Un miroir renversé de l’immigration algérienne
Chaque année, des dizaines de milliers de Français d’origine algérienne se rendent dans le pays de leurs aïeux pour passer les congés d’été. Préparer un projet de retour, conserver des liens avec sa famille, profiter de stations balnéaires peu onéreuses… : ces « vacances au bled » prennent des formes et des significations différentes selon les époques et le profil des voyageurs.
Printemps 2022, en région parisienne : Warda et ses sœurs discutent d’un prochain séjour en Algérie. Nées en France dans les années 1960-1970 de parents qui ont immigré dans les années 1950-1960, elles ne sont pas des habituées des « vacances au bled ». Leurs passages dans le pays natal de leurs parents se comptent sur les doigts de la main, même si, via WhatsApp, elles entretiennent des liens complices avec leurs cousines sur place. C’est pour rendre hommage à leur mère, décédée un an auparavant d’une infection liée au Covid-19, qu’elles envisagent aujourd’hui de traverser la Méditerranée. Après soixante années de vie en France, où sont nés ses six enfants et onze petits-enfants, Fatima repose au côté de son mari, mort quelques années plus tôt, dans le cimetière du village d’où tous deux étaient originaires. La crise sanitaire n’a pas permis à Warda et ses sœurs d’accompagner la dépouille de leur mère et d’honorer sa sépulture, avec leurs proches d’Algérie. D’où l’idée de partir cet été. Ou bien à l’automne…
Car, après deux ans de crise sanitaire et de fermeture des frontières, partir en Algérie n’est pas chose facile. Alors que le pays s’ouvre à nouveau, la désorganisation des transports aériens et maritimes engendrée par la pandémie, associée à une gestion depuis longtemps critiquée des entreprises publiques de transport (en particulier d’Air Algérie), fait obstacle à la forte demande pour cette destination. Sur les téléphones portables des Français originaires d’Algérie ou des Algériens de France circulent des vidéos d’interminables files d’attente et de mouvements de panique devant des agences de voyages à Paris et à Marseille.
Dans les années 2010, la police algérienne aux frontières a comptabilisé autour de 700 000 entrées annuelles d’« Algériens résidents à l’étranger », la plupart venant de France — des émigrés mais aussi des descendants d’émigrés qui bénéficient de la nationalité algérienne par « droit du sang », et peuvent voyager avec un passeport algérien. Les enquêtes statistiques nationales évaluent à environ un million de personnes la population d’origine algérienne en France — 400 000 immigrés et 600 000 descendants d’immigrés. Sans que ces données soient superposables, elles offrent un aperçu de l’importance quantitative des vacances au bled. La crise sanitaire a donné un sévère coup d’arrêt à ces voyages : en 2020, seuls 80 000 Algériens résidents à l’étranger ont pu se rendre en Algérie, en 2021 moins de 60 000. En cet été 2022, ils sont nombreux à vouloir rattraper le temps perdu…
Ruée sur les billets
Qui sont ces vacanciers qui se désespèrent de trouver des billets à des prix exorbitants (le prix d’un aller-retour en ce mois de juillet se situe autour de 800 euros, quand les années précédentes il tournait plutôt autour de 400 euros) pour passer leur été en Algérie, une destination pourtant très peu touristique, contrairement au Maroc et à la Tunisie ? On y retrouve toute la diversité de la population d’ascendance algérienne en France, reflet de décennies de circulations entre deux pays étroitement liés par l’histoire de la colonisation et de l’immigration : des enfants d’immigrés ayant toujours vécu en France, aujourd’hui adultes et eux-mêmes parents ; des étudiants algériens partis y faire une thèse ou des médecins « faisant fonction d’interne » dans les hôpitaux français ; des chibanis, ces hommes immigrés âgés qui, pour certains, ont fait toute leur vie en France, loin de leur épouse et de leurs enfants, restés au pays ; des couples formés d’une Française d’origine algérienne et d’un Algérien, qui ont investi dans une résidence secondaire là-bas, pour maintenir le lien avec la famille ; des « jeunes de France », enfants ou petits-enfants d’immigrés algériens, qui ont leurs habitudes en Algérie et ont hâte de retrouver les virées entre copains sur les plages payantes du littoral, mais aussi les repas en famille chez leur grand-mère. Cette ruée sur les billets pour l’Algérie indique que les vacances au bled ne sont pas une pratique révolue, objet de nostalgie, mais qu’elles prennent aujourd’hui d’autres contours et d’autres significations que par le passé (1).
