dans une autre culture, Isabelle Eberhardt a véritablement franchi des frontières dans le contexte de son époque. Contrairement à ses consœurs d’Europe adoptant le vêtement masculin, elle a choisi, avec le vêtement, un autre mode de vie, une autre civilisation, une autre spiritualité. Les photographies que l’on a d’elle, très connues aujourd’hui, font bien la différence entre l’apparat et l’intégration : tenue d’apparat, celle qui est la plus souvent reprise en couverture de ses œuvres ou en blason de biographies ; tenue d’intégration, plus bouleversante parce que plus modeste et proche du quotidien, celle de la photo que Robert Randau légende comme étant la dernière où on la voit dans une tenue beaucoup moins prestigieuse et plus commune, assise contre un mur, cigarette à la main et regardant à terre.

 

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Elle fut fidèle à la devise adoptée à son adolescence : « J’irai solitaire jusqu’à ma mort », elle a été en quête d’elle-même dans un pays et une région de ce pays, le grand Sud, où elle semble avoir pu aller jusqu’au bout de sa foi. Elle a été à la recherche, par le déplacement et le voyage, d’un autre sens à la vie et à la mort qui hante ses écrits, à une spiritualité. C’est en ce sens que ses textes sont à lire pour suivre les cheminements d’une expérience de vie exceptionnelle. C’est après sa première visite à Lalla Zeyneb à la zaouïa d’El-Hamel que avons évoquée qu’elle note, dans son journal, ce passage si souvent cité car emblématique de ce que l’on croit comprendre de cette personnalité complexe : « Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant la route, la blanche route attirante qui s’en allait, sous le soleil qui me semblait plus éclatant, toute droite vers l’inconnu charmeur… nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés, car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration ».

 

 

 

CHRISTIANE CHAULET ACHOUR

23 décembre 2016 

https://diacritik.com/2016/12/23/isabelle-eberhardt-1877-1904-une-identite-dans-lalterite/

http://emmila.canalblog.com/archives/2021/07/16/39060029.html

 

 

La « Louise Michel » du Sahara,

Isabelle Eberhardt

Sa vie, son œuvre (1877-1904)

par Paul Vigné d’Octon

 

  n° 7, juillet 1922

Comme on a pu le voir par la lecture de mes précédentes études sur Sébastien Faure et Jack London, ce n’est point par un pur caprice de mon esprit en quête de personnalités fortes et originales, que j’ai rapproché ici le grand écrivain anglo-saxon et l’orateur anarchiste français. Si je n’ai pas été au-dessous de ma tâche, ils ont pu saisir le lien de parenté intellectuelle et morale qui, malgré les différences profondes du genre, par lequel ils incarnèrent leur pensée, unissant le romancier de l’Appel de la Forêt vivant surtout dans le rêve, et le fondateur de La Ruche tout entier dominé par les immédiates réalités.

Tous deux furent non seulement les missionnaires de l’idéal socialiste et libertaire, mais ils nous en apparaissent aussi comme les véritables Juifs-Errants : Sébastien Faure vagabondant, toute sa vie d’un bout à l’autre de la France, Jack London courant le globe sans répit ni trêve jusqu’à sa mort.

Tous deux eurent à subir de la société capitaliste et bourgeoise qu’ils combattirent avec leur âpre talent, les plus cruelles, les plus tenaces et les plus sottes persécutions.

Pour compléter ce travail basé sur de curieuses et intéressantes analogies, je voudrais aujourd’hui évoquer ici, la personnalité troublante, la vie merveilleuse et courte, l’œuvre étrange d’Une que j’ai dénommé la Bonne Nomade et que notre Séverine appela la Louise Michel des Arabes, voici déjà nombre d’années.

  1. Sa vie. — Une grande dame et un proscrit

 

Isabelle d’Eberhardt naquit à Genève, en 1877. Elle ne connut jamais son père. Sa mère, Nathalie-Dorothée-Charlolte d’Eberhard, était une très grande dame, issue de la plus vieille noblesse russe et dont la vie orageuse, la psychologie tourmentée eussent séduit Balzac, le Balzac de la Femme de trente ans, du Curé de Village, de Béatrix et du Lys dans la Vallée. Car il y eut en elle, à la fois de Camille Maupin, de Mme de Mortsauf, et de Julie d’Aiglemont. Pour sa beauté sans rivale, des diplomates se battirent à Moscou et à Saint-Pétersbourg, des officiers de marine s’exilèrent dans les mers des Indes, et l’un d’entre eux s’y noya de désespoir, sachant bien qu’elle ne serait jamais infidèle à celui qu’elle aimait alors. Et celui-là était un révolutionnaire doublé d’un proscrit, ce dont la société capitaliste et aristocratique — sa société — ne manqua pas de lui faire un crime qu’on ne lui pardonna jamais. Oui, à cette femme dont l’âme généreuse connut toutes les fiertés, toutes les délicatesses, toutes les bontés, on fit un crime de ce qui constitue justement son plus beau titre à l’admiration de ses véritables amis. Rares furent toujours celles, parmi les mieux douées du côté du cœur, qui eussent été capables d’accomplir, ce qui fut si cruellement reproché à Nathalie d’Eberhardt. Tourner le des à la plus opulente fortune, abandonner le mari, beau, puissant, titré, glorieux même, qu’était le général de Moërder, s’arracher à une vie de plaisirs et d’élégances, pour suivre dans la solitude de l’exil un homme d’une fortune médiocre, sans jeunesse et sans beauté, et cela parce qu’elle partageait, au fond du cœur, son idéal de réparation et de rénovation sociales, sa haine implacable de la tyrannie ; tel fut son crime monstrueux.

Or, le proscrit, auquel elle sacrifia le glorieux et richissime général, n’était qu’un savant modeste, un homme doux, un noble cœur. Il s’appelait Alexandre Trophymowsky. Enfant, il avait été aimé de Tourgueneff qui fréquentait dans sa famille et que sa jeune intelligence émerveillait. À quinze ans, un triste hasard le fit assister au châtiment d’un pauvre hère, coupable d’avoir médit du général-gouverneur, et que l’on knouta jusqu’à la mort. Il s’évanouit et tel fut l’ébranlement de son système nerveux d’éphèbe, que quelques jours après, il fut atteint par une fièvre typhoïde de laquelle il faillit mourir. Deux ans plus tard, par un autre hasard, il se trouva sur la route où passait une lamentable équipe de révoltés se dirigeant, menottes aux poings et escortés par des Cosaques, vers la Sibérie. Son émotion fut non moins profonde et il tomba malade à nouveau.

Cette émotivité douloureuse, ainsi mise en branle par les atrocités du tzarisme, il la garda jusqu’au dernier de ses jours. Et il va, dès lors, sans dire que tandis que les germes du mal physique s’enracinaient en l’adolescent, la semence féconde du communisme pénétrait en son cerveau.

Sans être riche comme un boïard, Trophimowsky possédait une fortune fort enviable, dont il avait la pleine jouissance, tous ses parents étant morts. Très sobre, d’une simplicité antique, il consacrait la presque totalité de ses ressources à ses études et surtout au soulagement de ses frères en révolution.

Cependant il ne fut jamais parmi les violents des révoltés en exil. Il ne fut jamais d’ailleurs un véritable banni. Il n’avait jamais comparu devant les tribunaux de l’Empire ; aucune condamnation ne pesait sur lui. Toutefois, pendant sa vie d’étudiant, et après (Trophymowsky fut pope pendant quelque temps) il avait, à maintes reprises, manifesté des idées libérales fortement hostiles au tzarisme, et n’avait pas dissimulé ses nombreuses amitiés dans les milieux révolutionnaires de Russie et de l’étranger. Et c’est pourquoi, sans encore l’inquiéter sérieusement, la police politique le surveillait depuis longtemps et de fort près. C’est pour échapper à cette inquisition et aussi pour protester hautement contre les oppresseurs de son pays qu’il s’était volontairement exilé.

Tel fut l’homme qui servit de père intellectuel à Celle dont nous allons maintenant, avant d’apprécier l’œuvre, raconter la vie.

  1. L’influence de Jean-Jacques Rousseau

 

Ce fut, en effet une passion vraiment paternelle que celle dont Alexandre Trophymowsky entoura l’enfance et la prime jeunesse d’Isabelle Eherhardt. Dès sa quinzième année on eut dit que ce savant modeste, travailleur infatigable, lui avait donné cette avide et insatiable curiosité de l’esprit qui lui faisait passer des journées entières et des nuits dans la bibliothèque de la villa qu’ils habitaient, à Meyrin, sur les bords du lac Léman. Oui, comme Jack London, dès quinze ans, elle lisait à se rendre aveugle et indifféremment tous les livres qui lui tombaient sous la main. Comme Jack London, science, histoire, philosophie, littérature d’imagination, vers et prose, elle dévorait tout, sans arriver à satisfaire cette effrayante boulimie de son cerveau.

Bien que, plus heureuse que Jack London, elle eut, dans Trophymowsky le meilleur des guides intellectuels, celui-ci fidèle à son idéal libertaire, ne fit jamais rien pour réformer cette avidité qui fut la sienne, en ses jeunes ans, et comme on avait fait pour lui-même, il n’en limita pas davantage le champ. Ce n’est certes pas qu’il se désintéressât de cette créature si chère, en laquelle il retrouvait à la fois avec un tressaillement de joie les traits de son propre visage et son âme d’adolescent. Bien loin de là, mais sans en rien laisser paraître et sans qu’Isabelle elle-même s’en doutât, il la regardait croître en santé, en joliesse et surveillait l’épanouissement de son intelligence juvénile comme un amateur passionné surveille l’éclosion de ses fleurs aimées.

Certain jour, un familier de la maison, esprit cultivé, mais puritain genevois quelque peu morose, s’étonnait devant lui de cette liberté d’étude ainsi laissée sans contrôle à une jeune fille de seize ans. — « Ne craignez-vous pas pour sa santé et ne craignez-vous pas aussi que les ressorts de son intelligence encore tendre n’en soient pour toujours faussés, et ne croyez-vous pas, enfin, qu’il serait bon d’introduire un peu de mesure dans les efforts de son jeune esprit ? »

— « Oui, lui répondit, non sans orgueil, Trophymowsky, pour toute autre enfant qu’Isabelle, je le craindrais et me conduirais différemment, mais elle est une de ces créatures d’élite qui n’ont besoin ni de frein ni de d’aiguillon. La robustesse de son cerveau égale celle de son estomac et c’est pourquoi, il n’est besoin pour l’un et pour l’autre, d’aucun régime, ni fortifiant, ni débilitant. Elle peut lire et manger ce qu’elle veut, sans aucun danger elle n’assimilera pas tout, ce serait prodigieux et cela ne s’est jamais vu ; mais la Nature qui lui fut exceptionnellement clémente se charge, en elle, des élaborations physique et morale clans l’équilibre et… l’harmonie dont vous parlez… »

Souvent à ces orgies de lecture succédaient des fringales de mouvement, et c’était alors des périodes assez longues, où il n’y avait dans sa vie de place que pour les exercices violents. L’équitation fut toujours celui qu’elle préféra. La jeune fille studieuse devenait alors une amazone inlassable et dont la maestria et la hardiesse étonnaient les plus audacieux cavaliers. Puis suivaient de longs voyages en chemin de fer, en bateau, et dans les vieilles pataches démodées. En compagnie des siens, elle allait à travers tout le canton de Genève, passait des jours et des jours à faire le tour du lac Léman, poussait tantôt jusqu’à Ferney, où l’attirait la grande ombre de Voltaire et plus souvent encore s’en allait vers Chambéry et les Charmettes où les souvenirs plus humbles de Jean-Jacques la remuaient chaque fois plus profondément.

Très grand, en effet, on va le voir, devait être, dans la formation de son esprit, le rôle du Philosophe de Genève, auquel elle voua le culte le plus ardent. Elle lisait, relisait ses livres, sans lassitude, vivait avec lui dans une griserie perpétuelle de lame et de cœur, s’imprégnait jusqu’au fond d’elle-même de son humanitarisme débordant. Pour bien montrer toute la profondeur de cette influence, je ne puis mieux faire que de citer ici une lettre écrite, à l’une de ses amies, alors qu’elle n’avait pas encore fini ses dix-sept ans :

« — Que deviens-tu, ma très chère, depuis que tu as quitté Genève pour ce coin de rêve qu’est Montreux ?… Que deviennent les rhumatismes de ton papa ?… Petit oncle Trof et maman te le demandent aussi, et avec beaucoup d’insistance, par ma voix. De grâce, ne fais plus la silencieuse et tiens-nous longuement au courant de vos faits et gestes comme, moi-même aujourd’hui.

« Pour ce qui est de ta Bebelle, inutile de lui demander ce qu’elle trafique en notre Meyrin, où l’hiver se poursuit plus que jamais maussade, humide et gris. Je fais ce que je faisais quand la es partie, et ce que je ferai probablement encore quand tu reviendras. Je lis Jean-Jacques, je relis ses Confessions, retenue que je suis à la villa trois jours sur quatre par cet exceptionnel mauvais temps.

« Et, à force de lire et de relire ce livre qui contient à lui seul plus d’humanité qu’il n’y en a dans les volumes qui emplissent les bibliothèques de « petit oncle », il me semble que je revis moi-même son enfance, sa prime jeunesse, tant elle m’apparaissent d’un pittoresque à la fois charmant et douloureux. Oui, très chère, à certaines heures, à certains passages de ma lecture, l’illusion est complète à ce point que, le livre fermé, j’éprouve quelque peu de peine à reprendre ma vraie personnalité.

