En Libye, les années 2020 ont vu l’émergence d’un environnement favorable aux affaires, avec une diversification des sources d’approvisionnement et une demande intérieure portée par les milices. Malgré les efforts de la communauté internationale pour freiner le phénomène, les conflits ravivés ces derniers mois aux frontières du pays confortent la Libye dans sa place de plateforme régionale.
C’est une bien curieuse indiscrétion que les militaires russes ont commise à Tobrouk, grande ville de l’est libyen, ce dimanche 14 avril 2024. Sur des images publiées par le média libyen Fawasel1 en fin de journée, une dizaine de camions militaires KamAZ progressent le long de la jetée vers les entrepôts du port de la ville, leur cargaison recouverte de grandes bâches vertes.
Peu de doutes subsistent sur la nature des éléments transportés, également visibles sur la vidéo. Bâchés eux aussi, l’allure et les dimensions des deux petits chariots trahissent la présence de mortiers lourds. La source anonyme qui a fourni ces images à Fawasel a aussi précisé qu’il s’agissait de « la cinquième livraison d’équipement militaire à Tobrouk en quarante-cinq jours ». Une dernière livraison a même été observée par imagerie satellite en source ouverte aux alentours du 20 avril, sans qu’aucune image ne fuite sur les réseaux sociaux cette fois-ci.
Depuis 2018 au moins, le soutien de Moscou au maréchal Khalifa Haftar nourrit en partie le monopole de ce dernier sur l’est du pays, face au gouvernement de l’ouest basé à Tripoli et reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU). Néanmoins, « c’est la première fois que les Russes font délivrer de l’équipement militaire d’une manière aussi massive et aussi provocatrice », relève Jalel Harchaoui, chercheur associé au RUSI et spécialiste de la Libye.
La provocation est de taille, puisque ces livraisons violent frontalement l’embargo sur les armes voté par l’ONU en 2011. En mars 2021, il avait d’ailleurs été qualifié de « totalement inefficace » par le groupe d’experts de l’ONU sur la Libye. Selon Harchaoui, la Libye peut désormais être considérée comme « un espace qui agit telle une véritable plateforme, une plaque tournante du trafic d’armes ».
DES IMPORTATIONS DIFFICILES À JUGULER
Ces dernières années, la communauté internationale a pourtant multiplié les efforts pour appliquer l’embargo sur les armes. En mars 2020, l’Union européenne (UE) a ainsi lancé l’opération Irini, en Méditerranée centrale. « Vingt-trois pays sur les vingt-sept États membres y contribuent, c’est-à-dire que tout le monde y voit un intérêt stratégique », explique l’amiral français Guillaume Fontarensky, commandant adjoint de l’opération.
Les navires déployés patrouillent entre la Sicile et la Crète, au large des côtes libyennes. Ils sont guidés depuis le quartier général de l’opération Irini, établi dans une base de l’armée italienne à Rome. « Ici, nous avons en permanence des militaires qui suivent l’évolution de la situation, et réagissent en cas de besoin », souligne l’amiral Guillaume Fontarensky. À l’aide de sources ouvertes et de moyens techniques propres, ces opérateurs scrutent la mer à la recherche de cargos suspects.
« Concrètement, ce que l’opération a intercepté en quatre ans, ce sont surtout les gros colis, note l’amiral Fontarensky, car ils sont bien plus visibles que des munitions ou des armes de poing ». En juillet puis en octobre 2022 par exemple, 146 véhicules blindés, comme des pickups modifiés et des BATT-UMG (véhicules blindés) ont ainsi été saisis sur des bateaux de transports marchands. Il s’agit de l’une des plus grosses prises de l’opération Irini à ce jour.
Malgré ces succès, les militaires sont confrontés à plusieurs obstacles, telle que l’absence de collaboration des autorités libyennes. « Il n’y a pas de situation politique stable, avec une administration unifiée, et un corps de garde-côte identifié par exemple, poursuit l’amiral, nous aurions tout intérêt à faire du développement capacitaire auprès des Libyens ».
Autre difficulté : la multiplication des acteurs extérieurs qui cherchent à envoyer des armes en Libye. Pour les interceptions de 2022, le premier navire a été dérouté après avoir franchi le canal de Suez, tandis que le second avait été identifié quelques mois plus tôt pour avoir livré à Benghazi des blindés légers fabriqués aux Émirats arabes unis. « Il est clair que le pays est exposé à de multiples influences, qui engendrent de multiples instabilités », reconnaît l’amiral Fontarensky. Certains pays comme la Turquie et plus récemment la Russie n’hésitent pas à faire escorter certains cargos pour la Libye par des bâtiments militaires, dans une logique dissuasive.
