À la veille des élections législatives, le collectif Arabengers a tenu samedi 29 juin un événement public pour « raconter l’Algérie », bien loin du récit révisionniste tenu par une extrême droite nostalgique du « temps béni » des colonies.
Les Arabengers, groupe de jeunes femmes maghrébines binationales, composé de journalistes, de réalisatrices et d’historiennes, avaient prévu de longue date de tenir la deuxième édition de leur événement « Raconter l’Algérie » samedi 29 juin. Elles avaient trouvé des artistes pour la fin de soirée, du rappeur Fianso à la chanteuse Flèche Love, et étaient dans les dernières finitions quand Macron a dissous l’Assemblée nationale.
Dans la salle du Dock B, bar de Pantin où se tient l’événement, on discute de l’Algérie, de la Palestine, mais aussi, surtout, de l’extrême droite et des élections législatives. Des keffiehs sur les épaules, des drapeaux kabyles et algériens sur les murs. Et à la question habituelle : « Ça va ? », nombreuses sont celles et ceux qui répondent « pas trop », voire « pas du tout ». Car les Algérien·nes, arabes ou kabyles, binationaux et binationales, enfants et petits enfants d’immigré·es, savent qu’avant de prendre le nom de Rassemblement national (RN), le Front national (FN) s’est construit sur la haine du peuple algérien et dans la nostalgie du temps des colonies.
« On n’a jamais pensé à annuler l’événement. C’est un vrai souffle pour nous, dans ce contexte particulièrement étouffant », explique Farah Khodja, juriste d’origine algérienne, membre des Arabengers et créatrice de la plateforme en ligne Récits d’Algérie, dont le but est de recueillir des témoignages d’Algérien·es et de Français·es qui ont été acteurs, actrices, témoins ou victimes de la guerre d’indépendance. « On raconte notre histoire nous-mêmes, ce qui nous permet aussi de nous inscrire contre celles et ceux qui la réécrivent en niant les violences subies par le peuple algérien. »
Yasmine, étudiante en communication originaire du Pas-de-Calais, et sa copine Kaissa, étudiante en droit, sont venues de Lille. « En ce moment, c’est un cauchemar. On n’est pas appréciés en France et on le sent dans la rue », assure la première. « À la fac, c’est un peu compliqué, complète la seconde. J’ai passé un oral au premier semestre dont je me souviens encore. Ma copine – maghrébine – passait avant moi. Elle est sortie en pleurs parce que l’une de nos professeurs lui a lancé : “Mais tu parles français, toi ?” Elle est née et a grandi en France. » Et de se réjouir de participer à un événement où elles ne sentent pas jugées pour ce qu’elles sont.
Panique
À l’unisson, les participant·es disent leur crainte de voir l’extrême droite imposer un ordre racial en France par la « préférence nationale », instaurer une ambiance où les racistes les plus violent·es se sentiront encore plus autorisé·es à agir.
« Déjà que les flics venaient nous violenter dans nos quartiers régulièrement, là ça va être pire, anticipe Lucie, étudiante franco-algérienne venant de Thiais (Val-de-Marne). Tous les ans, on a un mort dans nos quartiers, mais si le RN arrive au pouvoir, on devra aussi s’inquiéter des fachos qui vont se sentir pousser des ailes. »
La jeune femme regrette également la résignation d’une partie des personnes racisées en France : « Mon père a toujours subi le racisme. Pour lui, c’est ancré dans le pays. Il n’y croit plus. Moi je crois que notre génération de descendants de colonisés a davantage les armes pour analyser ce qu’on vit. »
Près de l’espace livres de l’événement, tenu par la librairie indépendante de Nanterre El Ghorba mon amour, des jeunes gens découvrent l’autrice algérienne Assia Djebar. Auprès de Mediapart, May*, juriste internationale, d’origine libanaise et algérienne, conseille de relire Frantz Fanon : « Le racisme a un effet clinique sur nos corps. Le mal-être qu’on peut ressentir est lié à cette coupure avec notre héritage », dit-elle. Elle raconte le « bien fou » que peut faire ce genre d’événement : « Arabengers, c’est aussi une communauté de personnes qui ont le même vécu et qui se rendent compte, ensemble, qu’on n’est pas fous, le racisme qu’on vit est bien réel. »
À plusieurs reprises dans l’après-midi, au fur et à mesure que les tables rondes se succèdent, les intervenants et intervenantes racontent l’importance de ne pas se laisser confisquer le récit franco-algérien.
