À la mi-novembre 2022, à Alger, les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi découvrent de façon inattendue un lieu où des Algériens, en 1957, furent détenus secrètement, torturés et parfois tués par l’armée française. Ils livrent à Mediapart le récit de leur découverte.
Nous travaillons à Alger depuis 15 jours à des recherches dans le cadre du projet Mille autres — Des Maurice Audin par milliers sur la disparition forcée à Alger en 1957. L’un des buts de la recherche est de poursuivre l’identification des lieux de détention, de torture et de disparition mentionnés par les témoins.
Le 16 novembre 2022, nous découvrons un lieu, indiqué par plusieurs sources, dans lequel des Algériens furent détenus secrètement, torturés et parfois tués par l’armée française: la ferme Perrin.
La localisation des centres de torture à Alger et dans sa région, plus de 60 ans après les faits, est complexe et aléatoire. Quelques-uns de ces locaux sont bien connus et conservés, telles la villa Sésini ou différentes casernes de l’armée française, devenues casernes de l’armée algérienne. Mais beaucoup ont été réoccupés, voire habités. Ils ont parfois changé plusieurs fois d’affectation, et même de nom, depuis 1962. D’autres sont localisés de façon incertaine.
Certains peuvent avoir été détruits, comme La Grande Terrasse, un restaurant de Saint-Eugène (aujourd’hui Bologhine), réquisitionné par les parachutistes du général Massu et dont les caves ont été utilisées comme un lieu de torture. Cette information a récemment été confirmée par plusieurs témoins visuels, notamment par Roland Bellan, le fils du propriétaire des lieux. Il a été localisé pour nous par Mohamed Rebah, à la fois témoin de cette histoire et historien, qui fait partie des contributeurs de notre projet, et dont l’aide se révèle essentielle.
Nous nous y sommes repris à plusieurs fois pour localiser la villa Mireille, sise à l’époque au 51, boulevard Bru (aujourd’hui boulevard des Martyrs). Les détenus torturés y étaient parfois « retapés » avant d’être présentés à un juge. Il s’agissait principalement de détenus européens, visés par la violence coloniale pour leur soutien à l’indépendance algérienne. Un voisin, Rachid Guesmia, autre contributeur précieux, nous indique qu’au moment de l’indépendance, il faisait partie des enfants du quartier qui la tenaient pour hantée.
Il a été plus simple en revanche de retrouver l’école Sarrouy, en bordure de la Casbah, dans le quartier de Soustara. À l’été 1957, elle fut transformée en centre de torture par le 2e RPC [régiment de parachutistes coloniaux – ndlr]. Notre cartographie de la disparition forcée (ci-dessus) progresse.
Sur la piste de la ferme Lambard
Plusieurs anciennes fermes coloniales figurent également dans notre liste de centres de torture. À la périphérie d’Alger, elles furent durant la guerre prêtées à l’armée par leurs propriétaires ou réquisitionnées. C’est par exemple dans l’une d’elles que, selon le général Aussaresses, Larbi Ben M’Hidi fut assassiné.
Le 16 novembre 2022, nous suivons la piste d’une autre de ces fermes, signalée par notre collègue archiviste Mohamed Bounaama, qui nous y accompagne. À proximité de son lieu de travail, installé dans le domaine de l’ancienne ferme Laquière, à Tixeraïne (une localité de Birkhadem, aujourd’hui dans la banlieue d’Alger), on dit parfois que l’armée enferma et tortura. Notre ami nous y a conviés car un mécanicien du quartier lui a parlé d’un autre lieu présumé de torture : la ferme Lambard (ou Lombard, Haouch Lombar), peu éloignée.
Une simple recherche sur Internet nous révèle qu’elle apparaît depuis peu sur GoogleMaps, à quelques kilomètres seulement. Et qu’on la nomme aussi « ferme Perrin ».
Ce nom interpelle. Il renvoie au cas de l’avocat Ali Boumendjel, enlevé le 9 février 1957, torturé et « suicidé » le 23 mars 1957, dont Malika Rahal a écrit l’histoire. Plusieurs sources confirment en effet son passage à la ferme Perrin, à une date indéterminée durant cette période. Me Maurice Garçon, membre de la Commission de sauvegarde, avait simplement indiqué dans son rapport que Boumendjel y avait séjourné.
La présence de l’avocat Boumendjel est confirmée
Par ailleurs, Benali Boukort donnait à ce sujet un témoignage d’importance dans ses mémoires. Cet ancien militant de l’Union démocratique du manifeste algérien puis du Parti du peuple algérien avait été arrêté le samedi 2 mars 1957, puis détenu à Haouch Perrin, dont il donnait une description précise. Il s’agissait selon lui d’une grande ferme de colon destinée à la production de vin, sise au milieu des vignes, et dont les installations étaient détournées de leur usage habituel.