DES RÉSEAUX D’APPROVISIONNEMENT TENTACULAIRES
« Il y a d’abord les acteurs qui disposent d’une vision stratégique en Libye », indique Jalel Harchaoui. Les saisies de l’opération Irini en 2022 pointent du doigt le rôle croissant joué par les Émirats dans l’approvisionnement du marché libyen. À l’instar de la Russie, cette monarchie du Golfe soutient activement le maréchal Haftar depuis plusieurs années. Entre 2013 et 2022, le groupe d’experts de l’ONU2 a relevé des dizaines de violations de l’embargo, concernant parfois de l’armement lourd : hélicoptères Mi-24, drones Wing Loong, ou système de défense antiaérien Pantsir
L’épisode des livraisons de matériel russe à Tobrouk révèle aussi l’importance que le port en eaux profondes de l’est libyen pourrait prendre pour le Kremlin. « Il faut s’attendre à d’autres livraisons de ce type », avertit le chercheur. Déjà impliquée dans la livraison d’armement lourd en Libye, la Russie déploie désormais sa nouvelle organisation militaire sur le continent, l’Africa Corps. Ses hommes ont remplacé le groupe Wagner en Libye, et s’installent aujourd’hui dans des pays frontaliers comme le Niger. « Réaliser de grosses livraisons maritimes en quelques heures représentera un atout à l’échelle quasi-continentale », remarque Harchaoui.
La Turquie a également été pointée du doigt par le député européen Özlem Demirel au Parlement européen le 23 juin 20203 pour ses violations régulières de l’embargo, en forçant le passage en Méditerranée centrale afin de livrer des armes lourdes à ses alliés de l’ouest libyen. Harchaoui souligne aussi le rôle joué par de « petits acteurs sans idéologie » telle que la Syrie de Bachar Al-Assad, dont l’objectif « est simplement de vendre des armes ». Le chercheur rappelle enfin l’importance des filières liées au crime organisé « qui n’ont pas de préférence pour l’ouest ou l’est ».
Des acteurs mafieux établis des Pays-Bas à l’Inde, en passant par la Turquie. « C’est un marché mûr, avec une vraie diversité de provenance », résume le chercheur. Il ajoute que ce type d’acteurs s’adonne bien plus rarement à la livraison d’armement lourd : « En dehors de livraisons spéciales, il s’agit surtout d’armes légères, comme des pistolets et des fusils ».
UN MARCHÉ DOMESTIQUE FOISONNANT ET DÉRÉGULÉ
Une fois en Libye, ces armes nourrissent d’abord la demande intérieure. Si la guerre entre l’est et l’ouest a pris fin en octobre 2020, le contrôle du territoire reste fragmenté entre une multitude de groupes armés. « En Libye, l’État est constitué de milices, qui sont les seuls organes à projeter sa puissance », précise Jalel Harchaoui. Selon lui, l’effacement des « acteurs purement idéologiques » tels que les groupes djihadistes s’est fait au profit des milices qui ont eu « le talent de comprendre la logique de l’argent » en associant leur mandat paramilitaire à des activités criminelles.
Un rapport publié en mars 2024 par le Small Arms Survey4 se penche par exemple sur le cas de la ville côtière de Zawiya, à 40 km à l’ouest de Tripoli. Sur les quatre milices présentes à Zawiya, « trois sont profondément impliquées dans l’économie illicite ». Dans ce contexte, peu de freins sont posés aux échanges d’armes à feu à l’intérieur de la Libye. « Si vous êtes une milice qui a de l’argent, vous pouvez vous armer facilement », affirme Jalel Harchaoui.
Il n’est même pas nécessaire de se rendre en Libye pour percevoir la facilité avec laquelle les armes s’échangent. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses pages et groupes, parfois publics, proposent de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Sur l’un de ces canaux, ouvert par des miliciens d’un groupe armée de Zintan (à l’ouest), de nouvelles annonces sont postées chaque jour. Grenades, fusils d’assaut, mitrailleuses lourdes, mais aussi mortiers, lance-roquettes et canons antiaériens : tout ou presque est mis en vente. En février 2024, une annonce proposait même un lanceur de missiles antichar Milan, développé par le groupe franco-allemand Euromissile.
