26 juin 2024
Parce qu’elle a été systématiquement minorée par une histoire faite par et pour les hommes, il a fallu une constance à toute épreuve de la part de femmes pour rendre visible leur présence active, créatrice, originale dans la politique, les luttes sociales, le syndicalisme, les sciences et les arts, jusque dans les diverses mythologies dominées par le pouvoir du mâle.
Les mouvements féministes, ou les luttes que l’on peut définir sous ce terme générique, partout dans le monde, se manifestent avec une vigueur inégalée, en Amérique latine, aux États-Unis, en Europe, en Afrique… Qu’en est-il en Algérie ?
Dans l’histoire douloureuse de l’Algérie ont toujours émergé de grandes figures féminines, celles de la Kahena-Dihya au VIIe siécle, cheffe militaire qui souleva les tribus berbères contre l’invasion des arabes Ommeyades, de Tin Hinan, reine ardentes des Touaregs, de Lalla Fadhma N’Soumer une des grandes figures de la résistance aux colonisateurs français au XIXe siècle (du nom de cette femme qui en 1857 cassa tous les tabous, conduisit un soulèvement de 7000 hommes contre les troupes françaises). Ce sont les plus connues.
Plus récemment, il y a les combattantes de la guerre de décolonisation qui y ont joué un rôle considérable, les Moudjahidate (combattantes) Hassiba Ben Bouali, Louisette Ighilahriz, Hassiba Ben Bouali, Djamila Bouhired, Djamila Boupacha, Alice Cherki… Âgées maintenant, on voit encore certaines d’entr’elles manifester dans les rues, et soutenir indéfectiblement les revendications du mouvement féministe. On peut même se demander si leur « panthéonisation » n’est pas une façon de signifier qu’elles sont hors norme, renvoyant la masse des femmes à une « normalité » sociale de dépendance.
Leur histoire est une histoire de sang et de courage. Et pourtant…
Et pourtant…
… Et pourtant, elles sont toujours minorées « … moitié du peuple algérien… oubliée des historiens, des acteurs et des témoins de cette guerre » — dit l’historienne Djamila Amrane en parlant de la guerre de libération nationale — en butte à un patriarcat qui a tout façonné, interprété, essentialisé, dans toutes les sphères sociales, les cantonnant à la périphérie des centres de décision.
Pour celles-ci, qui sont connues, combien de dizaines de milliers de femmes ignorées, infirmières des maquis, paysannes des douars cachant les armes et les combattants, passeuses de message et d’armes, femmes de ménage allant au renseignement ? L’universitaire Natalya Vince dans ses recherches note que « la proportion des femmes reconnues sous-estime largement la contribution considérable des femmes rurales » à la lutte. Sur 336 784 anciens combattants reconnus par le ministère des Moudjahidine algérien seules 10 949 femmes sont pensionnées.
Et pourtant ces femmes-là, honorées par des plaques de rues et d’avenues, seront — à l’Indépendance — renvoyées au fourneaux et aucune d’entr’elles n’aura de place déterminante dans les sphères du pouvoir politique de l’Algérie indépendante. Il en va d’ailleurs de même en France, comme l’explique l’historienne Christine Levisse-Touzé, relevant que sur 1 038 « compagnons de la libération », « seuls six sont des femmes ».
Un combat renouvelé
Dans l’été 1984, en catimini, malgré la mobilisation d’associations de femmes, le parlement FLN (parti unique à l’époque) vote le Code la famille, code du statut personnel, qui — en contradiction avec la constitution qui instaure l’égalité des droits, tout en précisant quand même que l’Islam est religion d’État (article 2 de la Constitution) — se fonde précisément sur la loi islamique (Charia) pour rendre les femmes mineures à vie et dépendantes du bon vouloir des hommes.
Dès lors la revendication de lois civiles et égalitaires, l’abrogation du code de la famille, va devenir un des curseurs de la lutte démocratique avec celle la reconnaissance de la diversité culturelle.
On voit clairement que la lutte des femmes est un mouvement de fond qui traverse les générations, celle de la guerre de libération (Moudjahidate), celle du Code de la famille/code de l’infamie selon le slogan, celle de la jeune génération qui reprend le flambeau avec de nouveaux outils et de nouveaux contenus se rajoutant aux anciens : affirmation de la diversité des genres, lutte contre les féminicides, éco-féminisme, relations nord-sud.
Le carré féministe qui regroupait plusieurs générations de femmes, dont des moudjahidates, eut ainsi à supporter agressions physiques, insultes, rejet, mais résista toujours en exigeant des lois civiles égalitaires.
En face, en opposition ou en guerre déclarée, de multiples adversaires se sont dressés.
Des anti-féministes innatendus
Le premier adversaire est l’État lui-même, qui a généré et entretenu le Code de la famille, et — sur fond de répression du mouvement social — fait des concessions fondamentales aux islamistes et aux secteurs les plus conservateurs de la société. Il est d’ailleurs significatif que pour les prochaines élections législatives, en juin 2021, la parité qui avait été concédée ait même disparue !