Lorsque les personnes enlevées y étaient transportées en plein jour, elles arrivaient dans une remorque bâchée et étaient parquées dans « un espace entouré de barbelés et gardé par plusieurs parachutistes », avant d’être transférées dans des cuves à vin au bout de deux ou trois jours. De telles pratiques ont existé ailleurs en Algérie : plusieurs « affaires » avaient révélé en 1957, en métropole, la mort par asphyxie dans de telles cuves de plusieurs dizaines de détenus algériens.
Or Benali Boukort confirme la présence de Boumendjel dans ces lieux. Selon lui, ce dernier avait été détenu seul dans une cuve. Ici, son témoignage corrobore celui du beau-frère de Boumendjel, Abdelmalik Amrani, également détenu à la ferme Perrin. Après la guerre, celui-ci a raconté à sa sœur, Malika Boumendjel Amrani, ainsi qu’à son propre fil Aïssa, qu’étant détenu dans la cuve voisine de celle de Boumendjel, il avait pu communiquer avec lui. Pour la biographie d’Ali Boumendjel, dans les années 2000, il n’avait pas été possible de retrouver la ferme, dont la localisation précise était mystérieuse. Nous partons donc à sa recherche.
Dans cette zone aujourd’hui densément urbanisée et absorbée par l’agglomération algéroise, les habitants reconnaissent le nom de la ferme (Perrin plutôt que Lambard) comme un nom de quartier. Une jeune femme indique à Mohamed Bounaama de continuer jusqu’au bout d’une rue, tout entière nommée couramment « Perrin ».
Nous entrons par un large portail sur une placette plantée de vieux arbres. L’ancien vaste domaine agricole n’existe plus. Des ruelles partent de la placette, bordées de petites maisons basses construites à l’évidence après 1962. Mais, face à nous, une villa à toit de tuiles à double pente tranche avec les bâtiments environnants plus récents. À droite, le portail d’une autre bâtisse à toit tuilé, manifestement un ancien bâtiment agricole ou un corps de ferme, est entrouvert. Nous toquons.
Nous sommes historiens et cherchons des cuves à vin où l’on détenait les moudjahidines durant la guerre, expliquons-nous à l’homme qui nous accueille. Il acquiesce (elles existent toujours) et nous entraîne cordialement dans ce qui s’avère être son logement.
Nous pénétrons d’abord avec lui dans une pièce de 3 ou 4 mètres carrés, entièrement carrelée de faïence gris-vert, qui lui sert de remise. « C’est là », indique-t-il simplement sans que nous comprenions d’abord ce qu’il convient de regarder.
En levant la tête, c’est le choc : le plafond, lui aussi carrelé, est percé d’une ouverture circulaire d’environ 60 ou 80 cm de diamètre, fermée par un gros bouchon de ciment.
Nous réalisons alors que nous sommes dans la cuve à vin et que c’est par cette ouverture qu’on faisait entrer et sortir les personnes enlevées.
Peut-être s’agit-il de la cuve où fut enfermé Ali Boumendjel, ou Abdelmalik Amrani, ou d’autres. Les occupants des lieux ont simplement percé des portes pour en faire des pièces, des ouvertures pour passer d’une cuve à l’autre et des fenêtres pour laisser entrer la lumière. Ainsi, ils s’en servent comme d’une sorte de logement modulaire, à l’intérieur du corps de ferme.
La découverte imprévue est bouleversante. Avoir lu les sources qui mentionnent ces cuves et la mort par asphyxie des prisonniers est une chose. Se découvrir presque fortuitement au fond de l’une d’elles en est une autre. Nous sommes confrontés à une archéologie de la terreur et nous ne cessons, en esprit, de croiser ce que nous voyons avec nos sources historiques.
Être sur les lieux permet, avec des années de recul, de mieux saisir la description que donnait Benali Boukort dans son livre : il évoquait des cuves semblables à « de petites bâtisses de briques, ayant peine 2 à 3 mètres carrés à la base ». Sans doute n’imaginait-il pas alors que ces bâtisses pourraient effectivement servir de logement, dans une ville d’Alger qui aurait grignoté l’espace rural autour d’elle.
Il écrit que l’on accédait à la cuve « par un trou de 60 à 70 cm », que nous contemplons aujourd’hui en regardant le plafond : « Certains détenus corpulents ne pouvaient y passer. Les paras soulevaient alors la dalle formant couvercle et les descendaient au bout d’une corde passée sous leurs aisselles. Chaque cuve contenait six ou sept personnes. L’exiguïté extrême ne permettait pas aux détenus de s’allonger ; ils devaient rester constamment accroupis, souvent 15 jours durant. Ils ne quittaient cette position inconfortable et douloureuse que pour se rendre aux interrogatoires. »
Nous contemplons les espaces, désormais plus aérés par le percement des portes, pour essayer d’imaginer sept personnes sur la petite surface dessinée par une cuve, entourées par les murs épais avec un plafond bas et arrondi qui donne l’impression d’être dans un bocal.
