La question de la récupération des fonds et des biens issus de la corruption d’hommes d’affaires, de militaires et des politiciens véreux ainsi que des parties influentes incarcérés pour corruption était une promesse de campagne du président mal élu Abdelmadjid Tebboune.
Aujourd’hui le bonhomme s’en remet à ses bons souvenirs et relance ce va-t-en guerre à la recherche de Dinars perdus dilapidés dans le cadre de la récupération des fonds dissimulés frauduleusement à l’étranger ou même en Algérie à travers des biens éparpillés çà et là. C’est d’ailleurs de l’un de ceux-là d’où est repartie cette affaire. Dimanche dernier, effectivement, le chef d’état lors du Conseil des ministres tenu sous sa présidence, avait sommé ses troupes d’accélérer la remise en production de l’usine des huiles végétales de Jijel, qui appartenait aux frères Kouninef, actuellement en détention pour corruption, lançant ainsi la première étape d’un début du processus de récupération.
C’est que l’histoire va chercher loin elle couterait au bas mot estiment les experts, plus de 7,5 milliards d’euros et 600 milliards de DA, un joli pactole pour des caisses assoiffées. Si pour ce qui est de récupérer l’argent volé et dissimulé à l’étranger, autant en faire son deuil tant les procédures complexes prendraient du temps pour le rapatrier, les démarches à entamer, se déroulant sous la houlette diplomatique. Au Bled c’est un autre son de cloche et cela semble plus envisageable. Mais dans cette histoire du voleur volé, et entre nous, le vrai pactole est en devises fortes et donc entre de bonnes mains chez les autres. Ce qui reste au pays va avec les pertes et profits. Et l’Exécutif algérien en ces temps durs est tout aise de rencontrer le fameux « limaçon » de la fable.
Sauf que là, la problématique de la récupération des biens et fortune des richissimes oligarques et hauts responsables du régime Bouteflika ne pourrait se faire, qu’après que toutes les voies de recours eussent été épuisées. D’ailleurs, seule la cour d’Alger « une voix de son maître sans équivoque », où se déroulent les procès en appel des accusés concernées par la confiscation de biens mal acquis, est apte ou non de confirmer les demandes de la partie civile, qui est le Trésor public en ordonnant donc la confiscation de biens précisément identifiés et localisés. Ce qui toutefois peut prendre parfois plusieurs mois, voire des années mais bien moins que pour l’autre opération de rapatriement.
Ces grands dossiers qui s’élèvent à 7,5 milliards d’euros, ont pour hommes d’affaires des sommités comme, Ali Haddad, Mahieddine Tahkout , Mourad Eulmi, Abdelghani Hamel, les frères Kouninef ainsi que des accusés de parts et d’autres, notamment ceux dont les biens ont fait l’objet d’un ordre de saisie dans l’affaire du montage automobile. La majorité de ces biens à confisquer se trouve dans la capitale Alger et ses environs, il s’agit de terrains, usines, sièges de sociétés ou bureaux… L’opération est, sauf retournement de situation comme c’est souvent le cas en Algérie, certes, des plus plausibles sur le plan juridique car la justice est toute acquise à l’exécutif qui n’est autre que l’uniforme en Algérie, mais elle restera dans le temps complexe à appliquer. Mais qu’on se le dise ! dans l’état actuel des choses ce n’est qu’une passation de mains ou de pouvoir. Les nouveaux « ayant droit » se bousculent déjà aux portillons de la bonne fortune que partage volontiers le parrain. C’est comme ça en Algérie depuis plus de six décennies. Les bonnes habitudes ne se perdent pas.
Les frontières entre le Maroc et l’Algérie ont toujours été un sujet à débat, c’est d’ailleurs le fond de la rivalité entre les deux pays depuis l’Indépendance de l’Algérie. Mais dans l’histoire, le tracé des frontières a été au contraire, un élément de solidarité entre les deux pays. Un expert raconte.
L’histoire du voisinage entre le Maroc et l’Algérie a connu plusieurs rebondissements ces dernières années, mais il fut un temps où les deux pays étaient très proches, notamment lorsque les deux luttaient pour leur indépendance.
S’il y a un élément qui peut expliquer la nature des relations bilatérales maroco-algériennes, c’est la frontière entre les deux pays. Le Professeur Okacha Berahab, historien et ancien professeur à la Faculté de Mohammédia, Université Hassan II, invité des Mardis du entre de recherche Policy Center for the New South (PCNS), raconte comment le Maroc et l’Algérie étaient solidaires et comment les voisins pourraient passer vers la voie de la réconciliation.
Comment peut-on qualifier la signification des frontières entre le Maroc et l’Algérie et quelles en sont les caractéristiques ?
Nous examinons cette question à la lumière de deux phases. La première phase débute à partir du 16e siècle lorsque les Turcs pénètrent en Algérie et que les premiers signes des frontières entre les deux Etats ont commencé à apparaître. Avec la naissance de l’Etat alaouite au cours du 17e siècle, les premiers sultans alaouites se sont engagés auprès des Turcs d’Algérie à ne pas aller au-delà de l’oued Tafna qui se situe à l’ouest d’Oran et s’étend vers le sud jusqu’à l’ouest de Tlemcen. Mais la délimitation des frontières au sud de cet oued est restée floue. La zone du Sahara faisait partie du Maroc en vertu du système d’allégeance et des impôts qui étaient perçus.
Au cours de la deuxième phase – la phase du colonialisme français (1830-1962) – qui a introduit le concept nouveau de frontières basées sur des cartes et sur le modèle européen de l’Etat-nation, le Maroc va devoir faire face à l’expansion française. En effet, le Traité de Lalla Maghnia sur les frontières est intervenu après une défaite militaire en 1844 et a constitué une grande injustice envers le Maroc. Le traité était très ambigu car il déterminait les points de repère dans la zone tellienne, c’est-à-dire de la mer aux environs des oasis de Figuig, alors que la frontière au sud de Figuig est demeurée imprécise, de façon délibérée, pour que la France puisse s’étendre comme elle veut et quand elle veut. Le Traité de 1901 signé à Paris et les deux accords d’Alger signés en 1902 ont ainsi complété la délimitation de la frontière au sud de Figuig, mais incluaient des parties du territoire marocain à l’Algérie, dont, à titre d’exemple, l’oasis du Touat, Béchar, Kenadsa, etc.
Quelles sont les caractéristiques de cette imbrication des relations maroco-algériennes ?
Je ne dirais pas qu’il y a une imbrication, mais plutôt une forme de solidarité qui a commencé depuis l’occupation française de l’Algérie. Cette solidarité s’est manifestée à travers le soutien à l’Emir algérien Abdelkader, aussi bien au niveau populaire qu’au niveau officiel et s’est poursuivie jusqu’en 1844 lorsqu’un différend sur la question de la résistance est apparu entre le Sultan et l’Emir, alors que les tribus marocaines, qui se trouvaient aux frontières, soutenaient l’Emir malgré la pression du Sultan sur elles, mais ont dû finalement se soumettre au Sultan, ce qui a poussé l’Emir à recourir à l’armée française dans l’ouest algérien en 1847 après des affrontements militaires avec le Maroc.
Cette affaire continue d’ailleurs de peser sur les relations entre les deux pays à ce jour. Lorsque le Maroc est devenu occupé à l’instar de l’Algérie (1912-1956), une grande solidarité s’est exprimée de la part des Uléma d’Algérie avec la cause marocaine, notamment avec la révolution de Mohammed Ben Abdelkrim El Khattabi, alors qu’était condamné le Dahir berbère et que la solidarité de l’association des Uléma avec le Maroc était renouvelée à l’occasion de l’exil du Sultan Mohammed Ben Youssef.
Quel est le rôle des régions frontalières dans la cristallisation de la solidarité maroco-algérienne ?
Les manifestations de solidarité se sont poursuivies de 1956 à 1962. Au niveau local, les populations de la région ont accueilli les émigrés expulsés d’Algérie, alors qu’au niveau officiel, les responsables ont fourni les conditions nécessaires à l’installation de l’Armée de libération algérienne tout au long de la zone frontalière, de Saïdia à la région de Figuig, et qui partait de l’est du Maroc pour attaquer l’armée française, puis retournait dans ses bases à proximité des frontières. Par ailleurs, le Maroc défendait la cause algérienne dans les sphères internationales, outre le soutien qui lui était apporté à tous les niveaux. Cependant, après l’indépendance de l’Algérie en 1962, le différend sur la délimitation des frontières allait alimenter le conflit en 1963 entre les deux voisins, sous la forme de ce qu’on a appelé la guerre des sables. Ainsi, ce fut la première rupture entre les deux pays, dont les effets ont été fort durables.
La rencontre d’Ifrane en 1969, puis l’accord de 1972, avaient pour objectif de forger cette solidarité à travers certains programmes et projets productifs communs. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le Traité de fraternité et de bon voisinage signé à Ifrane le 15 janvier 1969 a fixé les règles de base de bon voisinage et de coopération économique. Il a été suivi de la rencontre de Tlemcen le 27 mai 1970 qui a mis l’accent sur la nécessité de mettre en œuvre tous les accords conclus entre les deux pays. La coopération entre eux s’est concrétisée à travers l’accord du 15 juin 1972 signé à Rabat à propos de la délimitation des frontières. A la même date, un accord de coopération a été signé en vue de l’exploitation de la mine de fer de Garat Jbilet près de Tindouf. En examinant ce dernier accord, on y trouve certains aspects que le Maroc n’était pas en mesure de divulguer à l’époque, notamment la reconnaissance que la mine de fer se trouve en territoire algérien et que c’est l’Etat algérien qui a le droit d’extraire le minerai, de le vendre, de le commercialiser et de déterminer la quantité qui peut être exportée.
La deuxième condition figurant dans l’accord consiste à créer une société maroco-algérienne (à égalité entre les deux pays) qui se chargera de la construction d’une voie ferrée pour acheminer le minerai de fer vers les ports marocains sur la côte atlantique en vue de son exportation. Mais cette société ne peut acquérir le fer qu’avec l’autorisation de l’Etat algérien, ce qui sert les intérêts de l’Algérie plus que les intérêts du Maroc. C’est ce qui a poussé le Maroc à refuser de ratifier cet accord et à retarder la ratification de l’accord sur le tracé des frontières jusqu’à la reprise des relations entre les deux pays suite à leur rupture en raison des tensions dues à la question du Sahara récupéré en 1975. L’accord a ensuite été publié au journal officiel le 22 juin 1992. Entretemps, un rapprochement s’était opéré entre les deux pays après la création de l’Union du Maghreb Arabe en 1989, mais ce rapprochement a rapidement commencé à se dissiper à la suite des actes terroristes survenus à Marrakech en 1994, ce qui a amené le Maroc à imposer le visa aux Algériens et l’Algérie à riposter en fermant les frontières terrestres, toujours fermées à ce jour (2022).
En marge de ces évolutions, en 1973, la question de la récupération du Sahara marocain a commencé à être à l’ordre du jour. Le Maroc craignait de voir des projets se mettre en place dans des régions dont la marocanité n’était pas encore établie. Cette crainte ainsi que l’inégalité des intérêts dans les accords conclus ont poussé le Maroc à geler le traité de coopération pour l’exploitation du minerai de fer près de Tindouf et à retarder la ratification de l’accord sur le tracé des frontières. Il existe d’autres questions sur lesquelles la coordination entre les deux pays a fait défaut, ce qui a conduit à des discordes et des tensions, notamment l’absence de coordination dans la lutte contre les activités de contrebande, de trafic de drogues et de terrorisme. Le projet de connexion électrique est en fait le seul projet qui est encore en vigueur entre les deux pays. Son maintien est le résultat d’accords internationaux liant l’Union du Maghreb Arabe et l’Espagne et ne peut être rompu.
Quant aux autres projets, ils étaient voués à l’échec. On peut citer, en l’occurrence, le projet d’installation d’une cimenterie dans la zone frontalière, ainsi que le non-renouvellement de l’accord sur l’acheminement du gaz algérien vers l’Algérie via le territoire marocain (31 octobre 2021). La raison de l’échec de ces projets réside dans l’absence de coordination entre les deux Etats et le manque de confiance entre eux sur fond de la question de la récupération du Sahara.
Quelle approche pour améliorer les relations entre les deux Etats ?