« Il me semble que je suis vraiment née dans cette petite ruelle genevoise, au fond de ce corridor humide, dans cette pauvre maison d’ouvriers que nous avons tant de fois visitée ensemble, et devant laquelle, pourtant, je ne passe jamais encore sans essuyer un peu mes yeux…

« Mais c’est surtout quand j’arrive au Jean-Jacques des Charmettes, à ces pages inoubliables, que je me sens le plus émue. Oui, chère, des larmes d’une douceur infinie mouillent toujours mes paupières, en les lisant, et c’est avec les yeux de l’esprit, que j’arrive à la fin des phrases dont je sais par cœur la plupart.

« Alors, aussi, la fusion de mon âme dans celle de l’adolescent recueilli par Mme de Warens se trouve parachevée. Il faut dire que notre existence de Meyrin, notre villa même et son cadre ont, avec l’existence de ces deux créatures bénies de Dieu, en leur ermitage alpin, des analogies qui facilitent et complètent l’illusion.

« Comme la maison des Charmettes, notre villa, tu le sais, est ouverte à qui veut entrer.

« Du matin au soir, sauf dans la bibliothèque où travaille « petit oncle », c’est partout, de la cuisine au grenier, un va-et-vient de pauvres gens qui demandent à voir maman ; tous les malheureux du voisinage courent après elle, comme les infortunés de la vallée des Charmettes couraient derrière la bonne Mme de Warens.

« Et c’est plus frappant encore, quand je la vois brassant, comme elle, d’incessants et grandioses projets, pour donner libre cours à sa débordante charité : création d’orphelinats, de fermes modèles, de refuges, etc., puis passant tout à coup à des moyens plus pratiques et plus modestes et confectionnant, ou faisant confectionner des layettes pour quelque pauvresse à la veille d’accoucher.

« Et je me sens alors, ma chère, très fière de posséder une « maman n belle, douce et charitable infiniment comme la « maman » de mon Jean-Jacques, dont je suis vraiment la sœur.

« Mais ne suis-je rien que cela ? Tu vas rire, ma très chère, de toutes ces abracadabrantes folies… Tant pis… Oui, je suis amoureuse de mon « Philosophe » et, il n’y a, pour le moment, que deux créatures, dont, en tant que femme, j’envie le sort : Thérèse Levasseur et Mme d’Houdetot. Ah ! je t’assure bien que si j’avais été la première, j’aurais su me faire aimer, aimer d’amour, et je te jure qu’il n’y aurait pas eu pour la seconde la moindre petite place dans son cœur.

« Et, si j’avais été celle-ci, oh ! ce bon M. d’Houdetot !… enfin, je ne vais pas plus loin, tu me comprends… Non, rien, vois-tu n’aurait égalé pour moi le bonheur de l’aimer et de vagabonder avec lui.

« Il est un autre rêve que je fais toujours en le lisant : j’aurais voulu naître et vivre pauvre, errant comme lui, et, à défaut de son génie, posséder son amour de l’humanité… »

* * * *

 

Et voici maintenant un court billet tout plein de cette passion pour Jean-Jacques, où se trouve exprimé mieux encore peut-être combien durable et profonde fut sur son esprit et sur son âme, l’influence du philosophe, qui passa sa vie à vagabonder :

« L’essentiel de ta lettre, ma bonne Marie, c’est que vous allez nous arriver ; inutile de te dire que je compte les jours. Sais-tu le beau projet que je forme pour la fin du prochain printemps. Écoute-moi bien et prépare-toi dès maintenant.

« Nous referons, si tu le veux, le pèlerinage aux Charmettes, que nous limes voici deux ans. Mais cette fois, nous arriverons jusqu’à Aix-lesBains, où tu me dis que ton papa doit sous peu séjourner longuement, par ordre de la Faculté. Il sera donc facile de trouver une combinaison qui le servira et nous servira également.

« Nous irons aussi à cette île Saint-Pierre et à ce Val-de-Travers, ou notre idole a vécu des heures si tragiques et dont je ne puis lire les descriptions sans me sentir toute attendrie. Nous y retrouverons, j’en suis sûre, des émotions aussi profondes que lorsque, voici deux ans, nous visitions pédestrement tous les jolis coins du Léman, ce merveilleux cadre si proche de nous, et dans lequel il a placé les amours de Julie et de Saint-Preux.

« Je brûle de voir cette petite maison de Moûtiers, où il vécut des heures terribles, où de vilaines gens essayèrent de le lapider, mais où, en revanche, il eut le bonheur d’être protégé par Mylor Maréchal, la plus belle figure des Confessions et aussi le plus noble, le plus touchant de ses vrais amis.

« Vite, vite donc, revenez-nous, je languis, je languis de réaliser ce beau projet à un degré que tu ne peux imaginer. »

Nous verrons prochainement, par d’autres lettres non moins suggestives, comment cette passion pour Jean-Jacques se mua plus tard chez elle en un amour profond des victimes de l’impérialisme colonial, et plus enclore en ce besoin de sacrifice et d’abnégation qui devait la dominer toute entière, à travers sa courte vie errante (elle mourut à 27 ans) et faire d’elle la « Louise Michel » des Arabes et du Sahara.

  1. Vignéd’Octon.

 

 

 

 

   n° 8, août 1922

  1. L’influence de Jean-Jacques Rousseau (Suite)

 

J’ai dit combien grande et profonde fut l’influence exercée par la vie et la pensée de Jean-Jacques Rousseau sur l’esprit et l’âme d’Isabelle Eberhardt. D’autres lettres encore inédites mais que faute de place je ne puis donner ici, nous la montrent lisant et relisant sans lassitude ses livres, vivant avec lui dans une griserie perpétuelle de l’âme et du cœur, s’imprégnant jusqu’au tréfonds d’elle-même de son sentimentalisme débordant.

Il est une autre lettre qui n’émane pas de sa plume, mais dont je tiens à donner ici un extrait parce qu’elle montre mieux encore que les siennes la vivacité précoce de son intelligence, et éclaire d’une lumière plus attendrissante encore le fond de son cœur.

Voici ce qu’en février 1896, écrivait à propos d’elle et alors qu’elle commentait sa dix-septième année, la meilleure de ses amies :

— « … Hier, notre professeur de français nous a donné pour sujet de composition, le suivant :

« Dire à qui de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau vont les préférences de votre esprit, et raisonner succinctement ces préférences. »

« J’ai mis sans hésiter l’auteur de la Nouvelle Héloïse avant celui du Siècle de Louis XIV, mais quand il a fallu raisonner cette préférence, j’ai été fort embarrassée de le faire succinctement, ainsi que nous l’avait indiqué, en insistant beaucoup, notre professeur. Les arguments affluaient 81 nombreux que, malgré tous mes efforts, j’ai dépassé de beaucoup la moyenne de cent lignes qui nous avait été fixée. Isabelle a triomphé superbement tant par la concision que par la force de sa composition. M. H. (le professeur) en a été véritablement abasourdi ; et il n’a cessé de relire et de répéter les vingt-cinq lignes de ma chère petite amie ; je les sais moi-même par cœur, et il me plait de les écrire ici :

« Avec la puissance de son inlassable génie, Voltaire a défendu les droits sacrés et méconnus de l’humanité, et jusqu’au dernier souffle de sa longue vie, il a lutté pour l’émancipation définitive de l’esprit humain ; aussi me semble-t-il juste que son œuvre dure tant que durera cette humanité sur le globe.

« Mais c’est avec son cœur que l’humble fils de l’horloger genevois a plaidé pour les droits de la créature : droit au bonheur, droit à l’amour, et c’est par l’éloquence de son âme qu’il lui a ouvert les yeux sur les beautés de la Nature ; souveraine consolatrice de tous nos maux. Et c’est pourquoi Jean-Jacques mérite d’être lu par les habitants des planètes survivantes quand la nôtre ne sera plus qu’une pâle lune errant dans la nuit. Et c’est aussi pourquoi je donnerais le Dictionnaire philosophique pour huit pages des Confessions. »

« Au sourire que j’ai surpris sur les lèvres minces et proprement rasées de Monsieur H… j’ai bien vu qu’il soupçonna d’abord la collaboration du Petit oncle Troph… (Trophymowsky) dans cette composition de sa petite nièce. Mais moi qui connais la franchise et la loyauté d’Isabelle, la noblesse de son esprit, je ne l’ai pas cru un seul instant, et Monsieur H… lui-même a du chasser bien vite ce vilain soupçon, quand il a vu « Petit oncle » aussi sentimental et Rousseautiste que sa nièce s’essuyer les yeux en lisant sa composition… »

J’ai oublié de dire, en effet, que le père spirituel d’Isabelle était aussi féru que sa nièce du « Philosophe », de son œuvre, comme de sa troublante personnalité.

Il avait même coutume de dire, que de lui était sortie la Révolution française toute entière, la vraie, la seule, celle de la Convention. Il ajoutait : « Tous ses membres, en dehors desquels il n’y eut pas de révolutionnaires, au sens complet de ce mot, et en commençant par le sentimental Robespierre qui en fut l’âme puis en continuant par Marat, qui en fut la plus agissante et la plus juste expression, furent les adorateurs de Rousseau et s’imprégnèrent de sa pensée… » Voilà pour Trophymowsky ; mais pour sa fille spirituelle, les raisons qui l’incitaient à faire du « Citoyen de Genève » le dieu de son intelligence adolescente et de son cœur, furent toute différentes, et à vrai dire, ce ne furent pas des raisons, mais des instincts. Instincts héréditaires de vagabondage, qui furent ceux du pauvre philosophe toujours errant, besoin impérieux d’aimer et de se sentir aimé qu’il cacha toute sa vie sous son masque de bourru bienfaisant, besoin non moins exigeant de sentir, au fond de son âme, épanouies et toujours fraiches, les fleurs les plus rares et les plus exquises du sentiment ; oui, voilà ce qui, à l’aurore de sa vie, fit s’agenouiller la pauvre et noble fille devant l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions. Voilà ce qui la faisait pleurer à chaque ligne de ce dernier livre, et voilà aussi pourquoi elle eût donné, pour huit quelconques de ces pages, une des œuvres qui honorent le plus l’esprit humain.

Aujourd’hui que nous est connue tout entière sa destinée si brève, si étrange et si belle dans sa douleur, il apparaît bien clairement qu’elle était marquée par cette première, ardente et unique passion de son cerveau autant que de son cœur. Tout y était, depuis son véhément amour pour la vie libre des grands espaces désertiques, jusqu’à la pitié profonde dont elle enveloppa les pauvres « meskines » sahariens, errant avec elle, et portant comme elle le burnous égalitaire du Bédouin. Enfin tout à l’heure, quand nous étudierons son œuvre, nous verrons que pour sa pensée littéraire, comme pour sa forme, elle doit autant à Jean-Jacques qu’à Loti et à Fromentin.

IIl. Le fond de son cœur

 

Ce coup d’œil jeté sur l’adolescence d’Isabelle Eberhardt, resterait imparfait si de sa correspondance passionnément suggestive je n’extrayais encore quelques pages où vibre avec une intensité presque douloureuse, cette passion altruiste, ce besoin de sacrifice et d’abnégation qui devait dominer sa vie entière, et la faire appeler « Ma sœur » par les plus humbles et les plus misérables chameliers, traînant les, lambeaux de leurs sandales à travers le Sahara, ainsi que faisaient les gueux lamentables des faubourgs à l’égard de Louise Michel, sa grande aînée.

À l’automne de 1896, elle écrivait :

« … Figure-toi que « petit oncle » et moi avions fait le projet de venir vous surprendre, ce dont j’étais toute heureuse, quand maman s’est trouvée souffrante, d’un léger rhume contracté pour être restée trop tard et en pantoufles dans le jardin.

« Elle est aujourd’hui tout à fait bien, mais j’ai dû, moi, mon professeur, lui aussi malade, étant guéri, reprendre mes leçons de peinture et de dessin. Et j’ai dû également suivre le cours d’anatomie et de physiologie que, vraiment, jusqu’ici, j’ai beaucoup trop négligé.

« Ce pauvre N… ! (le professeur de peinture et de dessin), la maladie qu’il vient de faire a dû être bien grave, car je le trouve tout à fait changé et amaigri.

« J’ignorais complètement et toi aussi, sans doute, qu’il avait été pendant quelques mois, le professeur de notre grande et douloureuse Marie Baschkirtseff.

« Depuis qu’à propos de je ne sais puis quoi, il m’a révélé ce détail, nous ne peignons ni ne dessinons, mais tant que dure la leçon, je le harcèle et ne cesse de le faire bavarder sur celle dont le Journal nous a tant fait pleurer toutes deux.

« Du coup, je l’ai relu, très chère, et tu m’en vois aussi émue et troublée que lorsque nous le lûmes ensemble pour la première fois. Je persiste à trouver médiocres les vers de Monsieur André Theuriet qui lui servent de frontispice. Non vraiment, ils ne sont pas à l’unisson. Comme toi, ce que j’aime dans Marie, c’est la virilité de son âme que des crises de faiblesse féminine viennent de temps à autre amollir sans arriver à la dompter.

« Et dans ces crises même, où bouillonne toute la désespérance qui lui vient de sa précaire santé, autant que de son impuissance à réaliser son idéal d’art, je la trouve attendrissante et humaine infiniment.

« Mais, dans toute la littérature dont je me suis gavée — c’est le mot — je ne connais pas de pages plus poignantes, plus capables d’atteindre le tréfonds de l’âme, et d’en faire sortir toute l’humaine pitié, que celle où elle s’attriste devant la surdité précoce dont elle se sent menacée.