Nous passons d’une cuve à l’autre. Le bâtiment en compte douze, qui forment aujourd’hui deux logements distincts.
Le carrelage gris-vert que nous avons d’abord cru ajouté récemment pour améliorer le confort des pièces est en fait une caractéristique d’origine, indispensable à l’étanchéité et à la protection du vin. Cette étanchéité rigoureuse rendait les cuves d’autant plus meurtrières. Selon Benali Boukort, « parfois, selon l’humeur d’un gardien, ou lorsque les paras étaient mécontents d’un détenu, l’ouverture était obstruée par un sac. Plusieurs morts furent ainsi provoquées par asphyxie ».
Leurs habitants, qui s’y sont installés dans les années 1970, sont parfaitement au courant de ce qui s’est passé dans ces lieux. Ensemble, nous discutons des horreurs de la guerre qui se sont déroulées ici, sans grande émotion apparente puisque, après tout, c’est leur vie quotidienne. Ils souhaiteraient pouvoir s’installer ailleurs. Le père de notre interlocuteur aurait pu nous raconter bien des choses, mais il est sourd et ne saisit pas le but de notre visite : à plusieurs reprises, il demande à Malika Rahal si elle est venue de la part du gouvernement pour les aider à être relogés.
Son autre fils habite le second logement : chez lui aussi, plusieurs cuves ont été ouvertes pour faire de grandes pièces. Son salon coquet est en fait composé de trois cuves ouvrant l’une sur l’autre.
Une cuve, à l’arrière de la cuisine surélevée, est à peine accessible et reste inutilisée. Il veut pourtant nous la montrer, car un détail y est encore visible, supprimé dans d’autres cuves. Il faut pour cela grimper sur le comptoir de la cuisine et passer par une ouverture réduite. Au sol, en écartant ce qui est remisé dans cette espace, il fait apparaître quatre anneaux métalliques fixés dans le sol. Selon lui, ils servaient à attacher des prisonniers. Ils semblent bien en effet avoir été ajoutés après la construction des cuves, dont ils auraient sans doute abîmé l’étanchéité, et ils auraient rouillé avec le vin.
En sortant de la maison, sur la placette, un groupe de voisins se forme. Nous apprenons que Lambard (ou Lombard) et Perrin sont les noms des deux derniers propriétaires successifs du domaine. Lambard avait acheté le terrain à un certain Bouchahma, et Perrin à Lambard.
Tout le monde semble savoir ce qui s’est passé ici durant la guerre d’indépendance. Sur la droite, dans le corps de ferme, les cuves où l’on gardait les prisonniers ; et à la gauche de la maison, l’endroit où étaient installés les gardes mobiles et où l’on pratiquait la torture. On y entendait alors les cris des personnes torturées, nous dit-on. Puis, au moment de l’indépendance (en 1962 ou en 1963), le domaine est devenu, comme beaucoup d’autres fermes coloniales, une ferme autogérée.
M. Lounès, qui s’est joint à nous, dit avoir fait partie du comité d’autogestion. Il raconte comment, en 1962, on a trouvé dans le bâtiment des sacs, du désordre et des traces de sang. Selon lui, le corps de ferme a retrouvé alors son usage agricole et n’y dormaient que les travailleurs qui venaient de loin. Il ne dit pas si les cuves elles-mêmes ont alors servi de nouveau à fabriquer du vin.
Ceux qui participent à la discussion nous montrent enfin un discret monument qui nous avait échappé. Un obélisque dont une partie a été repeinte en blanc pour effacer un verset coranique comportant une erreur, mais dont le reste du texte indique un « centre de torture des moudjahidines » et donne les deux noms, Lombard et Perrin. Il semble avoir été érigé à l’initiative de la municipalité, au sortir de la décennie noire des années 1990.
Il est temps pour nous de repartir.
Mais nous n’en avons pas fini avec la ferme Perrin. Quelqu’un toque en effet à la fenêtre de la voiture. C’est un autre voisin qu’on avait cru absent et qui nous invite à entrer dans la maison de maître, la maison au toit à double pente, où vivaient vraisemblablement Lambard, puis Perrin. Sa famille y loge depuis 1963, dira-t-il. Dans sa cour, il nous montre d’abord un bâtiment de plain-pied, qui abrita « les bureaux » des gardes mobiles. Puis il ouvre une large porte de bois, « d’époque », précise-t-il.
