« Nous sommes actuellement au cœur d’une guerre de libération », déclarait le 3 novembre 2023, non pas le chef de la branche militaire du Hamas, mais le président de la République Kaïs Saïed. Si le soutien à la Palestine fait consensus en Tunisie, il ne cesse d’alimenter la rhétorique de la présidence en faveur d’une Palestine exclusivement arabe de la mer Méditerranée au Jourdain. Une position partagée par le ministre Nabil Ammar au sommet arabe de Manama, au Bahreïn, le 16 mai dernier. Il émettait ainsi des réserves sur la déclaration finale de la rencontre, en particulier concernant les termes inacceptables de « frontières du 4 juin 1967 », « solution à deux États » et « Jérusalem-Est ».
Cette prise de position ferme, empreinte de nationalisme arabe, contraste avec une diplomatie bourguibiste en faveur d’une solution à deux États. Elle s’inscrit toutefois dans un soutien au long cours, incluant notamment l’engagement de Tunisiens dans les guerres contre Israël dès 1948, et l’accueil à Tunis, en 1982, de Yasser Arafat et de près de 10 000 combattants, quittant Beyrouth, pour y transférer le siège de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Dans ce contexte, la Tunisie a même été la cible d’un bombardement israélien le 1er octobre 1985, dans la banlieue sud d’Hammam Chatt où le leader palestinien devait tenir une réunion. Le raid avait tué 50 Palestiniens et 18 Tunisiens. L’OLP a perdu également dans ces années-là deux de ses figures centrales, Abou Jihad et Abou Iyad, assassinés à Tunis en 1988 et 1991.
CRIMINALISER LA NORMALISATION
Surfer sur le caractère consensuel de la cause palestinienne permet en outre de flatter une opinion publique déjà acquise et d’internaliser la question, au détriment d’autres priorités politiques. Présentée en juillet 2023, mais mise à l’ordre du jour après le 7 octobre, une proposition de loi criminalisant la normalisation « avec l’entité sioniste », soit toute relation avec des Israéliens, a été discutée au Parlement. Une initiative qui soulève des doutes chez Sophie Bessis :
La normalisation est inacceptable tant que les Palestiniens continueront d’être colonisés et leurs droits ignorés. La criminalisation n’est pas réaliste et elle peut même desservir la cause palestinienne dans la mesure où toutes les luttes de décolonisation, de l’Indochine à l’Algérie, ont été gagnées grâce à des convergences entre les mouvements de libération et les gauches anticolonialistes de l’État colonisateur.1
L’historienne pointe également du doigt des difficultés pratiques de mise en œuvre. Au final, les débats législatifs ont rapidement été ajournés de manière tout aussi loufoque que précipitée par le président de l’Assemblée des représentants du peuple. Il a ainsi affirmé, pendant la séance parlementaire du 2 novembre 2023, que « le président de la République a affirmé […] que ce projet de loi porterait atteinte aux intérêts extérieurs de la Tunisie », évoquant notamment une menace sur la sécurité de l’État. D’aucuns évoquent des pressions états-uniennes.
Si des tentatives pour se prémunir de toute normalisation avec Israël sont compréhensibles étant donné la multiplication, depuis les accords d’Abraham de 2020, de tels rapprochements des États arabes, on peut s’étonner de la timidité des offensives diplomatiques tunisiennes. Après une première abstention en octobre 2023, la Tunisie a voté deux mois plus tard en faveur de la résolution exigeant un cessez-le-feu humanitaire immédiat à Gaza et la libération de tous les otages. Mais aucun des ambassadeurs états-unien, allemand, ni français ne semble jamais avoir été convoqué, malgré les prises de position de leurs gouvernements.
En matière de justice internationale, la Tunisie n’a pas saisi la Cour pénale internationale alors qu’elle est partie au statut de Rome. Elle n’est pas non plus intervenue dans la requête, déposée le 29 décembre 2023 par l’Afrique du Sud contre Israël auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), au sujet de manquements allégués aux obligations qui lui incombent au regard de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. En revanche, sur instruction présidentielle, elle a présenté le 23 février, comme 48 autres États, un exposé oral sur la demande d’avis consultatif de la CIJ sur les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans les Territoires palestiniens occupés, y compris Jérusalem-Est.
UN SOUTIEN VISIBLE
Pour la militante Jawaher Channa, responsable de la Coordination de l’action commune pour la Palestine, « la position radicale de la Tunisie reste en soi intéressante », car « elle empêche de fait toute normalisation avec l’entité sioniste, et contrebalance d’autres positions diplomatiques plus nuancées. » Cette posture permettrait de dialoguer avec toutes les factions palestiniennes et de ne pas écarter la résistance armée comme option. Elle protègerait aussi l’activisme propalestinien de la censure, ce qui n’est pas le cas, par exemple, chez le voisin égyptien.