« Aucune des plaintes que, tout au long de son Journal, lui inspire la débilité fatale de ses poumons, n’égale en profondeur son cri de détresse…

« … Ah ! ne plus entendre le chant des oiseaux, le cri de l’hirondelle zébrant l’azur de son aile pointue, le murmure du vent dans les arbres, et les sanglots de la pluie sur les vitres aux soirs d’hiver…

« C’est, je crois bien, le plus navrant et aussi le plus poétique « lamento » qu’ait exhala une âme d’artiste uniquement éprise de la Nature et qui se sent, un peu plus chaque jour, isolée d’elle, de ses beautés les plus délicates, de ses jouissances les plus exquises par une cruelle infirmité.

« Petit oncle », à qui je disais cela, l’autre jour, m’a raconté, d’après ses lectures, la désespérance de Beethoven, aux prises avec le même mal implacable, et j’avoue qu’en l’écoutant, je n’étais pas plus émue qu’en relisant cette page de la pauvre Marie Baschkirtseff.

« Enfin, ce que je souhaite ardemment comme elle, ce que je désire comme elle, à un degré presque douloureux, c’est, si je dois mourir jeune, de ne pas mourir tout à fait, de me survivre par quelque chose, livre ou tableau qui fera voltiger mon nom sur des lèvres, quand mes yeux seront pour toujours clos. Oui, chérie, depuis mon âge de raison, j’ai l’intuition très nette que, moi aussi, je mourrai jeune comme elle, et quand je rêve à ma destinée, elle m’apparaît sous un jour tellement étrange que j’en ai les larmes aux yeux.

« Et à ces moments-là, je me demande, par une étrange, autant que subite contradiction, si vraiment cela vaut la peine de tant s’agiter pour un peu de fumée. La gloire ! La gloire ! qu’est-ce au juste ? Hélas ! quoi que dise ou que fasse pour elle l’humanité, que l’idée de la mort révolte, la nuit du tombeau doit être éternelle et impénétrable. Une seule clarté la traverse peut-être, pâle, mais douce aussi comme la lueur d’une veilleuse, c’est le souvenir du bien que nous avons fait sur la terre.

« Il me semble que, pour chacune de nos bonnes actions, Dieu allume autour et au fond de notre tombeau, tantôt une noctiluque menue, tantôt une luciole argentée, et c’est baignés de ces calmes et mouvantes clartés, que nous poursuivons, dans le silence éternel, notre sommeil et notre rêve.

« Elles nous suivent aussi, et nous éclairent, quand nos ombres, reprises par la nostalgie de la vie, s’en vont errer près des lieux qui virent leurs joies et leurs peines.

« Seules, les ombres des méchants dorment, rêvent et marchent dans la profondeur des ténèbres…

« Ah ! chérie, je voudrais, avant de mourir, avoir le temps de faire assez de bien, pour que, grâce aux lampyres et aux vers luisants qui s’entrelaceront et joueront dans les asphodèles de ma tombe, il me soit permis de rêver, éclairée par eux, comme je rêve aujourd’hui à la douce lueur des étoiles. Et si Dieu me fait la grâce d’éclairer ainsi mon dernier sommeil, ce ne sera peut-être pas parce que j’aurai fait une œuvre pendant ma vie, mais parce que j’aurai aimé d’un amour profond les parias, les déshérités, tous ceux à qui la vie fut âpre et dure… »

Enfin, pour en finir avec cette période si intéressante, et pourtant si peu connue de sa vie, je tiens à donner ici, une très courte missive où l’on voit en même temps combien était délicate sa bonté, et difficile la vie des pauvres révolutionnaires russes en exil :

— « Je te fais expédier par ce courrier la Pathologie générale de Beaunis et Bouchard et la Physiologie de Küss, que tu avais prêtées à Lieven et que la m’avais chargée de lui réclamer. Si tu ne les a pas eues plus tôt, il n’y a pas de ma faute, comme tu vas voir. Je croyais pouvoir rencontrer ce pauvre ami au cours d’anatomie, qu’il suivait jusque-là plus régulièrement que moi, et j’y suis allée pendant une semaine entière exprès pour le rencontrer.

« Mais, à mon grand étonnement, il n’y a pas paru. Enfin, hier soir, comme je sortais de la Poste, avec maman, nous nous sommes trouvés nez à nez. Je lui ai fait part de la commission que tu m’avais donnée. Le pauvre garçon est devenu très rouge, puis très pâle, et rougissant, encore une fois, il nous dit avoir reçu de toi, la veille, une lettre à ce sujet.

« Enfin, il nous a avoué être sans ressources depuis trois mois, la famille anglaise dans laquelle il donnait des leçons de russe ayant quitté Genève depuis ce temps-là.

« Et depuis ce temps-là aussi, a-t-il ajouté, je n’ai pu payer à ma propriétaire le loyer de ma chambre et le blanchissage que je lui dois. Elle m’a chassé, voici huit jours, gardant en gage mes hardes et mes bouquins, parmi lesquels, se trouvaient ceux qui m’ont été prêtés.

« Ce pauvre Lieven ! En disant cela, il était si blême, il souffrait tant de cet aveu, lui qui est très fier, et n’a jamais voulu recevoir de subsides en dehors de ce qu’il gagnait, que maman et moi en avons été bouleversées.

« Connaissant cette fierté, ni l’une, ni l’autre, n’avons eu le courage de lui répondre un mot, mais maman a eu l’heureuse idée de l’inviter à venir passer vingt-quatre heures à Meyrin. Puis nous sommes allées du même pas chez la propriétaire ; maman a payé la petite dette, moyennant quoi nous avons pu pénétrer dans la chambrette, presque aussi petite que la niche de notre Médor ; mais très propre, très blanche, et pour laquelle il paie seize francs par mois. Nous avons pris les deux livres, et toutes émues, tremblantes, comme si nous venions de commettre une mauvaise action en violant le logis du pauvre exilé, nous sommes revenues à la poste pour te les expédier. »

* * * *

 

Quelques mois après avoir écrit ces lignes, Trophymowsky, son oncle et protecteur étant mort, poussée par l’instinct vagabond qui domina la vie de Jean-Jacques, son autre père spirituel, elle partait pour la terre africaine qu’elle devait bientôt magnifier ; elle allait vers le désert, vers ses humbles frères, les Bédouins, dont pauvre, elle-même, elle devait, en prose ineffable chanter la glorieuse pauvreté ; elle allait, enfin, vers son tombeau et vers la Gloire, qui, on le verra prochainement fut si vraiment pour elle le « Soleil des morts ».

  1. Vignéd’Octon.

 

 

 

 

   n° 9, 22 septembre 1922

III. Une empêcheuse de voler en rond


Voici donc Isabelle Eberhardt sur la terre algérienne. Nous sommes en 1897 ; elle a vingt ans à peine ; elle est seule au monde et sa mère et son oncle étant morts, elle possède une petite fortune. Après un court séjour à Bône où elle apprend assez d’arabe pour se passer d’interprète, elle commence, sous ce ciel d’Afrique dont elle est depuis si longtemps amoureuse, la vie errante qui devait être la sienne jusqu’à sa fin.

Sans autre compagnon que son cheval de race pure, ayant revêtu, pour plus de commodité et aussi par goût esthétique, l’ample costume arabe, le blanc burnous du bédouin, elle laisse derrière elle les banales et tumultueuses cités du Tell, et s’élance à travers les solitudes du Sud Tunisien, de l’Est Algérien et du Sahara constantinois. « Quand on est jeune, il est des matins triomphants », chanta Victor Hugo. C’est le regard rempli d’extase et le cœur battant d’allégresse que, pendant les premiers jours de sa nouvelle existence, Isabelle avait salué les aurores du Sahara après des nuits d’une luminosité divine, où noctiluques, lucioles et verts luisants avaient éclairé son sommeil, étoiles minuscules répondant aux sourires innombrables de leurs grandes amies du ciel.

Hélas ! les plus vifs bonheurs de la terre sont aussi les plus courts, et notre jeune vagabonde ne tarda pas à voir se dresser devant le sien, sous la forme de l’autorité tracassière des bureaux arabes, un obstacle auquel elle n’avait pas songé.

Une jeune fille de vingt ans, seule, en costume arabe masculin, parcourant à cheval le Sahara à un moment de l’année où l’ardente magnificence de son soleil en éloigne les plus intrépides voyageurs, c’était déjà plus qu’il n’en fallait pour intriguer et inquiéter nos vieilles « culottes de peau ». Si vous ajoutez à cela qu’elle s’était donné partout, sur son passage, comme un jeune journaliste et écrivain musulman signant Mahmoud, vous comprendrez aisément que l’étonnement inquiet de ces messieurs ne devait pas tarder à se muer en une franche hostilité.

De cette hostilité la vaillante jeune fille fut harcelée presque jusqu’à la fin de sa tragique destinée.

Lisez plutôt les lignes suivantes qu’elle écrivait, dans la Petite Gironde, à la date du 23 avril 1903 :

« En 1900, je me trouvais à Eloued, dans l’extrême Sud-Constantinois. J’y rencontrai M. Sliman Ehnni, alors maréchal des logis de spahis ; nous nous mariâmes selon le rite musulman.

 » En général, dans les territoires militaires, les journalistes sont mal vus, leur qualité d’empêcheurs de danser en rond… Tel fut mon cas : dès le début, l’autorité militaire, qui est là-bas, en même temps, administrative (bureaux arabes) me témoigna beaucoup d’hostilité ; aussi, quand nous manifestâmes, mon mari et moi, l’intention de consacrer notre mariage islamique par une union civile, l’autorisation nous en fut refusée.

 » Notre séjour à Eloued dura jusqu’en janvier 1901, époque à laquelle je fus, dans Is circonstances les plus mystérieuses, victime d’une tentative d’assassinat de la part d’une sorte de fou indigène. Malgré mes efforts, la lumière ne fut pas faite sur cette histoire, lors du procès qui eut lieu en Juin 1901, devant le Conseil de guerre de Constantine.

 » Au sortir du Conseil de guerre, où j’avais naturellement dû comparaître comme prin­cipal témoin, je fus brusquement expulsée du territoire algérien (et non de France) sans qu’on daignât même m’exposer les motifs de cette mesure. Je fus donc brutalement séparée de mon mari ; étant naturalisé français, son mariage musulman n’était pas valable.

 » Je me réfugiai près de mon frère de mère, à Marseille, où mon mari vint bientôt me rejoindre, permutant au 9e hussards. Là, l’autorisation de nous marier nous fut accordée après enquête et sans aucune difficulté… Il est vrai que c’était en France, bien loin des proconsulats militaires du Sud-Constantinois. Nous nous mariâmes à la mairie de Marseille, le 17 octobre 1901.

 » En février 1902, le rengagement de mon mari expirant, il quitta l’armée et nous rentrâmes en Algérie. Mon mari fut bientôt nommé khodja (secrétaire-interprète) à la commune mixte de Ténès, dans le nord du district d’Alger, où il est encore.

 » Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aventureuse, affranchie des mille petites tyrannies, de ce qu’on appelle les usages, le « reçu » et avide de vie au grand soleil, chan­geante et libre. »

Ce que la jeune Slave, aussi vaillante que modeste, ne dit pas dans ces quelques lignes où elle résuma sa courte et glorieuse existence, ce sont les trésors de dévouement, d’abnégation, qu’elle répandit autour d’elle, parmi les pauvres « meskinès » perpétuellement brimés, traqués, spoliés, martyrisés, et qu’elle ne cessa jamais de défendre de sa plume éloquente contre l’implacable vainqueur, risquant ainsi sa propre sécurité. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que toutes les heures qu’elle ne consacrait pas à coucher sur le papier les impres­sions de sa vie vagabonde, à magnifier, dans l’œuvre que nous étudierons tout à l’heure, la splendeur triste du Sahara, elle les donna sans compter aux plus humbles, aux plus miséreux de ces bédouins, vaincus, résignés, qu’elle aima comme des frères et qui l’aimèrent comme une sœur de charité, dans la belle et noble acception de ce mot…

Ce qu’elle ne dit pas c’est que, pendant le dolent et prestigieux septennaire de sa vie, sous le ciel d’Afrique, alors que de sa petite fortune il ne lui restait pas un sou, elle alla errant parmi les tribus les plus misérables, rognant sur sa maigre pitance pour calmer les entrailles de l’affamé, distribuant un peu de quinine aux nomades tordus par le tehem, pansant de sa main fine et blanche l’œil purulent de l’enfançon, faisant revivre en sa mémoire tous ses souvenirs d’étudiante en médecine, et mettant ainsi sa propre misère ingénieuse et savante au service de la misère insondable qu’est la misère du Saharien.

Telle fut sa vie, passée tout entière à errer d’un bout à l’autre du Sahara, tantôt seule, tantôt en compagnie de pâtres ou de chasseurs, dont elle partageait la galette dure ou les dattes avariées ; s’attardant dans les oasis auprès des « rhamnès » misérables, heureux d’offrir à celle qu’ils appelaient leur « bon toubib » la maigre hospitalité de leurs maisonnettes de « tob », occupant ses veillées à écrire ses impressions et à noter le pays. Car Si Mahmoud avait toujours sur elle, dans la poche de son « saroual » ou dans le capuchon de son burnous, un crayon et un carnet. Et tantôt sur la crête d’une dune, tantôt au bord d’une tombe dans un cimetière arabe, tantôt encore sur la margelle d’un puits ou à l’ombre d’un palmier, elle sortait l’un et l’autre, s’asseyait et pendant des heures entières, elle écrivait.

