L’annulation sous la pression de la pièce de théâtre Journée de noces chez les Cromagnons que Wajdi Mouawad devait créer fin avril 2024 à Beyrouth, au théâtre Monnot, est révélatrice d’une lecture eurocentrée du conflit israélo-arabe et de la guerre en cours contre Gaza.
ISRAËL/PALESTINE > HISTOIRE > CONFLITS > CULTURE > MARINA DA SILVA > 12 JUILLET 2024 Gaza 2023—2024 Boycott Guerre du Liban (1975-1990) Liban Théâtre
Paris, photo de répétitions de Journée de noces chez les Cromagnons de Wajdi Mouawad
Eric Morel / La Colline théâtre national Le synopsis est connu et a été largement étayé dans la presse (Libération, Le Monde, Télérama…). L’auteur, metteur en scène et directeur du théâtre national de la Colline depuis 2016, Wajdi Mouawad, devait créer fin avril Journée de noces chez les Cromagnons — qu’il avait écrit à Montréal en 1990, mais jamais monté —, au théâtre Le Monnot à Beyrouth, avec une distribution exclusivement libanaise. Une première pour le dramaturge prodige dont les pièces, traduites dans une vingtaine de langues, s’arrachent, mais qui n’avait jamais créé dans son pays de naissance.
Tout semblait avoir bien commencé, malgré quelques protestations urbi et orbi, menées notamment par la Campagne de boycott des partisans d’Israël au Liban, jusqu’à ce que Josyane Boulos, la directrice, annonce dans un communiqué, le 10 avril, l’annulation des représentations du fait de « pressions inadmissibles et de menaces sérieuses faites au théâtre Le Monnot et à certains artistes et techniciens. »
À la contestation politique est venue s’ajouter la plainte de l’ONG The Commission of Detainees Affairs, représentant les détenus libérés des prisons israéliennes, auprès du parquet militaire demandant « l’ouverture d’une information judiciaire contre Wajdi Mouawad […] pour délit de communication avec l’ennemi israélien, en contravention de la loi sur le boycott d’Israël 1 ».
Pour l’ONG créée en 1998, les pièces du dramaturge seraient « financées par l’ennemi israélien » et feraient « la promotion de la normalisation » avec Israël. Le « financement » mis en cause concerne trois billets d’avion pour deux comédiens et un traducteur israéliens selon le théâtre de la Colline, lors de la création en 2017 de Tous des oiseaux, par laquelle la cabale a été déclenchée. Cela peut sembler insignifiant au regard du coût de la production et qu’il est difficile de trouver explicitement dans les pièces de Mouawad la « promotion de la normalisation avec Israël ». Mais ce dernier prend de plein fouet le retour de flamme de sa stratégie qui consiste à « oser aller sur le territoire de l’ennemi ».
MAUVAIS TIMING Tous des oiseaux est pourtant l’une des pièces les plus percutantes du dramaturge qui traite directement de la question israélo-palestinienne, et interroge la notion d’identité à travers l’histoire d’amour impossible entre un étudiant en génétique issu d’une famille juive berlinoise et une américaine d’origine palestinienne. Mais se contenter de répondre : « L’ambassade a payé les billets d’avion des artistes israéliens qui sont sur ce plateau, comme il se fait très régulièrement dans le théâtre. Rien de plus », est une pirouette sémantique. Mouawad sait pertinemment à quoi cela l’expose politiquement et l’assume. Tout comme il assume d’être allé auditionner en Israël les acteurs israéliens, ou d’avoir programmé, en 2023, l’adaptation théâtrale de la trilogie documentaire House du réalisateur israélien Amos Gitai, afin de « continuer à créer des espaces où les "ennemis" peuvent encore dialoguer et faire entendre ensemble une voix, même infiniment petite, qui ne soit pas celle de la haine ». 2
Dans le domaine de la fiction théâtrale, cela peut donner des textes puissants de la veine de Tous des oiseaux ou d’Incendies, mais dans la vraie vie, le Liban est en guerre avec Israël. Et la tribune que Mouawad a publiée dans Libération le 9 novembre 2023 intitulée « Ils n’auront pas notre haine », où il considère que le 7 octobre est un « piège tendu par le Hamas pour que l’après soit antisémite » y a été particulièrement mal reçue.
La journaliste libanaise Doha Chams rappelle fermement que ce n’est pas seulement la loi libanaise qui définit la problématique :
C’est surtout une question éthique, le pays, les gens du sud tout particulièrement, ont payé un lourd tribut dans leur lutte contre l’occupation israélienne. Depuis le 7 octobre, plusieurs dizaines de milliers d’habitants du sud ont de nouveau perdu ou dû fuir leurs maisons.
