Comment restituer à l’Algérie des biens historiques protégés par leur statut juridique ? Un casse-tête à haut risque pour les deux pays.
Le canon Baba Merzoug ou La Consulaire, dont la date de fabrication à Alger remonterait à 1542. © Stephane Mahe / X02520 / REUTERS
De quoi s'agit-il ? Les travaux de cette commission d'historiens, créée par les deux présidents algérien et français, ont commencé par l'étude exhaustive de la longue période de la conquête de l'Algérie à partir de 1830 et des résistances algériennes tout au long de la moitié du XIXe siècle et du début du XXe.
La liste, désormais sur le bureau du président Macron, concerne donc cette période. Il s'agit, principalement, des effets de l'émir Abdelkader, dont on peut citer deux épées, un pistolet, sa tente de commandement, son bâton de commandement, l'original de traités signés avec la France, ses éperons, son caftan, des manuscrits, etc.
La majorité de ces objets sont tombés entre les mains du maréchal de camp Henri d'Orléans, duc d'Aumale et fils du roi Louis-Philippe, lors de la prise de la Smala, la capitale itinérante de l'émir, en 1843.
D'autres objets historiques concernent les chefs de la résistance algérienne – notamment la bibliothèque de Cheikh El Haddad qui a mené l'insurrection de 1871. Ce fonds de manuscrits a été intégré dans les collections de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations à Paris. S'y ajoutent la clé de la ville de Laghouat et les étendards des résistants de cette cité conquise en 1852. Une pétition, signée par des personnalités algériennes et françaises, dont l'historien Benjamin Stora (coprésident de la commission d'historiens) et Lilian Thuram, président de la fondation Éducation contre le racisme, avait demandé, en février 2023, la restitution à l'Algérie de ces objets, qualifiant la prise de Laghouat de « crime de guerre ».
Une autre catégorie de biens s'articule autour de la période précoloniale d'avant 1830, comme les avoirs au palais du Dey à Alger, les traités et correspondances de la Régence avec les pays européens, etc. On trouve enfin les 16 canons d'Alger pris en 1830 (sur un total de 24 canons pris à cette époque) et exposés dans la « batterie trophée » aux Invalides à Paris. Enfin, l'Algérie réclame également la restitution du canon géant (7 mètres de long) Baba Merzoug, ou La Consulaire, pris à Alger en 1830 et installé, depuis 1833, comme colonne commémorative, surmontée d'un coq gaulois posant la patte sur un globe terrestre, dans la cour de l'arsenal de Brest.
Des biens inaliénables et imprescriptibles
Dans le détail, ces demandes de restitution posent nombre de problèmes juridiques à la partie française, à l'image des effets de l'émir Abdelkader. Ces derniers sont partagés entre le musée de l'Armée à Paris et le musée Condé à Chantilly, le musée Denon à Chalon-sur-Saône et le musée des Beaux-Arts de Valenciennes.
Il y a d'abord le caractère inaliénable et imprescriptible des collections des musées de France, est-il précisé dans le Code du patrimoine (articles L451-3 et L451-5).
En 2012, l'ancien président François Hollande, à l'occasion de sa visite à Alger, a voulu restituer les clés de la citadelle d'Alger prises en 1830, mais il fit face à la résistance au sein du ministère de la Culture, qui considère que les clés sont la propriété du musée de l'Armée avec le statut de « trésor national ». Ce qui, d'après le Code du patrimoine, les rend, donc, à ce titre, inaliénables et imprescriptibles.
Ajoutant à cela le statut juridique même de la prise de guerre qui se transforme avec le temps en bien culturel appartenant aux collections muséales nationales ou le fait que ce bien soit, à l'origine, un don ou un legs, comme les deux tiers des collections du musée de l'Armée, puis intégré dans les collections. Dans les deux cas s'appliquent les principes de l'inaliénabilité et de l'imprescriptibilité.
Le burnous, plus précisément le caftan, de l'émir a été l'objet d'un don en 1897 au musée de l'Armée par le fils d'Abdelkader, le prince Khaled ben el-Hachemi, officier de l'armée française. Ce don, d'après le coprésident de la commission des historiens du côté algérien, Mohamed Lahcen Zeghidi, « a été fait sous le chantage et la pression des autorités françaises. Quand bien même ils ont été donnés, le burnous et l'épée sont la propriété de l'émir Abdelkader, donc, par déduction, celle de l'Algérie ».
