JULIAN ASSANGE : 14 ANS DE CALVAIRE HUMAIN ET JUDICIAIRE
Le fondateur de WikiLeaks a quitté Londres après quatorze années d’enfermement dans l’ambassade équatorienne, puis dans une prison haute sécurité. Il doit se rendre dans les îles Mariannes pour y être condamné à 62 mois de prison, peine qu’il a déjà purgée. Il pourra ensuite repartir, libre, vers l’Australie.
« Julian Assange est libre. » Beaucoup craignaient de ne jamais voir ces mots écrits. Ils figurent pourtant bien en titre du communiqué diffusé par WikiLeaks dans la nuit du lundi 24 au mardi 25 juin après l’annonce surprise d’un accord passé entre la justice américaine et les avocats du journaliste.
« Il a quitté la prison de haute sécurité de Belmarsh le matin du 24 juin après y avoir passé 1 901 jours », poursuit le communiqué diffusé sur X. Celui-ci est accompagné d’une vidéo montrant le fondateur de WikiLeaks, enfin libre, montant dans un avion devant le transporter, in fine, dans son pays d’origine, l’Australie.
Julian Assange n’en a cependant pas totalement fini avec la justice américaine, qui demandait son extradition afin de le juger pour les dix-huit chefs d’inculpation retenus contre lui – dont certains relevant de l’espionnage –, qui étaient au total passibles de 175 années de prison.
Cette libération surprise est le fruit de discrètes négociations ayant débouché sur un accord de plaider-coupable au terme duquel Julian Assange accepte de reconnaître des accusations réduites à un « complot pour obtenir et divulguer des informations relevant de la défense nationale » et d’être condamné à une peine de soixante-deux mois de prison, soit la durée de sa détention déjà effectuée en Grande-Bretagne.
Ainsi, l’accord – dont les deux premières pages ont été publiées sur X par l’un des avocats de Julian Assange, l’Espagnol Aitor Martinez – précise que l’avion doit tout d’abord se rendre, après une escale technique à Bangkok, dans les îles Mariannes, un territoire états-unien situé dans l’est de la mer des Philippines. Julian Assange devait y être jugé et condamné mercredi matin par un tribunal fédéral avant de reprendre son vol vers l’Australie.
« Je suis reconnaissante que le calvaire de mon fils touche enfin à sa fin, s’est réjouie la mère de Julian Assange, Christine Assange, dans un communiqué diffusé par les médias australiens. Cela montre l’importance et le pouvoir de la démocratie discrète. »
Le mot « calvaire » employé par sa mère n’est pas trop fort pour qualifier l’imbroglio juridique dans lequel s’est retrouvé le journaliste australien. La procédure judiciaire de quatorze années, dont douze quasiment jour pour jour passées à l’isolement, constitue en elle-même une sanction à l’encontre d’un homme décrit aujourd’hui comme physiquement et mentalement épuisé par ses conditions de détention.
L’année 2010, début du calvaire judiciaire
Bien que WikiLeaks ait publié ses premiers documents dès 2006, ce n’est qu’en 2010 que l’organisation s’impose comme un média international de premier plan, avec, notamment, la publication de la vidéo choc Collateral Murders montrant des soldats américains en hélicoptère abattre entre douze et dix-huit civils irakiens, dont deux journalistes.
Cette même année, Julian Assange et son équipe publient des centaines de milliers de documents secrets détaillant les exactions américaines en Irak et en Afghanistan, ainsi que des câbles diplomatiques mettant à nu la diplomatie des États-Unis. Cette salve de révélations, reprise par les journaux du monde entier, avait été rendue possible grâce aux documents fournis par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning.
Mais l’année 2010 avait également marqué le début des problèmes de Julian Assange. Tout d’abord, WikiLeaks comprend que les autorités états-uniennes sont bien décidées à riposter. Au mois de mai, Chelsea Manning est identifiée et interpellée. Elle sera condamnée en août 2013 à trente-cinq années de prison et libérée de manière anticipée en janvier 2017.
Au mois d’août, Julian Assange est accusé d’agression sexuelle par deux femmes suédoises. Selon elles, lors d’un voyage à Stockholm, le rédacteur en chef de WikiLeaks aurait eu avec elles des relations sexuelles consenties, mais durant lesquelles il n’aurait pas mis de préservatif, sans les prévenir.
Julian Assange est laissé libre et retourne à Londres mais, au mois de décembre, il est interpellé en vue de son extradition vers la Suède. Il conteste celle-ci et, en attendant que la justice britannique tranche, le journaliste est remis en liberté sous caution.