On dénombre près de 500 morts libanais, essentiellement des membres du Hezbollah, mais aussi 95 civils, pour 16 soldats et 11 civils israéliens tués selon l’AFP, dans l’affrontement aux frontières ravivé entre les deux pays par la destruction de Gaza. L’impunité d’Israël révulse une grande partie des Libanais.
UNE VISION EUROCENTRÉE Ce qui aurait — peut-être ? — pu prendre des proportions plus mesurées en d’autres circonstances s’expose alors aux feux de la rampe et de la rage. Rappelons qu’à sa création, Tous des oiseaux avait également été boycottée à Paris, Lyon ou Genève, car la pièce était estampillée « avec le soutien de l’ambassade d’Israël » et annoncée programmée au Cameri théâtre, le théâtre municipal de Tel-Aviv, sans que cela ne mobilise guère la presse mainstream. Les appels au boycott des spectacles israéliens comme, en 2016, celui de la Batsheva Dance affiché à l’Opéra de Paris, et qui a annulé sa venue en juin cette année, sont récurrents, mais rarement relevés par les médias.
Si Mouawad a eu de nombreuses tribunes pour s’exprimer sur « l’affaire du Monnot », on reste saisi par le décalage entre ses arguments eurocentrés et la filiation avec le pays du Cèdre dont il se réclame. Il déclare que la langue arabe a depuis toujours imprégné son écriture, et que « s’il écrit en français, il pense en arabe ». Mais cela ressemble à une formule qui évacue le contexte socio-politique libanais et les ravages subis lors des conflits à répétition avec Israël. Formule qu’il réitère dans une interview à L’Orient le Siècle, où, pour (s’) expliquer cette action de boycott qu’il juge dirigée contre sa posture avant-gardiste de réconciliateur, il n’hésite pas à affirmer : « Ce qui est radical aujourd’hui, c’est la nuance. »3 Il faut vraiment vivre à des milliers de kilomètres d’une guerre jamais véritablement achevée pour conclure que la radicalité c’est la nuance !
UN AVEUGLEMENT FACE AU RÉEL Que Mouawad développe depuis la France, ou le Québec auparavant, une utopie littéraire sur la réconciliation entre ennemis, comme dans les tragédies antiques, relève de son libre arbitre d’auteur. Mais cette obstination à ne pas tenir compte du réel, dans des circonstances paroxystiques, est assez stupéfiant. En 2007 déjà, juste après la guerre dite des « 33 jours » de juillet 2006, il a voulu décerner un prix à deux auteurs, l’un libanais, l’autre israélien, qui traiteraient de cet épisode. En les faisant alors se rencontrer, hors de leurs pays respectifs, il a transgressé des lois dont il ne veut pas voir les fondements… Le projet n’a jamais abouti. Qu’à nouveau, aujourd’hui, il ne questionne pas le rejet dont il a été l’objet plus que la victime, et qu’il continue à tout déchiffrer de son seul point de vue reste édifiant.
Pour la promotion de Journée de noces chez les Cromagnons, finalement créée au Printemps des comédiens, à Montpellier, du 7 au 9 juin 4, il est revenu, lors d’un entretien à France Inter 5, sur l’attaque du bus d’Aïn El-Remmaneh transportant des Palestiniens, le 13 avril 1975, qui allait déclencher la guerre civile (1975 - 1990) et à laquelle il avait assisté enfant : « Je donne la parole dans mes pièces à ceux qu’on m’a appris à détester. » Il indique également qu’un des textes les plus importants auquel il a envie d’appartenir est celui d’Antigone, et cite notamment la scène où elle affirme à Créon : « Je ne suis pas faite pour haïr, je suis faite pour aimer », qu’il reprend à son compte : « Je préfère le camp de l’amour plutôt que celui de la haine. Je ne veux pas ressentir de haine. Ni la nourrir. » Le seul souci est que cela peut s’entendre en partie à Paris, mais pas au Liban.
Pour Soha Bechara, incarcérée de 1988 à 1998 à Khiam pour avoir tenté d’assassiner Antoine Lahad, commandant de l’Armée du Liban-Sud (ALS), à la solde d’Israël, le doute n’est pas de mise : « Il faut boycotter toute personne qui fait quoi que ce soit avec Israël. » Elle, qui dénonce depuis toujours la normalisation et la collaboration avec Israël, ne transige pas : « C’est une question de conscience politique, c’est le minimum qui puisse être fait. »
Wajdi Mouawad conclut l’interview à L’Orient le siècle en indiquant que « tout le monde peut l’appeler, mais que personne n’ose »… Précisons qu’il a décliné l’entretien sollicité pour cet article. . .
MARINA DA SILVA Journaliste et militante associative. MARINA DA SILVA > 12 JUILLET 2024 https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/liban-wajdi-mouawad-et-le-boycott-d-israel-un-cas-d-ecole,7481
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