Dans son annonce du 20 mai 2024, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) justifie la demande de mandats d’arrêt visant à la fois les responsables du Hamas et les dirigeants israéliens par la nécessité d’une application impartiale du droit des conflits armés. Si le droit international des conflits armés s’applique de manière égale, la double accusation du procureur risque de figer une image faussement symétrique de la situation en Palestine.
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À l’annonce de la demande de mandats d’arrêt par Karim Khan, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), les responsables politiques états-uniens, et certains de leurs alliés, ont exprimé leur indignation face à la mise en équivalence d’un mouvement qu’ils définissent comme terroriste et du gouvernement d’un État présenté comme démocratique. À l’inverse, d’autres, tout en soulignant le caractère historique de la mise en cause des dirigeants israéliens, ont exprimé leur déception face à un choix « cynique » construisant une fausse équivalence en criminalisant une lutte de libération nationale1.
LA PRÉSENTATION DE L’ATTAQUE CONDUITE PAR LES GROUPES ARMÉS PALESTINIENS
Les observateurs du travail de la CPI s’accordent pour dénoncer l’absence d’enquête sur les crimes israéliens précédant le 7 octobre 2023. C’est sur cette grave lacune que se déploie aujourd’hui la représentation par le procureur de la situation en Palestine. Soutenu par un panel d’experts essentiellement anglo-saxons, il affirme à la fois la criminalité de l’attaque conduite par le Hamas « ainsi que d’autres groupes armés » et le caractère disproportionné, également criminel, de la réaction d’Israël. Il confirme la remarque de l’universitaire Joseph Massad : « pour l’Occident, Israël n’est jamais à l’origine de la violence, mais ne fait que riposter à une violence préalable2 »
Les accusations du procureur visant le Hamas sont toutes liées aux événements du 7 octobre et à leurs suites. Elles se rapportent pour l’essentiel à la prise d’otages et aux mauvais traitements subis dans le cadre de la captivité (six chefs d’accusation sur huit). L’accusation de crimes de guerre, qui s’étend aux meurtres de membres de la population civile (un chef d’accusation), n’est évidemment pas en soi problématique. Car, quelle que soit la cause de leur combat, dans le droit international de la guerre, les belligérants sont considérés comme égaux : ils doivent tous respecter les règles visant à protéger les civils.
Ce qui risque de s’avérer complexe, c’est l’imputation de certains de ces crimes (les meurtres, hors du contexte de la captivité) aux dirigeants du Hamas. Car si le procureur ne pouvait prouver l’existence d’ordres donnés par le Hamas visant à commettre ces meurtres, la responsabilité des dirigeants de ce mouvement pourrait être difficile à établir. D’une part, le procureur reconnaît lui-même que plusieurs groupes armés sont intervenus sur le territoire d’Israël, ainsi que des personnes non affiliées à aucune organisation : leurs actes sont-ils imputables aux responsables du Hamas ? D’autre part, ce qu’on appelle la « responsabilité des supérieurs hiérarchiques du fait des actes de leurs subordonnés » (responsabilité pour défaut de prévention ou de punition des crimes des subordonnés) est plus délicate à retenir dans le cas de groupes armés non étatiques que dans le cas d’une armée régulière où est généralement reconnue une présomption de contrôle des subordonnés.
L’accusation de crime contre l’humanité (cinq chefs d’accusation) paraît quant à elle plus incertaine que celle de crime de guerre. Ainsi, pour reconnaître ce crime dans la définition du statut de Rome (article 7), il faut que les actes qui le constituent soient commis dans le contexte d’une « attaque généralisée ou systématique contre une population civile », ce qui exige une certaine ampleur. Or l’attaque du 7 octobre a d’abord visé des cibles militaires et il n’est pas certain que les meurtres de civils qui ont suivi aient été programmés ni qu’ils aient atteint l’ampleur exigée du crime contre l’humanité. Par ailleurs, l’article 7 du Statut de Rome relatif aux crimes contre l’humanité précise que si les actes ne sont pas imputables à un État, il faut qu’ils soient commis par une « organisation ayant pour but une telle attaque » contre la population civile.
On peut à cet égard penser que les groupes armés palestiniens n’avaient pas pour but d’attaquer la population civile. Leur but paraît directement lié à un projet d’émancipation nationale ; et il s’est d’abord exprimé, le 7 octobre, par des attaques sur des objectifs militaires, prolongés par des prises d’otages visant à permettre la libération de prisonniers palestiniens3. Nous sommes donc en présence d’une utilisation problématique de la catégorie du crime contre l’humanité, qui vise sans doute à dessiner une équivalence avec les crimes commis par les dirigeants israéliens.