Le 14 juin 2012, la Cour suprême du Royaume-Uni rejette son dernier recours et, cinq jours plus tard, Assange se réfugie dans les locaux de l’ambassade équatorienne à Londres, violant ainsi sa liberté sous caution.
Une procédure instrumentalisée
Julian Assange a toujours contesté les accusations d’agressions sexuelles portées contre lui et dénoncé un complot de la justice américaine. Pour les avocats du journaliste, il ne faisait aucun doute qu’il aurait à peine mis le pied sur le sol suédois que la justice américaine aurait à son tour dégainé un acte d’accusation.
Julian Assange avait même affirmé être prêt à accepter son extradition, à la condition que le gouvernement suédois s’engage à ne pas l’extrader vers les États-Unis. Celui-ci avait refusé en affirmant qu’une telle promesse serait contraire à la séparation des pouvoirs.
L’enquête suédoise est finalement classée sans suite en mai 2017. Mais cette procédure a justifié le maintien à l’isolement de Julian Assange durant sept années dans un petit local de l’ambassade équatorienne, dont il ne pouvait sortir sans courir le risque d’être interpellé : même après l’abandon des poursuites par la justice suédoise, la justice britannique a maintenu le mandat d’arrêt émis à l’encontre de Julian Assange pour violation de sa liberté conditionnelle, seule infraction retenue contre lui.
En 2017 et 2018, la journaliste italienne Stefania Maurizi avait réussi à obtenir, après une longue bataille juridique, une partie des mails échangés entre les représentants des ministères publics suédois et britannique chargés du dossier de Julian Assange.
Ceux-ci montraient comment le responsable du ministère public, Paul Close, avait tout fait pour que non seulement la procédure suédoise se poursuive, mais également pour ralentir celle-ci. Il s’était ainsi opposé à la venue à Londres de son homologue, Marianne Ny, afin qu’elle puisse auditionner Julian Assange, acte indispensable à son inculpation formelle et donc à l’avancée de la procédure.
Dans une autre série de mails datant de 2013, la procureure suédoise avait également annoncé le retrait du mandat d’arrêt en raison du manque « de proportionnalité des mesures coercitives » prises contre Julian Assange, au regard des faits qui lui étaient reprochés. « Le temps passant, les coûts et la gravité du crime doivent être considérés en tenant compte de l’intrusion et du préjudice subis par le suspect », écrivait-elle.
Une décision à laquelle Paul Close s’était opposé en affirmant : « Je ne pense pas que les coûts soient un facteur déterminant dans cette affaire. » À cette époque, la presse britannique révélait que la surveillance de Julian Assange avait déjà coûté 3,8 millions de livres (près de 4,5 millions d’euros) à l’État.
La dégradation progressive de l’état de santé de Julian Assange
Durant ces années de réclusion au sein de l’ambassade équatorienne, Julian Assange a fait l’objet d’une intense pression liée au risque d’être à tout moment la cible d’une arrestation, d’une opération de kidnapping, voire d’un assassinat. Des craintes régulièrement alimentées par des déclarations de responsables américains, comme celle faite le 13 avril 2017 par Mike Pompeo, alors tout nouveau directeur de la CIA, qualifiant WikiLeaks de « service de renseignement non étatique hostile, souvent encouragé par des acteurs étatiques comme la Russie ».
Comme l’avait rapporté Mediapart au mois de janvier 2020, Julian Assange a également fait l’objet d’une surveillance aussi étroite qu’illégale menée par une entreprise espagnole pour le compte des États-Unis. Dans le cadre de l’opération baptisée « Opération Hôtel », son local avait été truffé de caméras et de micros, jusque dans les toilettes, et les appareils numériques de ses visiteurs systématiquement démontés et photographiés.
Ces conditions de réclusion avaient déjà eu un fort impact sur la santé de Julian Assange. Au mois de janvier 2018, deux médecins ayant pu l’examiner alertaient sur son état qualifié de « dangereux » et demandaient la délivrance d’un sauf-conduit lui permettant d’être soigné dans un hôpital.
Pendant ce temps, la justice américaine avait pris soin de ne pas dévoiler son acte d’accusation, bien que l’existence d’une procédure à l’encontre de WikiLeaks ait été un secret de Polichinelle. Celui-ci ne sera dévoilé qu’à partir de son arrestation, le 11 avril 2019, lorsque Julian Assange est extrait de force de l’ambassade équatorienne. Il a par la suite été modifié, y compris durant les audiences en vue de son extradition.