Ce fut, en effet, la passion d’écrire qui, avec celle du Désert, de l’Arabe et de la vie nomade, remplit sa vie.

Ne disait-elle pas un jour, dans une de ses lettres au vénérable Abdul Wahab, qui fut, pour elle, un savant initiateur dans les choses d’Islam :

— « Peut-être avez-vous deviné chez moi l’ambition de me faire un nom par ma plume (chose que je n’espère pas atteindre, ambition qui reste chez moi au second plan). J’écris parce que j’aime le « processus de création littéraire » ; j’écris comme j’aime, parce que telle est ma destinée probablement… »

Elle écrivait encore, la veille du jour tragique où l’« oued » qui baignait le village d’Aïn-Sefra, débordant subitement, l’ensevelit sous une misérable hutte de boue.

Quand on retira son cadavre des décombres, on trouva près de lui un manuscrit qui n’était rien moins qu’un chef-d’œuvre.

  1. « Dans l’ombre chaude de l’Islam »


Oui, ce livre est assurément le plus beau des quatre dont se compose l’œuvre que nous allons maintenant analyser.

Tous nos orientalistes de pacotille, coloniaux en pantoufles, globe-trotters d’anti­chambre, écrivassiers mâles et femelles, cacographes qui se prétendent « exotiques » pour être allés, avec un circulaire économique, de Montmartre ou de Pontoise à Biskra, tous les graphomanes, neurasthéniques et affaiblis, clients plus ou moins cossus de l’agence Cook qui éprouvent le besoin de noircir, au cours de voyages sanitaires, des tas de papiers, pâlirent de jalousie en lisant ceci :

l’étalon noir

 

Le soir, un soir rouge, aux lourdes vapeurs sanglantes, sur le vide de la plaine. Au-delà de l’Oued, sur les confins du désert, un monceau de ruines rousses, des pans de mur, des assises de tours foudroyées, l’ancien ksar de Zekkour, détruit par le Sultan noir, et dont les décombres durent ainsi indéfiniment achevant lentement de s’effriter au soleil et servant de repaires aux tribus venimeuses des vipères et des scorpions.

 

Nous passons lentement devant cette désolation, et tout à coup une autre vision surgit, qui me secoue d’une sensation étrange.

 

Sur le bord de la route, une masse noire s’agitait, souffrait. Quand nous passâmes cette carcasse se dressa dans un effort saccadé : c’était un cheval, les deux pieds de derrière brisés, qui agonisait là, tout seul, dans le soir mourant.

 

L’étalon noir s’arc-bouta sur ses deux jambes nerveuses lancées en avant, son poitrail tremblait, et il tendait ses naseaux sanglants vers nos juments.

 

Soudain, son grand œil terni se rallume, et il pousse un long hennissement, dernier appel tendre vers les frémissantes femelles, comme un cri de révolte et de douleur.

 

Djilali décroche son fusil, ajuste la bête mourante, un coup part sec, brutal : l’étalon noir roule sur le sol rouge, foudroyé, avec son regard troublé, avec son dernier cri d’amour.

 

Et inconsciemment, Djilali me dit dans un rire sain et puéril : « Il a de la chance ; celui-là, il est mort amoureux. « La nuit tombe sur les ruines de Zekkour la dévastée et sur le cadavre de l’étalon noir. »

……………………………………………………………………………………………

Moi-même, quand pour la première fois, à l’étalage d’un libraire des boulevards, je lus cette page et celles d’avant et celles d’après, j’avais, le pieds dans une boue glaciale et mes mains étaient bleues de froid. Le thermomètre du prochain passage n’était pas loin de zéro.

Et pourtant, la tiédeur du soleil d’Afrique m’enveloppait, chair et âme, et dans mes prunelles éblouies par la splendeur de cette prose, passèrent la splendeur des immensités désertiques, le charme pénétrant des « ksour » et la gloire des oasis

À ma droite, un « vieux marcheur » d’une élégance douteuse, monocle à l’œil, parcourait une « cochonnerie » quelconque, tandis qu’à, ma gauche un ecclésiastique, membre sans doute de la Ligue Bérenger, feuilletait d’un index malpropre, un traité de flagellation. L’un sentait le lupanar du voisinage ; de l’autre s’exhalait une odeur de bouc.

Et pourtant, à lire l’œuvre d’Isabelle, il me semblait que j’étais loin, bien loin du Paris fangeux, dans le Sud de notre Afrique lumineuse, sous les palmiers du Figuig ou de Touggourt. Et de beaux vieillards à la longue barbe neigeuse comme leur burnous circulaient silencieux et souriants autour de moi, en même temps que des adolescents aux yeux larges, au torse de bronze fin et poli comme un miroir !

Un parfum suave de jasmin et de mandarine montait des proches jardins et j’entendais, avec le soupir des palmes roses, le chant si doux de la flûte bédouine et la voix grave d’un conteur arabe narrant la vie merveilleuse du désert. Oui, à ce point l’œuvre fiévreusement feuilletée de cette jeune lemme errante avait pris mon âme de vieux vagabond impénitent, que, malgré la boue, la brume et le froid, malgré la tristesse glaciale qui tombait du ciel parisien, j’étais bien « dans l’ombre chaude de l’islam » ».

Le soir même, j’emportais le livre à la bibliothèque de la Chambre et, dans la calme tiédeur du cabinet de lecture au confortable bourgeois, je lus ces pages, avec la lenteur attentive et passionnée d’un paléographe tombé sur un palimpseste curieux. À cette heure, dans la salle des séances, on se chamaillait à propos de je ne sais plus quelle gaffe commise par l’Exécutif. Mai ni les hurlements, ni les cris, ni les frémissements des pupitres n’arrivaient jusqu’à moi dans cette « thébaïde » sacrée des livres où je me complaisais. Ah ! que j’étais loin, bien loin du Palais-Bourbon, et quel beau rêve je fis, emporté dans le steppe soleilleux, à travers le désert roux, par la fine cavale arabe de la douce et troublante « Si-Mahmoud ».

En cette hivernale après-midi, je revécus et mes livres déjà lointains et mes douze années de vagabondage dans la brousse soudanaise sous le palmiers des Antilles, et sur les arroyos chinois.

Ô le beau livre dont chaque page est éclairée, par la grande lumière d’Afrique, où l’on sent palpiter l’âme même de l’Algérie.

Lisez ces chapitres, intitulés : En route, Le drame des heures, Montagne de lumière, Souffles nocturnes, Le retour du troupeau, Puissances d’Afrique, Chercheurs d’oubli, Printemps au désert ; et vous verrez qu’ils sont dignes de figurer dans une Anthologie de la littérature exotique, à côté des plus belles pages de Fromentin et de Loti.

  1. « Notes de route »

 

Même originalité, même maitrise, même sobriété lumineuse dans les Notes de route qui parurent deux ans après, en 1908, et qui contiennent, outre ses impressions algériennes, d’exquises sensations de la Tunisie et du Maroc. La vie vagabonde et rêveuse qu’elle mena en l’écrivant s’y reflète comme le palmier dans l’eau claire de la « séguia ».

Oui, vraiment, avant d’être écrit, ce livre, il fut rêvé et vécu par elle, au milieu de ses frères, les bédouins, dont elle nous dit la pittoresque pauvreté, la sublime simplicité.

Les pages qu’elle y consacre à dépeindre les mauvais traitements dont ils sont victimes comptent parmi les plus belles, les plus vengeresses qui aient jamais été écrites contre l’odieuse cruauté de leurs vainqueurs.

Je m’en voudrais de ne pas citer ici celles où elle décrit la façon impitoyable dont était prélevé en Tunisie le scandaleux impôt de la « Medjba », contre lequel je me suis élevé moi-même, non sans virulence, dans ma « Sueur du burnous ».

……………………………………………………………………………………………

 

… J’étais venu là avec un jeune Khalifa de Monastir, Si Larbi Chabet, pour récolter les arriérés de la « medjba », l’impôt de capitation que payent les indigènes dans la campagne en Tunisie.

Si Larbi ne se douta jamais que j’étais une femme, il m’appelait son frère Mahmoud, et je partageai sa vie errante et ses travaux pendant deux mois.

Partout, dans les sombres tribus indociles et pauvres, l’accueil nous fut hostile. Seuls, les burnous rouges des spahis et les burnous bleus des « deïra » en imposaient à ces hordes faméliques… Le bon cœur de Si Larbi se serrait, et nous avions honte de ce que nous faisions, lui par devoir, et moi par curiosité, comme d’une mauvaise action.

Au sortir de Moknine, séparée des oliveraies par les haies de hendi (figuiers de Barbarie) la route va, poudreuse et droite, et les oliviers semblent l’accompagner indéfiniment, onduleux comme des vagues, et argentés à leur sommet comme elles.

… Une petite mosquée fruste, d’un jaune terreux, rappelant les constructions en toub du Sud, quelques maisons de la même teinte d’ocre, quelques décombres, quelques tombeaux disséminés au hasard : c’est le premier hameau d’Amira, Sid’ Enn’ eidja.

Devant la mosquée, une petite cour envahie d’herbes folles et, au fond, une sorte de réduit voûté, à côté duquel un figuier étale ses larges feuilles, veloutées. Et là se trouve le puits, profond et glacé.

Isabelle Eberhardt nous montre alors les spahis et les deïra introduisant le cheikh, grand vieillard à profil d’aigle, aux yeux fauves, et tous les anciens de la tribu, accompagnés de leurs fils grands et maigres soys keyrs sefséris en loques, étrange ramassis de visages brûlés par le soleil et le vent, de têtes énergiques jusqu’à la sauvagerie, au regard sombre et fermé.

Le cheikh fournit de longues explications embrouillées sur un ton pleurard. À chaque instant, autour de lui, des cris éclatent, formidables, avec la véhémence soudaine de cette race violente, qui passe du silence et du rêve au tumulte. Tous affirment leur misère.

On fait l’appel, d’après une liste :
— Mohamed ben Mohammed ben Doul !
— An’ame (Présent).
— Combien dois-tu ?
— Quarante francs.
— Pourquoi ne payes-tu pas ?
— Je suis rouge-nu. (Idiotisme tunisien pour dire fakir, pauvre.)
— Tu n’as ni maison, ni jardin, ni rien ?

« D’un geste de résignation noble, le Bédouin lève la main.

— Elhal-hel Allah ! (La chance appartient à Dieu.)
— Va-t’en à gauche.

« Et l’homme, le plus souvent s’éloigne résigné, et va s’asseoir, la tête courbée ; à mesure les spahis les enchaînent ; demain l’un des cavaliers rouges les mènera à Moknine, et de là à la prison de Monastir, où ils travailleront comme des forçats, jusqu’à ce qu’ils aient payé…

Ceux qui avouent posséder quelque chose, une pauvre chaumière, un hameau, quelques moutons sont laissés en liberté, mais le khalifa fait saisir par les deïra ce pauvre bien, pour le vendre… Et nos cœurs saignent douloureusement quand des femmes en larmes amènent la dernière chèvre, la dernière brebis à qui elles prodiguent des caresses d’adieux.

Puis, traînant avec nous une troupe morne et résignée d’hommes enchaînés, marchant à pied, entre nos chevaux, nous allons plus loin…

Chrahel, que les lettrés appellent Ischrahil.

Quelques maisons disséminées entre les oliviers plus luxuriants que partout ailleurs… Nous dressons notre tente de nomades en poil de chèvre, basse et longue.

Ives spahis et les deïra s’agitent sous leur costumes éclatants, allumant le feu, s’en vont réquisitionner la diffa, le souper de bienvenue offert de bien mauvais cœur hélas !

Si Larbi, le spahi Ahmed et moi, nous allons errer un instant dans le village, au crépuscule.

Nous trouvons une jeune femme, seule, qui cueille des figues de Barbarie.

Ahmed s’avance et lui dit :


— Donne-nous des figues, chatte ! Enlève les épines, que nous ne nous piquions pas, ô beauté !

La Bédouine est très belle et très grave.

Elle fixe sur nous le regard hostile et fermé de ses grands yeux noirs.
— La malédiction de Dieu soit sur vous ! Vous venez pour prendre notre bien !

Et elle vide violemment à nos pieds son couffin de figues, et s’en va.

Le cavalier rouge, avec un sourire félin, étend la main pour la saisir, mais nous l’en empêchons.
— Assez d’arrêter de pauvres vieux, sans toucher encore aux femmes ! dit le khalifa.
— Oh ! Sidi, je ne voulais pas lui faire du mal !

Et pourtant ces hommes revêtus de couleurs éclatantes sortent de ce même peuple dont ils connaissent la misère pour l’avoir partagée. Mais le spahi n’est plus un Bédouin, et, sincèrement, il se croit très supérieur à ses frères des tribus, parce qu’il est soldat…

… Après avoir lu ces lignes, vous ne serez pas étonné (les mille vexations, pour ne pas dire plus, dont la bonne Nomade, la Nihiliste, comme on l’appelait, fut abreuvée par l’autorité tant militaire que civile, au cours de sa brève et dolente vie.

  1. « Trimardeur »

 

Avec Trimardeur, Isabelle Eberhardt changez sa note et s’attaque, avec une vaillante maîtrise, au grand roman d’étude psychologique et de caractère.

Si ceux, officiers et civils, qui pendant son séjour dans les territoires militaires du Sud-Algérien, la signalèrent comme une nihiliste, inutile ou malfaisante et la traitèrent comme telle, avait lu ce livre, ils auraient vu combien furent calomnieuses leurs insinuations et odieuses leurs brimades.