Les vacances au bled sont un miroir grossissant de l’histoire de l’immigration algérienne en France, mais aussi de l’histoire de l’Algérie comme nouvel État indépendant depuis 1962. Si l’émigration algérienne est ancienne, conséquence de la colonisation française depuis 1830, c’est dans les années 1950-1960 que l’économie hexagonale mobilise massivement ceux qui constituent cette main-d’œuvre au statut juridique particulier jusqu’en 1962, pas vraiment étrangers, longtemps sujets français sans être pleinement citoyens. Trois périodes se succèdent dans l’histoire de l’immigration postindépendance. Le sociologue algérien Abdelmalek Sayad a mis en lumière la « double absence (2) » des émigrés-immigrés algériens des années 1970, absents physiquement de leur pays de naissance, et absents symboliquement au sein d’une société française qui pense leur présence comme provisoire. L’« illusion du provisoire » du séjour en France des immigrés est partagée tant par les États français et algérien que par les immigrés eux-mêmes. Mais ce mythe du retour va évoluer dans le temps, en même temps que se transforment les vacances au bled.
À quoi ressemblaient-elles pour la génération d’enfants d’immigrés ayant grandi dans les années 1970 ? Cette période est celle du virage de la politique française d’immigration en réponse à la montée du chômage, avec la fermeture des frontières à l’immigration de travail et les politiques d’« aide au retour ». L’État algérien, de son côté, présente l’émigration comme une conséquence néfaste de la colonisation et encourage ses ressortissants émigrés à revenir en Algérie. Enfin, l’installation encore récente en France des épouses et des enfants amène les familles immigrées à rêver à un retour prochain.
Née en Algérie en 1958, Khalida arrive en France avec sa mère et ses frères et sœurs dix ans plus tard. Son père, manœuvre, y vit déjà depuis une quinzaine d’années. Dans son enfance, les séjours en Algérie sont rares : sa mère s’y rend parfois pour voir ses parents, mais Khalida reste en France garder ses frères et sœurs. Au-delà du coût élevé du voyage pour une famille avec six enfants vivant sur le salaire d’un père ouvrier, c’est aussi le sentiment du provisoire de leur présence en France qui empêche les parents de Khalida d’envisager ces séjours comme des vacances : ce serait une manière de reconnaître leur ancrage durable dans un autre pays, une forme de trahison. Ces voyages sont uniquement consacrés aux retrouvailles familiales : « Il y avait rien d’extraordinaire, avec les parents on sortait pas, il y avait pas de plage, il y avait pas de resto, donc c’était famille, famille, famille ! », se souvient Nassima, la cadette de Khalida. L’idée du retour hante le quotidien de la famille et pèse sur les choix scolaires. « Mes parents avaient dans leur tête qu’on allait retourner en Algérie, parce qu’ils choisissaient les études par rapport à ce qui marchait le mieux là-bas », explique Nassima. Elle est inscrite en certificat d’aptitude professionnelle (CAP) coiffure, Khalida en brevet d’études professionnelles (BEP) secrétariat : au-delà des ambitions des parents, le système scolaire français reste très segmenté et oriente les enfants d’ouvriers immigrés dans les filières professionnelles.
La rareté des vacances en Algérie n’empêche pas Khalida de se projeter vers une vie là-bas. À la fin des années 1970, l’État algérien courtise les jeunes « émigrés » diplômés pour travailler dans les entreprises publiques. Le pays promeut un modèle de développement socialiste qui séduit certains de ces jeunes ayant grandi avec les projets de retour de leurs parents. Vers 20 ans, Khalida part vivre en Algérie, où elle devient secrétaire dans une entreprise d’État, se marie et a ses premiers enfants. Mais, à la fin des années 1980, la situation économique et politique se dégrade et Khalida se réinstalle en France. En définitive, pour les acteurs de ce premier âge des vacances au bled, les projets de retour semblent d’autant plus concrets que les séjours sont rares et espacés.