Pour améliorer les relations entre les deux pays, il faut tout d’abord restaurer la confiance entre eux. A cet effet, il faut mettre en œuvre les accords antérieurs qui mettent l’accent sur le bon voisinage et la nécessité de résoudre les problèmes par des voies pacifiques et négociées. Cela passe par la reprise des relations diplomatiques, la coordination dans toutes les questions bilatérales, la mise en place de projets de développement conjoints dans les zones frontalières, tout en œuvrant à la réconciliation de la mémoire collective et à l’unification des programmes scolaires afin d’ancrer l’esprit de solidarité, plutôt que l’hostilité, dans les mentalités des jeunes générations.
De façon générale, il semble que ce soit des calculs politiques qui commandent l’instauration de relations de voisinage normales entre les deux pays. Le fait d’aboutir à un consensus à leur sujet est susceptible de réduire les tensions et les incidents qui se produisent sur les frontières et de réaliser le développement économique le long de la zone frontalière, ce que souhaitent et espèrent les populations des deux côtés de la frontière. Seul un accord à propos du principal point de discorde, à savoir la question du Sahara marocain – est à même de ramener les relations entre les deux pays à leur état normal.
C'est ce qu'on dit toujours de l'Algérie : quel beau pays! Avec un point d'exclamation et bien sûr un verbe au passé, même s'il est sous-entendu ! Cette phrase, elle l'entend partout, depuis si longtemps, dite sur un ton de regret pendant les premières années qui ont suivi l'indépendance, mais teintée à présent de commisération. Oui, les plages, le désert, le sable chaud, le soleil, la lumière ...
Mais dans ce pays il y a des hommes. Dans tous les pays, il y a des hommes. Ce sont eux qui en font une patrie. Qui en font un enfer. Ou un pays où il fait bon vivre. Maïssa Bey, Entendez-vous dans les montagnes…
Soixante ans après la signature des accords d'Evian, qui ont officiellement mis fin à la guerre d'indépendance algérienne, le souvenir des sept ans et demi de conflit entre la France et l'Algérie, et avant cela de la période de domination coloniale commencée en 1830, continue de représenter un noeud problématique des deux côtés de la Méditerranée, tant au niveau collectif qu'individuel. Si d'une part, en effet, il s’agit de sujets fortement clivants sur le plan politique, idéologique et socioculturel, d'autre part ils constituent le résidu d'un traumatisme qui n'a jamais été pleinement élaboré et qui, se transmettant de parent à enfant, a conditionné les subjectivités, nourri le ressentiment identitaire, se plaçant à l'origine de malaises et de souffrances psychiques.
Dans l'éventail de causes qui, pendant des décennies, ont entravé l'élaboration d'une histoire commune, les historiens ont mis en évidence non seulement les éléments de contraste entre les deux pays, mais aussi les contradictions au sein de chaque côté. Durant les premières années du conflit, la guerre d'Algérie en France n'a pas été nommée en tant que telle mais par le biais d'un vaste répertoire de périphrases, dont certaines sonnent désormais trop familières à nos oreilles de spectateurs de guerres justes : « événements d'Algérie », « opération de police », « opérations de rétablissement de la paix civile » ou « entreprise de pacification ». L’absence d’un vrai débat public après 1962 a été remplacée par un flot de publications (autobiographies, mémoires, récits de vie) qui, au lieu de contribuer à reconstruire une vision intelligible de l'histoire, n’ont fait qu'accentuer le risque d'une communautarisation des mémoires. Aujourd’hui, comme le constate l'historien Benjamin Stora dans le rapport remis au président de la République française en janvier 2021: « en France, plus de sept millions de résidents sont toujours concernés par […] la mémoire de l’Algérie, [et] celle-ci fait l’objet d’une concurrence de plus en plus grande. Pour les grands groupes porteurs de cette mémoire, comme les soldats, les pieds-noirs, les harkis ou les immigrés algériens en France, l’enjeu quelquefois n’est pas de comprendre ce qui s’est passé, mais d’avoir eu raison dans le passé ».
Cette même guerre, en Algérie, a été célébrée comme l'acte fondateur d'une nation qui s'est battue pour reconquérir sa souveraineté. Guerre de libération, mais encore plus souvent rebaptisée révolution, le récit qui en a été fait rétrospectivement par les élites politiques a masqué bientôt tout ce qui pouvait porter atteinte au portrait d'un mouvement populaire compact derrière le drapeau du FLN, y compris les milliers de victimes des rivalités internes au camp algérien. Cette version officielle, qui consiste à « ostraciser ou à diaboliser » selon les mots de l'historien algérien Mohammed Harbi, n'est pas une véritable histoire, mais l’ « expression d'actes politiques ». Et cette tendance du politique à supprimer ou à transfigurer, selon la convenance, des pans entiers de l'histoire, n'est pas sans impact sur les consciences et les vécus de ceux qui, de manière plus ou moins directe, en sont les héritiers.
Karima Lazali, qui exerce depuis des années le métier de psychanalyste entre Alger et Paris, montre qu’à des prémisses opposées (un trop peu ou un trop plein d’histoire) correspondent des effets convergents. En France elle a remarqué un nombre « incroyable » de « patients français, issus le plus souvent de la troisième génération postcoloniale, [qui] se disent encombrés par une histoire coloniale vécue souvent au niveau des grands-parents impliqués dans la colonisation ou la guerre d’indépendance, […] une histoire qu’ils n’ont pas connue et qui, le plus souvent, leur a été transmise dans un épais silence » (K. Lazali, Le trauma colonial, 2018). Le résultat est un sentiment aigu de malaise qui ne cesse de travailler ces personnes, hantées par des questions relatives à la honte et à la responsabilité.
En Algérie, au contraire, la question coloniale ne cesse d'occuper le discours public. Cependant, comme il s'agit d'une version « figée, univoque et donc privée d’épaisseur », le résultat est le même, à savoir une compréhension du fait colonial assise sur « l’impensé »: condition indispensable, en Algérie comme en France, pour éviter le risque de mettre en question la responsabilité de chacun face à l’Histoire et à son interprétation. Une paralysie qui empêche les sujets – aussi bien les ex-colons que les ex-colonisés – « de visiter les recoins de leurs histoires familiales, souvent complexes », rendant ainsi difficile de « poursuivre un travail clinique précis de recensement des problématiques et de décryptage des résidus sourds de la violence coloniale ».
Dans ce cadre de censures politiques, d’interdits plus ou moins explicites et intériorisés, de blocages psychiques, la littérature – poursuit Lazali – a un rôle majeur à jouer, dans la mesure où elle tente d’écrire les silences, les espaces blancs, les impensés du fait historique. Cette définition semble s’appliquer à la perfection à l’oeuvre de l’écrivaine Maïssa Bey, dont on pourrait dire qu’elle a toujours conçu son activité comme un labeur pour faire sortir du silence les voix des victimes oubliées, tout comme de leurs bourreaux, de l’histoire de l’Algérie. Plus précisément, l'oeuvre qu'elle compose depuis ses débuts en 1996 avec Au commencement était la mer apparaît comme une longue enquête, menée en composant une mosaïque de témoignages, sur les circonstances qui ont fait de l'Algérie le pays qu’il est devenu aujourd'hui. Son récit Entendez-vous dans les montagnes… (2002) a presque l’allure d’un diagnostic sur les conséquences du silence qui a enveloppé la guerre d’indépendance : remplir les blancs (de l’histoire familiale tout comme de celle de son pays) s’avère condition nécessaire pour essayer de sortir de la longue nuit faite de refoulements, de souffrances réprimées, de malentendus et d’ignorance qui, transmis de génération en génération, ne font que nourrir le cercle de la haine réciproque. Avec Bleu blanc vert (2006) le regard se concentre sur l’enchaînement de circonstances qui ont conduit le pays, en trente ans, des promesses de l’Indépendance au gouffre de la décennie noire (période douloureusement évoquée dans Puisque mon coeur est mort, 2010), avec pour fil rouge l’encombrant souvenir des martyrs de la révolution qui impose aux enfants de se montrer dignes du sacrifice des pères ; tandis que dans Cette fille-là (2001) le voile est levé « sur les silences des femmes et de la société, […], sur des tabous, des principes si arriérés, si rigides parfois qu’ils n’engendrent que mensonges, fourberies, violence et malheurs ». Chaque texte de Maïssa Bey peut en somme être lu comme un effort pour se mettre, et mettre en même temps le lecteur, en condition de comprendre, de déchiffrer les signes du « réseau invisible » dans lequel les personnages ont le sentiment d’être pris (Surtout ne te retourne pas, 2005). C’est à partir de ces prémisses que nous souhaitons organiser un moment de rencontre, de réflexion et d’échange autour de l’oeuvre de Maïssa Bey, aussi dans une perspective de comparaison avec d'autres écrivain.e.s, en posant une simple question : comment arrive-t-elle à écrire les blancs de l’histoire de l’Algérie ? Notre but est de faire dialoguer des chercheurs et chercheuses qui s’inscrivent dans une pluralité d’approches en sciences humaines et sociales (historiens, littéraires, sociologues, anthropologues, psychanalystes, etc.).
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Nous encourageons les chercheur.e.s postdoctorant.e.s, les enseignant.e.s-chercheur.e.s en début de carrière, et les doctorant.e.s avancé.e.s à envoyer des propositions. Nous invitons les candidat.e.s à envoyer un résumé de 500 mots ainsi que 5 mots-clés et l’affectation institutionnelle à l’adresse suivante : [email protected] au plus tard le 15 septembre 2022.
Langues du colloque: français et/ou italien.
Les frais d’inscription au colloque s’élèvent à € 75,00 et sont gratuits pour les étudiant.e.s, les doctorant.e.s et post-doctorant.e.s.
Les frais d’hébergement et de transport sont en revanche à la charge de chaque participant.e.
Ce colloque international respecte le principe horizontal de l'égalité des chances hommes/femmes et de non discrimination, établi par le Comitato Unico di Garanzia de l’Université de Pise.
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Comité scientifique :
Benjamin Stora (Paris 13, Sorbonne Paris Nord)
Barbara Sommovigo (Université de Pise)
Veronic Algeri (Université de Rome « Roma Tre »)
Francesco Attruia (Université de Pise)
Alexandre Calvanese (Université de Pise)
Houda Hamdi (Université 08 Mai 1945 Guelma, Algérie)
Renata Pepicelli (Université de Pise)
Valeria Sperti (Université de Naples « Federico II »)
Emmanuel Macron se rendra « prochainement » en Algérie à l’invitation de son homologue Abdelmadjid Tebboune, a dit le président français dans un message de félicitations à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, rendu public jeudi par la présidence algérienne.
« Monsieur le Président et mon cher ami, j’ai l’immense plaisir, en ce 5 juillet 2022 où l’Algérie commémore son 60e anniversaire de l’indépendance, de vous adresser, au nom de la France et en mon nom propre, à vous, l’Algérie et son peuple, un message d’amitié et de solidarité, accompagné des félicitations les plus sincères à votre pays », lit-on dans la lettre.
« Nouvel agenda »
Dans ce document qui augure la fin de la brouille qui a pourrit les relations entre les deux capitales il y a quelques mois, Emmanuel Macron évoque une prochaine visite en Algérie sans donner de dates.
« En réponse à votre invitation, je serai heureux de venir en Algérie prochainement pour lancer ensemble ce nouvel agenda bilatéral, construit en confiance et dans le respect mutuel de nos souverainetés. Je souhaite que nous puissions y travailler dès maintenant pour appuyer cette ambition sur des fondations solides et l’inscrire dans un calendrier partagé », a-t-il ajouté.
Le président français a ajouté souhaiter que « nous puissions y travailler dès maintenant pour appuyer cette ambition sur des fondations solides et l’inscrire dans un calendrier partagé ».
En dépit du passage de six décennies après l’indépendance, les relations entre les deux pays sont régulièrement ponctuées de pics de tension. La question de la guerre d’indépendance et la mémoire qui en découle reste très vive. La crispation sur ce passé commun n’est pas sans gros coup de froid.
Le dernier remonte à octobre 2021 lorsque Emmanuel Macron a affirmé que l’Algérie s’était construite après son indépendance sur « une rente mémorielle », entretenue par « le système politico-militaire », suscitant l’ire d’Alger. Il est vrai que le régime instrumentalise la question de la mémoire à outrance.
Mais les relations se sont progressivement réchauffées ces derniers mois et le président français et son homologue algérien ont exprimé leur volonté de les « approfondir » lors d’un entretien téléphonique le 18 juin.
