« Lycée Descartes, Rabat, Maroc. Cultivons la différence et non l’indifférence ! » Cette formule venait célébrer la diversité culturelle et ethnique de ce lycée français, fier de réunir en son sein des élèves venant des quatre coins du monde. Très jeune, j’ai vite compris que la différence appréciée est celle des banquets, de la danse, de la musique, des habits traditionnels et des mets typiques. Celle des cartes postales folkloriques et exotiques.
Ce lycée si ouvert à la différence, bien avant la fameuse loi de 2005, invitait les jeunes filles qui se couvraient les cheveux et portaient des jupes longues à prendre la porte. Ainsi, je ressentais de la honte lorsque ma mère venait aux réunions scolaires ou quand elle croisait mes amies, car elle ne ressemblait pas aux autres mamans. Elle le portait, elle, ce vilain bout de tissu qui couvrait ses beaux cheveux et qui la faisait passer pour une revenante du Moyen Âge. Je vivais ainsi toute ma scolarité en mode binaire.
Célébrer la différence en cultivant l’indifférence
Le bac en poche, la plupart de mes amies d’enfance s’envolent pour l’Europe, poursuivre leurs études. Je reste et je fréquente l’université marocaine. Un autre monde s’ouvre. Je me réconcilie avec mon arabité, parler foi n’est plus tabou, ni signe de régression intellectuelle. La seconde intifada, puis le 11 septembre 2001 vont marquer la naissance de la génération M, selon l’appellation de Shelina Janmohamed. Cette génération de Musulmans Millennials qui navigue entre plusieurs langues et cultures entend bien prendre activement part au monde tout en embrassant sa foi. Cette génération, en dépit des étiquettes, du matraquage médiatique visant à diaboliser l’islam, résiste et croit en sa capacité à changer le monde, à commencer par le sien. L’optimisme du Printemps arabe donne des ailes mais l’euphorie est de courte durée.
Je suis en Allemagne plutôt bien accueillie. À l’université, mon voile ne fait froncer les sourcils de personne, au contraire, je suis la bienvenue sur les photos. Diversité oblige, je le comprendrais plus tard, la naïveté des premiers temps passée. Encore une fois, on célèbre la différence tout en cultivant l’indifférence. Mon premier semestre allemand est terni par le meurtre d’une jeune femme, égyptienne, dont je partage le prénom et qui résidait également en Allemagne. Marwa El Sherbini, jeune pharmacienne, est confiante dans ce pays de droit que justice lui sera rendue. Elle refuse de courber la tête et de passer outre les insultes islamophobes et raciales qu’un individu lui lance alors qu’elle accompagne son petit garçon sur une aire de jeux. Elle porte plainte. Dans le palais de justice, Marwa est tuée devant son enfant de trois ans par son agresseur. La surprenante lenteur des officiers allemands pour la secourir donne des sueurs froides. On se dit que c’est un cas isolé. On poursuit son chemin, on oublie.
En 2015, l’Allemagne accueille les flux de migrants en provenance de Syrie. Le syndrome du bon Samaritain passé, le ton change, se durcit. Les langues se délient, allons bon ! C’est la liberté d’expression quand même. La rhétorique du bon ou mauvais musulman reprend de la vigueur. La règle d’or reste la même, comme le disait un homme politique français : « Quand il y en a un ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. »
Sourire, c’est résister
Je pourrais encore évoquer les micro-agressions du quotidien, les attentats de Hanau, la pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine mais rien ne surpassera Gaza. Il y a un avant et un après Gaza. D’autres l’ont dit mieux que moi. Gaza c’est comme un miroir qui met l’homme face à sa vérité. Cela est d’autant plus frappant en milieu académique et en particulier dans les humanités, disciplines d’habitude friandes et volubiles en concepts révolutionnaires.
La mode c’est la décolonialisation des savoirs. On mange Frantz Fanon, on boit Edward Said, on respire AudreLorde, on dort James Baldwin et on rêve Thomas Sankara. On est de toutes les conférences, de tous les colloques, de tous les ouvrages appelant le Nord à se remettre en question, à s’engager dans une poétique de la relation à la Édouard Glissant pour un monde plus juste, plus égalitaire. Pour la survie de la planète, du vivant. Mais au sujet de Gaza, c’est le silence assourdissant. Les voix les plus élevées à dénoncer le racisme structurel et institutionnel sont devenues soit aphones soit se fendent de commentaires si creux, que le silence semble plus supportable. Malgré le génocide, Gaza a permis de distinguer les adeptes du verbiage de ceux qui, malgré la répression et les multiples intimidations exercées dans les pays des droits humains et de la liberté d’expression, restent droits, intègres, font un avec l’ensemble de l’humanité.
Pour moi, vivre en tant que musulmane, en plus des observations rituelles, c’est, malgré le climat hostile, le fait de ne pas sombrer dans l’indifférence ou, pis, de répondre à la haine par la haine. Je pense que malgré la colère et la tristesse profonde que beaucoup ressentent face à un monde à moralité variable, la foi du musulman s’exprime dans les petits gestes du quotidien, celui de saluer son voisin, de céder sa place dans un moyen de transport, tenir la porte à autrui, de partager son repas, de garder le sourire… Je finirais sur le sourire et sur cette vidéo circulant sur les réseaux sociaux et qui illustre le mieux ma compréhension de l’islam. La vidéo montre de jeunes manifestants propalestiniens sourire à la caméra au moment de leur arrestation. Sourire, c’est puiser dans ses dernières ressources la force pour aller de l’avant, c’est la certitude qu’avec l’épreuve vient la facilité (sourate Ach Sharh, 94 :5).
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Maroua El Naggare
Docteure en littératures francophones et comparées, Maroua El Naggare a occupé des postes d’enseignement et de recherche au Maroc puis en Allemagne où elle réside depuis plusieurs années.
publié le 4 juillet 2024
https://www.jeuneafrique.com/1584442/politique/gaza-de-lhypocrisie-crasse-des-milieux-universitaires-occidentaux/
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