Au-delà de cet aspect, les effets de l'émir au musée Condé de Chantilly posent un problème supplémentaire. Propriété du duc d'Aumale, Henri d'Orléans, où il y rassembla ses collections historiques, et notamment les objets ayant appartenu à l'émir qu'il avait pris lors de la chute de la Smala, le domaine est légué par lui à l'Institut de France en 1886 et deviendra à sa mort le musée Condé.
Les conditions de ce legs sont strictement précisées dans le testament d'Henri d'Orléans : les collections ne peuvent quitter le domaine ni changer d'emplacement au sein même du musée. D'ailleurs, dans ce même testament sont inventoriés un poignard serti de pierres précieuses de l'émir (cadeau du duc d'Aumale à Abdelkader) et un sabre qui lui a été offert par le roi Louis-Philippe lors de la paix de la Tafna. Selon nos sources, même une loi spécifique ne peut rendre caduc le testament d'Henri d'Orléans.
Le cas de Baba Merzoug
Prenons aussi le cas du canon emblématique de douze tonnes de bronze Baba Merzoug (« Père fortuné »), dont la date de fabrication à Alger remonterait à 1542. Par le passé, des personnalités et des associations algériennes ont plusieurs fois réclamé sa restitution en tant que symbole de la puissance de la Régence d'Alger. Dans son rapport sur la mémoire de la colonisation, remis au président Macron en janvier 2021, Benjamin Stora avait préconisé d'« étudier » la restitution du fameux canon.
En 2012, l'entourage de François Hollande lui avait soufflé l'idée de sa restitution en prévision de sa visite à Alger, mais, face à plusieurs obstacles juridiques, le canon appartenant au ministère des Armées, l'idée fut vite abandonnée. Quelques mois auparavant, ce sont des associations algériennes qui avaient réclamé le retour de Baba Merzoug à Alger et, en réponse à des médias sur ces demandes, le ministère des Armées avait considéré que l'amirauté était très attachée à ce canon, « qui fait partie désormais de l'histoire de la marine nationale ». La préfecture maritime de l'Atlantique, basée à Brest, a carrément osé un parallèle très parlant : « Imaginez que l'Égypte nous réclame demain l'obélisque de la place de la Concorde ! »
Ironie de l'histoire, le célèbre canon, qui aurait servi à exécuter un consul de France à Alger, Jean Le Vacher, en 1683, aurait pu revenir sur sa terre natale en 1919 : le comité du Vieil Alger, appuyé par l'un de ses membres, l'amiral Cros, commandant en chef de la marine en Algérie, avait réclamé le retour de La Consulaire. En vain.
Ces différents obstacles juridiques ne semblent pas pour autant faire fléchir la position algérienne. « Je dis aux Français que, si la loi fait obstacle à l'intérêt national, à quoi faut-il donner la priorité, à l'intérêt national ou à la loi ? » déclarait ce jeudi 6 juin, au quotidien El Khabar, le coprésident de la commission des historiens, Mohamed Lahcen Zeghidi. Le fait qu'une loi ait été votée pour permettre le transfert des crânes de résistants à l'Algérie reste un précédent encourageant pour Alger. D'ailleurs, une loi-cadre sur les restitutions sera discutée à l'automne par l'Assemblée nationale. L'occasion, espèrent certaines sources, de « faire glisser » un texte spécifique pour les restitutions algériennes.
En attendant, la partie algérienne semble plus pressée que jamais : « La prochaine réunion (de la commission des historiens qui se déroulera en juillet à Paris) sera celle de la restitution », a martelé Mohamed Lahcen Zeghidi. « C'est dommage de rester sur cet axe alors qu'énormément de projets peuvent être concrétisés entre les deux parties, certes moins spectaculaires que des restitutions hautement symboliques, mais on a tellement de chantiers à lancer ensemble », regrette une source proche du dossier. Reste à savoir jusqu'où ira Macron sur la question des restitutions avec la perspective de la visite du président Tebboune à Paris cet automne.
https://www.lepoint.fr/monde/france-algerie-tout-savoir-sur-les-restitutions-historiques-10-06-2024-2562544_24.php
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