Lundi, la présidence française a annoncé l’envoi d’une lettre par M. Macron à M. Tebboune à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance, où le président français appelait, selon l’Elysée, au « renforcement des liens déjà forts » entre les deux pays.
Fin avril, M. Tebboune avait félicité M. Macron lors de sa réélection et l’avait invité à se rendre en Algérie. Emmanuel Macron a effectué une seule visite en Algérie, au début de son premier mandat présidentiel en décembre 2017.
Dans l'effervescence de la manifestation, Libération s'est entretenu vendredi au téléphone avec des Algériens impliqués dans le mouvement contre un cinquième mandat Bouteflika. Ils racontent pourquoi ils se mobilisent, l'humiliation ressentie face à la décision du président absent de se représenter, et pourquoi – alors qu'ils ont en mémoire de la décennie noire et des transitions avortées des printemps arabes – le mouvement se veut absolument pacifiste.
Sidali Kouidri Filali, 40 ans : «Les Algériens ont conscience que ça peut déraper»
Pressé de rejoindre la manifestation, ce membre fondateur du Barakat («ça suffit») – un mouvement déjà actif contre un quatrième mandat de Bouteflika en 2014 – raconte l'espoir qu'il place dans les manifestations actuelles, auxquelles il participe en «simple citoyen». Pour lui c'est le «ras-le-bol» de la population face à une «dictature qui a réussi à faire des Algériens un peuple de désespérés» qui pousse ses concitoyens dans la rue : «Il y a des millions d'Algériens qui ont quitté l'Algérie avec le règne de Bouteflika. On n'avait jamais vu ça, même durant la décennie noire et les années de sang [la guerre civile algérienne qui, durant les années 90 opposa le gouvernement algérien à divers groupes islamistes et fut à l'origine de dizaines de milliers de morts, ndlr]. Aujourd'hui, des Algériens se jettent dans la mer, sont des harragas[terme utilisé pour désigner les migrants algériens qui "brûlent leurs papiers" avant de tenter de rejoindre l'Europe par la mer ndlr] parce qu'ils ne se reconnaissent pas dans ce pays, qu'il n'y a plus d'espoir. Parce que la seule chose que Bouteflika a réussi à démocratiser c'est la corruption et le népotisme.»
Le mouvement, qu'il décrit comme populaire et spontané, a d'ailleurs pour mot d'ordre le «départ de Bouteflika, et de tout le système qu'il représente». Il explique, inquiet, que «c'est une dictature forte, qui a les médias et l'opinion en main et qui a l'habitude de manipuler les mouvements», mais se dit confiant dans l'expérience des Algériens. Contrairement aux pays des printemps arabes, les Algériens ont déjà connu le terrorisme et l'islamisme politique, et «ont conscience que ça peut déraper». Ils seront donc sur leurs gardes pour ne pas répondre aux provocations du pouvoir. Le mot d'ordre d'aujourd'hui, d'ailleurs, est «pacifisme».
Habib Brahmia, 33 ans : «Les jeunes sont complètement désespérés»
Cadre dirigeant du parti Jil Jadid (Nouvelle Génération) qui fait partie du mouvement de gauche Mouwatana («citoyenneté»), l’homme répond d’une voix posée. Il milite depuis plusieurs années contre le système Bouteflika et s’était lui aussi opposé au quatrième mandat en 2014. Sans grand succès à l’époque mais aujourd’hui, les choses sont différentes :
«Depuis l’annonce par le Président de sa participation à la présidentielle, il y a eu un déclic populaire et les gens se sont mobilisés sur les réseaux sociaux pour engager une contestation sur la rue… Les Algériens ont pris cette affaire comme une question de dignité : ils considèrent que ce n’est pas normal que quelqu’un qui n’est pas capable de diriger le pays soit imposé comme ça par la force.»
Il analyse : «L'impotence est un problème politique : il y a des gens qui ne sont pas élus, pas identifiés, qui gèrent les affaires du pays. Quelqu'un qui n'est même pas capable de parler, qui n'a pas fait de discours à la nation depuis le 8 mai 2012 – soit depuis sept ans – ne peut pas prendre les rênes d'un pays.»
A cela s'ajoutent des conditions économiques de plus en plus dures qui poussent les jeunes à migrer. Et aujourd'hui à sortir dans la rue. «Depuis longtemps, la situation était difficile. Au début, il y avait beaucoup d'argent, donc le système l'a utilisé pour louer la paix sociale, en redistribuant la rente. Depuis qu'il n'y en a plus, l'émigration a redoublé : des harragas sur des bateaux de fortunes, mais aussi la fuite des cerveaux avec des médecins qui vont en France ou au Canada. Tout le monde a envie de partir : les jeunes sont complètement désespérés et ne voient aucun avenir pour eux.»
Il exalte un mouvement «populaire» et «pacifique» : «Les gens ont une conscience collective tournée vers la démocratie, les libertés et le pacifisme. Les Algériens ont montré beaucoup d'intelligence politique et leurs revendications sont claires : ils veulent un Etat de droit, et c'est dans celui-ci qu'on pourra choisir des représentants selon leurs idéologies et leurs projets de société.»
Nazim Baya, 35 ans : «Ces gens ne se rendent même pas compte à quel point ils sont ridicules»
Pharmacien de profession, l'homme est surtout connu pour être le fondateur d'El Manchar, un site satirique, sorte de Gorafi algérien, qui ne perd pas une occasion d'égratigner le pouvoir et son chef invisible. Il raconte que son journal n'a pas joué un rôle moteur et a juste «accompagné le mouvement pendant les dernières années». Dans ses colonnes, la satire a permis à la fois d'éviter la censure et d'insister sur l'absurdité du pouvoir d'Alger… Depuis une semaine, l'image du cadre vide – celui du portrait de Bouteflika – régulièrement brandie par les manifestants et reprise sur internet est du même registre : «Le cadre, c'est un pied de nez au pouvoir. Ce sont les autorités qui l'ont utilisé comme portrait de Bouteflika pour le mettre dans des meetings et des célébrations officielles. Les jeunes ont repris ça à leur compte pour se moquer de ces gens qui ne se rendent même pas compte à quel point ils sont ridicules.»
L'homme rappelle aussi que 70% de la population algérienne a moins de 30 ans. Les jeunes qui n'ont connu que Bouteflika au pouvoir, «veulent s'impliquer dans le jeu politique, affirmer qu'ils sont là, qu'ils veulent un Etat de droit et une démocratie». Lui aussi l'affirme : l'expérience de la décennie noire et du conflit syrien permettra au peuple algérien de rester pacifique et d'éviter les pièges de l'affrontement.
L’objectif ultime de cette entreprise est resté le même : la spoliation des Algériens de leurs moyens de subsistance, matériels et immatériels. 2,9 millions d’hectares sur 9 millions de terres cultivables sont accaparés violemment. Une colonisation de peuplement unique dans son genre.
Le mouvement sioniste radicalisera à l’extrême cette méthode par la mise en place d’une stratégie de nettoyage ethnique des Palestiniens (Ilan Pappé). Il avait fallu mener une longue lutte d’une violence inouïe et extrême pour mettre définitivement fin à cette colonisation. L’insurrection du 8 mai 1945 constitue en effet une étape décisive dans la lutte séculaire pour la souveraineté nationale, une et indivisible.
Certes le fait colonial pèse dans la formation des élites et des Etats-nations. Figer l’éclosion d’une nation dans un passé lointain ou proche, c’est la dévitaliser (Ali Benssad) et infantiliser les générations post-coloniales. Il ne doit pas toutefois expliquer toute la trajectoire et les dérives de la période post-coloniale.
A la veille du soixantième anniversaire de l’indépendance nationale, il serait utile de l’examiner à la lumière des travaux de la jeune génération de chercheurs d’autant plus que la décolonisation a été le phénomène du XXème siècle plus marquant que la chute du communisme totalitaire (Alain Gresch).
Manifestations et violence
La jeunesse en ébullition depuis le débarquement américain en Afrique du Nord commence à s’emparer des villes et des campagnes. Après l’incident à Ksar Chellala, Messali Hadj, le président du PPA, est déporté au Congo-Brazzaville, le 25 avril 1945 (Rachid Tlemçani). Le PPA organise des manifestations à Alger, Blida et Oran, le 1er mai 1945 pour revendiquer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. A Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur les manifestants.
Mais la mobilisation continue et se propage dans plusieurs villes et villages. Le 8 mai, les Algériens musulmans dont certains se sont battus en Italie dans les troupes françaises, manifestent aux cotés des Européens. Ils célèbrent la fin de la guerre et la victoire des Alliés.
Les colonisés pensent obtenir cette fois-ci la réforme du système colonial et la dissolution du code de l’indigénat comme promis tant de fois. La classe politique française, droite et gauche, ne conçoit pas de se défaire de «l’Algérie Française».
A Sétif, la manifestation tourne rapidement à l’émeute quand un manifestant arbore le drapeau national. La mobilisation s’étend rapidement au nord-constantinois, à Bone, en Kabylie, en Oranais et à Biskra. Toutes les régions se sont révoltées pratiquement. Ce mouvement insurrectionnel a duré plusieurs semaines, par certains endroits, spontané, et par d’autres, sous la direction du PPA. C’est la première fois depuis la pénétration coloniale en 1830 que les Algériens ont unanimement manifesté des sentiments anticoloniaux et nationalistes. Ces événements marquent une nouvelle étape dans le long processus de prise conscience nationale.
Avant ces événements, les régions se soulevaient séparément pour s’opposer à la spoliation des terres de certains notables et chefs de tribus. L’insurrection du 8 Mai 1945 est un momentum, un moment historique, dans le processus de lutte pour l’émancipation nationale. En revanche, cette insurrection constitue pour la version officielle «un complot anti-républicain», une thèse qui faisait fi de l’enquête d’une minutie impressionnante de Mahmoud-Marcel Reggui, un Européen adepte pourtant des vertus de la colonisation.
Vagues de répression et humiliations collectives
Une campagne répressive est menée partout avec acharnement où les insurrections ont eu lieu, comme à Guelma, Aïn Abid, Sétif, Aïn Kebira et Kherrata. Les colons s’organisent en milice pour prêter main-forte aux policiers, gendarmes et militaires. Toutes les troupes militaires sont réquisitionnées pour réprimer les «troubles à l’ordre public». La marine et l’aviation bombardent et rasent plusieurs agglomérations dans le Constantinois.
A l’annonce de la visite du ministre de l’Intérieur, rapporte Reggui, «on empilait dans les fours à chaux (des minoteries Lavie, à Héliopolis, près de Guelma) les corps des fusillés… Pendant dix jours, on brûla sans discontinuer. L’odeur à la ronde était insupportable. Il suffit d’interroger les habitants de l’endroit. C’est pour cette raison que nous n’avons jamais pu retrouver les corps de ma sœur et de mon frère cadet… ». Kateb Yacine, un autre témoin oculaire, constate: «Il y a eu des scènes de viols, il y a eu encore des massacres. On voyait les corps allongés dans les rues».
Dans un compte-rendu de presse, Albert Camus écrit une phrase-choc in Combat, « Les journalistes français doivent se persuader qu’on ne règlera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à une répression aveugle». Une fois la lutte armée déclenchée, la position du nobélisé de littérature 1957 deviendra plus nuancée par rapport à l’engagement politique du journaliste.
La violence coloniale tous azimuts, gaz toxiques dans les grottes, pacification au napalm, torture dans les prisons … , a atteint entre temps une nouvelle étape dans les crimes souterrains (Christophe Lafaye). Une cinquantaine de mechtas et de douars sont incendiées durant ces événements.
Des humiliantes cérémonies de soumission sont organisées dans plusieurs villes et villages. Des vagues d’arrestations ont eu lieu aussi dans les milieux intellectuels, y compris parmi ceux prônant l’assimilation, l’intégration ou la fédération. Une fraction importante de l’élite politique est incarcérée lors de ces événements dont certains deviendront des dirigeants du FLN-ALN.
Notons, Ferhat Abbas, le Dr Ahmed Francis, Ahmed Boumendjel, Me Sattor Kaddour, Cheikh Bachir El Brahimi, Mohamed Khider, Abdallah Fillali, Larbi Ben M’hidi, Benyoucef Benkhedda. Ferhat Abbas, arrêté le 8 mai 1945, n’est libéré que 6 mois plus tard à la suite de l’amnistie votée par l’Assemblée nationale. Lors du procès de Antonio Gramsci, le fondateur du parti communiste Italien, en 1926, le procureur Michele Igor a conclu son réquisitoire: « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans».
