Le 4 juin, le photojournaliste palestinien Motaz Azaïza, 25 ans, a reçu à Caen le Prix Liberté 2024 de la Région Normandie, lors d’une cérémonie en présence des vétérans américains de la Seconde guerre mondiale. Loin de souligner la continuité historique d’un combat pour la liberté, la célébration a creusé davantage le fossé entre les valeurs historiques de l’Europe et la passivité face à ce qui se passe aujourd’hui à Gaza.
Mardi 4 juin 2024, plus de 4 000 personnes, dont beaucoup de jeunes, se pressent dans le Zénith de Caen pour chanter la liberté, 80 ans après le débarquement allié sur les côtes normandes. Une quarantaine de vétérans américains, centenaires ou presque, ont fait le voyage pour une célébration aux allures de kermesse présentée par l’animateur de France télévision Raphaël Yem. Ce fils de réfugiés cambodgiens chauffe une salle conquise par l’émotion et présente numéros de trapèze, de danse et autres lectures théâtralisées.
C’est dans le cadre de cette commémoration que le Prix Liberté est décerné chaque année depuis 2019 par la Région Normandie. Il récompense une personne choisie par des milliers de jeunes de 15 à 25 ans à travers le monde, via un vote en ligne, pour son combat en faveur des droits humains et de la liberté. Cette année, c’est Motaz Azaïza, photoreporter palestinien qui a couvert l’offensive israélienne contre Gaza jusqu’à son départ de l’enclave le 24 janvier, qui a été choisi par les plus de 15 000 jeunes, pour recevoir un trophée et un chèque de 25 000 euros, lui permettant de continuer son travail.
« JE N’AVAIS PAS LE CHOIX DE PARTIR »
Pendant plus de deux heures, assis au premier rang face à la scène, le lauréat est resté stoïque. Plusieurs fois pendant ce qui s’est avéré un spectacle son et lumière en hommage au courage des vétérans américains, le jeune homme a quitté la salle à grands pas, visiblement mal à l’aise. La dichotomie entre passé et présent, entre l’armée américaine d’hier et celle d’aujourd’hui, entre ceux qui célèbrent la liberté et ceux qui ne l’ont jamais connue glace une petite partie de l’assistance.
Avant que le lauréat ne soit appelé sur scène, on y fait monter les deux autres finalistes du prix, la sœur de Maria Kolesnikova, militante incarcérée en Biélorussie, et Noura Ghazi, avocate syrienne. Le ton change alors, et les sourires de la victoire laissent place aux visages graves de la résistance. « Mon pays n’existe plus », souligne Noura Ghazi, vêtue d’une robe sur laquelle des centaines de noms de détenu⋅es ou disparu⋅es en Syrie ont été brodés.
Quand vient le tour de Motaz de monter sur scène, le jeune photojournaliste plein de pudeur s’élance avec le courage du survivant. La démarche est solennelle, lui non plus n’a plus de pays à rejoindre. D’une voix douce, lente mais affirmée il déclare :
Ma présence ici signifie que j’ai perdu ma maison, je suis sans abri, je ne peux plus rentrer chez moi. Je vais ici et là pour montrer au monde la réalité brutale, après avoir couvert pendant 107 jours la réalité du génocide, après avoir montré les dizaines, les centaines de massacres auxquels j’ai assisté avant de devoir évacuer. Je n’avais pas le choix de partir, comme je n’ai jamais eu le choix de rester. Nous, Palestiniens, n’avons pas l’opportunité de choisir de vivre ou de mourir.
« AVANT, J’ÉTAIS UN TYPE NORMAL »
Pourquoi les jeunes de ce qu’on appelle « la génération Z » ont-ils et elles voté pour Motaz Azaïza ? Peut-être parce qu’ils connaissent son travail grâce à Instagram et font partie de ses plus de 18 millions de followers ? Peut-être parce qu’il a déjà reçu le prix de l’homme de l’année du magazine GQ Middle East1 ? Ou que l’une de ses photos - une jeune fille de 13 ans sous les décombres d’un immeuble - a été sélectionnée par le Time Magazine parmi les 10 photos les plus fortes de l’année 2023 ? Comme nombre de ses collègues vivants ou morts (136 journalistes ont été tué.es par Israël depuis le 7 octobre), le journaliste a été nos yeux et nos oreilles à Gaza. Les 25 jeunes membres du jury international, qui ont sélectionné en février les trois finalistes sur des centaines de profils, ont souligné qu’il représente trois valeurs cardinales selon eux : le droit à l’information, la protection des journalistes et la reconnaissance des prisonniers de guerre.