Les enfants d’immigrés nés dans les années 1970 voient l’amélioration des conditions matérielles de leur vie en France : ils grandissent dans des quartiers d’habitations à loyer modéré (HLM) encore mixtes socialement, après la résorption des grands bidonvilles des années 1960-1970. Le temps de séjour en France des parents s’allonge et ils assument davantage de partir régulièrement en vacances en Algérie, sans toutefois abandonner le projet de retour. L’État algérien a mis en place des aides financières au voyage, imposant à Air Algérie des tarifs préférentiels pour les émigrés et leur famille. Sur place, les conditions d’existence contrastent avec la vie en France : les souvenirs d’enfance sont marqués par l’écart entre la société de consommation à laquelle participent les classes populaires en France et la société algérienne, encore en partie rurale, où l’accès aux biens est restreint. Les séjours balnéaires restent encore rares pendant les vacances algériennes, mais ils ponctuent les récits comme des moments exceptionnels qui ont marqué les souvenirs d’enfance.
Ces « jeunes d’origine immigrée » deviennent plus visibles dans la société française : ils sont progressivement érigés, dans les médias et les discours politiques, comme une catégorie « à problèmes », associée à la délinquance des « cités ». Paradoxalement, ils sont d’autant plus désignés comme un groupe à part qu’ils se fondent dans la société française : ils vivent dans des quartiers d’habitat social relativement mixtes, se font une place dans les filières d’études générales dans un contexte de démocratisation scolaire, accèdent à des emplois qualifiés de professions intermédiaires et de cadres supérieurs, revendiquent par des manifestations leur place dans la société française. Ce constat d’une installation durable en France est partagé par l’État algérien, qui commence à reconnaître la sédentarisation des familles émigrées, en particulier des enfants nés en France. L’année 1983 est à la fois celle de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, et celle d’un accord entre les États algérien et français permettant aux jeunes hommes binationaux de n’effectuer leur service militaire que dans l’un des deux pays.
Né en France en 1968, Jamel est le sixième enfant de sa fratrie, le deuxième à naître sur le sol français. Son père est ouvrier dans le bâtiment en France depuis 1958, mais ce n’est qu’en 1966 que la famille s’installe en région lyonnaise. Dans les premières années, elle ne part pas en Algérie, car un projet de construction là-bas accapare les maigres économies faites sur le salaire du père. À 14 ans, Jamel part en colonie de vacances en Algérie, organisée par l’Amicale des Algériens en Europe, une association qui sert de relais en France à l’État algérien. Ces colonies ont l’ambition d’aider « les jeunes émigrés à connaître leur propre culture », selon les articles parus dans le journal de l’Amicale, et représentent une survivance de l’idéologie étatique du retour au début des années 1980. Les sœurs aînées de Jamel, nées en Algérie, repartent y vivre après avoir obtenu un diplôme du secondaire en France, concrétisant le rêve de retour des parents. L’une devient secrétaire dans une entreprise publique, les autres enseignantes.
Les vacances au bled sont plus fréquentes dans les années 1980 : à l’adolescence, Jamel y part tous les ans. Les cadets de la fratrie ont toujours vécu en France et commencent à y bénéficier de la démocratisation scolaire. Premier bachelier de sa famille, Jamel part faire ses études supérieures en Algérie. Il s’y heurte à un décalage linguistique, avec l’arabisation des cursus universitaires, et à un décalage dans les modes de vie. Il ne reconnaît pas l’Algérie de ses vacances : « Je pensais que ça allait être beaucoup plus simple de s’acclimater à la vie là-bas. Parce que nous, on connaissait l’Algérie par les vacances, on connaissait l’Algérie au mois d’août. Mais on connaissait pas l’Algérie au mois de janvier, février, septembre. C’était totalement différent ! » Si les aînés se sont approprié le rêve de retour de leurs parents, dans un contexte politique et économique encore favorable à la fin des années 1970, pour les cadets nés en France comme Jamel, la situation est bien différente. Paradoxalement, ce deuxième âge des vacances au bled, l’époque où elles deviennent plus régulières, est aussi une période charnière où le retour définitif apparaît de plus en plus improbable.
Pour celles et ceux nés dans les années 1980, l’idée du retour n’est plus qu’une histoire que l’on raconte dans les réunions familiales, un souvenir transmis par les aînés. Elle est battue en brèche par la crise économique et politique qui aboutit à la guerre civile algérienne des années 1990 et par l’enracinement des familles en France, parfois matérialisé par l’accès à la propriété. Mais cet enracinement ne signe pas la fin des vacances en Algérie : le mythe du retour cède peu à peu la place à la pratique des allers-retours.