Le général Duval, maître d’œuvre de la répression de 1945, a mis en garde les opinions de la nécessité de la méthode «tout répressif» avant qu’ il ne soit trop tard. « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable », a-t-il averti Paris. Toute lutte contribuant à l’éclosion de la libre pensée doit faire l’objet de tout répressif, une politique ultra-répressive qui deviendra l’arme fatal de l’Etat profond sous le régime des politiques néo-libérales que la lutte anti-terroriste islamiste légitimera dans le nouvel ordre sécuritaire en gestation.
Bilans et Guerre des mémoires
Le bilan des insurrections est souvent très difficile à évaluer avec exactitude. Selon les autorités coloniales, 103 Européens et 1 165 Algériens musulmans sont morts. Le journaliste Yves Courrière, l’auteur de La Guerre d’Algérie, estime à 15.000 Algériens tués. La mémoire algérienne retient le chiffre de 45.000 personnes. Le bilan des conflits armés et des guerres civiles véhicule souvent des enjeux mémoriels importants.
Le bilan de la lutte nationale (1954-1962) continue jusqu’ à nos jours à estampiller les relations algéro-françaises. A la faveur du soixantième anniversaire des Accords d’Evian, on assiste en France à un flux inédit d’ouvrages, de films documentaires et de colloques sur les questions mémorielles portant sur la violence coloniale. Par contre, en Algérie, cet anniversaire est célébré dans la joie et l’allégresse en accueillant les Jeux méditerranéens 2022, avec comme point d’orgue une imposante parade militaire dans la capitale, une première depuis plus de trente ans.
La recherche scientifique dans la longue durée et dans sa complexité doit être facilitée pour éclairer la jeune génération pour aller de l’avant sans rancune et haine. La génération des réseaux sociaux représentant un poids démographique influent exige un nouvel élan dans le processus de construction des identités meurtries (Amin Maalouf) et des mémoires.
La fin des illusions de la mission civilisatrice
Le fossé entre les colons et les colonisés s’est creusé davantage après les émeutes de 1945. Les promesses de citoyenneté sont toujours repoussées au calendre grecque. Le pouvoir colonial, prisonnier de ses «ultras», n’est pas en mesure de transcender ses conflits internes et ses contradictions externes. Une ambigüité qui singularise l’Algérie, à la fois en un territoire français de plus en plus assimilé pour les colons et une colonie dotée de lois particulières et discriminantes pour les autres communautés (Colette Sytnicki). La commission qui devait enquêter sur ces événements fut furtivement dissoute. Les responsables des tueries ont bénéficié de l’impunité totale sans avoir ouvert de procès.
Durant ces massacres, c’est bien le général de Gaulle, «l’homme du 18 juin 1940», qui était à la tête de la France, nouvellement libérée de l’occupation nazie. Son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce pas, contrairement à ce qui a été rapporté dans les médias, un changement de cap pour permettre l’émancipation totale des colonies (Mohammed Harbi).
L’autonomie interne des colonies n’est même pas annoncée lors de ce discours. François Mitterrand, Ministre des Sceaux, n’a pas aussi vu l’inéluctabilité de la décolonisation. Le socialiste transfert l’essentiel des pouvoirs judiciaires à l’armé estimant que la seule négociation avec le FLN, « c’est la guerre ».
Cette décision permet aujourd’hui à Jacques Attali, son conseiller principal à l’Elysée, d’affirmer sans détours que «Mitterrand a créé les conditions légales de la torture». Il n’a pas réagi à la disparition de 3 024 algériens lors de la bataille d’Alger. Son souci majeur est la gestion de sa carrière. Il ne changea pas vraiment de stratégie de prise de pouvoir au fil du temps. Il a même réhabilité les généraux putschistes de «l’Algérie française » en accédant à la magistrature suprême en Mai 1981. Son discours paternaliste sur la démocratie à La Baule en 1990 nous fait rappeler étrangement celui du général de Gaulle de 1944.
La réforme du système colonial, tant attendue, s’est avérée finalement être une fuite en avant, une diversion. Le régime électoral, défavorable aux Algériens musulmans, ne permettait dans les meilleurs des cas qu’à l’accès à des fonctions subalternes justifiant ainsi la mission civilisatrice de la colonisation. Le jeu légaliste, structuré et biaisé, ne peut en réalité que consolider le statu quo ambiant.
Cette situation est consolidée en avril 1948 lors des élections législatives. Elles sont marquées par d’outrageuses fraudes et une violence électorale indescriptible. Elles sont connues dans les annales électorales comme les élections «Naegelen». Ces élections ont convaincu de jeunes militants que la voie électoraliste et réformiste ne pouvait pas aboutir à des changements profonds dans la relation entre les colons et les colonisés et entre une «Algérie française» et une «Algérie algérienne». La voix pacifique ne mènera pas finalement l’Algérie à l’émancipation nationale. L’indépendance nationale n’est pas dans l’urne mais au bout du fusil.
Les fervents protagonistes de la cohabitation et de la troisième voie ont définitivement perdu tout espoir d’une Algérie paisible évoluant en symbiose dans un environnement multi-ethnique et multi-culturel animé par une pluralité politique unique dans la région (Aissa Kadri). La France humaniste ne proposa pas une «intégration réelle» dans laquelle le jeu politique ne serait pas un jeu à somme nulle. Le pouvoir colonial s’est entêté à une intégration symbolique, selon la devise, « Soyez comme nous, mais soumis », dans une France aux valeurs universalistes.
Tous les groupes politiques sont désormais convaincus que l’action armée reste la seule voie du salut. La guerre de libération fractura davantage la cohabitation entre les différentes communautés, le terrorisme urbain de l’OAS finira par la défaire complètement. Cette Organisation est entre autre responsable de l’assassinat de 2360 personnes auxquelles s’ajoutent 5419 blessés, majoritairement algériens (Olivier Le Cour Grandmaison).
Ce terrorisme aveugle qui a failli remettre en cause les Accords de cessez- le-feu obtenus après 18 mois de d’âpres négociations, est réduit dans le nouveau discours révisionniste à des actes isolés (Malika Rahal). L’apaisement des mémoires revendiqué par certains ne doit pas être restreint à une à des épiphénomènes du fait colonial. L’entreprise coloniale fut violente, radicale, systématique, totale.
Les événements de 1945 à 1954 ont profondément marqué toute une nouvelle génération, d’esprit et d’âge. Agée de quinze à trente ans, la «génération 54» était convaincue que la solution finale au fait colonial réside dans «El thawra» (la Révolution). Le colonisé pour accomplir son humanité (Frantz Fanon) doit tout d’abord «allumer la flamme» (Larbi Ben M’hidi). Le mouvement d’émancipation, une fois déclenché, se prendra, selon le raisonnement des révolutionnaires professionnels, en charge lui-même. Conscients que la dynamique de la guerre asymétrique est imprédictible, les indépendantistes ont osé lancer un défi envers et contre tous. Le déclenchement de la révolution est conçu comme un grand événement dans le mouvement de décolonisation (Alain Badieu).
Il doit ainsi permettre à l’Algérie de prendre place dans l’espace de représentation internationale. Il ne restait donc à présent qu’à s’entendre sur les nouvelles modalités de lutte et la date exacte de son déclenchement. La nouvelle problématique engendrée par le déclenchement de l’insurrection sous la direction du FLN , un un parti politique créé pour la circonstance, serait, selon des indépendantistes, examinée en temps voulu.
Le massacre des Algériens qui a eu lieu le 14 juillet 1953 à Paris sera commémoré cette année dans la capitale française. Ce drame méconnu des Algériens et des Français a été effacé de la mémoire, mais des militants et des intellectuels ont décidé de le ressusciter, notamment par la réalisation d'un film documentaire par Daniel Kupferstein, qui sera d'ailleurs projeté le 10 juillet dans le cadre de la manifestation « Un écran des droits ».
Le 14 juillet 1953, un drame terrible s’est déroulé en plein Paris. Au moment de la dislocation d’une manifestation en l’honneur de la Révolution Française, la police parisienne a chargé un cortège de manifestants algériens. Sept personnes (6 Algériens et un Français) ont été tuées et une centaine de manifestants ont été blessés et plus de quarante par balles. Un vrai carnage. Cette histoire est quasiment inconnue. Pratiquement personne n’est au courant de son existence. Comme si une page d’histoire avait été déchirée et mise à la poubelle. En France comme en Algérie.
Ce film, est l’histoire d’une longue enquête contre l’amnésie. Enquête au jour le jour, pour retrouver des témoins, pour faire parler les historiens, pour reprendre les informations dans les journaux de l’époque, dans les archives et autres centres de documentation afin de reconstituer au mieux le déroulement de ce drame mais aussi pour comprendre comment ce mensonge d’Etat a si bien fonctionné. Avant que les derniers témoins ne disparaissent, il est temps que l’histoire de ce massacre sorte de l’oubli.
La projection du film, intitulé « Les balles du 14 juillet 1953 », aura lieu le 10 juillet à 11 heures au Cinéma Majestic Bastille, selon une publication du réalisateur Daniel Kupferstein. Elle sera suivie d'un débat avec les historiens Gilles Manceron et Alain Ruscio. Dans la même publication, le réalisateur propose un résumé du film qui retrace un peu ce qui s'est passé le 14 juillet 1953, quand des Algériens ont été réprimés dans le sang par la police française.
« Le 14 juillet 1953, un drame terrible s’est déroulé en plein Paris. Au moment de la dislocation d’une manifestation en l’honneur de la Révolution française, la police parisienne a chargé un cortège de manifestants algériens. Sept personnes (6 Algériens et un Français) ont été tuées et une centaine de manifestants ont été blessés dont plus de 40 par balles. Un vrai carnage », affirme Daniel Kupferstein dans son résumé du film.
Cette histoire est quasiment inconnue du grand public. Personne ne sait que ce drame a eu lieu moins d'une année avant le déclenchement de la guerre de libération nationale. Ni en Algérie ni en France. Comme si une page d'histoire avait été déchirée. Si l'on peut expliquer cela en France, où les autorités ont honte du comportement de sa police, il n'y a aucune explication à l'amnésie en Algérie.
Film « Les balles du 14 juillet 1953 » : Une longue enquête contre l'amnésie
« Ce film est l’histoire d’une longue enquête contre l’amnésie. Enquête au jour le jour, pour retrouver des témoins, pour faire parler les historiens, pour reprendre les informations dans les journaux de l’époque, dans les archives et autres centres de documentation afin de reconstituer au mieux le déroulement de ce drame, mais aussi pour comprendre comment ce mensonge d’État a si bien fonctionné », précise dans le même texte le réalisateur du film.
Enfin, il est programmé deux manifestations pour commémorer le massacre du 14 juillet 1953. Ce sera le 13 juillet à 18h30 à Place de la Nation, à Paris, où des prises de parole et des dépôts de gerbes de fleurs auront lieu devant la plaque à la mémoire des victimes de ce massacre. Précisément à Place de l'île de la Réunion, près de la colonne de droite en regardant le cours de Vincennes, selon les précisions de Daniel Kupferstein. Deux heures plus tard, un Bal populaire aura lieu, Place de la Nation (près du kiosque), avec l'orchestre Fanfarinha qui animera toute la soirée.
Les balles du 14 juillet 1953
Le 14 juillet 1953, un drame terrible s’est déroulé en plein Paris. Au moment de la dislocation d’une manifestation en l’honneur de la Révolution Française, la police parisienne a chargé un cortège de manifestants algériens. Sept personnes (6 algériens et un français) ont été tuées et une centaine de manifestants ont été blessés dont plus de quarante par balles. Un vrai carnage.
Cette histoire est quasiment inconnue. Pratiquement personne n’est au courant de son existence. Comme si une page d’histoire avait été déchirée et mise à la poubelle. En France comme en Algérie.
Le documentaire qui éclaire les relations secrètes d’Emmanuel Macron avec l’Algérie
« On dit souvent que les routes de l’Élysée passent par Alger »
Le groupe indépendant « Off Investigation » présenter en avant-première son prochain documentaire : « Macron l’algérien, en marche…vers le cash ? ». Une enquête signée Jean-Baptiste Rivoire et Yanis Mhamdi.