Motaz Azaïza est né à Deir al-Balah, au centre de la bande de Gaza, une ville côtière connue pour ses dattiers, ses champs d’oliviers… et ses spots de surf. Il a fait ses études à l’Université Al-Azhar, fondée en 1991 et dont il ne reste rien aujourd’hui, à l’instar des autres établissements universitaires de l’enclave, tous détruits par les bombardements israéliens. « Avant le 7 octobre, mes proches disaient que j’étais un rêveur. J’étais un type normal qui prenait des photos et rêvait un jour de bosser pour National Geographic, de parcourir le monde à la rencontre d’autres cultures. J’étais aussi très déprimé : je ne trouvais pas de travail », explique-t-il dans un entretien avec Orient XXI.
Cet amateur de photos de nature et amoureux inconditionnel de Gaza, de ses vieilles pierres et de ses enfants, avait un don pour capturer toutes les identités qui se croisaient dans l’enclave. Les sourires des enfants jouant au foot sur la plage, les petites victoires des pêcheurs à la ligne, les enfants de chœur à noël, les Bédouins gardant les chèvres et les médecins organisant des banques de sperme clandestines pour permettre aux prisonniers de procréer… Si ses piges ne se vendaient pas facilement, son compte Instagram regorge de trésors joyeux et colorés, qui aujourd’hui sont tout aussi difficiles à regarder que les ruines grisâtres et les cadavres blanchis de poussière.
« LES PREUVES SONT LÀ, IL SUFFIT DE LES REGARDER »
Comment devient-on reporter de guerre quand c’est son propre pays qui en est le théâtre ? Comment photographier l’éradication d’un territoire, quand sa propre famille gît sous les débris, quelque part ? Une position impossible dans laquelle se sont trouvés de nombreux photoreporters en Syrie, en Haïti, et qui semble, dans le contexte actuel, encore plus compliquée à résoudre. C’est ce que l’on décèle dans ce visage aux yeux fuyants, dans cette bouche qui hésite et grimace, dans ce refus à évoquer directement le traumatisme.
Motaz Azaïza a déjà perdu 15 membres de sa famille, des dizaines d’amis et de collègues depuis le 7 octobre. Difficile dans ces conditions d’être journaliste, à la fois témoin et victime. « Quand je travaille, j’essaie d’oublier ma nature humaine », nous explique-t-il. « J’essaie de reléguer les émotions ailleurs, sinon je ne peux pas travailler sans m’effondrer. » À force de perdre des camarades, le jeune homme de 25 ans comprend que son gilet pare-balles estampillé PRESSE est davantage une cible dans le dos qu’une protection. « J’ai choisi de partager ma position en live : s’ils me tuaient, ils ne pourraient pas dire que c’était un accident fâcheux. »
Pendant 107 jours, avant de rejoindre le Qatar avec sa famille, Motaz Azaïza a amené ses followers et nombre de médias occidentaux avec lui sur les ruines fumantes des immeubles, à la recherche de rescapés. Le monde a pu entendre à travers son téléphone les sirènes hurlantes des ambulances du Croissant rouge se frayant un chemin sur des routes périlleuses. Tou⋅te⋅s ont cherché avec lui de la nourriture et de l’eau, croisé ses collègues. Tou⋅te⋅s se sont inquiété⋅es quand il ne pouvait plus publier sur les réseaux sociaux, faute de connexion. Tou⋅te⋅s ont pleuré avec lui quand il retrouvait les corps de ses proches dans les ruines de la maison de sa tante. Revenant sur cette période, il raconte lors de la conférence de presse organisée après la remise du prix :
Quand j’ai reçu mes premières menaces de mort, je suis allé dormir à l’hôpital. J’avais très froid, mais j’étais si fatigué que j’ai dormi d’un trait. J’ai été réveillé par des cris et l’odeur des cadavres : j’étais entouré d’une soixantaine de corps. J’ai pris des photos.
