«Le travail n'est pas un devoir. C'est pourquoi il a un prix. Il n'est pas une fin en soi. C'est pourquoi il doit avoir un sens. Et nul ne désire le travail pour le travail ; on ne le désire que pour le bonheur qu'on y trouve ou qu'il permet. Le bonheur n'est ni dans l'avoir ni dans l'être : il est dans le faire». André Comte-Sponville.
Dans une société hautement financiarisée où l'Elite, dans un esprit qui glorifie la culture du Winner takes all, s'arroge la part du lion de par sa maitrise de l'abstraction et de la normalisation. Par ces thématiques, le travail réel est soumis à sa seule contribution au profit et, puisqu'il est gouverné ailleurs, sa valeur dépend du degré de respect d'indicateurs financiers, standardisés, qui lui sont étrangers.
La sophistication des évaluations et des tableaux de bord de gestion, en décalage avec la réalité des organisations et des hommes, présentaient pour un court moment, un mensonge sous l'apparence de la vérité, les promesses d'une croissance ludique permettant la création d'une richesse, soutenue, perpétuelle et suffisante pour l'ensemble de la communauté. Cet eldorado désormais perdu a laissé place à la précarisation du travail, à la marginalisation de sa qualité, à l'abandon de son sens et surtout à l'éloignement du travailleur. L'opposition de l'individualisation des objectifs «éléments d'insécurité et d'anxiété» à la collectivisation du travail «éléments vécu comme une contrainte» ne peut aboutir à un projet collectif réussi. Cette situation a tari la volonté de magnifier le travail bien fait et rendu le travail collectif comme contrainte. Le travail en dépit de sa pénibilité, du stress qui l'entoure, reste une expérience vivante et stimulante. Le travail est une réalité énigmatique, l'on est contraint ou même tenté de reconnaitre qu'une définition claire du travail demeurera toujours problématique. Et pourtant, dans notre conscience commune, le syntagme «travail», a tendance à comprimer le travail dans l'échange du temps contre la rémunération, permettant ainsi de différencier «le travail» du «hors travail» ou du «non-travail». Le reste étant invisible. Cotonner, la notion d'invisibilité dans le travail au travail non rémunéré des femmes serait doublement une erreur. Une erreur commise par la stigmatisation des femmes qui révèlerait une incompréhension manifeste et gravissime du fonctionnement et des codes des organisations sociales hors des modèles dominants et une ignorance impardonnable des évolutions de ces mêmes organisations. Une erreur ensuite par la marchandisation maladroite du travail comme si seul le travail marchand pouvait visibiliser l'activité humaine. L'invisibilité peut renvoyer au manque de reconnaissance de l'activité du travail, qu'elle soit en rapport avec sa pratique on alors ses résultats. De même l'invisibilité du travail peut provenir d'un manque de reconnaissance organisationnel dans la valorisation des contributions des travailleurs. Le travail peut par ailleurs être invisibilisé par le manque ou la faible qualification, par la disqualification ou encore par la déqualification.
Ce qui est reconnu est l'apparent, le quantifiable, le mesurable. Il reste pour rendre visible le travail dans toute sa dimension, de considérer l'aspect immatériel, les implications de la part de soi qu'on y met, qu'on n'y ajoute non pas parce qu'elle nous est demandée mais parce qu'on est ce que l'on est et ce que l'on veut être. Dans la Grèce antique, le poiein se déroule pour produire, le prattein se déroule pour lui-même. C'est là, la difficulté de l'évaluer, de le visibiliser. Raisonner en termes d'inégalités entre les différentes manières d'exécution d'un travail donné supposerait toutefois de pouvoir évaluer, aux fins de comparaisons, ces différentes manières. Pour cela il faudrait inventer une commune mesure des manières avec lesquelles est exécuté le travail. Les standards sont, on le sait, des étalons peu pertinents pour cette mesure.
La qualité du travail dépasse le seul contrat qui nous fait obligation et qui est en rapport avec nos qualifications et nos compétences et s'aventure, au-delà de ce qui est attendu, dans ce que nous voulons offrir, les petits plus qui nous différencie les uns des autres, s'étend au-delà des lieux de travail, des temps contraints. Nous passons sans efforts du niveau un de la professionnalité au niveau deux, à la metaprofessionalité, qui prend en compte la part de soi.
La question de la porosité voire de l'indétermination des temps entre le contraint et l'autonome, fait apparaitre l'habilité à interrompre puis à rapidement reprendre le travail avec l'efficacité requise comme une qualité à visibiliser, à reconnaitre.
Adam Smith qui parle de dextérité, Denis Poulot du sublime et Karl Marx de sacrifice de l'instinct producteur, n'ont jamais eu le courage de reconnaitre même s'ils le savaient : la simplification du travail a conduit à la simplification du travailleur, à cause d'elle on a perdu le beau et estropié la part personnelle du travailleur.
Mais, la simplification du travail est une chimère, le rêve, ou le cauchemar, inatteignable d'instituer enfin le «one best way». Le travail est jonché de variabilités. Aux «expériences capitalisées», normes, règles et procédures, tout ce qui anticipe l'activité de travail à venir avant d'agir, on oppose les «renormalisations», gestions de variabilités, trous de normes, dans les situations de travail qui requiert sa singularité.
Ceux qui connaissent, savent pertinemment qu'il est impossible de compter sur l'uniformité des méthodes suivant lesquelles sont exécutés les différents travaux qui constituent un métier. La proposition suivant laquelle il serait possible de contenir le travail autour de processus opératoires, reste non fondée et il est préférable de prescrire des objectifs au lieu de prescrire une activité qu'on ne parvient jamais à cerner.
Parce qu'on présage d'un concept qui comporte toujours une part d'invisible, qu'on tente de dire provisoire, en attente d'une éventuelle élucidation et une certaine visibilisation.
Le travail contient des dimensions qualitatives et sociales qui dépassent le cadre contractuel. Ces dimensions rendent compte des différentes formes d'investissement de l'être dans son travail. Sa volonté de magnifier son travail, sa touche personnelle, son intention à faire plus que ce qu'on attend de lui. L'esthétique qu'il s'impose dans ces gestes, ses valeurs et le cadre dans lequel il entend trouver sa réalisation de soi. On n'est plus dans l'emploi, dans le contrat, on est dans le travail, dans le faire. Chacun de nous cherche, dans une perspective de partage, d'échange et de transmission, à rendre compte de sa pratique de la complexité de ses actes et de la beauté de ses gestes dans ce qu'il fait, dans ce qu'il aime faire et dans ce qu'il excelle.
par Brahim Chahed
Jeudi 2 mai 2024
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