En février 2017, en pleine campagne présidentielle, Emmanuel Macron se rend à Alger. Mais au lieu de rencontrer des représentants de la société civile, il se contente de voir des officiels et, plus discrètement, des affairistes proches du pouvoir. Dès lors, il va constamment soutenir le régime, même au plus fort du « Hirak », quand treize millions d’algériens défilaient dans toute l’Algérie contre un cinquième mandat du vieux président Abdelaziz Bouteflika. Emmanuel Macron a-t-il offert sa protection à un régime militaire corrompu et discrédité, en échange de soutien financier?
À travers des témoignages inédits tels que : Xavier Driencourt (ancien ambassadeur de France à Alger), Bernard Cheynel (ancien vendeur d’armes français décédé début 2022), Jean-Pierre Mignard (membre de la délégation d’Emmanuel Macron à Alger en 2017) ou encore des sources proches du pouvoir algérien. Mais aussi le travail des journalistes et écrivain : Omar Benderra (Algeria Watch), Marc Endeweld (journaliste), Nicolas Beau (Mondafrique.com), Abdou Semmar (journaliste algérien réfugié politique en France), et Antton Rouget (Mediapart), Off Investigation lève le voile sur cette face sombre de la Françalgérie.
Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)
Carles Puigdemont a été le président de la Généralité de Catalogne (Generalitat de Catalunya), de 2016 à 2017. C’est l’homme qui a déclaré, en 2017, après un vote du Parlement catalan, l’indépendance de cette riche région d’Espagne. Une décision qui a provoqué l’une des plus graves crises institutionnelles et territoriales de l’Espagne moderne.
Cet acte lui a valu des poursuites judiciaires pour « rébellion » et « sédition » et un « exil » en Belgique, que ses détracteurs espagnols taxent de « fuite ».
Devenu eurodéputé et refondateur de l’un des principaux partis politiques catalans, Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne, droite catalane) – qui partage le pouvoir avec une autre formation indépendantiste, Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, gauche républicaine catalane) –, il peut se déplacer partout en Europe sauf en Espagne, où pèse sur lui un ordre d’arrestation.
Carles Puigdemont a répondu, en français, aux questions de Middle East Eye.
Middle East Eye : Pour tout le monde, la Catalogne, c’est la ville de Barcelone, le tourisme et surtout le FC Barcelone. Avez-vous une autre définition ?
Carles Puigdemont : C’est avant tout une vieille nation européenne qui, depuis le Moyen Âge, possède un Parlement, un gouvernement, des institutions et des relations internationales, notamment en Méditerranée. C’est aussi une nation qui, après quelques siècles d’existence, a tout perdu et a vu comment on interdisait sa langue.
MEE : On parle encore catalan en Catalogne.
CP : Je parle d’histoire. Les Bourbons, c’est-à-dire la monarchie espagnole, ont interdit le catalan au début du XVIIIe siècle. À partir de ce moment, et jusqu’aujourd’hui, la Catalogne n’a cessé de se battre pour récupérer sa liberté perdue et sa langue.
Certes, pendant ces quelque 300 ans, on a réussi à avoir quelques périodes dites « de liberté », qu’il faut mettre entre guillemets.
Nous sommes une petite nation entourée de deux grandes puissances, territoriales et linguistiques, l’Espagne et la France. Notre nation essaie de survivre
MEE : Pouvez-vous expliciter ?
CP : C’était durant la Seconde République espagnole [1931-1939] et après la mort de Franco [1975]. Mais ce n’était jamais une liberté pleine pour garantir la survie de la Catalogne.
Nous sommes une petite nation entourée de deux grandes puissances, territoriales et linguistiques, l’Espagne et la France. Notre nation essaie de survivre.
Nous essayons de protéger notre langue, notre culture, et en même temps vivre en paix avec nos voisins et faire entendre notre voix dans le monde.
MEE : Mais il y a un immense espace géographique qui va au-delà de la Catalogne. On parle catalan, ou une langue apparentée, du nord de la Murcie, une communauté autonome voisine de l’Andalousie, jusqu’au département français des Pyrénées orientales, que vous appelez la « Catalogne du Nord ». En passant par la Communauté valencienne et la Frange d’Aragon.
CP : Oui, mais vous savez, outre Andorre, le catalan est parlé dans trois pays européens membres de l’Union européenne [l’Espagne, la France, l’Italie]. C’est la langue officielle dans un espace géographique où habitent 10 millions de personnes, et pourtant, elle est interdite au Parlement européen et au Congrès des députés espagnol.
Nous n’avons pas le droit d’utiliser notre langue dans ces instances parlementaires. Moi qui suis eurodéputé, je n’ai pas le droit de m’exprimer dans ma langue maternelle, qui est pourtant une vieille langue européenne.
MEE : Pourquoi ? CP : Parce que l’Espagne ne veut pas demander pour le catalan le même statut qu’ont, au Parlement européen, le maltais, le gaélique, les langues baltes et celles des Balkans, etc., qui sont beaucoup moins parlées que notre idiome.
Quand l’Espagne se projette à l’international, elle oublie volontairement de préciser qu’il y a plusieurs nations dans la péninsule Ibérique, le Pays basque, la Galice, la Catalogne…
Catalans et Kurdes : deux mondes différents mais un même rêve d’indépendance
MEE : J’ai été surpris de voir que l’actuel président de la Généralité de Catalogne, Pere Aragonès, en est le 132e. Je situais plutôt ce chiffre à 120.
CP : En 2017, j’ai été élu 130e président de la Generalitat de Catalogne, le 130e président de l’histoire de la Catalogne [depuis 1359]. Cela veut dire quoi ? Qu’on n’est pas nés d’hier.
MEE : Qu’est-ce que cela vous fait, à vous, un citoyen européen, de vous retrouver aujourd’hui « exilé » comme vous dites en Europe, alors que les Espagnols affirment que vous êtes « en fuite de la justice » ?
CP : En fait, il y a des sentiments contradictoires. L’exil est une tradition dans l’histoire politique catalane. Je ne suis pas le premier président de la Catalogne à devoir prendre le chemin de l’exil. Il y en a eu d’autres. C’est devenu presque une tradition de rejoindre la France, ou la Belgique surtout, pour se protéger de ces différentes vagues de répression qui ont existé au XXe siècle contre ce mouvement que l’on appelle le catalanisme.
MEE : Mais là on est au XXIe siècle… On est en Espagne, qui n’est pas une dictature.
CP : Plus que ça, nous sommes dans l’Union européenne et, comparé au XXe siècle, à la période de Franco, l’Espagne a tout de même progressé en matière de démocratie. Malgré cela, il y a aujourd’hui des politiciens et même des artistes qui doivent se réfugier hors d’Espagne pour chercher une protection juridique…
MEE : Vous faites référence à ce rappeur de Majorque qui a dû fuir l’Espagne ?
CP : Oui, Josep Miquel Arenas Beltrán, dit « Valtònyc », qui a été condamné à trois ans et demi de prison pour une chanson contre la monarchie espagnole. Il a dû venir ici, en Belgique, où il a gagné tous les procès intentés contre lui par l’État espagnol pour obtenir son extradition. Il est décevant pour moi que l’on doive se battre aujourd’hui pour des droits que l’Union européenne exige des autres.
MEE : Comme par exemple…
CP : La liberté d’expression, la liberté de mouvements, l’action politique. Pour moi, en tant que citoyen européen, voir que l’Union européenne n’a pas progressé, et que le « deux poids, deux mesures » en matière de libertés fondamentales reste la norme, est choquant. Nous percevons, nous vivons un recul des droits que nous croyions acquis et qui nous ont poussés à nous considérer comme des citoyens européens.
MEE : Mais l’Espagned’aujourd’huin’est plus celle de Franco. Et puis au XXe siècle, l’exil a aussi frappé beaucoup d’Espagnols, et pas seulement les Catalans. On peut critiquer la justice espagnole, mais ce n’est tout de même pas la justice d’un État autoritaire.
CP : J’ai dit avant qu’il y avait eu un progrès important de l’Espagne démocratique après la mort de Franco. Mais, du point de vue du système judiciaire, la justice n’a pas évolué de la même façon que la société espagnole qui, en matière de droits fondamentaux, de sexualité et de religion, a fait un pas énorme en avant. Ce qui n’est pas le cas de la justice espagnole qui, comme d’ailleurs certains secteurs de la police et de l’armée, reste un corps fortement rattaché à la tradition autoritaire du franquisme.
La justice espagnole, comme d’ailleurs certains secteurs de la police et de l’armée, reste un corps fortement rattaché à la tradition autoritaire du franquisme
Ce n’est pas seulement mon opinion. Il y a des études élaborées par des experts juridiques espagnols qui attestent qu’une partie importante de la haute magistrature espagnole est liée à la droite et à l’extrême droite.
MEE : Pour moi qui suis originaire d’un vrai État autoritaire (le Maroc), c’est un peu fort…
CP : Je peux le dire parce que j’ai eu affaire à la justice allemande, belge et italienne. Il y a une énorme différence entre ces trois juridictions et la justice espagnole. Par rapport aux cas des Catalans, l’Espagne ne peut pas garantir une justice indépendante, alors que c’est le fondement, la clé d’une démocratie pleine, comme celle que je connais ici, en Belgique, depuis quatre ans et demi.
Ce n’est pas parfait, bien entendu, mais les décisions de justice ne sont pas prises à partir de critères politiques. Ce qui n’est malheureusement pas le cas en Espagne.
MEE : Mais est-ce seulement la justice ou est-ce que le politique influe sur les décisions de justice ?
CP : Il y a un récent rapport du GRECO [Groupe d’États contre la corruption], un organe du Conseil de l’Europe chargé de vérifier la qualité de l’indépendance de la justice, qui a déjà rédigé trois ou quatre rapports sur la situation de l’Espagne.
Il est très critique envers la justice espagnole. Il y a aussi le Conseil de l’Europe qui a demandé il y a un an à l’Espagne d’arrêter les persécutions visant les politiciens catalans.
MEE : Et pour le politique ?
CP : La droite espagnole, le Parti populaire notamment [qui s’appelait auparavant l’Alliance populaire], qui a été fondé par un ancien ministre de Franco [Manuel Fraga Iribarne], n’appartient pas à la famille de la droite démocratique européenne qui s’est battue contre le fascisme.
Le gaullisme français, la démocratie chrétienne italienne, la démocratie chrétienne allemande de Konrad Adenauer, et la droite britannique également, se sont battus contre le fascisme.
C’est tout le contraire de la droite espagnole, laquelle est une émanation du franquisme qui s’est réinventée. En Espagne, il n’y a pas eu de cassure avec l’ancien système comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale en France, en Italie et en Allemagne. En Europe, il y a eu une transition, en Espagne, il y a eu une sorte d’évolution de la dictature à la démocratie.
MEE : Ça, c’est
la droite. Mais est-ce qu’il y a eu un changement depuis l’arrivée des socialistes du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) au pouvoir en 2018 ? On ne peut pas dire que le gouvernement de Pedro Sánchez ne veut pas trouver un terrain d’entente avec les Catalans.
CP : Il y a une différence entre dire et faire. Qu’a fait le gouvernement du PSOE depuis qu’il est aux commandes ? Rien ! En fait, quel est le projet politique de M. Pedro Sánchez concernant la Catalogne ? Rien !
Je vais dire quelque chose qui n’est pas politiquement correct : quand la droite est au pouvoir, elle est claire, elle nous est clairement hostile. Les socialistes, eux, mettent la manière mais on ne peut pas leur faire confiance. En ce sens, pour moi ils sont pires que la droite. Je veux négocier avec quelqu’un en qui j’ai confiance, or Pedro Sánchez a montré qu’on ne peut pas lui faire confiance.
MEE : Il faut reconnaître aussi que vous, les indépendantistes, vous n’êtes pas très unis. Preuve en est la récente sortie du porte-parole d’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) au Congrès des députés espagnol à Madrid, Gabriel Rufián, qui vous a carrément insulté.
CP : Vous avez raison. On n’est pas du tout unis. Ce n’est pas une opinion, c’est un fait. On ne marche pas unis, on ne se bat plus ensemble face à l’État espagnol. C’est un problème, mais ce n’est pas de ma faute.
MEE : Mais pourquoi participez-vous encore au gouvernement autonomique catalan présidé par un membre d’ERC ?
CP : C’est une autre histoire. Il y a différentes stratégies. Par contre, il y a un mandat clair des citoyens catalans. Même si nous autres, politiciens indépendantistes catalans, ne pouvons pas agir de manière coordonnée et unie, il y a la volonté majoritaire du peuple catalan qui s’est exprimée élection après élection en faveur de l’indépendance. La majorité indépendantiste au Parlement catalan est la plus large de l’histoire moderne.