Ils auraient vu que loin d’être celui du nihiliste contemplatif, aboulique, éternel malade de la volonté, ou celui du nihiliste perpétuellement agité, ne rêvant que destruction sans reconstruction, l’idéal social de la « Bonne Nomade » reposait sur une conception révolutionnaire, logique, pratique, qu’elle incarna dans son héroïne, la militante Véra Gouriewa. D’un bout à l’autre de son livre, Véra Gouriewa, dont l’auteur a pétri l’âme avec un peu de la sienne, travaille sans répit ni trêve à sauver de ce nihilisme morbide Dimitri Orschanow, le Trimardeur.

Sans lassitude, avec une patience fraternelle, elle s’efforce de lui montrer qu’un intellectuel comme lui, à qui la Nature, bonne mère, prodigua les dons les plus précieux de l’esprit et du cœur, commet un crime de lèse-humanité, en n’aidant pas de toute son énergie, de toute son intelligence, l’œuvre de reconstruction sociale à laquelle sont attachés les, révolutionnaires pratiques de Russie et de tous les autres pays.

Avec une attendrissante ténacité, elle veut l’arracher au cabaret où il passe une bonne partie de sa vie, le sevrer de l’alcool et de l’opium, dans lesquels il cherche l’exaltation de ses rêves noirs. Pour arriver à ses fins, pour mener à bien la noble tâche de soustraire une âme d’élite à la déchéance et la rendre à l’œuvre révolutionnaire, elle n’hésite pas ; de « sœur de combat » elle devient « amante », lui fait l’abandon complet de sa jeunesse et de sa beauté. Une joie profonde s’empare d’elle quand elle voit Dirnitri abandonner peu à peu avec sa vie de bouge son nihilisme contemplatif d’alcoolique et d’opiomane, pour mener avec les camarades actifs le bon combat révolutionnaire.

Mais hélas ! précaire apparait bientôt la guérison ! Voici, en effet, que surgit dans sa vie, Orlow, un nihiliste mystique qui ne croit pas à la science, la déclare incapable d’améliorer l’homme, dénie à celui-ci tout rôle spécial, et ne reconnaît d’utilité qu’à la destruction. Dimitri Orschanow se laisse griser par la faconde de cet apôtre du désespoir, et le voici réfugié à Genève, repris par sa vie crapuleuse d’antan. Profondément attristée, mais non découragée Véra la militante tentera encore une fois sa résurrection. Vains efforts ! Dimitri renonce à son amour, il s’enfuit de Genève, vient à Marseille, passe ses nuits et ses jours dans les cabarets en compagnie de nervis et de prostituées jusqu’au jour prochain ou, croyant réaliser son idéal d’individualisme morbide et d’irréalisable liberté, il va bêtement s’échouer dans le bagne militariste de la Légion étrangère.

Tel est ce livre d’une forme nerveuse et sobre, d’une documentation sûre, d’une psychologie pénétrante et qui certes, est loin d’avoir obtenu le succès qu’il méritait.

* * * *

 

Cette étude sur l’œuvre d’isabelle Eberhardt serait incomplète si nous ne signalions « Mektoub », une longue nouvelle qui a pour cadre Tunis, les Nouvelles Algériennes, et les Contes Sahariens.

Non moins colorés, non moins vivants et minutieusement documentés que les Notes de route, ils lurent écrits pendant les trois années qui précédèrent son voyage dans l’Extrême-Sud-Oranais, sa marche ultime vers la dune d’Aïn-Sefra, où était marquée depuis toujours, la place de son tombeau.

VII. In Memoriam

 

Me voici arrivé au terme de cette étude qui m’a permis de revivre les jours passés à enquêter sur la vie de la Bonne Nomade à travers les blanches villes du Tell, les oasis et les dunes du Sahara.

Il n’y a pas bien .longtemps encore, je revenais pour la troisième fois dans l’Extrême-Sud-Oranais, où, partout, depuis Aïn-Sefra jusqu’à Ounif, j’avais.entcndu les Bédouins chanter les louanges de leur glorieuse amiz. J’étais allé porter des roses du Tell, des jasmins et des violettes du Télemly sur son humble tombe musulmane dans le petit cimetière désertique où elle dort en paix son dernier sommeil…

……………………………………………………

Elle dort sous la dune à la robe de moire,

Non loin du « ksar » aimé, sous le palmier hautain

Dont les palmes, le soir, chantent sa jeune gloire

Et bénissent le dieu qui fixa son Destin ;

Car ceux-là seuls, dont l’âme a des instincts vulgaires

Désirent de longs jours. Mais le cœur haut placé

Ne demande au Seigneur que le temps nécessaire

Pour transmettre, en courant, le flambeau du passé.

Pour la remercier de sa pitié divine,

Aux entours de sa tombe, en les soirs lumineux,

Les pâtres accordant la flûte bédouine

Lui diront la chanson qu’elle chanta pour eux…

……………………………………………………


Dors, en paix, douce Isabelle, sous les palmiers d’Ain-Sefra ! Pour toi, je suis tenté d’implorer le sable d’or qui le recouvre, de même que Méléagre de Gadara implora le sol de l’Hellade pour son amante fauchée, comme toi, par la Mort, en son printemps :

Terre d’Afrique, sois légère.

À celle qui a si peu pesé sur toi.

Oui, dors en paix, et puisses-tu, sous les fleurettes de la tombe, ouïr les fières et pieuses paroles que laissa tomber devant moi le bon caïd de Touggourt :

« Bien que morte à l’aurore de sa vie, tant qu’il y aura des nomades poussant leurs chameaux étiques, chargés de misère, depuis les oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued-Souf, sa mémoire ne périra pas. »

Dors en paix ! Issue, comme une reconnaissance éternelle du Désert que ta plume a glorifié, la Légende, harmonieuse, impérissable attend ton âme au seuil des siècles futurs, peut-être même, en ces jours lointains, seras-tu la djinia bienfaisante, la fée clémente et subtile dont le pastour saharien implore les grâces pour son troupeau. Tu guériras sa brebis malade, tu rendras sa chèvre féconde, et la nuit, à cheval sur un rai de lune, tu souriras dans leurs rêves, aux chameliers endormis.

Ou peut-être encore, sous ton nom de jeune fille, poétiquement arabisé, tu deviendras la sainte, la Lella vénérée, qui repose dans la blanche koubba désertique, à l’ombre du solitaire dattier et où, entre deux étapes, viendront s’agenouiller tous les sublimes pouilleux que tu chantas.

Ô toi, la Bonne Nomade, la « Louise Michel » du Sahara, dors en paix, sous les palmiers d’Aïn-Sefra.

 

 7, juillet 1922

Pablo Castro. Isabelle Eberhardt, Mystisk Ikon, 2008.

http://rousseaustudies.free.fr/articleisabelleeberhardt.html

 

Rédigé le 16/07/2021 à 22:23 dans Algérie, Islam, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)

LIBEREZ L'ALGERIE يوم الشعب (avec traduction française)

 

 

 

Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement

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Présentation

À partir du 22 février 2019, les Algériennes et les Algériens ont occupé des mois durant, chaque vendredi et souvent par millions, les rues de toutes les villes du pays pour réclamer le départ du régime en place depuis l’indépendance : « Qu’ils dégagent tous ! », « Les généraux à la poubelle ! » Un mouvement appelé « hirak » en arabe, d’une ampleur inédite dans l’histoire du monde contemporain : on n’a jamais vu en effet la majorité de la population d’un pays manifester ainsi pacifiquement pendant des mois pour exiger une authentique démocratie.

Ce livre entend rendre compte de cette extraordinaire ébullition, qui a sidéré tous les observateurs. Il réunit les contributions de journalistes et professionnels algériens ayant vécu sur place le mouvement, ainsi que celles de spécialistes, algériens et français, qui observent l’actualité du pays depuis des décennies. Cet ensemble sans équivalent montre d’abord comment les mots d’ordre du hirak, exprimés de mille manières (chansons, slogans, pancartes, banderoles, etc.), ont révélé la remarquable lucidité du peuple sur la nature du régime : ils disent bien comment, depuis les années 1980, celui-ci est dirigé par une coupole mafieuse, principalement composée par les chefs de l’armée et de la police politique, réunis autour du partage des circuits de corruption. Une coupole qui se cache derrière une façade politique civile constituant une fausse démocratie à base de ministres et de partis, « laïques » ou « islamiques », sans aucune autonomie réelle.

Après avoir rappelé les évolutions récentes de ce régime, qui permettent de comprendre les origines profondes du soulèvement, les auteurs rendent compte de ses multiples facettes, comme l’inventivité et l’humour des manifestant.e.s, la place essentielle des jeunes et des femmes ou la revendication centrale de parachever la libération nationale de 1962. Sans négliger le rôle de la presse et des réseaux sociaux, ni les ripostes à la répression exercée par les forces de sécurité. En se concluant par une série de révélations sur les effets du hirak au sein du pouvoir (règlements de comptes à la tête de l’armée et de la police politique, arrestations d’oligarques liés aux réseaux de corruption de certains clans…), ainsi que sur les réactions des grandes puissances, cet ouvrage très accessible apporte des clés essentielles pour comprendre l’un des plus puissants mouvements sociaux de l’histoire moderne.

Omar Benderra (économiste), François Gèze (éditeur), Rafik Lebdjaoui (journaliste) et Salima Mellah (journaliste) sont membres de l’association Algeria-Watch, créée en 1997 pour dénoncer les violations des droits humains en Algérie et faire connaître les réalités de son régime et de sa société. Son site <Algeria-watch.org> est considéré comme une référence incontournable par de nombreux acteurs, en particulier en Algérie même.

Les contributeurs : Zineb Azouz, Houari Barti, Abdelghani Badi, Omar Benderra, Amine Bendjoudi, Hocine Dziri, José Garçon, François Gèze, Hadj Ghermoul, Rafik Lebdjaoui, Hocine Malti, Hassina Mechaï, Mohamed Mehdi, Salima Mellah, Ahmed Selmane, Habib Souaïdia.

Table des matières

Introduction. Le hirak du peuple algérien, un tournant historique, par Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui, Salima Mellah

I. AUX ORIGINES DU MOUVEMENT

1. Le rôle majeur du traumatisme de la « sale guerre » des années 1990, par Salima Mellah

Entre 1992 et le début des années 2000, l’Algérie a connu une guerre contre les civils qui a causé environ 200 000 morts, près de 20 000 disparus, des centaines de milliers de déplacés, des dizaines de milliers de torturés et de déportés. S’il est indéniable qu’une partie de ces violences a été le fait de groupes armés se réclamant de l’islam, les principaux responsables ont été les forces spéciales de l’armée, les services de renseignements, les milices, les escadrons de la mort ou les faux groupes armés. Avec le président Abdelaziz Bouteflika, la « réconciliation nationale » de 2006 a codifié l’impunité pour tous les criminels, militaires ou non. La société algérienne subit encore ce lourd passif de ces années sanglantes, dont la mémoire est présente dans toutes les familles qui se sont mobilisées dans le hirak.

2. Un régime opaque et corrompu, habité d’un profond mépris du peuple, par José Garçon

Les slogans des manifestations du hirak ont révélé la remarquable lucidité du peuple sur la nature du régime. Ils expriment parfaitement que, depuis l’indépendance, les chefs de l’armée et de la police politique contrôlent seuls le pouvoir. Et que, depuis les années 1980, ils sont devenus une coupole mafieuse, réunis autour du partage des milliards de dollars de la corruption et d’un profond mépris de la population. Malgré les « luttes de clans » permanentes au sein de la coupole, celle-ci est longtemps restée unie autour de l’essentiel : préserver la captation de la rente. Mais après avoir installé en 1999 Abdelaziz Bouteflika à la tête de la vitrine civile du régime, les « clans » ne sont pas parvenus à s’entendre pour lui trouver un successeur, d’où sa reconduction au fil d’élections truquées, alors même qu’il était devenu aphasique en 2013. L’absurdité de l’élection, prévue le 18 avril 2019, de Bouteflika pour un « cinquième mandat » aura été le déclencheur du hirak.

3. Une démocratie de façade, une société verrouillée, par François Gèze

Après la « sale guerre » des années 1990, le régime algérien a mis en place une nouvelle façade politique civile composée de représentants des partis officiels. Mais ces acteurs n’ont aucune autonomie réelle, pas plus que ceux constituant la prétendue « opposition » parlementaire : tous sont cantonnés (comme les médias réputés « indépendants ») par les « décideurs » militaires dans un espace aux « lignes rouges » étroitement définies. Parallèlement, les tentatives de création d’organisations vraiment indépendantes (syndicats autonomes, mouvements de jeunesse, comités de chômeurs, etc.) n’ont pas manqué depuis vingt ans. Mais à chaque fois, les initiateurs de ces groupes ont été sévèrement réprimés par la police ; ou alors, leur organisation a été neutralisée par la technique du « clonage ». Un très étrange paysage politique que les médias internationaux, en particulier français, cible de la désinformation efficace organisée par la police politique du régime, ont trop souvent peiné à décrypter.

4. La banqueroute au bout de la dictature, par Omar Benderra

La longue embellie financière des années 2000 a essentiellement bénéficié à une caste d’intermédiaires et d’affairistes parasitaires, le régime Bouteflika s’étant révélé incapable de stimuler la production locale, l’investissement et la création d’emplois. L’économie reste toujours totalement dépendante des hydrocarbures. Mais cette incapacité n’est pas seulement imputable aux errements d’un règne qui a duré vingt ans. Les prodromes de la faillite remontent aux années 1960. La dérive s’est accentuée dans les années 1980, avec la mainmise des réseaux de corruption sur le commerce extérieur. Malgré l’utilisation de la rente pétrolière pour tenter d’« acheter » la population et l’entretien d’une économie informelle favorable à la fois au maintien de la corruption et au contrôle de la société, la menace d’une déroute économique catastrophique est l’un des ingrédients importants de la révolte populaire de 2019.