Relevons tout de même qu’aucun des cas d’atrocités relayés par les médias occidentaux, afin de construire l’acceptation de l’offensive d’Israël, ne figure dans les accusations du procureur. Il n’est pas explicitement question des 40 « bébés décapités » ou des « viols systématiques » lors de l’attaque du 7 octobre. Si les violences sexuelles sont évoquées, c’est essentiellement s’agissant de la captivité. Le procureur affirme à cet égard qu’il « continue d’enquêter sur les allégations de violences sexuelles commises le 7 octobre », ce qui laisse à penser qu’il n’a pas d’éléments concluants à ce stade.
L’intérêt principal de l’enquête visant les dirigeants du Hamas est qu’elle pourrait permettre de faire la lumière sur ce qui s’est passé le 7 octobre, après la phase militaire de l’attaque. Elle pourrait aider à déterminer si toutes les pertes civiles sont, ou non, imputables aux groupes palestiniens. Plusieurs sources journalistiques israéliennes ont en effet relevé un emploi chaotique de la force par une armée israélienne ne disposant plus de visibilité sur le terrain qui a pu conduire à la mort de civils israéliens. Un procès pénal est donc susceptible d’exposer l’utilisation de la doctrine Hannibal4 par l’armée israélienne et de réduire les pertes civiles imputées aux groupes palestiniens5.
LA PRÉSENTATION DE LA RÉPONSE ISRAÉLIENNE À L’ATTAQUE
S’agissant de l’offensive israélienne sur Gaza, le procureur affirme — mais sans mentionner la thèse de la légitime défense — qu’Israël « a le droit de prendre des mesures afin de défendre sa population » et qu’il a donc des objectifs militaires légitimes à Gaza. Ceci ne justifie pourtant pas selon lui les moyens employés dès lors qu’Israël a « délibérément, systématiquement et continuellement privé la population civile de l’ensemble du territoire de moyens de subsistance indispensables à sa survie ». Plusieurs observations s’imposent ici.
Le procureur justifie ainsi une offensive militaire majeure en territoire illégalement occupé, ce qui est juridiquement problématique. Il ne s’exprime en revanche pas sur les raisons de l’attaque du 7 octobre, conduites par des groupes palestiniens soumis au blocus drastique de Gaza. N’est-elle pas, en son principe, justifiée au regard du droit international des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui soutient les luttes de libération nationale6 ? Ce droit est donc effacé dans la lecture du procureur, au profit de l’acceptation de la réaction de l’État occupant face à des groupes armés dont la cause n’apparaît pas.
Les accusations de crimes contre l’humanité visant les dirigeants israéliens se concentrent essentiellement sur le siège complet, l’organisation de la famine et d’autres actes de violence intentionnellement dirigés contre la population civile. Pourtant, le fait de « délibérément priver la population civile de moyens essentiels à sa survie », n’est pas rapporté à la catégorie du génocide dont il procède également (c’est la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ») mais plutôt à une « méthode de guerre ». Car l’objectif ne serait pas la destruction, en tout ou en partie, du peuple palestinien de Gaza mais plutôt « l’élimination du Hamas », l’accroissement de la « pression pour obtenir le retour » des otages, et la « punition collective de la population », seul ce dernier but étant clairement illicite en droit de la guerre. Les déclarations de nature génocidaire des dirigeants israéliens citées par la Cour internationale de justice (CIJ) dans son ordonnance du 26 janvier 2024 ne sont nullement exploitées. En omettant l’accusation de génocide, le procureur s’en tient donc bien à évoquer une riposte israélienne excessive. La caractérisation, par le procureur, de la nature du conflit en témoigne aussi.
UN CONFLIT INTERNE OU INTERNATIONAL ?
Dans les poursuites pour crimes de guerre, il est nécessaire d’identifier la nature, internationale ou non, d’un conflit. Pour le procureur, les crimes ont ici été commis « dans le contexte d’un conflit armé international opposant Israël et la Palestine et d’un conflit armé non international opposant Israël au Hamas (et à d’autres groupes armés palestiniens) qui se déroulait simultanément ». Si la formule n’est pas très claire, elle témoigne, en tout cas, de la volonté de présenter le conflit à Gaza comme un conflit interne. Ceci ne peut que surprendre dès lors que le droit des conflits armés internationaux s’applique en cas d’occupation militaire7 Il s’applique aussi dans le cas où des forces étatiques s’opposent à des mouvements de résistance organisés, la troisième convention de Genève de 1949 exigeant en son article 4.2 de reconnaître le statut de prisonnier de guerre à leurs membres. Enfin, le premier protocole additionnel aux conventions de Genève de 1977 a internationalisé (et donc soutenu) les guerres de libération nationale, en affirmant que le droit des conflits armés internationaux s’applique aux « conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (article 1.4), suscitant à l’époque l’opposition des États occidentaux8.