C’est pour cela qu’il est essentiel qu’il y ait une troisième personne autour de la table des négociations. Une tierce partie qui ne doit être ni espagnole ni catalane, et qui puisse nous aider au dialogue afin d’arriver à des résultats ainsi qu’au respect de ces accords
MEE : Donc, il n’y a plus rien à négocier avec le PSOE.
CP : Il faut tirer les conséquences de cette stratégie de dialogue avec le gouvernement espagnol, même si je reste personnellement favorable à l’idée du dialogue pour résoudre des conflits politiques.
Il n’y a rien sur la table, absolument rien. Et c’est ce que nous expliquons à nos collègues du gouvernement catalan : peut-être est venu le temps de changer de stratégie, de nous unir à nouveau et de répondre collectivement à ce dialogue fake proposé par Pedro Sánchez qui, c’est démontré aujourd’hui, nous espionnait avec le logiciel Pegasus.
MEE : Vous êtes pessimiste alors ?
CP : Malheureusement, oui. Ma priorité a toujours été, durant ma présidence de la Generalitat et maintenant que je suis en exil, d’ouvrir de vraies négociations avec l’État espagnol, d’égal à égal, pour que nous puissions aboutir à un résultat positif.
MEE : Positif veut dire la séparation de l’Espagne, alors que différents gouvernants espagnols disent qu’ils ne peuvent pas et ne veulent pas négocier l’indépendanced’une partie du territoire.
CP : C’est pour cela qu’il est essentiel qu’il y ait une troisième personne autour de la table des négociations. Une tierce partie qui ne doit être ni espagnole ni catalane, et qui puisse nous aider au dialogue afin d’arriver à des résultats ainsi qu’au respect de ces accords.
Car le problème avec l’Espagne n’est pas d’arriver à des accords. En 40 ans, il y en a eu beaucoup, mais les Espagnols ne les ont jamais respectés.
MEE : Par exemple ?
CP : Les investissements publics. En Catalogne, l’État espagnol a respecté seulement 36 % de ses promesses, alors qu’à Madrid, ce chiffre monte à 187 %. Donc, je le répète, à quoi sert d’arriver à des accords avec l’Espagne si elle ne respecte pas ses engagements ? Il nous faut une tierce partie avant d’engager des négociations avec les Espagnols.
MEE : Vous pensez à qui ? À l’Union européenne ? Aux États-Unis ? À l’Irlande ?
CP : Quand j’étais président de la Generalitat, il y a eu des États hors de l’Union européenne, la Suisse par exemple, et d’autres pays dont je ne peux révéler les noms, qui ont offert officiellement leurs bons offices. Il y a aussi des ONG et des experts internationaux habitués à ce genre de conflit.
MEE : Permettez-moi d’insister, mais vous croyez vraiment que l’État espagnol, qu’il soit gouverné par la droite ou par la gauche, va accepter de négocier l’indépendance de la Catalogne ? C’est une région très industrialisée, très riche.
CP : Inversons alors les rôles. Croyez-vous que si la Catalogne était une région pauvre, l’Espagne accepterait de négocier son indépendance ? Non. La question est ailleurs. L’Espagne est-elle en mesure d’appliquer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qu’elle a signé en 1976 et ratifié en 1977 ?
On peut tout de même parler d’indépendance sans être condamné à quinze ans de prison. Les Écossais peuvent le faire avec les Britanniques, les Québécois avec les Canadiens et la Nouvelle-Calédonie a négocié avec Paris des référendums d’autodétermination, mais en Espagne, ce n’est pas possible
Le premier article de ce pacte prévoit le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles ». C’est publié dans le Bulletin officiel de l’État espagnol.
MEE : Cela ne répond pas à ma question…
CP : La Catalogne est une très vieille nation européenne, avec des institutions, des Constitutions… Nous avons le droit de nous séparer de l’Espagne, bien entendu par des moyens pacifiques et démocratiques. Ma question est simple : l’Espagne est-elle disposée à respecter ses engagements internationaux ?
Se séparer n’est pas un droit aléatoire, il s’applique à tous. Si la majorité du peuple catalan veut accéder à l’indépendance, où est exactement le problème ? Est-ce que les frontières ont été délimitées par Dieu, par une force divine ? Est-ce que la Catalogne est dans une prison ?
On peut tout de même parler d’indépendance sans être condamné à quinze ans de prison. Les Écossais peuvent le faire avec les Britanniques, les Québécois avec les Canadiens et la Nouvelle-Calédonie a négocié avec Paris des référendums d’autodétermination, mais en Espagne, ce n’est pas possible.
MEE : Il reste toujours ces questions économiques, votre grande richesse.
CP : Je connais cette narration. On nous dit : « Vous êtes riches et vous ne voulez pas partager votre richesse avec les peuples moins favorisés. » C’est faux ! Nous autres, Catalans, nous sommes d’accord avec le principe de la répartition des richesses. On ne va pas garder tout l’argent dans notre poche.
Et cela s’applique non seulement à l’Espagne, mais également à l’Europe et au monde entier. La Catalogne, en tant que principal partenaire économique de l’Espagne, serait la première intéressée pour l’aider en cas de difficultés économiques. J’irais plus loin : en cas de séparation, la Catalogne est prête à assumer une partie de la dette extérieure espagnole.
MEE : De nombreux Maghrébins, Marocains, Algériens et Tunisiens, quand ils se posent la question, se demandent en quoi l’indépendance de la Catalogne pourrait bénéficier à leur région ?
CP : La Catalogne connaît bien le Maghreb. Des dizaines de milliers de Maghrébins vivent chez nous et l’économie catalane a de grands intérêts dans les économies du Maghreb.
Par exemple, les dernières données en ma possession, qui datent d’il y a quatre ans, avancent que jusqu’en 2017, 50 % des investissements espagnols au Maroc étaient catalans. Il y a une évidente interaction entre la Catalogne et le Maghreb, et pas seulement ces dernières décennies. Depuis toujours, la Catalogne a eu un intérêt géostratégique pour le Nord de l’Afrique. Nous sommes et resterons un partenaire essentiel du Maghreb.
La Catalogne reconnaît qu’Israël « commet un crime d’apartheid » contre les Palestiniens
CP : En plus des échanges économiques, une Catalogne indépendante aurait des relations apaisées avec l’ensemble du Maghreb. La Catalogne n’a pas de passé colonial dans la région. Elle n’a de litiges territoriaux avec aucun des trois pays que vous évoquez et notre langue n’a pas envahi votre espace.
À Bruxelles, nous serons plutôt un partenaire qui a de l’empathie pour les intérêts du Maghreb.
MEE : Reste que, malheureusement, le Maghreb n’est pas un exemple de démocratie.
CP : Nous pouvons aussi apporter notre expérience. La façon de gérer notre, disons, « révolution démocratique », pacifiquement bien entendu, peut vous inspirer des processus de démocratisation, de modernisation du gouvernement, etc.
MEE : L’Union européenne, particulièrement la France et l’Espagne, évite systématiquement de critiquer les graves atteintes aux droits fondamentaux commises au Maghreb. Et si parfois elle critique l’Algérie, pour le Maroc elle reste étrangement silencieuse. Alors qu’elle a fait de la défense des droits humains l’un de ses vertueux étendards internationaux.
CP : Nous dénonçons cette hypocrisie européenne. Il y a quelques jours, nous parlions au Parlement européen du Xinjiang, du peuple ouïghour et du génocide dont il est victime.
L’un de nous a demandé qu’on revoie les échanges commerciaux avec la Chine. Que signifient les grands discours, les bonnes paroles, les déclarations d’intention et les communiqués sur les droits de l’homme quand la plupart des pays européens vont en Chine pour faire des affaires ? Même chose pour l’Afrique et le Maghreb, où l’Union européenne a d’énormes intérêts.
Si l’Union européenne renonce au potentiel dont elle dispose, en tant que très grande puissance économique mondiale, pour défendre partout les libertés fondamentales, elle va finir par perdre son autorité morale
MEE : Les intérêts économiques priment donc sur la morale.
CP : Si l’Union européenne renonce au potentiel dont elle dispose, en tant que très grande puissance économique mondiale, pour défendre partout les libertés fondamentales, elle va finir par perdre son autorité morale.
Au début de la législature européenne, nous avons dit que le « deux poids, deux mesures » peut tuer l’esprit de l’Union européenne. Être braves avec le faible et lâches avec ces pays avec lesquels nous avons des intérêts économiques. On doit en finir avec cette vision à géométrie variable.
Si l’Union européenne a perdu sa place dans le monde comme première puissance économique au profit des États-Unis et de la Chine, elle doit rester la puissance internationale des droits de l’homme, et en être fière.
MEE : C’est possible ?
CP : Il y a deux semaines, on a organisé un séminaire avec une université mexicaine autour de l’affaire du logiciel espion Pegasus.
Les Mexicains ont avancé beaucoup dans l’investigation mais ils nous ont dit : « On attend beaucoup de la commission d’enquête du Parlement européen sur Pegasus, parce que si l’Europe prend des mesures, cela va nous aider énormément. » Ils ont raison et nous, on doit être cohérents avec nous-mêmes, et appliquer ce qu’on exige des autres.
L’Occident a raison de demander des comptes à Moscou pour ses crimes, mais qu’en est-il d’Israël ?
MEE : Oui, mais êtes-vous conscient du fait que la plupart de vos collègues eurodéputés sont encore dans ce cas de figure ?
CP : Il y a beaucoup de collègues qui sont conscients de cette contradiction. Le problème du Parlement et des institutions européennes, c’est qu’il existe un monopole, celui de deux familles politiques : le Parti populaire européen et les sociaux-démocrates.
En dehors d’eux, les minorités, sauf les libéraux, n’ont aucun pouvoir. Beaucoup d’eurodéputés du Parti populaire ou des sociaux-démocrates qui, en privé, expriment leur gêne, sont des élus avec un mandat, un diktat, celui de leurs partis respectifs.
Le Parti populaire européen et les sociaux-démocrates contrôlent l’Europe et à mon avis, c’est un problème sérieux qui touche à sa crédibilité démocratique.
Nous, on se bat contre la puissance excessive de deux structures partisanes qui se partagent le pouvoir, la Commission, la présidence du Parlement, à la notable exception du Conseil de l’Europe qui a été « concédé » aux libéraux, d’où toutes les voix dissidentes sont écartées. Mais de plus en plus d’eurodéputés remettent en question cette logique de pouvoir absolu. Les choses bougent.
MEE : L’Union européenne s’est levée comme un seul homme pour défendre l’Ukraine, alors qu’elle n’a jamais rien fait de tel pour d’autres pays dans la même situation. On est toujours dans le « deux poids, deux mesures » ?
CP : Vous avez raison. L’Union européenne s’est tue devant tant de tragédies dans le monde. Peut-être parce que l’Ukraine c’est l’Europe, un État qui a des frontières communes avec nous.
L’engagement de la Catalogne par rapport au Sahara occidental a toujours été clair. Tous les peuples qui veulent exercer de façon pacifique et démocratique leur droit à l’autodétermination et qui défendent leur droit à exister doivent pouvoir le faire
Disons-le clairement, cette guerre nous touche profondément. Mais il existe aujourd’hui un espoir : que la tragédie ukrainienne puisse servir de catalyseur, de point d’inflexion. Cet espoir veut dire que dans le futur, on ne regardera pas de l’autre côté face à la tragédie d’autrui.
MEE : Mais est-ce possible ?
CP : C’est un défi. Nous nous engageons à ce que l’Union européenne regarde ce qui se passe ailleurs de la même manière qu’elle le fait aujourd’hui avec l’Ukraine.
Je suis peut-être naïf, mais je peux vous assurer que j’ai senti ce sentiment chez de nombreux collègues. J’ose espérer que dorénavant, l’Union européenne s’intéressera davantage à d’autres conflits, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine. L’Union européenne doit agir partout comme une puissance mondiale des droits de l’homme.
MEE : Vous savez qu’au Maroc, certains aimeraient bien jouer votre carte face à l’Espagne. Quelques-uns disent ou même écrivent : si l’Espagne continue de soutenir l’indépendance du Sahara occidental, nous allons soutenir celle de la Catalogne. Que vous inspire cette comparaison ?
CP : Nous sommes favorables à l’intérêt des Marocains pour la Catalogne et pour comprendre le sentiment national catalan. Une comparaison ? Oui, pourquoi pas ? Ce genre de comparaison aurait été impossible il y a vingt ou quinze ans, mais aujourd’hui, la Catalogne est devenue un sujet international et ce n’est pas nécessairement négatif qu’il puisse être comparé à d’autres situations dans le monde.