Face à lui, une poignée de journalistes s’interrogent : « Les enfants ne sont-ils pas des victimes oubliées du conflit ? » Motaz Azaïza rappelle : « Sauf votre respect, vous avez des milliers de sources à disposition qui montrent les violences que subissent tous les jours les enfants de Gaza, les preuves sont là, il suffit de les regarder. » D’aucuns persistent : « Comment accéder aux preuves matérielles, aux données, aux chiffres ? », remettant en question, comme la plupart de leurs confrères et consœurs, les chiffres délivrés par le ministère de la santé de Gaza sous prétexte que ce sont « les chiffres du Hamas »2 Le photoreporter est inébranlable : « Nous faisons du mieux que nous pouvons pour faire notre travail d’information, nous risquons notre vie tous les jours pour le faire. Français, européens, envoyez des enquêteurs ! » Puis il ajoute : « Cela n’a rien d’une guerre, ce qui se passe à Gaza. »
« GÉNOCIDE », MOT TABOU
Le jeune homme lance ainsi une perche aux quelques journalistes encore présents dans la salle, une planche de salut plutôt. Depuis le début de l’après-midi, on parle de guerre, de forces armées, d’adversaires et d’alliés. Pour la Palestine, on déplore les trop nombreuses victimes civiles. Non ce n’est pas une guerre, explique Motaz Azaïza. Quoi alors ? demande une journaliste au premier rang, qui connait très bien la réponse. « En tant que Palestinien, le mot que j’utilise, c’est “génocide”, parce que je ne suis pas comme vous, qui travaillez ici ou là et choisissez votre vocabulaire. C’est ma maison et mon peuple [qui est concerné], j’utilise le mot “génocide”. »
À la gauche du lauréat, Patrick Chauvel gigote sur son tabouret. Le correspondant de guerre chevronné, qui a regardé la guerre dans les yeux un peu partout dans le monde et notamment à Gaza3, considère que récompenser Motaz Azaïza c’est être du côté de la vérité. Il est fier — cela se voit — de le compter parmi ses collègues. Pourtant, il ne peut s’empêcher de le reprendre : « Non Motaz, tu dois faire attention quand tu utilises ce mot de “génocide”, c’est un mot très violent qui invoque de très lourds souvenirs. C’est un mot qui appartient à l’Histoire. Tu es jeune, tu es en colère, je comprends. Mais tu dois faire attention à ce mot. » Mais alors que l’on veut clore la conférence de presse par un spectaculaire « les femmes devraient prendre le pouvoir », le jeune Gazaoui reprend le micro pour rappeler que faire son travail de « vérité » lui vaut aujourd’hui d’être taxé de terrorisme.
Montrer ce qu’ils font, ce n’est pas de l’antisémitisme, ce n’est pas du terrorisme. Ce n’est pas une guerre de religion, c’est une bataille pour exister qui se joue. Vous, en Normandie, vous vous êtes battus, vous vous êtes libérés, il y a eu la paix et aujourd’hui vous êtes libres. Personne ne vient sauver la Palestine.
Ce jeune homme de 25 ans qui parle de sa mère pour invoquer sa force intérieure a déjà les tempes grises de celui qui en a trop vu, trop fait. Devenu témoin du grand malheur de son peuple, il ne sait pas comment avancer, la tête ici, le cœur là-bas. « C’est un gros changement », dit-il pudiquement. Aujourd’hui, que ce soit depuis Doha, Genève, Londres ou la Normandie, il utilise ses comptes pour relayer le travail de ses collègues restés sur place, eux dont les conditions de vie et de travail se détériorent chaque jour un peu plus.
Depuis qu’il a quitté Gaza, Motaz Azaïza a fait l’objet de controverses sur ses accointances supposées avec le chef de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas. Dans un communiqué publié par l’Ambassade d’Israël en France au lendemain de la cérémonie, le photoreporter est présenté comme « un soutien affiché au Hamas » et accusé de faire l’apologie du terrorisme. Dans un autre communiqué, 35 députés français de la majorité présidentielle suivent la même ligne : le lauréat est présenté comme un « sympathisant du Hamas » et la sélection des jeunes comme « un choix incompréhensible et inapproprié ». Motaz Azaïza soupire : « Ils ne peuvent plus me mettre une balle, alors ils se décrédibilisent, ils m’attaquent avec des mots pour me faire taire. »
Si le journaliste plie sous le poids du présent et refuse d’évoquer ses projets, il y a fort à parier qu’il ne cessera pas de parler, quoi qu’il lui en coûte :
J’ai failli mourir de nombreuses fois, j’ai survécu. J’ai fait une promesse à mon peuple : je pars, mais je ferai passer le message, après plus de 40 000 morts4, plus d’un million et demi de déplacés qui craignent de mourir chaque seconde sous les bombes ou par manque de nourriture. Nous ne sommes pas des terroristes. La Seconde guerre mondiale n’était sans doute pas une leçon suffisante [pour l’humanité], mais j’aimerais croire qu’un jour la paix reviendra et que la Palestine sera libre.
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