5. Une insurrection qui n’est pas tombée du ciel, par Ahmed Selmane

Depuis les années 2000, les manifestations d’opposition populaire au régime, mal couvertes par les médias algériens et internationaux, se sont multipliées sous des formes très diverses : explosion à partir de 2003-2004 de milliers d’émeutes locales pour l’eau, le logement, la voirie, etc. ; mobilisations de chômeurs en quête d’emplois ; multiplication des conflits sociaux depuis 2010, notamment à l’initiative des syndicats autonomes ; manifestations de rue contre la vie chère en 2011 ; mobilisations à partir de 2014-2015 contre l’exploitation de gaz de schiste dans le Sud ; slogans anti-pouvoir dans les stades de football ; succès croissants des rappeurs et youtubeurs ultracritiques sur le Web… C’est l’accumulation de ces mouvements, conjuguée avec la hogra (le mépris) de plus en plus désinhibée du pouvoir à l’égard de la population qui a créé les conditions du surgissement du hirak.

II. UN MOUVEMENT D’UNE PUISSANCE EXTRAORDINAIRE

6. À Constantine, le réveil politique de la cité, par Zineb Azouz

À Constantine, ville marquée par d’insupportables inégalités et où la vie politique était devenue inexistante, le hirak a puissamment revitalisé une population étouffée, qui s’était résignée au désordre urbain et à la répression. La mobilisation y a évolué au fil des mois, permettant notamment aux familles de disparus d’y occuper une place éminente.

7. « À Oran, le hirak nous a réveillés de notre torpeur », par Houari Barti

Des acteurs du hirak oranais témoignent ici du bouleversement qu’il a signifié pour la population, qui a reconquis l’espace public et multiplié les initiatives citoyennes.

8. Quand les artistes deviennent partie prenante du hirak, par Rafik Lebdjaoui

Formidable mobilisation populaire, le hirak a été également l’occasion d’une stupéfiante effervescence de créations artistiques de haut vol, en particulier de chanteurs et de graphistes. Grâce à la puissance de leur force émotive, leur audience considérable sur le Web et les réseaux sociaux, en Algérie comme dans le reste du monde, a contribué de façon décisive à souder les « marcheurs » des vendredis et des mardis, ainsi qu’à populariser leur détermination à l’échelle internationale.

9. Trois fragments de vie à l’ombre du hirak, par Mohamed Mehdi

Rafik, Amar, Dahmane : trois parcours de vie de fracassés du « système », représentatifs de millions d’autres qui ont manifesté avec détermination depuis le 22 Février pour dire leur espoir premier : que l’État et son administration cessent enfin de leur « compliquer l’existence » afin qu’ils puissent assurer un avenir serein à leurs enfants.

10. La résurgence de la mémoire de la lutte contre le colonialisme français, par Hassina Mechaï

Dès le début du mouvement, la référence à l’histoire de la longue lutte contre le colonialisme français (avant comme pendant la guerre de libération) a été constante, en particulier chez les plus jeunes manifestants : évocation d’une « seconde libération », présence célébrée d’anciennes moudjahidine, réappropriation de la figure des héros de la Révolution dont la mémoire avait été confisquée par le régime et que le peuple entend se réapproprier pour construire une authentique démocratie.

11. Entretien : une répression ciblée, la justice instrumentalisée, par Me Abdelghani Badi

Me Abdelghani Badi, avocat à la Cour d’Alger et militant des droits de l’homme, a été très impliqué, dès le début du mouvement, dans la défense de manifestants interpellés par la police et souvent incarcérés et condamnés. Dans cet entretien qu’il nous a accordé le 15 octobre 2019, il s’explique sur les formes de répression ciblée mise en œuvre par le pouvoir. Et il dénonce la soumission du pouvoir judiciaire à l’état-major, en particulier dans les multiples procédures engagées contre d’anciens ministres, d’anciens chefs militaires tombés en disgrâce et des oligarques.

12. Entretien : « Ce peuple ne rentrera pas chez lui tant qu’il n’aura pas trouvé sa dignité », par Hadj Ghermoul

Hadj Ghermoul est le premier détenu d’opinion du hirak, avant même qu’il ait commencé. Arrêté le 29 janvier 2019 pour avoir brandi une pancarte rejetant le cinquième mandat de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, il a passé six mois en prison. Dans cet entretien qu’il nous a accordé le 26 octobre 2019, il s’explique sur son engagement et ses espoirs.

13. La couverture très orientée du hirak par les médias algériens, par Hocine Dziri

Depuis les années 1990, les médias publics et privés algériens sont d’abord caractérisés par les liens organiques entre les patrons de presse et les cercles du pouvoir. Ils ont été au cœur de la machine de propagande de la guerre contre les civils des années 1990, avant d’être ensuite les fidèles relais du régime Bouteflika et de ses réseaux corrompus. Il n’est donc pas surprenant que leur « couverture » du hirak ait été très orientée, principalement marquée par la désinformation, les manipulations et le dénigrement des manifestants. D’où les dénonciations de ces derniers, convaincus que ces médias constituent un obstacle majeur à la transition démocratique, voire participent de la menace qui pèse sur la cohésion sociale et la sécurité nationale.

14. Les « mouches électroniques » de la police politique sur les réseaux sociaux, par Amine Bendjoudi

Les réseaux sociaux, en particulier Facebook, ont joué un rôle essentiel dans le développement du hirak en permettant aux activistes de faire circuler l’information très rapidement. Mais ils ont également été utilisés par les « mouches électroniques » souvent produites par les agents de la police politique pour contrer ces activistes, diffuser des fake news ou tenter de diviser le mouvement. Sans toutefois parvenir à des résultats probants.

III. LES RÉACTIONS DU RÉGIME ET DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES

15. La spectaculaire et ambivalente offensive anticorruption, une grande victoire du hirak, par Hocine Malti

Pris au dépourvu par la puissance du mouvement populaire, les décideurs militaires ont d’abord tenté de sauver leurs têtes en faisant d’importantes concessions : abandon du cinquième mandat de Bouteflika, démission du gouvernement, report de l’élection présidentielle. Puis en procédant à de très nombreuses arrestations d’hommes d’affaires et d’anciens ministres accusés de corruption, ainsi que de hauts responsables militaires accusés bizarrement beaucoup plus de « complot » que de corruption. Mais cette épuration, restée partielle, a surtout montré que les membres du noyau dur du régime, autour de l’état-major de l’armée, restaient déterminés à préserver l’essentiel du système de gouvernance du régime Bouteflika, largement fondé sur la corruption généralisée.

16. Face à la mobilisation populaire, un pouvoir fragilisé par les luttes de clans, par Habib Souaïdia

Comment les responsables du régime ont-ils réagi face au hirak ? Pour répondre à cette question, il est essentiel de revenir sur les très opaques luttes de clans en son sein depuis les années 2000, dont on sait désormais l’essentiel. Habib Souaïdia en donne ici les clés, détaillant les étapes du long conflit entre les chefs de l’état-major de l’armée et ceux de la police politique. Un conflit notamment marqué en 2018 et 2019 par une succession de purges majuscules au sein de leurs directions, visant à préserver l’essentiel du pouvoir des chefs militaires ayant accaparé la rente pétrolière. Mais un conflit qui semblait aussi sans solution face à l’extraordinaire mobilisation de la population.

17. La périlleuse mise à nu d’un ordonnancement mafieux, par José Garçon

L’ampleur des ébranlements provoqués par le hirak dans les hautes sphères du régime a notamment eu comme conséquence majeure de mettre à nu la réalité de sa nature militaire, auparavant méthodiquement occultée. Avec comme effet la fin du consensus entre les clans du pouvoir, jusque-là garant de sa force, ouvrant donc une phase de grande incertitude.

18. Le hirak sur la scène internationale, par Omar Benderra

Le hirak a replacé l’Algérie sous le feu des projecteurs médiatiques. La place et le rôle du pays sur l’échiquier politico-diplomatique sont cependant assez peu évoqués, l’intérêt de la presse internationale se concentrant surtout sur le caractère massif et pacifique d’une mobilisation populaire aux formes inédites. Ce mouvement, par son originalité et son ampleur, contredit directement un certain nombre de représentations et d’idées reçues sur la société algérienne, perçue communément comme une société repliée sur ses conservatismes. Quid des effets du hirak sur la place de l’Algérie dans le concert des nations ?

Février-novembre 2019 : chronologie de la révolte populaire contre le régime algérien, par Salima Mellah

Le lexique du hirak : la bataille des mots, par Rafik Lebdjaoui

Le hirak s’est distingué par un foisonnement rarement vu de slogans, de chansons et d’humour. Les Algériens ont su trouver les mots pour formuler clairement leurs revendications et pour riposter au discours du régime. Pour autant, il faut se garder de prendre tous les slogans pour argent comptant. Car, comme le montre ce « lexique » non exhaustif des mots du hirak, les laboratoires de la police politique, toujours actifs et au service de l’état-major, se sont surpassés à leur tour pour répandre le poison de la suspicion dans les rangs du mouvement. Il faut reconnaître qu’ils ont acquis de très longue date un savoir-faire indiscutable en matière de désinformation et de manipulation des foules. Devant la détermination des manifestants, ils ont usé de nombreuses méthodes visant à fragmenter le mouvement et à l’affaiblir, puisant dans les archives de l’histoire ou inventant des concepts douteux pour frapper l’imaginaire des Algériens.

Pour en savoir plus sur l’Algérie et son histoire


Les auteurs

Zineb Azouz, née en 1969 à Constantine, est diplômée en statistique mathématique et enseigne cette discipline à l’université de Constantine. Elle est l’auteur de nombreux articles sur la politique algérienne, la biométrie et la vaccination, publiés sur Algeria-Watch, Hoggar, AlgeriaNetwork et sur son site.

Abdelghani Badi, né en 1973, avocat à la Cour d’Alger depuis 1999, est le président du bureau d’Alger de Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme depuis 2013, et vice-président de la Fédération arabe des centres des droits de l’homme.

Houari Barti, né en 1973 à Oran, est journaliste au Quotidien d’Oran depuis 2004.

Omar Benderra, né en 1952, économiste, ancien président de Banque publique en Algérie, a été chargé de 1989 à 1991 de la renégociation de la dette nationale. Consultant indépendant, il est l’auteur de nombreux articles sur la politique et l’économie algérienne. Il est membre de l’association Algeria-Watch et a publié de nombreux articles sur son site.

Amine Bendjoudi, né en 1989 à Alger, titulaire d’un master en intelligence artificielle de l’Université des sciences et de la technologie Houari Boumediene (USTHB), est photographe indépendant, scénariste et digital manager.

Hocine Dziri, né en 1972, journaliste à Alger, a publié plusieurs articles en Algérie et à l’étranger.

José Garçon, née en 1949, membre de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à la Fondation Jean-Jaurès, journaliste à Libération de 1974 à 2008, est spécialiste du Maghreb et plus particulièrement de l’Algérie.

Hadj Ghermoul, né en 1981, père de deux enfants, milite au sein au sein du comité national pour la défense des droits des chômeurs.

François Gèze, né en 1948, éditeur, a dirigé de 1982 à 2014 les Éditions La Découverte, où il a notamment publié de nombreux livres consacrés à l’histoire de l’Algérie coloniale et à l’Algérie contemporaine. Il est membre depuis 1998 de l’association Algeria-Watch et a publié de nombreux articles sur son site.

Rafik Lebdjaoui, né en 1966, journaliste, est membre de l’association Algeria-Watch.

Hocine Malti, ingénieur des pétroles, a participé au lancement de la Sonatrach (créée en décembre 1963), dont il a été vice-président de 1972 à 1975. Aujourd’hui consultant pétrolier, il est l’auteur de Histoire secrète du pétrole algérien (La Découverte, 2010) et de nombreux articles sur l’économie algérienne.

Hassina Mechaï, née en 1978, journaliste franco-algérienne, travaille pour différents médias internationaux et français, dont LePoint.fr, Middle East Eye, Ehko, Ballast, Middle East Monitor. Elle s’intéresse à la gouvernance mondiale, à la société civile et au soft power médiatique et culturel.

Mohamed Mehdi, né en 1965, est le pseudonyme de Lazhar Djeziri, journaliste au Quotidien d’Oran. Ingénieur de formation, il a commencé le journalisme fin 1994 à L’Hebdo libéré, avant de rejoindre l’équipe de La Nation puis de Libre Algérie.

Salima Mellah, née en 1961, journaliste, a créé en 1997 l’association Algeria-Watch (et son site Internet <Algeria-Watch.org>), consacrée à la dénonciation des violations des droits humains en Algérie, qu’elle anime depuis lors. Elle est l’auteure de nombreux rapports et études sur les violations des droits humains dans les pays arabes.

Ahmed Selmane, né en 1957, politologue et journaliste, est l’auteur de plusieurs études dans des revues spécialisées sur le système politique et les médias algériens, et a notamment collaboré à l’hebdomadaire La Nation.

Habib Souaïdia, né en 1969, ancien militaire, est l’auteur de La Sale Guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne (La Découverte, 2001) et de nombreux articles publiés sur le site Algeria-Watch. Il vit en France depuis 2000, où il est réfugié politique.