Le contexte politique à l’égard de l’immigration et des descendants d’immigrés a beaucoup changé, des deux côtés de la Méditerranée. Dans l’Hexagone, l’enjeu n’est plus tant d’encourager le départ des immigrés que de se préoccuper de leur intégration, particulièrement pour les enfants de l’immigration maghrébine présumés de confession musulmane. À partir des années 1980, on s’inquiète de ce qui est perçu comme un décalage culturel entre ces familles et le reste de la société française. La montée progressive du vote Front national atteste un déplacement de la grille de lecture politique de la société : ce n’est plus la lutte des classes qui semble polariser l’électorat, mais l’appréciation de la place des immigrés et de leurs enfants dans la société française. Parallèlement à la diffusion des idées d’extrême droite, un mouvement politique de reconnaissance et de lutte contre les discriminations ethnoraciales s’amplifie dans les années 2000. Dans ce contexte, les séjours en Algérie prennent un autre sens. S’ils n’apparaissent plus comme un prélude à un retour définitif, ils peuvent participer d’un rapport aux origines qui répond à l’expérience des discriminations raciales en France.
Née en 1988, Fayza est la cinquième d’une fratrie de sept enfants, venus au monde entre 1975 et 1997. Elle se sent appartenir à une autre génération que ses sœurs aînées et n’a pas connu la même enfance ni en France ni en Algérie. Ses sœurs ont grandi à l’époque où les vacances algériennes deviennent régulières, et elles restent marquées par l’idée du retour, même si celui-ci est de plus en plus hypothétique. À l’inverse, Fayza grandit au moment où la famille quitte son HLM pour s’installer dans un pavillon, un achat qui, selon sa grande sœur, « scelle le mythe du retour ». Du fait de la guerre civile, ce n’est que vers 12 ans que Fayza commence à partir régulièrement en Algérie. Ses séjours lui offrent une réponse aux assignations ressenties en France, où elle se sent sans cesse renvoyée à « son pays » (« ma tête disait que je venais d’ailleurs »), alors qu’elle le connaît assez peu. Loin des conditions rudimentaires des vacances durant l’enfance de ses sœurs aînées, elle a le souvenir de la confortable maison de ville acquise entre-temps par ses parents sur place, ainsi que des séjours balnéaires pour quelques jours, dans un pays où l’économie de marché et l’offre de loisir se sont développées. Peu de parents repartent vivre en Algérie à la retraite, mais ils ne rompent pas pour autant avec le pays d’origine : ils allongent et multiplient leurs séjours sur l’autre rive de la Méditerranée.
La redécouverte des origines est aussi alimentée par l’évolution du discours de l’État algérien, qui, avec la guerre civile des années 1990, renonce définitivement à promouvoir le retour. Avec l’essor d’une nouvelle émigration, plus qualifiée, l’État ne cherche plus à encourager des réinstallations improbables, mais à maintenir un lien avec ceux qu’il désigne désormais comme « la Communauté nationale à l’étranger », pour les faire participer financièrement au développement du pays. Les premières années de l’ère Bouteflika (1999-2019) coïncident avec un retour à la paix et à une certaine aisance économique. L’augmentation du prix du pétrole remplit les caisses de l’État et lui permet de financer la construction de logements, d’autoroutes, d’universités et d’apaiser les tensions sociales par la redistribution (très partielle) de la rente pétrolière à la population. Cela donne à l’Algérie des années 2000 une image de prospérité qui marque les esprits des vacanciers venus de France (avant le retournement de conjoncture économique et politique qui aboutit aux mobilisations politiques — le Hirak — de la fin des années 2010).
Le lien entre retour au pays et vacances au bled a changé au cours des décennies. Le retour rêvé jusqu’au début des années 1980 laisse la place à un retour de plus en plus mythique, pour finalement se transformer en une succession d’allers-retours, à l’occasion des vacances des descendants d’immigrés ou des séjours plus longs des parents retraités. La disparition de la perspective de réinstallation n’implique pas pour autant la coupure avec le pays de naissance des parents : en 1992, près de 25 % des jeunes nés en France de deux parents nés en Algérie n’y étaient jamais allés ; en 2008, ce n’est le cas que pour 12,5 % d’entre eux, selon des enquêtes de l’Institut national des études démographiques (INED).
Aujourd’hui, les vacances au bled de Khadija, Jamel et Fayza ne se ressemblent pas, car elles reflètent les différences des positions sociales occupées dans la société française et des capitaux disponibles en Algérie.