Cela prouve que nous avons réussi à élargir la connaissance du mouvement national catalan. Après, bien entendu, il y a les intérêts et le jeu géopolitique, mais cela ne nous concerne pas.
CP : L’engagement de la Catalogne par rapport au Sahara occidental a toujours été clair. Tous les peuples qui veulent exercer de façon pacifique et démocratique leur droit à l’autodétermination et qui défendent leur droit à exister doivent pouvoir le faire.
Ceuta et Melilla, leviers de pression entre le Maroc et l’Espagne depuis plus de cinq siècles
MEE : On peut donc dire que vous êtes en faveur d’un référendum d’autodétermination au Sahara occidental.
CP : Oui. Il doit y avoir un référendum d’autodétermination au Sahara occidental pour que la population locale puisse s’exprimer librement et pacifiquement. D’ailleurs, j’ai écrit beaucoup sur ce sujet avant d’entrer en politique, quand j’étais journaliste.
MEE : Et pour Ceuta, Melilla et ces poussières d’empire qui longent la côte marocaine ?
CP : Le Maroc a parfaitement le droit de questionner la souveraineté espagnole sur Ceuta, Melilla, les îles Zaffarines, l’îlot Persil et tous ces rochers éparpillés.
Ce sont les restes d’une colonisation européenne qui empêchent la normalisation complète des relations entre l’Espagne et le Maroc. Cette situation est gênante, surtout qu’il s’agit dans ce cas de figure de l’Espagne, un État européen.
MEE : L’Espagne a-t-elle également le droit de revendiquer le rocher de Gibraltar ?
CP : Oui, parfaitement. Je suis contre toute sorte de colonialisme et je suis surtout pour le droit à pouvoir parler librement de tous les vestiges des empires.
Je dois juste signaler que ce n’est pas la colonisation britannique qui a créé Gibraltar, c’est un accord entre l’Espagne et le Royaume-Uni qui en a été la conséquence. À cause de la guerre, qui a eu des conséquences aussi sur la situation de la Catalogne.
Ce sont les restes d’une colonisation européenne qui empêchent la normalisation complète des relations entre l’Espagne et le Maroc. Cette situation est gênante, surtout qu’il s’agit dans ce cas de figure de l’Espagne, un État européen
Je dois préciser aussi que contrairement à nous, les Gibraltariens ont pu voter librement dans un référendum [en 1967] pour décider de leur avenir et qu’ils ont refusé à 99,64 % de passer sous la souveraineté espagnole. C’est ça, le principe du respect à l’autodétermination des peuples.
MEE : Quand on parle d’autodétermination, on se doit d’évoquer le cas d’une vallée située dans les Pyrénées catalanes et limitrophe de la France, le val d’Aran : accepteriez-vous par exemple que cette région puisse un jour se séparer de la Catalogne ?
CP : Absolument, parce que comme je l’ai dit auparavant, les frontières ne sont pas sacrées et donc celles de la Catalogne non plus.
MEE : Que les peuples s’émancipent est quelque chose de plus facile à dire qu’à permettre.
CP : Détrompez-vous. Nous avons fait passer une loi au Parlement catalan qui s’appelle justement « Loi du val d’Aran » et reconnaît l’identité nationale, occitane, de cette région. Cette loi lui reconnaît explicitement le droit à décider de son avenir.
Je ne vois aucun problème à ce que le val d’Aran exige son indépendance ou veuille se joindre à un État ou à un autre. S’il le fait un jour, nous n’engagerons pas contre lui des accusations de rébellion ou de sédition et n’enverrons pas notre police. Notre seule exigence est la non-violence.
MEE : Récemment, vous-même ainsi que vos deux collègues catalans Clara Ponsatí et Toni Comín avez posé une question sur la situation dans le Rif marocain et les conséquences sanitaires actuelles de la guerre chimique menée par l’Espagne contre cette région au siècle passé.
CP : Nous avons posé une question sur le Rif mais également sur la situation des Kabyles algériens. Cela a eu pour effet de fâcher un peu l’État algérien, qui a officiellement protesté auprès de la délégation catalane à Bruxelles. Mais la question du Rif est plus poignante car il y a une responsabilité historique espagnole dans ce dossier.
Le revirement espagnol sur le Sahara occidental, entre bêtise et démesure
MEE : Pas seulement dans le Rif, dans tout l’ancien protectorat espagnol au Maroc.
CP : Je parle de la terrible guerre chimique qui a été menée par l’armée espagnole contre la population locale [guerre du Rif, 1921-1927]. Les conséquences sanitaires sont encore visibles de nos jours. On ne peut pas laisser passer cette tragédie.
C’est un devoir pour nous de la rendre visible aux yeux des Européens. Si l’Espagne d’aujourd’hui appartient à l’Union européenne, la responsabilité de ces crimes du passé est également européenne.
MEE : Mais pourquoi est-ce à vous, Catalans, de faire ce travail de mémoire ?
CP : Parce que quand j’étais président de la Generalitat de Catalogne, il y avait officiellement 200 000 Marocains, sûrement beaucoup plus en réalité. La plupart d’entre eux étaient d’origine rifaine.
On doit pouvoir revisiter cette partie de l’histoire, éclaircir les faits et délimiter les responsabilités pour engager les nécessaires réparations. De l’Espagne mais également, je le répète, de l’Union européenne.
MEE : Avez-vous été surpris par le déclenchement et l’aggravation de la crise diplomatique entre l’Espagne et l’Algérie ?
CP : Je dois avouer que oui. J’ai, comme tout le monde, assisté au changement surprenant de la position espagnole par rapport au conflit du Sahara occidental. Je me suis dit qu’il y avait eu des négociations secrètes, en coulisses. Je pensais que l’Algérie avait été prévenue.
Je suis vraiment choqué par l’inaptitude diplomatique de l’Espagne par rapport à ce monde, le Maghreb, qui est complexe
J’imaginais qu’il y avait eu des protestations mais que la realpolitik avait fini par s’imposer. En fait, je me suis totalement trompé. L’Espagne n’a absolument pas travaillé ce dossier. Je suis vraiment choqué par l’inaptitude diplomatique de l’Espagne par rapport à ce monde, le Maghreb, qui est complexe.
MEE : Que voulez-vous dire ?
CP : L’Espagne a une vision paternaliste et un peu coloniale de ce monde. Réduire d’une façon aussi simple le conflit du Sahara occidental en prenant une décision de ce calibre… Franchement, je ne peux pas m’expliquer cette grave erreur.
MEE : On dit que c’est une décision personnelle du président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez.
CP : Je ne comprends pas comment ce changement aussi radical a pu avoir lieu sans concertation avec les alliés de M. Sánchez au gouvernement [Unidas Podemos]. Pourquoi ? Dans quel but ? Je n’ai pas d’éléments de réponse. Je suis donc surpris. Mais cette décision n’a rien réglé du tout.
Comment Pedro Sánchez a fait imploser la relation entre Alger et Madrid
CP : On n’a pas encore mesuré les conséquences de la décision de l’Algérie de suspendre le Traité d’amitié avec l’Espagne. Je suis incapable de prédire ce qui va se passer dans les prochains mois. Mais la situation est grave.
MEE : Croyez-vous, comme une partie de la presse espagnole, que le logiciel espion Pegasus a quelque chose à voir avec la décision de Sánchez ?
CP : Je ne veux pas tomber dans les spéculations. Premièrement, il faut savoir si vraiment le Maroc est derrière cet espionnage. Deuxièmement, il faut vérifier si vraiment du matériel a été dérobé dans les téléphones infectés par Pegasus. On le saura un jour. L’important est qu’on sache pourquoi Sánchez a pris cette décision aussi drastique et pourquoi les Algériens n’ont pas été mis au courant ou informés préalablement.
MEE : On dit en Espagne que Pedro Sánchez a dynamité les relations hispano-maghrébines là où avant existait un équilibre, certes précaire, mais un équilibre tout de même.
CP : C’est ma sensation, mais comme on n’a pas toutes les données, je ne peux pas émettre un avis définitif. Il m’est difficile de croire que le gouvernement espagnol se soit comporté d’une manière aussi infantile avec le Maghreb. Parce que sinon, ce serait une grave erreur.
Il y a des intérêts économiques énormes en jeu et ils ne peuvent être soumis aux aléas de l’humeur du président du gouvernement ou de son ministre des Affaires étrangères.
MEE : Et pourtant, l’Espagne connaît cette région avec qui elle partage des frontières. Il y a de très bons spécialistes du Maghreb en Espagne.
CP : Oui, et c’est pour cela qu’elle aurait dû prendre en considération l’histoire et scruter les perspectives d’avenir. Je ne vois pas de prise en compte de l’histoire ni une vision de futur dans le mouvement de Sánchez.
MEE : Que vous inspire ce qui s’est passé la semaine dernière à la frontière avec Melilla, avec ces dizaines de morts et la réaction du président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, qui a félicité les forces de l’ordre marocaines pour avoir « bien résolu » l’assaut donné par les migrants subsahariens ?
CP : Ce qui s’est passé à la frontière entre l’UE et le Maroc est un crime, qui met en évidence le glissement vers la droite des social-démocraties européennes. Les félicitations cyniques de Pedro Sánchez pour une action policière au cours de laquelle des dizaines de personnes sont mortes, et d’autres ont été traitées comme si elles n’étaient pas des êtres humains, sont la preuve que le discours dur sur l’immigration n’est plus la chasse gardée de l’extrême droite.
Et cela démontre le double standard de l’UE, qui crée une différence claire entre les migrants selon leur origine et la couleur de leur peau. En ce sens, nous avons déjà déposé des questions à la Commission européenne. En tout cas, c’est de mauvais augure pour les temps à venir.
Indispensable instrument de travail, cet atlas aux 135 cartes commentées et accompagnées d’illustrations, commis par Karim Chaïbi, un chercheur spécialiste de la Sétif romaine et de la guerre d’indépendance. Un article de nos confrères du journal « le Matin » à Alger.
Isoler l’Algérie dans une approche exclusivement nationaliste serait négliger les ensembles maghrébin, méditerranéen, saharien, africain, mais aussi les apports orientaux et occidentaux contenus dans ce guide.
Dans une lumineuse préface Jacques Frémeaux rappelle combien l’espace et le temps, c’est-à-dire l’histoire et la géographie, permettent de situer les événements marquants de l’histoire et du devenir de la nation algérienne. Et ce, du paléolithique aux conséquences du Hirak et de la pandémie. Et de poser, évidemment, la question de l’unité de cette longue histoire. C’est dire l’actualité de cette recherche essentielle à partir d’une interrogation sur l’unification du Maghreb central avant l’occupation ottomane. En fait, souligne Jacques Frémeaux, l’histoire algérienne progresse par ruptures, sur le substrat d’un vieux fond ethnique et religieux.
L’étude de Karim Chaïbi débouche aussi, à travers toutes les couches de l’histoire algérienne, sur le rapprochement des mémoires. En bref, sur l’humus à nul autre pareil de l’Algérie, cet ouvrage synthétique, si bien écrit, enrichit l’avenir par la richesse d’un passé à nul autre pareil.
En tenant compte de tous les Atlas disponibles, depuis celui de Ptolémée ou ceux des cartographes arabes et ottomans, cette cartographie historique s’articule en onze chapitres. La genèse du territoire fait notamment référence à l’apport phénicien plaqué sur le substrat berbère, dont Utique et un port environ tous les 40 kms de côte, témoins des liens des souverains massyles avec Carthage. Le riche chapitre consacré à la civilisation romano-africaine n’oublie ni Massinissa, ni Jugurtha en montrant comment l’Afrique devient une terre d’enjeux, autant politiques qu’économiques, pour le pouvoir romain. On suit César face à Pompée, puis la vassalisation des derniers souverains locaux, dont le savant Juba II.
L’Africanova, grenier à blé de Rome, produit aussi vin et huile et attire des colons romains qui sont souvent des vétérans des légions, dont la célèbre IIIe Legio Augusta qui, depuis Lambèse, ceinture l’Aurès (fondation de Timgad sous Trajan) et contrôle les pistes caravanières. C’est l’âge d’or de l’Algérie sous la Pax romana, malgré la révolte des Bavares matée par Hadrien dans le centre et l’Est.