 

 

La Fabrique Éditions, en librairie le 21 février 2020

Sous la direction de Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah

https://algeria-watch.org/?p=73058

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Rédigé le 16/07/2021 à 20:35 dans Algérie, HIRAK | Lien permanent | Commentaires (0)

Cinéma : Yamina Benguigui : « Isabelle Adjani, Maïwenn, Rachida Brakni et Hafsia Herzi renouent avec leurs origines algériennes »

 

Yamina Benguigui et Isabelle Adjani. © Marcel Hartmann

 

Dans son nouveau film, « Sœurs », la réalisatrice et femme politique interroge en profondeur les relations complexes entre l’Algérie et la France, à travers ceux qui les vivent dans leur chair. Entretien avec Yamina Benguigui.

C’est sur plusieurs fronts qu’agit Yamina Benguigui, qui revendique son identité franco-algérienne et explore, depuis plusieurs décennies, la situation des communautés immigrées et leurs difficultés. Avant de réaliser des fictions – Inch’Allah dimanche en 2001, Sœurs aujourd’hui –, elle s’est fait connaître dans les années 1990 par des documentaires qui ont connu un grand retentissement en France comme ailleurs dans le monde. Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin, en particulier, film pionnier qui faisait entendre la parole d’une population peu ou pas visible dans la société française, eut un immense impact.

Mais il y eut aussi, la liste n’est pas exhaustive, Femmes d’Islam, Le Plafond de verre ou 9/3, mémoire d’un territoire. Elle a également contribué à faire exister des émissions de télévision sur les immigrés. Et surtout accepté des fonctions qui l’ont amené à défendre et mettre en pratique ses convictions, y compris son combat féministe, dans l’arène politique : ministre chargée des Français de l’étranger et de la Francophonie dans un gouvernement de Jean-Marc Ayrault sous la présidence de François Hollande, adjointe au maire socialiste de Paris en charge des droits de l’homme et de la lutte contre les discriminations dans les années 2010, elle ne craint pas de passer à l’action.

On la retrouve encore depuis 2015 à la vice-présidence de la fondation Énergies pour l’Afrique de Jean-Louis Borloo et on la dit parfois influente auprès des pouvoirs des deux côtés de la Méditerranée.

Forte personnalité, énergique et volontaire, parfois objet de polémiques, la jeune sexagénaire Yamina Benguigui ne laisse personne indifférent. Chacune de ses initiatives est scrutée de près. Mais ce qui lui tient le plus à cœur, elle le dit ci-après, se passe derrière la caméra. Encore plus sans doute quand, comme dans le long métrage de fiction qui sort le 30 juin, Sœurs, elle évoque indirectement mais en profondeur l’histoire de sa famille.

Pour le résumer brièvement, ce film à la construction complexe – trop complexe ? – raconte, moult flash-back à l’appui, comment trois sœurs se retrouvent amenées à partir à la recherche de leur frère enlevé trente ans auparavant par leur père ancien combattant de la guerre d’indépendance, puis caché en Algérie à la suite de sa séparation avec leur mère.

Et ce, alors même que l’histoire familiale – et ses non-dits – resurgit au premier plan puisque la sœur ainée (Zorah, interprétée par Isabelle Adjani), malgré les réticences du reste de la famille (sa mère, mais surtout ses deux sœurs, Djamila et Norah, incarnées par Rachida Brakni et Maïwenn), a entrepris de la mettre en scène et de la raconter dans une pièce de théâtre dont sa propre fille (Hafzia Herzi alias Farah) est la principale protagoniste.

Un film qui incite donc à interroger Yamina Benguigui à la fois sur la genèse et le contenu de son film et sur sa vision actuelle des questions liées au sort des populations immigrées. Pour parler de ceux qui sont « ni d’ici, ni de là-bas » mais qui ont leur propre histoire, elle a répondu sans fard à nos questions.

Jeune Afrique : Aucun long métrage de fiction pour le grand écran depuis le premier, Inch Allah dimanche, remarqué à sa sortie il y a vingt ans. Pourquoi avoir autant attendu ? Une nette préférence pour le documentaire ?

Yamina Benguigui : Cela traduit ma façon d’envisager le cinéma. Quand j’ai réalisé Mémoires d’immigrés en 1998, le film a d’abord été montré sur Canal Plus, mais il est sorti aussi en salle. Tout comme le film Le Plafond de verre en 1993. Je propose une lecture cinématographique du documentaire. Et, s’agissant de fiction, j’ai aussi tourné la série Aïcha, un téléfilm en quatre épisodes pour France 2, en 2009. À chaque fois, documentaire ou fiction, il s’agit avant tout de faire évoluer les mentalités dans la société française.

De gauche à droite, les actrices Maïwenn, Isabelle Adjani, et Rachida Brakni, à l’affiche de « Sœurs », long métrage de Yamina Benguigui.

De gauche à droite, les actrices Maïwenn, Isabelle Adjani, et Rachida Brakni, à l’affiche de « Sœurs », long métrage de Yamina Benguigui. © John WAXXX

 

À en juger par les sujets de vos nombreux documentaires et ceux de vos films de fiction, il semble que vous réservez votre approche de ce qui est le plus intime ou le plus autobiographique, aux seconds…

C’est tout à fait ça. La fiction vous oblige à sortir du général. Je traque le hors champ avec les documentaires, avec la fiction je me recentre sur moi, sur mon histoire, sur mon parcours depuis l’origine. Interroger l’intime, comme je le fais dans ce film et comme c’était déjà le cas avec Inch’Allah dimanche, c’est exprimer l’impossibilité à dire dans notre composante de la société française, où la parole est très taboue. Surtout si l’on évoque la famille. Nous ne sommes pas de la culture du divan.

Dans votre cas, n’est-ce pas justement le cinéma de fiction qui vous sert en quelque sorte de divan ?

C’est sans doute le cas, comme pour beaucoup d’autres réalisateurs, ou d’écrivains. Nous avons commencé à écrire notre histoire, qui est aussi l’histoire de l’immigration, dans les années 1980-1990. Nous écrivons sur nous, alors même qu’il n’y a pas de « nous », car nous nous situons dans un entre-deux.

Cela ne veut pas dire que nous sommes entre deux chaises, mais que nous sommes face à la question suivante : quelle peut être notre histoire, quand nos parents viennent de là-bas tandis que nous avons grandi ici, en France.

Cette question de la filiation franco-algérienne est aussi au cœur du film ADN de Maïwenn, qui se trouve être l’une des actrices principales de Sœurs. L’une des deux a-t-elle été influencée par l’autre ?

Ce n’est qu’après notre tournage qu’elle a réalisé ADN. Je pense qu’elle a ressenti un véritable déclic lorsqu’on est allées en Algérie. Cela l’a beaucoup remuée d’être là-bas, surtout avec Isabelle Adjani et les autres actrices, toutes franco-algériennes, à tel point qu’elle a éprouvé le besoin de demander un passeport algérien.

À LIRE « ADN », un film de Maïwenn fier et drôle, comme les Algériens
 

Pour ma part, cela fait plus de dix ans, depuis 2009, que j’ai démarré l’écriture de mon scénario. Je l’ai un temps mis de côté, puis repris, etc. Je l’ai finalisé quand j’ai obtenu l’accord de toutes les actrices, qui ont toutes été profondément affectées par ce film.

 
DN Bande Annonce (2020) Maïwenn, Film français

 

Si vous avez attendu si longtemps pour tourner ce film, n’est-ce pas aussi parce qu’entre-temps, vous vous êtes consacrée à la politique, exerçant plusieurs fonctions importantes, dont celle de ministre ?

Depuis mes toutes premières réalisations, comme Femmes d’Islam en 1992, je ne fais que des films politiques. Mémoires d’immigrés n’était-il pas un grand film politique ? À l’instar de ceux de René Vautier ou de Lakhdar Hamina concernant l’Algérie qui m’ont beaucoup marqué. Je traitais donc de manière très politique la question des immigrés. Interpellant à la fois la société et les politiques.

UN FILM PEUT DEVENIR UNE ARME

Même chose avec mon film Le Plafond de verre qui évoque ce qui gangrène la société, notamment le fait qu’il y a un problème de couleur de peau dans les entreprises qui instaure une discrimination à l’embauche. Ce qui m’a amené d’ailleurs à intervenir dans un grand nombre de sociétés du CAC 40. Un film peut devenir une arme.

De gauche à droite, les actrices Maïwenn, Rachida Brakni, et Isabelle Adjani, dans « Sœurs » réalisé par Yamina Benguigui.

De gauche à droite, les actrices Maïwenn, Rachida Brakni, et Isabelle Adjani, dans « Sœurs » réalisé par Yamina Benguigui. © Jour2fête

 

Quand on m’a appelé pour devenir ministre ou maire adjointe de Paris, il s’agissait de fonctions pour un laps de temps seulement et ça a été pour moi le temps d’agir. Cela m’a permis par exemple de faire exister le volet femmes dans la francophonie, d’y faire entrer le droit des femmes. Ce qui a fait grincer des dents mais était capital. Cela m’a conduit aussi à dénoncer ce qui se passait en RDC, les viols et bien d’autres choses.

L’arme de la politique plus puissante que l’arme du cinéma ?

Quand je n’avais que la caméra, j’avais peut-être des armes sans munitions. Le cinéma peut dire, le politique peut agir. Mais le cinéma, le cinéma engagé, a aussi ses armes, sa force, pour répondre, avec le poids de l’image, au besoin de faire évoluer les mentalités. Mon métier c’est le cinéma. Je le mets en numéro un.

Votre film est très autobiographique, mais, alors que votre père avait œuvré pour l’indépendance de l’Algérie avec le MNA de Messali Hadj, le père de votre film appartient au FLN, qui était farouchement opposé à ce « concurrent » indépendantiste qu’il a combattu. Un sujet trop sensible à aborder ?

Mon film n’est autobiographique qu’en partie, à 30 % seulement. Le reste c’est de la fiction. Le père, dans ce scénario, devait être un combattant pour l’indépendance, peu importe de quel côté. La situation était complexe. À l’époque de la guerre, comme plus tard pendant la décennie noire, on pouvait trouver son ennemi chez ses proches.

Il y avait dans chaque famille des hommes avec des positions très différentes. Dans une même famille algérienne, il pouvait y avoir quelqu’un du MNA, quelqu’un du FLN, quelqu’un qui était devenu harki – ce qui ne veut pas dire traître, on pouvait se trouver obligé de devenir harki – et même quelqu’un qui était pour la France, la France de De Gaulle, comme le personnage du frère dans le film.

Vous avez réuni un casting extraordinaire, avec une bonne partie des plus grandes actrices françaises, comme Isabelle Adjani, Rachida Brakni, Maïwenn, Hafzia Herzi. Une nécessité, les stars, ou un danger pour le film ? Et une direction d’acteurs, d’actrices en l’occurrence qui ont toutes une forte personnalité, délicate ?

Si l’on connaît mon cinéma, on sait que je fais appel à la fois à des personnes connues et à des personnes dont le métier n’est pas d’être devant la caméra. C’est toujours un mélange. Pour ce film, il se trouve que je suis amie depuis trente ans avec Isabelle Adjani. J’avais discuté avec elle des sujets abordés dans Sœurs – l’immigration, la France et l’Algérie et les débats que suscitent leurs relations, etc – et elle savait à quel point le film était important pour moi. Donc, même si elle n’avait pas lu le scénario, on serait quand même parties ensemble.

Pour les autres, il fallait que les actrices principales soient franco-algériennes, pour pouvoir aller puiser dans des bribes de leur histoire ce qu’elles allaient jouer. À elles toutes, elles représentent les différentes générations de Franco-Algériennes. Jusqu’à la dernière, celle de Farah, qui est complètement reliée à sa grand-mère, à la génération des grands-parents qui sont ici en France, ce qui est capital car ce n’était pas le cas pour les autres et cela a des conséquences. Elle peut parler et poser des questions sans détour.

Yamina Benguigui

Yamina Benguigui © Jour2fête

Avec les actrices, sur le tournage, il n’y pas eu de problème. C’est moi qui dirige, tout en les protégeant. Si cela se passe mal, j’en prends la responsabilité, si cela se passe bien, j’en suis responsable aussi. Elles m’ont suivi, je ne dirai pas aveuglément, mais avec beaucoup d’amour, d’envie, d’entrain. Je n’ai pas eu peur, je n’aurai pas pu me lancer dans cette aventure si j’avais eu la moindre peur.

Sœurs est la fois un film de femmes et un film féministe, où les hommes, le père des trois sœurs en particulier, violent avec son entourage, n’ont guère une image positive. À tel point qu’Isabelle Adjani a tenu à préciser avec humour « qu’aucun homme n’a été maltraité sur le tournage »…

Je confirme cela, mais je ne suis pas d’accord avec vous. Le père dans la pièce de théâtre et dans les flash-back est un homme qui est perdu. Ce film est aussi un film sur le malheur des pères, ces hommes qui ont combattu en France et que l’Algérie, qui est elle-même un personnage dans le film, a oubliés. Alors ils ont continué le combat après l’indépendance, sans savoir ce qu’ils devaient faire de leur vie, éduquant leur propre famille comme des soldats encore en guerre.

MON PÈRE A ÉTÉ TROIS ANS PRISONNIER POLITIQUE

On a retrouvé un peu la même situation aux États-Unis après la guerre du Vietnam et dans d’autres conflits. On ne débranche pas les soldats qui deviennent un peu des morts-vivants. On les oublie, on oublie leur engagement, leur courage, aussi bien ici que là-bas. Ces pères, au sein de leur famille, sont devenus des sortes de fantômes.