Plus concrètement, ce soutien politique affiché à la Palestine s’est traduit par l’envoi dès le 15 octobre 2023 de frets humanitaires, l’accueil de dizaines de blessés gazaouis dans un hôpital de campagne au sein du gouvernorat de Ben Arous – que les journalistes n’ont malheureusement pas loisir à rencontrer —, et par une campagne de dons du Croissant rouge tunisien (CRT), exclusivement mandaté par les autorités pour organiser le soutien à Gaza. Cette campagne, lancée début novembre, a cependant été critiquée par l’association de lutte contre la corruption I Watch, à cause de sa gestion et son manque de transparence, d’autant que le CRT n’en est pas à ses premières réprobations. La guerre contre la corruption apparait pourtant comme le fer de lance du nouveau régime présidentiel.
S’il est difficile d’apprécier les effets de ces initiatives, la société tunisienne a d’emblée témoigné de sa solidarité avec Gaza, en premier lieu avec de nombreuses manifestations organisées par le Comité de soutien à la résistance palestinienne, rassemblant diverses associations et organisations, dont la centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Ces manifestations étaient probablement parmi les plus importants rassemblements sur l’avenue Bourguiba, dans le centre de Tunis, depuis 2011. Les universités se sont montrées moins actives : seules quelques actions éparses ont été organisées, comme à l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI) de la Manouba, dans le Grand Tunis.
Au-delà des mobilisations, le soutien reste visible dans l’espace public, par l’affichage de drapeaux et de symboles palestiniens. Plus généralement, de nombreux événements culturels sont « palestinisés » : qu’ils soient musicaux, littéraires ou cinématographiques, la cause palestinienne est a minima mentionnée.
La 6e édition du Festival Gabès Cinema Fen, qui s’est tenu du 27 avril au 1er mai dans le sud-est du pays, a ainsi été engagée sur la question, et particulièrement sur celle de la vision d’un génocide en direct à Gaza, comme le précise la responsable du bureau de presse Shayma Abidi :
Malgré le refus de certaines subventions pour des raisons de principes, et un budget réduit, le comité directeur a tenu à lier cette nouvelle édition du festival avec l’actualité à Gaza. Et notamment la question d’une réalité (le génocide) qui produit sa propre image, et celle du boycott de circuits de financements et des alternatives possibles.
Le cinéma semble en effet un vecteur privilégié de conscientisation. Partout en Tunisie, un certain nombre de films palestiniens ou en lien avec la Palestine sont projetés, que ce soit à travers le cycle « Regards de Palestine » au Cinémadart à Carthage, dans la banlieue nord de Tunis, ou encore la « Semaine du cinéma palestinien » à la Cinémathèque, avec notamment les films Gaza mon amour des frères Tarzan et Arab Nasser (2020) et Alam de Firas Khoury (2022). Mais aussi, fin avril, lors du Festival international de poésie de Sidi Bou Saïd, avec la projection de Genet à Chatila de Richard Dindo (1999).
À la suite de l’annulation burlesque des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) fin octobre 20232, le collectif Journées du cinéma de la résistance a été créé pour projeter librement des films palestiniens dans l’espace public, incluant la façade de l’Institut français de Tunisie (IFT), mais aussi lors de festivals, comme celui du média indépendant en ligne Nawaat.
L’ÉPINEUSE QUESTION DU BOYCOTT
« Il ne faut pas cesser de parler du génocide en cours, renchérit Jawaher Channa qui justifie : Dès les premières semaines après le 7 octobre, des événements ont été annulés, car le cœur n’y était plus ». Puis est venu le temps des actions, avec en particulier une campagne de boycott qui ciblait notamment l’enseigne de supermarchés Carrefour : « Fin 2023, même en l’absence de chiffres précis, on estime que les pertes sont importantes, en regard des chiffres de la bourse et la riposte du groupe par des campagnes publicitaires massives. » Les effets auraient surtout étaient marqués à la fin de l’année avant de s’estomper. Sans crainte d’indécence étant donné son investissement dans les colonies israéliennes et sa livraison de denrées alimentaires aux soldats israéliens après le 7 octobre, la marque a diffusé des communiqués de solidarité avec la Palestine au sein de sa centaine de magasins franchisés en Tunisie. La campagne de boycott n’aura pas empêché Carrefour Tunisie de remporter le titre de meilleur service client de l’année 2024…
Se pose dans le même temps la question des emplois occupés par des Tunisiens et possiblement menacés, et de la médiatisation de ce boycott, encore insuffisante. « Cibler des marques précises et décentraliser les actions permettent d’avoir un impact plus fort », nous confirme Jawaher Channa, en revenant sur une action devant un Carrefour de Sousse, ville côtière à 140 km au sud de Tunis. Beaucoup de listes de boycott incluant plusieurs dizaines d’entreprises et relayées sur les réseaux sociaux sont critiquées par le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), qui préfère se concentrer, par souci d’efficacité, sur quelques produits grand public, d’autant que rien n’explique la présence de plusieurs marques locales sur ces listes. Reste que si personne ne se déclare publiquement contre le boycott, les efforts individuels sont à géométrie variable, pas forcément durables, et illustrent surtout, en creux, une situation de dépendance économique.