Les empereurs multiplient les fondations de cités comme Sétif ou Djamila (en tout 500 cités de 5 000 à 10 000 habitants, administrées par des magistrats élus, symboles de « l’intégration » par la naturalisation des Maures et des Numides).
Les cartes sont d’une grande utilité pour comprendre, après l’apogée au début du IIIe siècle, les soubresauts de l’Algérie romaine au temps de la christianisation et des révoltes berbères.
A juste titre, l’auteur rappelle l’antériorité de la diaspora juive en Algérie et la richesse de l’église que Dioclétien n’arrive pas à contrôler. Les donatistes finissent d’ailleurs par s’armer et, au IVe siècle, coupent l’approvisionnement de Rome en blé. Saint Augustin n’est pas oublié, jusqu’à sa mort en 430 dans Hippone assiégée par les Vandales.
Ces derniers ne contrôlent qu’une partie Nord et Est de l’Afrique romaine, laissant subsister des royaumes romano-berbères qui résistent, sous Justinien et le général Solomon, à une tentative de reconquête byzantine.
Mieux connue, la deuxième partie consacrée à la civilisation arabo-musulmane est tout aussi bien illustrée. Il est toutefois dommage que la grande figure de la Kahina n’ait pas été évoquée car, de 670 à 698, la résistance des royaumes berbères à l’invasion arabo-syro-libyenne fut acharnée. Parmi les rubriques originales, les chemins du prédicateur chiite Abu Abdullah originaire de Syrie (fin IXe siècle), la révolte d’Abu Yazid liée à la doctrine kharidjite finalement vaincue par une armée fatimide vers 960, tandis que, neuf ans plus tard, une armée « algérienne » (les Kotama et des Ziride de l’Ouest) fonde Le Caire.
Des photos complètent cartes et commentaires, dont celle de la page 77 d’un des plus vieux minarets d’Algérie. A noter l’itinéraire algérien du grand Ibn Khaldoun qui eut le courage de rencontrer Tamerlan.
La troisième partie concerne l’Empire ottoman et le pachalik d’Alger. Un souffle braudélien anime les rubriques consacrées à la Méditerranée en 1492, les conquêtes des Espagnols et des Ottomans de 1509 à Barberousse en 1534, et Alger et la Méditerranée au XVIe siècle (1541 et non 1571, bataille d’Alger contre Charles-Quint). La description de l’Algérie ottomane du XVIIe au début du XIXe siècle tient compte des relations internationales et de la pression européenne cherchant à annihiler les forces « barbaresques » par le blocus maritime. L’auteur rappelle le nombre des révoltes tribales en Kabylie entre 1810 et 1824, ce qui remet en cause l’idée d’une unité algérienne sous l’égide de la Sublime Porte et relance l’interminable débat sur l’antériorité de la nation algérienne.
La quatrième partie reprend en les illustrant nombre de travaux fondamentaux sur la conquête française, la colonisation et l’acculturation. La difficile conquête est bien soulignée (dont les expéditions contre la Constantine d’Ahmed Bey et la Kabylie). Une des cartes les plus novatrices évoque les campagnes de 1871 à la suite de la Grande révolte, régions de Miliana et Ouargla entre autres. Un texte précieux concerne la diaspora des prisonniers algériens dans le monde (Guyane, Nouvelle-Calédonie et Obock entre 1852 et 1953).
Les quatre parties suivantes tiennent compte des travaux les plus récents pour illustrer fort à propos la période allant de 1914 à 1962, de la montée du nationalisme algérien à l’exil des Français d’Algérie et des harkis.
A retenir : l’offensive des troupes algériennes en Alsace et Allemagne en mars-avril 1945, la carte et le texte sur les « exécutions sommaires préventives à Guelma » en mai-juin 1945, l’ALN à son apogée en 1957, le texte relatif à tous les centres de rétention, y compris les sinistres 47 DOP, mais aussi la clarté de la carte du plan Challe, les sites français du Sahara et le plan de Paris lors de la « ratonnade » du 17 octobre 1961.
L’auteur fait preuve d’une courageuse sérénité dans les deux dernières parties consacrées aux trente ans de reconstruction autoritaire suivant la liesse de l’indépendance algérienne, puis les années de sang de 1991 à 1999 avant l’ère Bouteflika précédant le Hirak.
Les cartes des années Ben Bella comportent les attaques de l’ALN contre les groupes politiques dissidents et la « guerre des sables » de 1963. La carte des années Boumediene contient les phases du projet de « barrage vert » (Nord Sahara, hauts plateaux) illustrée par des timbres d’époque. Le précis des années Chadli évoque la montée du FIS et les premiers maquis islamistes depuis 1985 (dont la région de Larbaâ et le MIA ou Mouvement islamique armée).
La carte « guerre civile et massacres (1996-2001) » rappelle que pour la seconde fois de son histoire au XXe siècle l’Algérie a connu des flux migratoires à l’intérieur de ses frontières et vers la Tunisie.
L’analyse du l’ère du clan Bouteflika contient les principales opérations militaires de 2001 à 2006 (Ouest, Kabylie et Sud-Est du pays), des divers trafics (drogues et cigarettes), des flux migratoires transsahariens et des ressources en hydrocarbures et minerais.
En bref, ce guide précieux est un des plus importants ouvrages jamais consacrés à l’Algérie.
Karim Chaïbi¸ Atlas historique de l’Algérie, préface de Jacques Frémeaux, Nouveau Monde Editions, février 2022, 414 p., 27,90 euros.
Le 5 juillet prochain, le pouvoir algérien devrait procéder à une large amnistie dont bénéficieront la plupart des trente généraux placés en détention depuis la démission de l’ex Président Boutefika en 2019. Il s’agit surtout pour ce régime terriblement affaibli de retrouver un consensus au sein de son armée, d’élargir sa base sociale et de rallier quelques personnalités indépendantes de la société civile algérienne et du Hirak. Un vaste programme !
» Si les clans militaires continuent à régler leurs différents en envoyant leurs pairs en prison, l’institution militaire risque l’implosion, et le pays avec », explique un homme d’affaires français très lié aux militaires algériens. Et le même d’ajouter: »Au moins trente généraux sont aujourd’hui détenus. Plus personne n’ose bouger. Il est urgent de retrouver un consensus au sein de l’armée et d’élargir la base sociale du régime algérien ». En d’autres termes, la politique répressive qui n’a jamais cessé depuis le début des mobilisations du Hirak voici trois ans et les règlements de compte au sein des élites ne suffisent plus à garantir la stabilité du pays. » Dans les hautes sphères du pouvoir algérien, il y a le feu au lac.
« Primus inter pares » d’une institution militaire restée collégiale, le chef d’état major, le général Chengriha n’est pas un perdreau de l’année. Formé à l’ancienne en ex Union Soviétique et patron de l’armée de terre, le corps le plus puissant et le plus traditionnel de l’institution militaire, ce haut gradé possède une vision strictement sécuritaire de son pays. Face à un Maroc renforcé par des liens très forts avec Israel et les Émiratis et qui a vu les Américains reconnaitre la marocanité du Sahara, les généraux algériens ont le sentiment non feint que le pays serait véritablement encerclé par des forces hostiles. Ce qui n’est pas forcément faux à en juger par les succès diplomatiques marocains.
Du coup, l’État Major a renforcé son alliance stratégique avec la Russie et affiche une hostilité résolue à l’égard du frère ennemi marocain. D’où l’éviction brutale et récente du général Mohamed Kaidi, interface décisive entre les régions militaires et l’État Major et possible successeur de Chengriha. La faute principale de cet officier reconnu et populaire aura été d’afficher des positions pro occidentales et modérées à l’égard du Maroc. Pour autant, le général Chengriha et ses pairs, hantés par le spectre des émeutes d’octobre 1988 où l’armée algérienne avait du tirer sur les jeunes en colère, sont en quête d’une feuille de route crédible qui ne peut se résumer à la lutte contre l’ennemi intérieur, de préférence islamiste.
Terre brulée
Dès son arrivée au sommet de l’institution militaire au début de 2020, le général Chengriha a cherché à reconstituer l’unité d’une armée secouée par les purges successives de son prédécesseur, feu le général Gaïd Salah. Lequel avait tenté d’éradiquer les réseaux de l’ex DRS, ce puissant service secret créé par le fameux général Toufik, l’homme fort du système algérien pendant un quart de siècle évincé en 2015. Les hauts cadres de ce service secret, dont plusieurs avaient été placé en détention en 2019, ont été rappelés par le général Chengriha et nommés à des postes stratégiques.
Nettement plus avertis que les généraux blanchis sous le harnais sur les mouvements de la société algérienne et connus pour leurs relais dans le monde associatif et politique, les hommes de l’ex DRS, souvent passés par la case prison, sont aujourd’hui à la manoeuvre pour définir la nouvelle feuille de route du pouvoir. Ce sont eux qui poussent désormais à un sursaut au sein de l’Institution menacée d’implosion: décréter une amnistie générale; mettre fin à la guerre des clans; à tendre la main à des personnalités politiques reconnues comme l’ancien ministre des Affaires étrangères Taleb Ibrahimi ou l’ex Premier ministre Sid Ahmed Ghozali; diviser le Hirak pour mieux éteindre la contestation; ramener au bercail les brebis égarées de l’islamisme violent; et enfin, pour ces gardiens du temple étatique, dissuader l’actuel Président Tebboune, vieux, fatigué et marginalisé, de se présenter pour un deuxième mandat. « On ne peut pas écarter l’hypothèse, dit-on au Quai d’Orsay, que certains clans au sein de l’armée cherchent également à pousser le général Chengriha vers la sortie, à en juger par les campagnes orchestrées contre son fils, payé par l’ambassade algérienne et qui mène joyeuse vie à Paris ». ».
Brillant, expérimenté, proche de l’ex DRS et au mieux avec les Russes comme avec les Français, l »actuel ministre des Affaires Étrangères, Ramtane Lamamra, ferait en effet un Président très comestible aux yeux de beaucoup. On l’a vu récemment venir au secours du « Haut conseil de sécurité de l’armée », l’instance clé su système de pouvoir en Algérie qui avait adopté une position très agressive à l’égard de l’Espagne en se mettant ainsi à dos l’ensemble de l’Union Européenne.
La bande des quatre
Quatre hauts gradés, issus des services secrets algériens, tentent chacun dans sa sphère d’influence, d’occuper le terrain politique. Le général Toufik qui reçoit beaucoup de monde dans sa villa d’un quartier résidentiel d’Hydra, en compagnie du général Nezzar, l’ancien ministre de la Défense des années noires, joue un rôle de parrain attentif, mais sans vraiment arbitrer entre ses anciens collaborateurs revenus aux affaires.
–Le colonel Djebba Menah, qui dirige une discrète direction centrale du renseignement taillée sur mesure pour lui, est un ancien collaborateur de Toufik en charge aujourd’hui de la lutte contre l’action subversive. Longtemps, ce militaire sans états d’âme s’appuyait sur le colonel Hocine Boulahya, un ancien du DRS rattaché aux services extérieurs (DDSE). Lequel montait des « opération spéciales » contre les opposants à l’étranger. Trop brutal et incontrôlé, ce dernier a été remercié, voici deux mois, par le général Chengriha qui tente, non sans mal, de maintenir un certain légalisme dans les initiatives de la barbouzerie algérienne
–Le colonel Chafik Mesbah, ancien du DRS et conseiller aux affaires réservées du Président Tebboune, joue un rôle majeur pour débaucher des personnalités politiques reconnues et ou servir de trait d’union entre la Présidence et l’État Major
–Le général Abdelaziz Medjahed, un ancien également du DRS et l’actuel directeur de l’Institut des Hautes Études Stratégiques (INSEG), joue le rôle d’une utile boite à idées auprès de l’institution militaire sur les terrains les plus variés, politique, économique ou diplomatique
-Le patron de la DCSA (renseignement militaire), le général Sid Ali Ould Zemirli, est à priori l’homme de confiance du chef d’état major, le général Ghengriha. Encore que ce gradé a été en 1988 le chef de cabinet du général Toufik, nommé à l’époque à la tète de la DCSA avant de prendre deux ans plus tard la tète de l’ensemble des services du DRS. Cette double allégeance ainsi que la place dominante qu’occupe désormais le renseignement militaire donnent au général Zemirli un rôle clé dans l’État profond algérien.
Plus que jamais, la formule du Président Boumedienne selon laquelle « l’armée est la colonne vertébrale de l’État et les services sa moelle épinière » reste d’actualité.
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