Le second est l’islamisme, pour qui la femme est un être secondaire, essentiellement lié à la reproduction de l’espèce, impur par essence, butin toutefois, et qui utilise tous les moyens, y compris l’assassinat, pour arriver à ses fins : détruire cette âme de la résistance algérienne, l’essence même de son histoire, de sa culture traditionnelle, pour importer des modèles exogènes, wahhabites, et en faire un État islamique.
Le troisième a été … ou est encore, une gauche pour laquelle ce qui ne s’appelait pas encore féminisme a souvent été considéré comme mineur, marginal, voire diviseur, et en tout cas secondaire par rapport à l’essentiel du mouvement social. Cela peut paraître paradoxal et peu compréhensible si on ne comprend pas le patriarcat comme un modèle structurant, intériorisé. La vision patriarcale a largement traversé le mouvement socialiste, y compris le mouvement libertaire. Le cas de Proudhon est emblématique qui, dans « La pornocratie ou les femmes dans les temps moderne » refuse à celles-ci « toute espèce de droit et d’initiative politique », déclarant que « …pour la femme, la liberté et le bien-être consistent uniquement dans le mariage, la maternité, les soins domestiques, la fidélité de l’époux, la chasteté. » Position sexistes extrêmes que récuseront certes Marx et Bakounine, sans toutefois en faire un sujet important et en réfusant par exemple que les femmes de la 1er Internationale puissent y avoir une existence spécifique.
Pendant la révolution espagnole de 1936 il est significatif qu’à l’intérieur du mouvement dit républicain (POUM, PSUC) les organisations féminines n’aient eu qu’un rôle de soutien et qu’au sein même du mouvement libertaire, théoriquement égalitariste, les militantes aient de telles difficultés à s’imposer, à s’exprimer dans les congrès, qu’elles se constituèrent en mouvement spécifique : les « Mujeres libres ».
En Algérie, dans « le camp démocrate », pendant le gigantesque mouvement de contestation sociale qui pendant deux ans a occupé la rue chaque vendredi, l’affirmation d’un mouvement féministe spécifique, identifié sous le nom de « carré féministe », nourrissant le mouvement de ses revendications égalitaires, a suscité bien des remous et bien des critiques. Reprenant la vieille antienne des lendemains qui chantent, les « ce n’est pas le moment », « cela divise le mouvement », il participa à désincarner le mouvement, à diluer son contenu concret dans un dégagisme généralisé. Mais comment pourrait-on s’identifier à un mouvement s’il n’est pas porteur d’un projet de société et qu’il ne nous reconnaît pas ? Comment éclairer ce projet s’il n’est pas basé sur l’expression claire des revendications des opprimé.e.s, et comment pourrait-il être porté sinon par les opprimé.e.s eux/elles même ? N’est-ce pas ainsi que la classe ouvrière a du s’imposer dans sa spécificité face à la démocratie bourgeoise ? Que les colonisés, une fois l’illusion assimilationiste dévoilée, ont pu conquérir leur indépendance ? Il suffit de relire Aimé Césaire. Ou Frantz Fanon. « Il n’est pas de sauveur suprême / Sauvons nous nous-même… »
Et pourquoi en serait-il différents pour les féministes ?
Le féminisme fait peur… ou réjouit
Oui, et pourquoi ? Parce que le système patriarcal y trouve un danger de mort et la théorie révolutionnaire qui lie théorie et pratique, individu et collectif un accomplissement. Car il établit une horizontalité, une transversalité, en traquant les mécanismes de domination dans les racines même de la vie quotidienne, la famille, le couple, l’éducation, la sexualité, le langage, le productivisme conquérant et sans limite. Il renverse la pyramide des pouvoirs, et refuse la séparation du privé et du collectif.
Parce que, combattant tous les mécanismes de domination, il est parvenu à une remise en question de toute la société. Dans son numéro de février 2021 la revue « Chroniques noir et rouge » fait ce constat « …c’est grâce au féminisme général que les anarchistes ont retrouvé leur propre histoire oubliée ».
Comme le dit Feriel Lalami dans la revue Recherches féministes : « …il ne s’agit pas de chercher à gagner d’avantage de place dans le monde des hommes mais de se projeter dans l’invention d’une autre société. »
C’est à la confluence de la revendication égalitaire, du collectif réinventé, du l’anti-capitalisme, de l’écologie et du refus de toute forme de domination, que se situe la démarche d’une militante de l’association Tharwa N’Fadhma N’Soumer que nous avons rencontrée.
Georges Riviere, Juin 2021
Source: Liberteouvriere.com
26 juin 2024
https://www.infolibertaire.net/algerie-un-feminisme-de-haute-lutte-georges-riviere-juin-2021/
.
Les commentaires récents