Une détention comparable « à la torture »
Après la réclusion de l’ambassade équatorienne, Julian Assange avait été placé dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, dans la banlieue de Londres. Il y a été détenu dans des conditions d’isolement régulièrement dénoncées par ses avocats, avec des visites limitées.
« Les souffrances de plus en plus graves infligées à Julian Assange, du fait de son isolement cellulaire prolongé, équivalent non seulement à une détention arbitraire, mais aussi à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », accusait ainsi, en décembre 2020, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture Nils Melzer.
La santé de Julian Assange avait également occupé une bonne partie des audiences en première instance, devant la justice britannique, durant lesquelles des médecins avaient évoqué les troubles mentaux du journaliste, son état dépressif et même des pensées suicidaires.
« Nous saluons la libération de Julian Assange [...] au Royaume-Uni et les avancées significatives vers un règlement définitif de cette affaire, sans nouvelle détention », a réagi mardi 25 juin auprès de l’AFP Elizabeth Throssell, une porte-parole du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU. « Nous continuerons de suivre l’évolution de la situation au cours des prochains jours », a-t-elle ajouté.
Une procédure d’extradition qui traînait en longueur
Dans son jugement en première instance, rendu en janvier 2021, la justice britannique avait rejeté la demande d’extradition américaine, mais sa décision était en partie défavorable à Julian Assange.
La juge Vanessa Baraitser n’avait rejeté la demande de la justice américaine qu’en raison des risques qu’auraient sur la santé de Julian Assange les conditions drastiques de détention auxquelles il serait soumis aux États-Unis. « La condition mentale de Julian Assange est telle qu’il serait abusif de l’extrader vers les États-Unis », avait-elle affirmé en rendant son jugement.
Mais, dans le même temps, la magistrate écartait les arguments touchant au droit à l’information, à l’intérêt public des informations publiées par WikiLeaks ou encore au statut de journaliste de Julian Assange.
En réponse, le gouvernement américain avait fait appel de cette décision et transmis à la justice britannique, au mois de février 2021, une « note diplomatique » censée apporter une série « d’assurances », comme le fait que Julian Assange ne serait pas placé dans une prison haute sécurité ou qu’il pourrait être détenu en Australie.
En décembre 2021, la Haute Cour de justice de Londres avait accepté les promesses américaines et annulé le jugement de première instance. En janvier 2022, les défenseurs de Julian Assange avaient obtenu le droit de déposer un nouveau recours devant la Cour suprême. Mais, au mois de mars suivant, celle-ci avait refusé de l’examiner et, un mois plus tard, l’ordre d’extradition était transmis à la secrétaire d’État à l’Intérieur Priti Patel, qui l’a signé le 17 juin 2022.
Depuis, Julian Assange avait perdu un nouveau recours et avait obtenu le droit de former un ultime appel contre la signature de l’acte d’extradition. Celui-ci devait être examiné les 9 et 10 juillet.
La fin d’un casse-tête juridique pour la justice américaine
Si la libération de Julian Assange a été pour beaucoup une surprise, elle avait cependant été évoquée le 20 mars dernier dans un article du Wall Street Journal. Les poursuites à l’encontre du journaliste australien posaient au département de la justice américaine une épineuse question juridique : dans la mesure où de nombreux journaux, y compris américains, ont repris les informations de WikiLeaks, comment faire en sorte qu’une éventuelle condamnation de Julian Assange ne fasse pas jurisprudence et finisse par menacer la presse américaine ?
Le fondateur de WikiLeaks a d’ailleurs reçu le soutien de nombreux médias internationaux, certains américains, assumant d’avoir publié des informations qu’il leur avait fournies et alertant sur la menace planant sur la liberté d’expression. Par l’accord conclu avec les avocats, la justice referme ce dossier, tout en sauvant la face en validant judiciairement les soixante-deux mois de prison subis par Julian Assange.
Désormais, il va pouvoir retrouver, en Australie, sa famille et notamment sa compagne, Stella Assange, et leurs deux fils. « Julian est libre !!!, s’est-elle réjouie. Les mots ne peuvent pas exprimer l’immense gratitude pour VOUS – oui VOUS, qui vous êtes tous mobilisés pendant des années et des années pour que cela devienne réalité. »
Jérôme Hourdeaux
25 juin 2024 à 16h01
https://www.mediapart.fr/journal/international/250624/julian-assange-est-libre-la-fin-d-un-long-calvaire-judiciaire
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