Donia Ismail, journaliste à Slate et membre d’Arabengers, le rappelle : « Demain on vote, pour le Front populaire. Le RN, s’il arrive au pouvoir, fera la misère à tout le monde. Mais les Algériens et les Algériennes seront les premiers à en prendre plein la gueule parce que ce parti d’extrême droite a une histoire profonde avec l’Algérie française. »
Lors d'une table ronde intitulée « Et maintenant on fait quoi ? », Louisa Yousfi, journaliste, militante décoloniale et autrice de Rester barbare, explique que dans le « grand récit national français », la libération algérienne a été un ébranlement. « Il y a une cristallisation autour de la guerre mais surtout autour de la victoire. Ça a été une très grande défaite pour l’Empire français. Et le RN a encore ce fantasme-là de prendre sa revanche sur l’Algérie. »
« Pour l’extrême droite, les temps des colonies sont des temps bénis où les Arabes étaient à leur place, de sous-citoyens inférieurs », résume auprès de Mediapart Fabrice Riceputi, historien et chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent.
Pour lui, le travail d’Arabengers et de Récits d’Algérie est extrêmement utile, dans un pays où les comptes n’ont pas été réglés et où les récits des premiers et premières concernées ont été enfouis : « Elles interrogent leurs parents, les anciens, récoltent des récits dans des podcasts, des documentaires, des livres. C’est un mouvement très important de réappropriation, et ça vient en complément du travail des historiens. Et si l’extrême droite arrive au pouvoir, il y aura un clash extraordinaire entre cette génération et un pouvoir qui voudra, c’est sûr, réécrire l’histoire sous le prisme de l’apologie du colonialisme. »
Lors de la campagne des élections législatives, quelques élu·es de gauche ont rappelé que parmi les fondateurs du parti d’extrême droite se trouvaient un Waffen SS et nombre de collaborationnistes. Mais le passé et la matrice idéologique coloniale du Front national sont peu souvent rappelés. Pourtant, il y aurait tant de choses à dire, au passé comme au présent. « La nostalgie de l’Algérie française fait partie de l’ADN même du Front national », explique l’historien.
Fabrice Riceputi le rappelle dans un ouvrage récent : Jean-Marie Le Pen a torturé en Algérie pendant la guerre d’indépendance. La création du FN s’est aussi faite avec nombre de nostalgiques de l’Algérie française, dont Roger Holeindre, membre de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), mouvement terroriste d’extrême droite qui a défendu la colonisation française de l’Algérie en massacrant les civils. Elle est responsable, au bas mot, de 2 200 morts en Algérie et de 70 morts en France.
Au Dock B, lors du débat sur « l’esprit révolutionnaire algérien », un extrait du documentaire à paraître de Récits d’Algérie résonne dans la salle. On y entend une femme algérienne y raconter ses souvenirs de l’OAS : « Ils tuaient tout le monde, même des pieds-noirs qui étaient en faveur de la libération… C’était comme des cowboys qui tiraient sur tout le monde. On voyait la mort partout. Je me rappelle un postier mort, par terre. »
L’événement de Pantin ressemble, selon un participant, à « une soirée de clôture pour les Arabes en France ». Des personnes rappellent la prise de parole de José Gonzales, député RN qui, en juin 2022, donnait le coup d’envoi des travaux parlementaires.