Des groupes quasi monopolistiques comme Délice, en partenariat avec Danone, contrôlent par exemple la production et la distribution de produits laitiers. Pour Ghassen, propriétaire d’un café dans le centre-ville de Tunis, le boycott peut réellement avoir un impact : « J’ai arrêté depuis plusieurs mois de proposer des sodas et, en particulier, du Coca-Cola3. » Il reconnaît toutefois que cela s’avère plus compliqué avec les produits laitiers. D’autant que localement aussi, dans les épiceries de quartier, Délice assure une grande partie de la distribution et investit les devantures, ce qui renforce ses moyens de pression, en termes de choix de produits et de publicité, et limite encore davantage la possibilité d’alternatives. La lutte contre les monopoles alimentaires reste pourtant érigée en priorité au plus haut niveau de l’État. Dans le sillage de la campagne BDS, des groupes continuent de se mobiliser sur les réseaux sociaux pour cibler des produits, et des applications comme No Thanks ou encore Boycott X sont utilisées. Cela a convaincu Héla, responsable de ventes au centre commercial Tunisia Mall, de rejeter toute marque en lien avec Israël : « J’ai tout simplement renvoyé les articles », nous confie-t-elle.
D’autres opérations plus ciblées contre des initiatives gouvernementales occidentales ont également lieu. Le stand de l’Italie à la Foire internationale du livre de Tunis, fin avril, a ainsi été perturbé, et l’IFT figure parmi les cibles de choix. Parmi les dernières actions en date, le 12 mai, l’Institut a décidé de recouvrir sa façade extérieure, taguée par divers slogans, avec une « fresque murale » peinte par des artistes tunisiens. Diverses activistes, dont Jawaher Channa, ont alors immédiatement entrepris de la décrocher, considérant la démarche comme étant une censure de la liberté d’expression du peuple tunisien. À quoi l’Institut répondait en évoquant les mêmes arguments.
Certaines prises de position d’activistes font que ces derniers sont parfois perçus comme « plus palestiniens que les Palestiniens », à l’instar des critiques ouvertes envers le Festival international de Dougga, prévu du 29 juin au 10 juillet, à cause de son financement par les instituts culturels français, allemand et britannique, malgré une programmation où la solidarité avec la Palestine est présente, et alors que les organisateurs n’ont pas obtenu de subvention de la part du ministère de la culture. On reproche également à ces derniers la programmation du groupe égyptien Cairokee, car son leader Amir Eid a tourné un spot publicitaire pour Yves Saint Laurent. Or, non seulement le tournage de la publicité en question est antérieur au 7 octobre, mais le groupe est connu depuis 2011 pour ses engagements politiques. Cairokee a notamment signé, fin novembre 2023, le single « Telk Qadeya » (« Ceci est une cause »), devenu un véritable hymne pour la jeunesse du monde arabe sur la guerre génocidaire en cours à Gaza.
UNE SESSION EXTRAORDINAIRE POUR GAZA
Les 11 et 12 mai, au Palais des congrès de Tunis, se tenait le Forum social Maghreb-Machreq pour la Palestine, avec une session extraordinaire intitulée « La guerre contre la bande de Gaza est un défi aux valeurs humanitaires et démocratiques », en présence de nombreuses personnalités telles que la rapporteure spéciale pour l’ONU sur la Palestine Francesca Albanese, la présidente de l’Union juive française pour la paix (UJFP) Michèle Sibony, l’intellectuel et chercheur tunisien Maher Hanin ou encore la juriste et désormais députée européenne Rima Hassan. Si la tenue d’un tel événement dans la région ne peut être que saluée, la fréquentation des différents ateliers, dont celui dédié au boycott, ne dépassait pas quelques dizaines de personnes.
Rappelant la nécessité impérieuse d’en finir avec les actions génocidaires dans l’enclave palestinienne, la plupart des interventions faisaient la part belle à l’hypocrisie de « l’Occident ». Il va de soi que l’hostilité envers des États occidentaux, États-Unis et France en tête, est catalysée par l’ensemble de ces mobilisations citoyennes et reflète la volonté de s’extraire de logiques coloniales, à différentes échelles, politiques et économiques. En écho à l’éthos d’Israël, c’est derechef ce prisme qui continue ici et là de rentrer en résonance. Et la perte de crédibilité de gouvernements occidentaux, par leur double standard appliqué aux valeurs qu’ils prétendent porter, affaiblit mécaniquement les progressistes qui oseraient se réclamer de ces mêmes valeurs humaines.
À l’heure où le resserrement autoritaire à l’encontre des migrants subsahariens et des corps intermédiaires (opposants politiques, avocats, journalistes, associations) ne fait aucun doute en Tunisie, dans une tentative de museler tous les contrepouvoirs à quelques mois d’une élection présidentielle censée se tenir avant fin octobre 2024 (mais qui n’est toujours pas annoncée), ces mêmes valeurs humaines sont d’autant plus indispensables qu’elles pourraient autant être mobilisées pour les Palestiniens que pour tous les autres combats. Les dernières manifestations de la société civile à Tunis fin mai n’ont toutefois rassemblé que quelques centaines de personnes.
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