Une dimension mémorielle et introspective
Khadija économise sur les petits salaires des emplois subalternes qu’elle cumule dans la sécurité et dans une cantine scolaire pour s’offrir un séjour annuel à Mostaganem, dans l’Ouest algérien. Elle aime y revoir ses cousines et amène ses enfants sur les plages de la région. Les faibles revenus accumulés en France lui donnent un statut social plus valorisé en Algérie, où elle a déjà acheté un terrain et commencé à construire une maison, alors qu’elle réside dans un HLM en France, où elle a choisi de faire sa vie et d’élever ses enfants. Mais elle garde un lien étroit avec l’Algérie, par ses relations familiales et parce qu’elle y trouve des occasions pour y être propriétaire et avoir un mode de vie plus confortable.
Jamel est marié avec une femme qui a grandi en Algérie, où elle a une grande partie de sa famille. Le couple a l’habitude de lui rendre visite un été sur deux, quand ils ne partent pas à Sète ou au Cap d’Agde. Les vacances au bled permettent à ses enfants de passer du temps avec leurs grands-parents maternels qu’ils ne voient pas en France. Jamel et son épouse apprécient également la fréquentation des stations balnéaires algéroises, ou du Kiffan Club, grand parc aquatique à l’est d’Alger, pour distraire les enfants. Bac + 4 et fonctionnaire de catégorie B en France, Jamel a épousé une femme diplômée du supérieur en Algérie, aujourd’hui assistante d’éducation en France. Ils ont acheté un appartement en région lyonnaise, si bien que le projet d’achat en Algérie, pour que son épouse ait un pied-à-terre proche de sa famille, reste une perspective lointaine. En plus d’un ancrage résidentiel et professionnel en France au sein des classes moyennes du public, le statut social du couple est proche des classes moyennes supérieures francophones en Algérie, du fait des liens entretenus avec la belle-famille de Jamel, et avec ses sœurs qui y sont enseignantes dans le secondaire.
Fayza, enfin, donne un sens particulier à ses vacances de l’autre côté de la Méditerranée. Poursuivant des études supérieures en France, aspirant à devenir cadre, elle voit ses vacances actuelles en Algérie comme une occasion de s’interroger sur ses « racines ». Elle apprécie de découvrir le pays et de se plonger dans ce qu’elle perçoit comme l’« authenticité » d’un mode de vie campagnard et familial, là où d’autres vacanciers préfèrent la modernité des nouveaux complexes balnéaires. Les descendants d’immigrés qui, comme Fayza, investissent leurs voyages en Algérie d’une dimension mémorielle et introspective cherchent à renouer avec une histoire familiale, même quand les liens concrets sont devenus plus ténus. Alors qu’ils accèdent à des positions sociales plus valorisées en France, Fayza comme d’autres transfuges de classe entendent maintenir une certaine fidélité aux origines, pensées comme indissociablement sociales, familiales et nationales.
En écho à la double absence mise en lumière par Sayad, les vacances au bled sont révélatrices des modalités variées de la double présence des enfants d’immigrés aujourd’hui : une double présence juridique, puisqu’ils sont français par le droit du sol et algériens par le droit du sang ; mais aussi matérielle, quand ils se rendent en Algérie. Elles offrent aux vacanciers la possibilité d’une identification plus positive autour d’une condition commune face aux stigmatisations racistes subies dans la société française. En même temps les séjours algériens mettent aussi en lumière d’autres formes d’assignation. En Algérie, être désigné comme « immigré » par la police aux frontières, les commerçants ou des membres de la famille peut être vécu comme un déni d’appartenance à la communauté nationale. Mais cela peut aussi apparaître comme un signe de distinction, la désignation comme « immigré » conférant le statut social ambivalent de « nouveau riche » — particulièrement dans les espaces de consommation touristique. Dans le complexe balnéaire privé Capritour, situé sur le littoral kabyle à l’est de Bejaïa, deux populations se côtoient. Dans les appartements en location (une semaine dans un F2 coûtait en 2011 environ 450 euros) résident des groupes de jeunes Français d’origine algérienne, qui viennent passer quelques jours hors de la famille et entre jeunes pour s’éclater, bronzer, faire du jet-ski. Ce sont surtout des jeunes de classes populaires françaises dont les goûts en termes de loisirs se distinguent des enfants d’immigrés plus « intellos » qui préfèrent les visites de sites archéologiques ou le temps