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En tant que doy
en de la nouvelle Assemblée, il était invité à dire quelques mots au perchoir et a commencé en se présentant comme « l’enfant d’une France d’ailleurs arrachée à sa terre natale par le vent de l’histoire ». Et de continuer devant la presse : « Crimes de l’armée française ? Je ne pense pas. Crimes contre l’humanité ? Encore moins. Si je vous emmène avec moi en Algérie, dans le Djebel, beaucoup d’Algériens qui n’ont jamais connu la France disent “Quand est-ce que vous revenez ?” »
Les propos de ce genre sont légion à l’extrême droite, pour laquelle la nostalgie de l’Algérie française est toujours une base idéologique. Plus récemment, la candidate RN de la deuxième circonscription des Pyrénées-Atlantiques, Monique Becker, affichait sa nostalgie de l’Algérie française et estimait que l’OAS avait été « créée par les plus glorieux officiers de l’armée française », comme le rapporte StreetPress.
L’exemple de Perpignan
À Perpignan, les mairies successives se surpassent depuis des années dans l’exercice de réécriture de l’histoire algérienne. La droite locale a installé une stèle à la gloire de l’OAS et créé un Centre de documentation des Français d’Algérie qui, selon les associations locales antiracistes, célèbre « le bon temps des colonies ».
Depuis son arrivée à la mairie en 2020, le frontiste Louis Alliot a poursuivi cette œuvre coloniale. Il a inauguré une exposition à la gloire de l’Algérie française en 2021 et organisé un week-end d’hommage à « l’œuvre coloniale » l’année suivante. À cette occasion, un square de la ville a été renommé du nom de Mourad Kaouah, député de l’Algérie française, proche de Jean-Marie Le Pen. Le maire de Perpignan a aussi accordé des financements municipaux au cercle algérianniste, une officine pro-Algérie française, et fait renommer une esplanade au nom de Pierre Sergent, ancien chef de l’OAS.
« Et il y a un risque clair que cette politique soit appliquée au niveau national si le RN arrive au pouvoir, prévient Fabrice Riceputi. Je rappelle qu’en 2004, la droite a tenté d’imposer qu’on parle des aspects “positifs” de la colonisation à l’école. Cela été retiré par Jacques Chirac face à la pression des enseignants et des historiens, mais avec le RN au pouvoir, ça va revenir sur le tapis, sous une forme ou une autre. »
Une crainte partagée par les participant·es de l’événement « Raconter l’Algérie ». « Qu’est-ce qu’on va raconter à nos enfants sur l’Algérie avec le RN au pouvoir ? Qu’est-ce qu’on va leur dire de la colonisation ? »
Il y a l’histoire et la manière dont on la raconte, mais aussi le présent, et notamment le sort des Algériens et Algériennes immigré·es sur le sol français actuellement. Si, au niveau national, le RN s’est fait relativement silencieux sur l’histoire algérienne pendant cette campagne des législatives, le parti a proposé à plusieurs reprises de supprimer l’accord franco-algérien.
Sur scène, l’avocate Magda El Haitem rappelle que cet accord signé en 1968 « pour faciliter un peu le séjour des Algériens en France », « personne ne le connaît sauf les Algériens ». « Si l’extrême droite et la droite ont beaucoup mis l’accent dessus, c’est parce qu’elles en font un étendard pour dire qu’elles s’attaquent spécifiquement aux Algériens. »
Comme un ultime pied de nez, sous des youyous stridents, les descendant·es d’Algérien·nes qui ont passé l’après-midi à Pantin ont dansé toute la soirée, sur du rai, du chaibi, du rap. Avant, peut-être, la gueule de bois des élections. En attendant, May profite de la soirée et le dit avec fierté : « On est magnifiques, et ça les rend fous qu’on s’en rende compte, alors qu’ils ont si longtemps tenté d’instiller en nous la haine de nous-mêmes. »
Khedidja Zerouali
30 juin 2024 à 11h41
https://www.mediapart.fr/journal/france/300624/des-filles-d-immigres-racontent-l-algerie-contre-une-extreme-droite-revisionniste
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