Une dizaine de marches descendent dans une vaste et profonde cave éclairée par de petites ouvertures pratiquées à environ 4 mètres de hauteur. Au sol, l’homme nous montre plusieurs empreintes circulaires et une autre rectangulaire : l’emplacement encore bien visible de trous de 1,5 mètre de profondeur, selon lui, rebouchés depuis par son père.
Né après l’indépendance, il dit avoir vu au fond de l’un d’eux une longue chaîne, avant que son père ne les rebouche. Ces trous auraient servi à détenir des prisonniers, accroupis ou, dans le trou rectangulaire, plus profond mais très étroit, nécessairement debout. Il ajoute qu’ils étaient remplis d’eau pour augmenter la souffrance des détenus. Le trou rectangulaire, plus étroit, était aussi plus profond : il n’aurait pas permis à une personne de rester accroupie mais l’aurait obligée à demeurer debout. On voudrait pouvoir reconstituer précisément comment s’est forgé ce récit, s’il y avait à son origine des témoins oculaires ou s’il s’agit de suppositions faites par les familles arrivées sur les lieux à l’indépendance à partir de ce qu’elles ont alors vu et observé.
Benali Boukort n’évoque pas ces trous dans le sol dans son témoignage. Selon lui, les détenus de la ferme Perrin subissaient régulièrement des séances de torture à l’électricité et à l’eau, comme cela s’est produit dans plusieurs centres de torture. Mais il existait aussi une spécialité qui consistait à infliger des blessures à l’aide d’un rabot avant de les couvrir de sel.
Ces séances de torture, baptisées ici comme ailleurs « interrogatoires », étaient parfois menées « en présence de gendarmes, d’agents de la DST ou du 2e bureau », écrit Benali Boukort. Est-ce dans cette salle qu’avait lieu la pratique du rabot ? Tous les objets présents nous posent des questions, notamment le crochet planté dans le haut plafond d’où pend une chaîne. On ne peut s’empêcher d’imaginer que des hommes ont pu y être torturés par suspension, comme ce fut le cas ailleurs. Mais comment savoir ?
Outre Ali Boumendjel, tué plus tard à El Biar, et Benali Boukort, qui a survécu, il y a un homme dont nous savons qu’il a été détenu et tué ici : selon Benali Boukort, Mohand Selhi, également enlevé en 1957, occupa lui aussi une cuve, en compagnie de cinq autres personnes. « Dix-huit jours durant, Selhi subissait jusqu’à trois séances de torture par jour. Un soir, il fut exécuté comme les autres. Âgé de 35 ans, il était ingénieur de la société Shell. » Mohand Selhi fait partie des enlevés de la « bataille d’Alger » sur lesquels nous travaillons dans le cadre du projet Mille autres.
Notre travail sur la disparition forcée nous a appris qu’une chose importe par-dessus tout aux familles de disparus : connaître la vérité sur les circonstances de la mort, savoir surtout où se trouve le corps et pouvoir enfin se recueillir en un lieu précis.
Dès notre départ de la ferme Perrin, nous avons multiplié les conjectures : c’est peut-être à proximité de la maison et du corps de ferme, quelque part sur l’ancienne exploitation, que les corps de ceux qui sont morts ici ont été dissimulés. Dans les centres de détention et de torture situés dans les villes, les militaires devaient transporter les corps au loin pour en disposer plus discrètement. Ici, ils pouvaient le faire en toute discrétion, dans les anciennes vignes et les champs alentour, désormais entièrement construits de petites maisons.
Cette visite impromptue de la ferme Perrin et toute notre mission de recherche à Alger l’ont confirmé : chez les Algérois, la mémoire de la terrible année 1957 est encore vive, sous la forme de témoignages directs ou de récits transmis. Même si l’on sent qu’au fil des années l’événement s’éloigne, ces témoignages et récits, que l’historiographie a trop longtemps négligés, foisonnent encore. Ils nous livrent des informations précieuses que les archives coloniales, par définition, ignorent. Ils doivent être collectés avant qu’ils ne soient oubliés et disparaissent. Dans quelques années, il ne sera plus possible de distinguer, comme on peut encore le faire, les témoignages directs des conjectures des nouveaux habitants des lieux.
Mais, quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que ceux qui vivront encore au voisinage immédiat des anciens centres de détention et de torture continueront, comme plusieurs d’entre eux nous l’ont confié, à ressentir des présences. Et même à voir parfois passer un fantôme.
Malika Rahal et Fabrice Riceputi
1 janvier 2023 à 12h19
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/010123/dans-un-centre-de-torture-de-l-armee-francaise-alger-la-ferme-perrin
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