passé en famille. Dans les villas (dont certaines « VIP ») séjournent des familles algériennes de classes supérieures, dans la mesure où la location d’une semaine revenait à 600 euros quand le salaire mensuel net moyen en Algérie était de 230 euros. Certaines familles sont propriétaires de ces villas de vacances, un investissement qui a pour but de profiter d’un entre-soi élitaire. La cohabitation entre ces deux populations ne va pas de soi, et les discours croisés ne sont pas très amicaux. Les Algériens de classes supérieures ont un discours particulièrement sévère sur les « immigrés » en vacances qu’ils jugent vulgaires et bruyants. Les « immigrés » eux s’étonnent surtout de ces « blédards » qui parlent français : « À Capritour, il y a beaucoup de gens d’Alger qui se font passer pour des immigrés, parce qu’à Alger ils parlent bien français par rapport aux autres villes, ce qui fait qu’ils se font passer pour des immigrés, ils s’habillent comme nous. Je vois pas pourquoi, je vois pas ce qu’on a de plus qu’eux », s’étonne par exemple Soufiane, 18 ans, qui a grandi dans une cité à Vaulx-en-Velin. Derrière ces catégories d’« immigrés » ou de « blédards », ce sont des frontières entre classes sociales qui s’expriment, entre des classes supérieures algériennes qui se sentent mis en danger dans leur respectabilité par ces classes populaires françaises momentanément « surclassées » grâce au différentiel de pouvoir d’achat entre les deux pays.
Repenser l’espace social
Les normes de genre sont également mises en cause. Les femmes descendantes d’immigrés racontent les contraintes qui pèsent sur leurs déplacements lors de leurs séjours sur place : « L’Algérie, j’ai adoré tant qu’on est petits ! On avait des tas de copines, on était tout le temps dehors. Mais une année, ça nous a fait un choc : toutes les copines qu’on avait, on les voyait plus dehors. Et on nous expliquait que maintenant on était grandes et qu’on pouvait pas forcément sortir comme on voulait », se souvient Yasmina, 36 ans. Mais elles vivent ces contraintes différemment selon le type de vacances qu’elles passent : les jeunes filles qui font la fête entre « immigrés » à la plage mettent en place d’autres stratégies (comme fréquenter des complexes payants plutôt que des plages publiques, pour se sentir plus protégées des remarques et regards sexistes) que celles qui valorisent l’immersion dans la famille. Du côté des hommes, ne pas avoir les « bons plans » pour se déplacer, pour trouver une location touristique ou des artisans fiables pour sa maison, dans un pays où une bonne partie de l’activité économique demeure largement informelle, constitue aussi un handicap pour y endosser les rôles masculins légitimes. Amina garde un mauvais souvenir d’un séjour passé avec son mari et ses deux enfants en 2010. Infirmière, elle avait économisé toute l’année, et avait négocié quatre semaines de vacances avec son employeur. Mais sur place, les vacances ne se sont pas passées comme prévu : « J’ai été très déçue par mon mari, je lui avais bien dit : “Attention, on part, mais c’est pas les vacances qu’on a passées il y a trois ans ! J’ai envie qu’on bouge, alors on loue une voiture !” J’ai fait des heures sup pour qu’on puisse payer la location de la voiture. “Renseigne-toi pour les locations”, je lui disais. On était censés louer en bord de mer, c’est pas moi qui vais aller chercher, c’est pas possible en Algérie pour une femme. Il a rien fait. » Habib, son mari, né en France comme elle, n’est pas familier du pays et ne connaît pas les astuces pour trouver un hébergement à la plage ou éviter les embouteillages sur la route du littoral.
À la plage ou dans l’intimité de la maison de famille, dans les relations avec leurs proches ou avec des inconnus, à l’occasion d’un repas de ramadan ou sur un jet-ski, ce sont leurs statuts d’enfants d’ouvriers immigrés, de Franco-Algériens, de femmes et d’hommes issus de l’immigration qui sont réinterrogés. Les vacances au bled invitent à repenser l’espace social par-delà les frontières nationales.
Jennifer Bidet
(1) Cet article repose sur une enquête menée dans le cadre d’un doctorat en sociologie et qui porte sur des femmes et des hommes nés entre 1958 et 1992 de deux immigrés algériens arrivés en France dans les années 1950-1970. Les témoignages ont été rendus anonymes.
(2) Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de
Août 2022
par Jennifer Bidet
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/08/BIDET/64946
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