Ils n’ont plus de repère. Aussi, même s’il y a de la violence, nous trouvons des circonstances atténuantes à nos pères. Mon père a été trois ans prisonnier politique, il a fait neuf mois de mitard, et vous imaginez ce que c’était d’être un Algérien incarcéré en France à la fin des années 1950 et au début des années 1960 !

Vous n’avez pas peur de la complexité : il y a, outre les flashbacks, un film dans le film, si l’on peut dire, avec cette pièce de théâtre sur l’histoire de sa famille que monte Zorah. Fallait-il à ce point retourner sans cesse dans le passé ?

Oui, je pars de la temporalité, avec cette question : a-t-on le droit de raconter nos histoires ? Zorah va oser transgresser ce tabou en essayant de ne pas se perdre dans ce travail de mémoire. Parler de soi ou faire des biopics, cela pose toujours des problèmes dans les familles. Mais pouvons-nous aujourd’hui faire œuvre littéraire ou cinématographique en parlant de nous et de notre vision de la famille, et de notre père ?

Quand les mères arrivent en France dans les années 1970, alors même que se déroule le grand débat mondial du féminisme, est-ce que ce débat est parvenu jusqu’à elles ? Je ne le crois pas. Ce n’est qu’aujourd’hui que la question de ce qu’on a le droit de raconter commence à se poser. Donc il fallait que le passé, que l’histoire des parents, soient bien présents dans le film. Notamment grâce à la pièce de théâtre, dont le processus de création est interrompu par l’irruption de l’Algérie, cette Algérie d’aujourd’hui qui rattrape les personnages.

S’agissant de l’Algérie d’aujourd’hui, le retour des sœurs dans le pays pour tenter de retrouver leur frère se passe en plein Hirak. L’enlèvement d’enfants, la sororité, le rapport entre les pères et leur famille, le malaise identitaire, le Hirak… n’avez-vous pas craint d’aborder trop de sujets dans un seul film ?

Je ne traite pas de plusieurs sujets. Ceux-ci sont ceux que nous traversons, car la question du « nous » renvoie au « nous là-bas ». Le Hirak est montré comme ce que rencontrent des personnages n’appartenant pas à l’Algérie, qui sont comme des fantômes de l’Algérie qui étaient venus rechercher l’Algérie du passé, et qui se retrouvent à Alger face à celle d’aujourd’hui et de demain.

Dans une scène qui se passe dans la Casbah, on revient à la situation des immigrés quand l’Algérienne qui accompagne les sœurs leur lance : « Alors, quand la France ne veut plus de vous, vous vous sentez algériennes ». C’est cela qui est présent tout au long du film.

Est-ce un atout ou une faiblesse d’être pris entre deux cultures comme vos personnages ?

Je ne veux pas poser le problème comme cela. Tous ces mots qu’on a longtemps employés – vous avez une « double culture », êtes-vous « enracinés », suffisamment intégrés, « assimilés » –, non, tout cela ne peut pas exister. Si l’on prend en compte notre histoire et celle de nos parents, nous sommes ici depuis plusieurs générations. Il n’est pas question de mettre un curseur pour savoir si l’on est assez assimilé, si l’on a un problème de choix dans cet entre-deux, etc.

NOUS SOMMES À UN CARREFOUR. J’ESSAIE DE RASSEMBLER, DE PARTICIPER À CONSTRUIRE UNE HISTOIRE COMMUNE

Il faut que l’on s’accepte, que l’on raconte nos histoires, que nous nous acceptions mutuellement tous ici et là-bas. Et cela concerne la création. Plus il y aura de romans, d’essais, de films, plus cela avancera et tout se mettra en place. À trop parler d’un entre-deux, on risque de ne pas dire et écrire qui nous sommes. Aujourd’hui nous sommes à un carrefour. J’essaie de rassembler, de participer à construire une histoire commune.

Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste pour l’Algérie ?

Je suis une des seules à avoir tourné pendant la décennie noire en Algérie. Je ne connais pas un peuple comme le peuple algérien, qui possède une telle résilience, une volonté, une dignité, une force. J’ai été extrêmement marquée par la fin de cette guerre de la décennie noire car je ne pensais pas qu’on arriverait à recréer un pays et un peuple où l’on pourrait vivre ensemble.

Cela rejoint, d’une certaine façon, ce qui s’est passé au Rwanda. Malgré l’horreur, les morts, ce qu’ont subi les mères et les enfants, le peuple a pu repartir en à l’unisson. Alors je me dis que les Algériens aujourd’hui ont un pays jeune et ils ont une feuille de route.

Je leur souhaite de faire leur chemin avec cette jeunesse. Mais, politiquement, je suis trop loin, il serait très maladroit de donner un avis sur ce qui va se passer. Le Hirak, cette nouveauté, m’a surprise. Après, ce sont les Algériens qui sont en train d’écrire leur histoire. Seuls. Pendant la décennie noire, personne n’est venu les aider, et ils s’en rappellen

 

 

 

30 juin 2021 à 12h41 | Par Renaud de Rochebrune

https://www.jeuneafrique.com/1195241/culture/yamina-benguigui-isabelle-adjani-maiwenn-rachida-brakni-et-hafsia-herzi-renouent-avec-leurs-origines-algeriennes/

 

Inch' Allah Dimanche (فيلم جزائري كامل) FULL  

 

 

 

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Rédigé le 15/07/2021 à 09:55 dans Algérie, Culture, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Poème de Souad Labbize - Violée à 9 ans et réduite au silence

 

image from s.lorientlejour.com

D.R.

 

Née en Algérie en 1965, Souad Labbize est poète, romancière et traductrice. Elle a vécu en Algérie, en Allemagne et en Tunisie avant de s’établir en France. Elle est l’autrice d’un premier roman J’aurais voulu être un escargot, de plusieurs recueils de poèmes, de l’anthologie La Valeur décimale du bonheur, et d’un récit : Enjamber la flaque où se reflète l’enfer. Engagée dans la défense de l’égalité entres hommes et femmes, elle écrit au nom de toutes celles qui quêtent et affirment, à tout prix, leur indépendance. Les poèmes ci-dessous sont extraits du recueil Je franchis les barbelés (éditions Bruno Doucey, 2019).

 

Dans ma bouche maternelle

le mot guerre est court

celle qui l’a inventé

n’a pas eu le temps

de le finir

harb commence par une douleur

au fond de la gorge

et meurt en atteignant

le bout des lèvres

*

D’abord

ils ont coupé

le cordon ombilical

pour des raisons naturelles

Ensuite

ils ont coupé

le prépuce

pour des raisons d’hygiène

Enfin

ils ont coupé

la langue

pour des raisons de sécurité

*

Certaines nuits Allah

dans Son sommeil

parle l’arabe dialectal

de choses surprenantes

dans une bouche divine

les imams refusent que Ses mots

soient ajoutés à Son journal

D’autres nuits nous L’entendons

marcher sur talons aiguilles

nous devinons au bruit du plafond

qu’Il se déguise devant un miroir

pour descendre faire un tour

dans les rues de Bab el-Oued

 

 

 

OLJ / Par Souad Labbize, le 03 décembre 2020 à 00h00

https://www.lorientlejour.com/article/1243396/poeme-dici-de-souad-labbize.html

 

 

Violée à 9 ans et réduite au silence/Au Maghreb, le tabou du viol



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Rédigé le 12/07/2021 à 11:34 dans Algérie, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)

L’Algérie entre le ciel et l’amer

 

Le regard de Nadjib Bouznad affronte la réalité, avec autorité et sans concession, imposant une image contrastée de cette Algérie tout à la fois belle, forte, blessée, violente et hospitalière.

 

La photographie de Nadjib Bouznad · Nadjib Bouznad est un jeune photographe algérien. Parce qu’il lui semble représentatif d’une nouvelle génération d’artistes tout autant désireux de s’exprimer que de demander des comptes à ses aînés, Myriam Kendsi, elle aussi artiste, peintre et algérienne, présente un travail qui la touche et l’interpelle.

    

La célèbre « Madone de Bentalha » du photographe de l’Agence France presse (AFP) Hocine Zaourar, dit « Hocine », lauréat du prix Word Press Photo 1998 est devenue une icône de la photographie algérienne. Elle est surtout l’image emblématique de la tragédie de la guerre civile : une femme, Oum Saad, foudroyée par la douleur après avoir appris la mort de son frère, de sa belle-sœur et de sa nièce au lendemain du massacre perpétré à Bentalha dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997. Avec cette photo, Zaourar a été accusé par le gouvernement de ternir l’image de l’Algérie, mais la photographie algérienne a fait son entrée sur la scène artistique internationale1.

Au moment où les mémoires commencent à s’ouvrir, on assiste ces dernières années à un réveil artistique, comme si l’Algérie émergeait d’une longue nuit. Bien sûr, les cadavres sont encore sous le tapis et certains n’hésitent pas à les piétiner ; cependant la jeunesse demande des comptes tout en souhaitant vivre enfin normalement, et essaie de créer, bien souvent en l’absence de toute institution qui pourrait soutenir cette création sans arrière-pensée politique.

Parmi cette nouvelle génération, Nadjib Bouznad s’aventure lui aussi sur le terrain de la photographie, voire du photojournalisme et témoigne de la vie quotidienne, de l’histoire d’un pays contrasté qui, tiraillé entre recherches identitaires et désir de mieux vivre, tente de s’inscrire dans la modernité.

Ses panoramas sont ceux d’Alger : une grande métropole du Maghreb grandie trop vite, sous la pression de l’exode rural massif qui a suivi la « décennie noire » des années 1990. Loin des clichés touristiques, orientalistes ou simplement esthétisants, il saisit ce qui par essence échappe, que ce soit en peinture ou en photographie : une lumière, un mouvement, une couleur. Cette capture sert de cadre à un véritable carnet de bord des zones urbaines, des problèmes sociaux, un témoignage de sa société entre instantanés et compositions qu’il expose à ses 16 000 abonnés dans sa page Facebook, intitulée « Coup d’oeil 3likoum ». « C’est une poésie du chaos, » dit de lui l’écrivain Samir Toumi, auteur notamment de Alger, le cri (éditions Barzakh, 2013).

C’est une Algérie contemporaine qu’il nous donne à voir, avec une capitale ballotée dans la mondialisation, acculturée, amère parfois, sous un ciel éternellement bleu. La misère est là, la violence du capitalisme, la gabegie et la corruption sont à ciel ouvert. L’artiste surexpose les contradictions de sa société sans fard, mais avec poésie. Ses photos opposent silencieusement les mouvements de la ville aux émotions de la couleur, la séduction esthétique à la brutalité urbaine. La lumière, elle, est instantanément méditerranéenne.

Le jeune photographe travaille sur les traces (vêtements, objets, tags sur les murs…) du quotidien qu’il met en exergue, comme un appel à la solidarité, au souci de l’autre, à la vie. Pourtant, ses photos nous transpercent comme un vent triste, et nous donnent l’envie nostalgique d’un retour, même éphémère, aux anciennes joies dont on ne parvient pas à faire le deuil. Il raconte aussi la destruction du patrimoine et de l’environnement, la misère sociale, la frustration, le délitement des liens de solidarité y compris envers les « chibanis et chibaniettes » (les anciens), les rêves de départ de la jeunesse, en même temps que l’envie de vivre, le désir d’aimer malgré le contrôle social, le bleu du ciel malgré le désespoir.

Ainsi, comme toujours lorsqu’on parle d’Alger, la mer en horizon, un chemin qui emmène à la plage et en premier plan une maison à l’architecture arabe, détruite en grande partie. Seuls restent visibles des tableaux de l’ancienne Casbah. Des fils électriques apparents, omniprésents relient les deux parties de l’image.

Une vieille dame avec une canne en bois à la main et un cabas rouge revient probablement du marché. Elle semble avoir du mal à se déplacer. Sur les balcons trônent des paraboles en nombre, des balcons turquoise ou plutôt « bleu poulisse » (police) comme on dit à Alger, et dans la rue une camionnette ocre jaune et une banderole avec un slogan politique sur les murs d’un immeuble.

Deux jeunes en jeans, casquettes et baskets regardent la mer. Près d’eux, un troisième est assis sur un fauteuil rouge en plastique posé sur une plage remplie de déchets et juste à côté une barque. Est-ce un désir de partir, de quitter un pays où l’on n’arrive pas à concrétiser ses rêves ?

Et enfin, des amoureux face à l’horizon, deux couples, deux femmes voilées, l’une blottie contre son homme et l’autre juste assise tout près. Un homme seul à côté, sans doute un chaperon. La ville est loin en perspective, le ciel est assombri et la mer mouvementée.

Les couleurs primaires dominent souvent : du bleu à profusion, du rouge et de l’ocre. Les peintures des murs sont écaillées, les fils électriques apparents, quelquefois on y voit des restes de l’architecture traditionnelle algérienne auxquels se superposent les paraboles, les vêtements fabriqués dans les ateliers chinois ou indiens. Dans l’espace public des femmes souvent voilées, des tags sur les murs en arabe, en français ou en berbère et le soleil au zénith. Rien n’est caché, rien n’est esthétisé, tout est à nu comme une plaie ouverte sous un ciel le plus souvent bleu.

 

 

 

 

MYRIAM KENDSI > 22 DÉCEMBRE 2017

https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/l-algerie-entre-le-ciel-et-l-amer,2188

 

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Rédigé le 03/07/2021 à 16:55 dans Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

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