La plupart des membres ne prennent même pas la peine de rendre leurs comptes anonymes. Les profils donnent à voir de jeunes hommes en treillis, originaires de l’ouest comme de l’est. Ils communiquent avec clarté sur la provenance des armes. « On les a ramenées de Tchéquie », assure un vendeur en envoyant la vidéo de kalachnikovs qu’il met en vente à 3800 dinars (740 euros). « Tout est en place, elles marchent bien. On fait les deux à 6000 dinars », signale l’annonce datée du 12 avril 2024.
NOUVEAUX CONFLITS, NOUVEAUX CLIENTS
La stabilisation relative du paysage politique libyen a un effet pervers. « Puisqu’en ce moment il n’y a pas de guerre en Libye, les groupes armés n’achètent pas de manière euphorique, et les armes peuvent sortir », alerte Jalel Harchaoui. De plus, les nouveaux conflits qui ont éclaté aux portes de la Libye ces derniers mois remobilisent les filières du trafic d’armes régional.
C’est le cas du Soudan par exemple, où la guerre civile fait rage depuis avril 2023 entre l’armée et les rebelles des Forces de soutien rapise (FSR). « La Libye est en train de devenir l’une des plus importantes plateformes pour les FSR », avance Hager Ali, chercheuse au German Institute for Global and Area Studies et spécialiste du Soudan5. Officieusement soutenus par les Émirats arabes unis, les FSR bénéficient de livraisons « de munitions, de carburant, de matériel médical et logistique depuis le mois d’avril 2023 », effectuées par les hommes du maréchal Haftar. « Il y a différentes routes de trafic entre la Libye et le Soudan », poursuit la chercheuse qui met également en exergue le rôle de « certains axes passant par le Tchad ». L’objectif des Émirats est de brouiller les pistes : « Plus il y a de pays de transit pour l’envoi d’armes, plus il est difficile de les retracer jusqu’à leur expéditeur ».
Dans les pays du Sahel, l’arrivée des juntes au pouvoir a provoqué un regain des tensions au niveau régional. Pour le Mali par exemple, un rapport publié en janvier 2024 par Small Arms Survey établit que « du matériel utilisé par les groupes extrémistes est arrivé par de récents flux illicites provenant de Libye ». Des armes essentiellement légères, comme des obus serbes, des mitrailleuses chinoises ou encore des grenades jordaniennes. Si le Mali avait déjà bénéficié de flux d’armes libyens dans les années 2010, le rapport précise que « ces convois étaient devenus peu fréquents aux alentours de 2017 ». Contactés, les auteurs du rapport estiment probable que les armes libyennes soient également achetées par des acteurs extrémistes au Burkina Faso ou au Niger, d’autant plus que ce dernier partage une frontière avec la Libye et constitue un lieu de passage pour les trafiquants.
« C’EST ENCORE PLUS FACILE SI CE SONT DES GRENADES »
« Il n’y a plus le côté "déversement chaotique" d’armes comme en 2013-2014 », reprend Harchaoui. « Aujourd’hui, la Libye est un endroit où vous pouvez faire votre shopping. Un supermarché dont les limites restent purement économiques ».
Adam6, la trentaine, a rejoint la Libye il y a quelques mois. Entre 2018 et 2023, le jeune homme combattait pour un groupe de rebelles anglophones au Cameroun. « Ma dernière mission était sanglante. On a arrêté mes parents, donc je me suis enfui du pays », souffle-t-il. Adam garde des liens avec les indépendantistes anglophones. Selon le jeune homme, « il est tout à fait possible d’envoyer des armes par la Libye puis le Niger, mais ça coûte de l’argent ». Sur de telles distances, Adam précise cependant qu’il est possible de transporter que des armes légères, « des fusils, des pistolets… C’est encore plus facile si ce sont des grenades ». Pour une rébellion aux ressources financières limitées, le calcul est vite fait, et les anglophones « préfèrent acheminer les armes depuis le Nigeria », un pays voisin.
Adam reconnaît toutefois plusieurs avantages au marché libyen. « Ici, les policiers ne vérifient pas vraiment les véhicules, ils se soucient surtout de l’argent qu’ils vont toucher », livre l’ex combattant. Le jeune homme dit trouver « dommage qu’il n’y ait pas plus de livraisons venant de la Libye », louant la qualité du matériel disponible sur place. « Certains fusils que je vois ici sont de très bonne qualité… Des armes russes, turques, françaises ».
DRISS REJICHI
https://orientxxi.info/magazine/la-libye-plaque-tournante-d-un-trafic-d-armes-en-plein-essor,7285
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