Cette caractérisation du conflit comme interne par le procureur est d’ailleurs juridiquement périlleuse dès lors que le statut de Rome considère que le recours à la famine n’est pas punissable comme crime de guerre dans un conflit interne. Et dans ce cas, seules les attaques directes contre les civils, et non les attaques indiscriminées, sont criminalisées dans le statut de Rome. Cette caractérisation du conflit exprime aussi le refus du procureur de rattacher les combattants palestiniens à une cause de résistance ou de libération nationale. En présence de quoi sommes-nous alors ? D’une insurrection contre un pouvoir étatique légitimement exercé ? Ceci ne fait guère de sens au regard du contexte historique de l’occupation et du blocus israéliens.
Les limites de l’enquête relative à Israël pourraient être corrigées bien sûr, notamment par l’émission de mandats complémentaires. Ainsi, dans le cas du Darfour, le premier mandat visant le président soudanais Omar Al-Bashir (2009) avait été complété (2010) par l’insertion d’une accusation de génocide. Mais, à ce stade, les accusations présentées paraissent bien être le résultat d’un compromis : mettre en cause les groupes armés palestiniens sur la base du crime contre l’humanité et accuser également Israël de ce crime sans évoquer le génocide. Dès lors, à ce stade, les enquêtes ne bousculent pas la représentation occidentale de la situation. Les enquêtes ne permettent pas non plus de soutenir le régime de responsabilité qui s’attache spécifiquement au génocide et que la Cour internationale de justice (CIJ) a commencé à explorer.
QUELLE PLACE POUR LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE ?
Devant la CIJ, c’est la responsabilité de l’État israélien pour génocide qui est en cause, et elle excède la question de la responsabilité de ses dirigeants. Si l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël est jugée au fond, la question de la réparation des immenses dommages causés se posera, alors qu’elle se trouve éludée dans les discours sur « le jour d’après ». De même, dans le cadre de la demande d’avis consultatif examinée par la CIJ cet hiver se posent, en présence de la violation de normes impératives relevant du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, des questions de cessation de l’illicite, en l’occurrence la fin de l’occupation9. L’avis ne sera rendu que cet été.
Deux éléments nouveaux doivent encore être soulignés, qui débordent le carcan de l’enquête pénale et la représentation du conflit qu’elle porte. D’abord la CIJ vient d’ordonner à Israël « d’arrêter immédiatement son offensive militaire et toute autre action dans le gouvernorat de Rafah qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens à Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle », le risque de génocide s’étant encore accru10. Cet ordre témoigne du rejet du discours israélien de justification de ses opérations et conforte l’hypothèse du génocide conduit par des moyens militaires. Alors que plusieurs ONG se sont adressées au conseil de sécurité afin de faire appliquer l’ordonnance de la Cour, et que celui-ci s’est réuni le 28 mai 2024 à la demande de l’Algérie, le veto des États-Unis interdira probablement l’adoption de toute sanction contre Israël (embargo sur les armes, sanctions économiques). L’Assemblée générale devrait alors pouvoir les recommander. Les États peuvent aussi les adopter unilatéralement. Même si bien peu l’ont fait, l’ordonnance de la Cour joue à cet égard un rôle de légitimation.
Ensuite, la CIJ s’est penchée, à l’initiative du Nicaragua, sur le défaut de prévention et la complicité de génocide, qui sont des actes illicites dans le régime de la Convention de 1948. La démarche du Nicaragua contre l’Allemagne n’a pas donné lieu à des mesures conservatoires : le refus d’ordonner ces mesures paraît motivé par la diminution de l’aide militaire allemande et le re-financement d’opérations humanitaires par l’Allemagne (CIJ, Ordonnance du 30 avril 2024, §§ 18 et 19). Ce résultat décevant, et critiquable — notamment en ce qu’il ne soutient pas clairement les opérations de la mission de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) —, est atténué par la décision de ne pas rayer l’affaire du rôle de la Cour. Sur le principe donc, l’argumentaire du Nicaragua rattachant l’aide militaire et le dé-financement de l’UNRWA au défaut de prévention, voire à la complicité de génocide, n’est pas définitivement écarté. Ceci suggère que, dans d’autres cas de soutien maintenu, la responsabilité des alliés d’Israël pourrait être juridiquement avancée, notamment sur le fondement de la Convention sur le génocide.
Aussi, devant la CIJ, une autre image de la situation s’impose qui dépasse la représentation « équilibrée » du « conflit Israël/Hamas » depuis le 7 octobre, à laquelle se limite, à ce stade du moins, la CPI. La situation en Palestine est d’intérêt mondial, et depuis fort longtemps : elle relève des Nations unies, elle autorise des États non directement affectés à saisir la CIJ, elle permet d’envisager la responsabilité des États apportant leur soutien à une occupation contraire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’actuelle offensive sur Gaza.
RAFAËLLE MAISON
Agrégée des facultés de droit ; professeur des universités.
https://orientxxi.info/magazine/hamas-israel-les-trompeuses-equivalences-de-la-cour-penale-internationale,7389
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